La religion grecque

L’Erechtéion d’Athènes – photo M. Tillard, mai 2016

Ce cours est un hommage à mon défunt maître et ami, Georges RODIER, professeur d’histoire de la khâgne de Poitiers (lycée Camille Guérin).

 

Formation et évolution

  1. Trois données fondamentales
  2. Une élaboration multiforme
  3. L’évolution dans le temps
  4. Religion du peuple, religion des élites
Les Grecs devant les dieux et le destin

  1. Le polythéisme
  2. L’anthropomorphisme
  3. Ouraniens et chtoniens
  4. La mort et l’au-delà
  5. Les Enfers
Les manifestations du culte

  1. Le pur et l’impur, la purification
  2. La prière
  3. L’offrande
  4. Le sacrifice
  5. La mantique
  6. Les prodiges
Zeus Athéna Apollon
Dionysos Déméter Les Héros

  1. Héraklès
  2. Prométhée
Orphée et l’orphisme Les sanctuaires panhelléniques

  1. Delphes
  2. Éleusis
Les grand jeux

Formation et évolution

Trois données fondamentales

  1. Ce n’est pas une religion révélée : elle n’a pas été donnée aux hommes achevée et structurée.
  2. Elle n’a pas été codifiée dans un texte sacré, somme et référence de toutes les connaissances et de toute sagesse.
  3. Elle n’a pas de dogme, de points fondamentaux auxquels il faut attacher une foi inconditionnelle.

De ces trois données découlent un certain nombre de conséquences :

  • La religion grecque est un phénomène alluvionnaire : elle est le résultat d’un mélange de croyances et de rites. Chacune des populations de la péninsule a apporté son héritage sans détruire les autres : elle est une accumulation perpétuelle d’éléments très divers. De là sa complexité et son absence de fanatisme : elle reste toujours accueillante aux idées et aux dieux étrangers.
  • Elle n’a jamais été fixée de manière définitive : les vainqueurs s’efforçaient de se concilier les dieux des vaincus, et ainsi des dieux antérieurs à l’invasion hellène ont été conservés. Les contradictions ne choquaient pas les Grecs, qui choisissaient à leur gré, en y ajoutant leurs propres légendes.
  • Elle n’apporte pas de préceptes : n’étant pas articles de foi, elle admet l’incrédulité ; elle n’est pas une éthique, n’a pas de Livre. Son sens du bien et du mal est à peu près inexistant. Les dieux ont tous les défauts des hommes ; elle ne recommande même pas un style de vie (que des contestataires recherchaient : cf. l’orphisme). Pour la première fois dans l’histoire du monde, la religion ne résout rien, mais pose l’interrogation.
  • Elle n’a pas donné naissance à une église, une caste sacerdotale : c’est la cité qui règle les cultes. Tout citoyen peut être prêtre, élu ou tiré au sort ; il n’assume ses fonctions que pendant un an. Il n’y a pas de prédication, pas d’enseignement, ni d’apostolat : la religion grecque ne cherche pas à se répandre.

Une élaboration multiforme

Un aspect subjectif

Le Grec primitif a connu le sentiment religieux sous sa forme personnelle et spontanée : le “thambos” (τὸ θάμβος, ους) présence ressentie d’une force surnaturelle, appréhension directe du divin, qu’impose de façon inopinée un paysage, une lumière, un objet… Le Grec était très attentif à ces impressions du dehors, et les guettait : ἔξτασις. Il s’enthousiasmait, devenait la possession du dieu. C’est l’élément premier et permanent de la religion : il explique le nombre des sites, des temples ou des espaces sacrés réservés aux dieux ; en tous ces lieux, jadis, quelque chasseur a ressenti le θάμβος. Cette force a été considérée comme intelligente, c’est-à-dire douée d’intention, qu’il faut domestiquer : favoriser si elle est bonne, limiter si elle est funeste. Comment savoir si elle est bonne ? Il faut l’interroger.

Un aspect plus évolué, psychologique et déjà intellectualisé.

Le Grec estime que tout ce qui agit puissamment sur l’homme, haine, amour, tout ce à quoi il tend, bonheur, sagesse, tout ce qui le dépasse, contrôle de soi, héroïsme, c’est l’œuvre et la manifestation d’un dieu. En conséquence, chez les Grecs, il n’y a pas de responsabilité personnelle, d’où pas de condamnation. On croit universellement que l’on ne peut rien sans les dieux ; aucune réussite ne couronne un mérite personnel : c’est le signe d’une assistance particulière. Il est urgent de demander l’appui des dieux dans les incertitudes de la vie quotidienne, et de les remercier grassement.

Un aspect social

La religion grecque est toujours restée très étroitement liée aux groupes sociaux ; le Grec, au moins avant le IIIème siècle, ne se considérait pas comme un individu isolé ; son salut ne pouvait être obtenu que par le groupe. La religion confère cohésion et permanence aux collectivités (cellule familiale, phratrie, tribu, cité). Le Grec n’est citoyen que dans la mesure où il participe aux croyances et au culte de l’État. Officiellement, le culte privé n’existe pas (cf. Platon, Les Lois, X,909-910) ; cf. aussi la condamnation de Socrate. Jusqu’au christianisme, la religion a pour but le maintien de l’État, par rapport auquel elle n’est pas différenciée. Ce caractère nous renseigne sur la religion : règlement de cérémonies collectives, monuments publics

Un aspect rituel traditionaliste

Pratiques stéréotypées, souvent locales continuées longtemps par respect des Anciens : cette pérennité donne à certaines cérémonies les caractères d’un jeu sacré, dont la mise en scène est intouchable. La religion grecque a un aspect social : c’est le groupe qui crée le rituel, véritable invention collective ; les rivalités se traduisent par des rites, dont certains reproduisent de véritables combats de groupes. Pour ne pas transgresser ces rites, il faut recourir à des spécialistes, attachés à un temple… Ils expliquent l’aspect mythologique de cette religion.

Un aspect mythologique

Ce rituel comporte un scénario fait de gestes et de paroles remontant à la plus haute antiquité. De plus les personnalités divines sont extrêmement complexes : l’explication en est donnée par des légendes (αἰτία : récit expliquant la cause) ; les mythes traduisent la vision que les Grecs avaient du cosmos et del’homme dans ce cosmos. Ainsi le mythe de Phaéton traduit les ères géologiques ; celui de Polyphème, le volcanisme ; Gaia mariée à Pontos donne naissance aux raz de marée…

Un aspect psychanalytique

Les mythes sont les survivances en partie ritualisée de concepts psychiques non élaborés, et cela chez tous les peuples primitifs. Par exemple, les légendes de Chronos et d’Œdipe mettent en scène la haine et la peur du père, rival dangereux ; le Sphynx matérialise l’interdit de l’inceste.

Selon Jung, il existe un complexe-femelle, incarné dans Gaia : l’enfantement par soi seule, sans l’intervention d’aucun principe mâle.

Un aspect sexuel très marqué

Dans toutes les religions anciennes, les problèmes de fécondité, de procréation prennent une importance extraordinaire : la subsistance et donc la survie des groupes sociaux dépendent à la fois de la fécondité du sol, et des hommes. Tout phénomène de renouveau, d’abondance, de naissance est donc perçu comme résultat d’un acte sexuel, à l’échelle cosmique ou humaine. L’acte sexuel a une vertu magique : il est l’image et la garantie de la fécondité universelle. D’où certains interdits frappant hommes ou femmes à certaines fêtes, affrontement des sexes dans certaines cérémonies, danses, culte de Dionysos.

L’évolution dans le temps

Les cultes animistes

  • Des pierres sacrées étaient adorées un peu partout en Grèce : bizarres par leur forme, leur couleur, leur odeur, ou pour avoir été frappées par la foudre, elles étaient entourées d’un enclos : cultes bétyliques, qui ont survécu durant toute l’Antiquité. On les retrouve dans la légende de certains dieux : ainsi la pierre avalée par Chronos à la place de Zeus, et qui était adorée à Delphes.
  • On trouve aussi des morceaux de bois (xoana) : rappellent le culte de l’olivier, arbre essentiel. Cf. Lysias, Sur l’Olivier.
  • Il existe également des cultes animaux, comme celui du cheval.
  • C’est à ces cultes que va la piété populaire ; l’idée du surnaturel, c’est la force brute contenue dans l’objet, sans intention.

Passage de la magie à la religion

Puis l’on dote la force naturelle d’intention, de jugement, de volonté, comme dans la psychologie enfantine ; l’homme est entouré de ces forces. En les dotant de volonté il en fait des êtres à qui il donne des noms, puis une forme humaine beaucoup plus rassurante.

Les personnages se différencient surtout avec Homère qui le premier dessine des personnalités bien tranchées, à la tâche bien précise. L’assemblée des dieux rassemble la totalité du divin, tandis que certaines figures (la Justice) sont personnifiées.

Naissance d’une religion civique.

Elle connaît son essor vers 480-470 av. J-C, à la fin des guerres médiques. La ferveur envers les dieux de l’Attique est renforcée parce que les dieux ont combattu aux côtés des Athéniens : ils méritent d’être particulièrement bien traités, et on leur construit toutes sortes de sanctuaires ; d’autres cités imitent Athènes. Les divinités poliades se précisent et rivalisent, et bientôt se défient ; même les grands dieux sont disputés entre les cités. Il faut les retenir dans la cité : on les enchaîne, on représente des « victoires aptères », c’est-à-dire sans ailes ! Les temples aussi sont aptères, sans colonnes sur les bas-côtés.

Cette religion civique est protégée par la législation, surtout à Athènes : il y a un crime d’impiété passible des plus lourdes peines, arme brandie quand la cité est menacée : l’irreligion est un crime d’État.

Du coup, cette religion est de plus en plus froide ; le thambos n’existe plus. Déshumanisée, elle n’est plus capable de satisfaire certaines aspirations individuelles.

Inquiétude et angoisse.

A partir de 420-415 (guerre du Péloponnèse, désastre athénien en Sicile), l’angoisse est entretenue par trois facteurs :

  1. La réflexion des philosophes, surtout des Sophistes, apôtres du rationalisme et du libre examen ;
  2. Les désastres de la guerre, qui ébranlent l’attachement aux divinités poliades ;
  3. Les luttes fratricides à l’intérieur même des cités, la désagrégation de la « polis », de plus en plus contestée, qui entraînent la désintégration du culte poliade.

Cela amène deux mouvements contradictoires :

  1. Le scepticisme s’empare des esprits. Les procès d’impiété se multiplient : Anaxagore, Protagoras, et bien sûr Socrate. Des scandales éclatent : mutilation des Hermès, parodie des Mystères d’Éleusis… On en trouve des traces dans la littérature (Euripide, Aristophane).
  2. S’y oppose un autre mouvement, vraiment religieux, mystique même ; certains dieux, par opposition aux Olympiens, prennent de l’ascendant, apportant une espérance de vie future, une garantie contre toutes les corruptions : Asclépios, et surtout Dionysos pour les dieux grecs, et surtout dieux étrangers : Cybèle, Attys, Adonis, Astarté… Ce sont des dieux qui ont souffert, compatissants envers les individus, qui permettent aux hommes de s’élever jusqu’à eux, de conquérir l’immortalité.
    On trouve aussi le culte des astres, hérité de l’astronomie babylonienne, dont on trouve des traces chez Platon. Le destin de l’homme est inscrit dans les astres ; les élus prennent place dans le firmament. Cf. Aristophane, la Paix.

Religion du peuple, religion des élites

Les pratiques les plus anciennes et les tendances les plus révolutionnaires cohabitent : le génie grec a toujours refusé de faire disparaître les rites les plus archaïques, même barbares, d’où leur complexité. Cette coexistence reflète l’opposition entre une religion populaire et une religion intellectualisée.

Une religion populaire

Importance de la superstition : ainsi, avant la bataille de Salamine, on aurait sacrifié trois jeunes gens. Cette religion populaire exprime un milieu rural, relativement primitif, aux besoins très peu nombreux et importants : de quoi subvenir et de quoi vendre. Les hommes tentent de l’obtenir par des gestes rituels très anciens qu’ils ne comprennent plus. Ainsi, dans le cycle des fêtes de Déméter, on jette dans des fosses souterraines des cochons de lait vivants, des figurines en pâte ; quelques mois plus tard, on récupère ces débris pour les mêler à la semence. Ou encore on flagelle les assistants avec des rameaux d’un arbuste passant pour avoir des vertus fécondantes. Dans le sud de l’Argolide, quand souffle le sirocco d’Afrique, on coupe en deux un coq blanc, dont on fait suinter le sang sur les champs. Il existe des confréries magiques pour conserver ces pratiques.

L’essentiel de ces pratiques, c’est la Terre, symbole de fécondité, dont il faut redouter les colères (séismes, volcans…) La terre reçoit aussi les morts : alternance des disparitions et des renouveaux, à l’origine de la croyance dans les revenants. Mélange de fête populaire et de crainte ; nombreuses divinités locales, fées, lutins…

La religion de l’élite

L’intelligentsia, hommes politiques, poètes, philosophes, est attachée aux grands dieux classiques : Zeus, Athéna, Apollon, Dionysos. Elle élimine leur rôle de gendarme et de providence. Elle introduit dans la religion des sentiments beaucoup plus intellectualisés, détachés des soucis quotidiens. Elle ignore la superstition et pose vraiment le problème religieux. Chacun de ses membres a sa religion personnelle, son attitude originale face au divin. Pourtant, il y a quelques directions communes :

  • Tous les intellectuels grecs tentent, souvent avec succès, une authentique expérience religieuse. Tous, en posant le problème du divin, entrevoient le concept absolu d’un être infini, souvent incorporel, tous tendent vers l’universalisme d’un dieu unique. Ce monothéisme est surtout apparent chez les Présocratiques, les lyriques comme Simonide, les Tragiques, et chez Socrate.
  • On voit se dessiner chez beaucoup une sorte d’humilité qui plie la raison individuelle devant la volonté d’une providence.
  • Apparaît la notion d’expiation, particulièrement sensible chez Socrate, et l’idée de rachat, au besoin par la souffrance. L’Orphisme sera particulièrement important dans ce mouvement.
  • La dualité de l’homme est soulignée : l’âme est une image spirituelle et éternelle, sur laquelle est mis l’accent : parenté avec le divin, allant parfois jusqu’au mysticisme, le rapport intime avec la divinité.
  • Construction d’une éthique, dont la règle la plus importante est le rapprochement avec la divinité.
  • Sens de la prière (cf. Simonide), surtout chez les lyriques.

Cela va de pair avec un égoïsme exclusiviste : l’intelligentsia pense qu’il n’est possible qu’à une élite de trouver le bonheur ; une dévotion assez profonde et assez construite est affaire de privilégiés. Ségrégation.

Il y a du moins une idée commune au peuple et à l’élite : le mythe de l’Âge d’or, et l’idée d’une décadence continue de l’humanité.

Le Grec devant les dieux et devant son destin

Le polythéisme

L’homme du peuple, le grec moyen, et même la majorité des cadres supérieurs adorent de multiples dieux de tous rangs. Le divin est omniprésent. Très vite on l’a représenté, exprimé dans des symboles (pierres, arbres), puis l’on est passé du polysymbolisme au polythéisme.

L’anthropomorphisme

Les Grecs ont divinisé les astres, des animaux… Mais très tôt, les dieux ont pris des formes humaines : ils étaient plus près des hommes, plus faciles à traiter ; l’on s’attachait bien plus à eux, avec qui l’on entretenait des rapports presque familiers.

Cet anthropomorphisme explique le développement unique de la sculpture grecque, de l’amour des Grecs pour la plastique. Ces dieux sont souvent de cire, qui donne l’apparence de la vie ; matérialisés dans la cire ou la pierre, ils sont vivants. La statue était recouverte de cire et peinte (γάνωσις) ; on lui donnait des bains rituels, des vêtements. Au IIème siècle après J-C, on trouve un peu partout des statues habillées.

Puis l’on passe de l’identification physique à l’identité morale : les dieux ont les mêmes défauts, les mêmes sentiments que les hommes, en mieux (ou en pire !) : il faut admettre à la fois leur puissance et leurs caprices. Un point de leur caractère est absolu : leur tolérance envers les autres dieux. Les Grecs n’ont jamais compris l’attachement à un seul dieu ; le conflit avec les Juifs les a laissés perplexes.

Ouraniens et chtoniens

Les dieux grecs, héritage de générations successives, d’apports sans cesse renouvelés, forment un panthéon très compliqué ; ils peuvent être classés en deux grandes catégories : les dieux ouraniens ou Olympiens, et les dieux chtoniens.

Les Ouraniens, ou Olympiens :

Ils sont en principe au nombre de 12, mais leur liste connaît quelques variations. On y trouve toujours Zeus, Héra, Poseidon, Arès, Artémis, Apollon, Athéna, Hermès et Héphaistos ; presque toujours Aphrodite, Dionysos ; Déméter et Hadès y figurent souvent, Hestia quelquefois.

Ce sont, en gros, les dieux d’Homère, chez qui ils apparaissent déjà dans leur forme définitive. Le sommet de l’Olympe, où ils résident, est un lieu terrestre, mais appartenant au ciel et non à la terre. (Ouranos, le ciel, Aither, l’éther, sont au-dessus de l’air que nous respirons ; or le sommet de l’Olympe dépasse les nuages.

Le Mont Olympe, entre la Thessalie et la Macédoine

Zeus commande une société de type féodal, réplique de la société achéenne : elle obéit à la règle du patriarcat ; ces Ouraniens sont d’ascendance nordique, apportés en Grèce par les Indo-Européens. Ils venaient probablement des steppes du nord de la Caspienne : ils étaient des pasteurs nomades et des guerriers. Pour la conquête, il leur fallait une organisation patriarcale, centrée autour du patriarche, chef de troupeau et chef de guerre. Ces derniers n’ont pas de préoccupation agricole : ils ignorent le rythme apparition / disparition, l’inhumation. Ils incinèrent leurs morts et emmènent les cendres.

Ces dieux ne satisfaisaient pas, car ils tiennent à distance la race humaine. Devant eux, l’homme est démuni, sans espoir. Doués d’ubiquité et de fantaisie, ils prennent en venant sur terre souvent la forme du vagabond ou du mendiant pour tester l’hospitalité humaine. Ils prennent parti dans les conflits humains : on peut conclure avec eux des marchés, mais même dans ce cas ils peuvent tromper.

Ils ont conservé leur influence après Homère, grâce aux poèmes homériques ; mais ils ne représentent guère que l’unité de la cité ; le sentiment religieux se confond avec le sentiment national. La disparition de la Cité a entraîné celle des Olympiens.

Les Chtoniens

Dieux de la Terre, ils résident en son sein ; celle-ci, par sa fécondité, fait vivre les hommes et reçoit les morts. Les Chtoniens sont symbolisés et souvent accompagnés par un animal du sol ou des cavernes, chouette ou serpent. Ils sont liés au sol par leur origine étroitement localisée ; ils sont nombreux et très variés : génies, fées, héros… Tous reconnaissent la suprématie d’une divinité féminine, déesse-terre : Gaia, Cybèle… Tous sont d’ascendance et de création méridionale, pré-hellénique, des sociétés égéennes, constituées d’agriculteurs sédentaires, et dont le régime était le matriarcat. Ces peuples inhumaient leurs morts.

Les Chtoniens sont mortels, comme le rythme de la vie agricole, et ils ressuscitent. A cause de cette alternance, ils ont été l’objet de manifestations de mysticisme : rites d’initiation, adoption du néophyte dans une secte, union sexuelle réelle ou figurée, repas où l’on mangeait la chair et buvait le sang d’un animal, assimilation du dieu accompagnée d’éléments orgiastiques (danses, chants) : ce conditionnement créait l’extase et l’enthousiasme. Les cultes à mystères donnaient l’espérance d’une survie éternelle, d’un salut.

Opposition des cérémonials

Ouraniens Chtoniens
le sacrifice : θύειν, tuer avec effusion de sang Le sacrifice : ἐναγίζειν, consomption totale de la victime
Pelage de la victime blanc ou au moins clair ; bovin (surtout taureau) Pelage de la victime noir ou foncé ; bélier ou porc
Victime tuée sur le dos, gorge vers le ciel Victime tuée à genoux, la gorge tournée vers le sol
Autel construit, souvent en pierre Autel à ras du sol, ou fosse
Sacrifice en plein jour, de préférence à midi Sacrifice le soir ou la nuit
Temple classique Ἄδυτον, salle souterraine
Pour prier, le fidèle a la main ou les mains levée(s), l’épaule tournée vers le ciel  Le priant a les mains baissées, l’épaule tournée vers la terre.

Contacts entre Ouraniens et Chtoniens

Ils se sont combattus : ce sont alors généralement les Ouraniens qui l’ont emporté et ont supplanté les Chtoniens (représentation des populations asservies…) Toute une série de mythes reflète ces combats : la légende des Titans, fils de Gaia, vaincus par Zeus et contraints de retourner sous terre ; Apollon vainqueur du dieu-serpent Python…

Ils se sont entendus et même unis, dans des hiérogamies : mariage d’Ouranos et de Gaia. Ce mariage pouvait être symbolisé par des figurants humains, dont le rôle était d’assurer la fécondité générale par contagion magique.

Leurs caractères se sont mêlés en un même dieu : d’où la complexité, parfois les contradictions, de figures divines telles que Dionysos ou Apollon. Pour le Grec, le dieu est beaucoup plus que la somme de ces éléments. C’était un personnage total, particulier. Mais ce mélange est significatif de conflits inconscients. Le Grec du λόγος c’est l’union d’Apollon et de Dionysos.

La mort et l’au-delà

La religion olympienne confine les hommes dans la mortalité

L’espérance de l’homme ne peut dépasser sa vie terrestre. Après sa mort il n’est qu’une ombre : les âmes mènent aux Enfers une « vie » misérable. La vie s’arrête, et après la mort ne règne qu’une tristesse sans espoir. Pourtant quelque chose subsiste : la ψυχὴ s’enfuit dans les ténèbres souterraines ; elle s’échappe de la bouche du mort, ou d’une blessure béante ; elle a la même apparence que le personnage, mais c’est une image incorporelle, qui a perdu toute sensibilité, toute connaissance, toute énergie. Le royaume des ombres est celui des songes. Les ombres n’ont aucune action sur les vivants.

L’Érèbe a des entrées multiples : Lébadée (aujourd’hui Livadia) en Béotie, la rivière Styx en Arcadie, le cap Ténare à l’extrémité sud de la Grèce, ou encore Pylos, la ville de Nestor, au sud-ouest du Péloponnèse.

Seuls les hommes célèbres ou les morts glorieux sont assurés d’une certaine immortalité : celle qu’assure la Renommée, la mémoire de la postérité. Ou encore, à partir de Platon, perpétuer la vie en donnant naissance à des enfants…

Le culte des morts est inconnu chez Homère : seule exception, les sacrifices offerts par Achille à Patrocle, peut-être la survivance d’une coutume pré-achéenne.

Le transfert d’un mortel dans un séjour bienheureux

Mentionné dès Homère, mais ce transfert a lieu de son vivant, vers les Champs Élyséens. Dans l’Odyssée, Protée s’adresse à Ménélas :

« Les Immortels te conduiront vivant aux bornes de la terre, dans les champs Élyséens où règne le blond Rhadamante, où les humains coulent sans interruption des jours fortunés. Là on ne connaît ni la neige ni les frimas ; la pluie ne souille jamais la clarté des cieux, les douces haleines des zéphyrs qu’envoie l’océan y apporte éternellement avec un joli murmure une délicieuse fraîcheur »

Vers ce paradis terrestre ne sont pas conduits de leur vivant tous les mortels : seuls ceux de naissance illustre, c’est-à-dire d’ascendance divine y sont menés. Eux non plus ne sont pas l’objet d’un culte.

Hésiode va un peu plus loin : il nous parle de δαίμονες, démons, âmes des morts d’une époque lointaine, mais possesseurs d’une influence sur les vivants. Privilégiés, ils deviennent objets de culte. A cette époque, dans des zones rurales, il y avait donc des cultes de certaines âmes, qui elles aussi habitaient le séjour des Bienheureux.

Les religions chtoniennes développent l’idée d’une parenté avec les dieux.

Tout être humain possède en lui une étincelle divine qui peut être dégagée de la cendre terrestre qui l’étouffe, par certains rites : elle ne peut pas mourir. L’âme emprisonnée dans le corps est libérée par la mort et s’envole alors vers la demeure des dieux. Cette croyance est déjà répandue chez le Grec moyen dès la seconde moitié du Vème siècle : « L’éther a reçu leurs âmes et la terre leurs corps », dit une épitaphe. Voir aussi Euripide, Les Suppliantes… et bien sûr Platon.

Or cette conception du paradis est dans le ciel : donc de nature ouranienne. Le culte chtonien fusionne donc avec l’idée des Champs Élyséens, qui quittent la surface de la terre ; on les retrouve sous terre, dans le royaume d’Hadès. Tout le monde n’y va pas, mais tout le monde peut y aller. On voit naître l’idée d’un partage entre les Élus, qui auront une existence éternelle, à condition d’avoir été initiés à certains cultes, et les Damnés, qui mèneront la triste vie des ombres. Ces initiés mènent une vie étonnante : cf. Aristophane, les Grenouilles. Dans la lumière, au son des instruments, ils chantent dans une prairie couverte de roses, après avoir mené une vie pieuse, conforme à une certaine éthique. Il n’y a aucun exclusivisme, l’initiation est accessible à tout un chacun.

Naît aussi l’idée d’un jugement : à l’entrée des Enfers il y a un tribunal, présidé par Rhadamante, dont le nom est pré-achéen.

Nous avons donc affaire à des religions de salut. Ces âmes deviennent objets de culte, car elles sont intercesseurs

Les idées des Grecs sur la mort et l’au-delà ont toujours été confuses et entachées de superstition. Mais il y a évolution : les idées d’Homère perdurent jusqu’au début du Vème siècle. Puis l’héritage des cultes chtoniens l’emportent. Elles traduisent le déclin des Ouraniens, de la cité, et matérialisent la naissance et l’essor d’un véritable sentiment religieux, mais aussi le triomphe de l’individualisme.

Les Enfers

Dans la mythologie grecque, les Enfers (au pluriel) désignent le royaume des morts. C’est un lieu souterrain où règne le dieu Hadès (du grec ancien Ἅ, raison pour laquelle on parle souvent de royaume d’Hadès, ou Hadès tout court, ainsi que sa femme, Perséphone. Les enfers de la mythologie grecque ne sont pas semblables à l’enfer du christianisme. Les Romains ont donné à Hadès le nom de Pluton. Il règne sur les Inferni.

Description

Le royaume d’Hadès est l’endroit où toutes les psychai vont pour être jugées après la mort. Toutes les âmes sont retenues comme des ombres sans force ni sentiment, pure présence d’un passé à jamais aboli, et qui peuvent reprendre vie quand on les évoque, en général par une libation de sang à même le sol. Les détails de la description du devenir des « âmes » après la mort évoluent avec l’orphisme et Platon. Plusieurs séjours des morts sont distingués clairement et il s’introduit le règlement d’un jugement post-mortem, fondé sur les qualités et les défauts de chacun, devant un tribunal présidé par Minos, Éaque et Rhadamanthe ; les séjours des morts peuvent ainsi être :

  1. les Champs Élysées.
  2. Le lugubre Pré de l’Asphodèle, fleur que l’on présume étrange, pâle et fantomatique, où les fantômes des morts mènent une existence morne et insubstantielle.
  3. le Tartare.
  4. Hypnos, le Sommeil, et Thanatos, son frère (la mort), séjournaient dans le monde souterrain, d’où les rêves montaient vers les hommes. Ils passaient par deux portes, l’une faites de corne, pour les rèves véridiques, l’autre d’ivoire, pour les rêves mensongers.
  5. L’Érèbe (la région la plus proche de la surface) : C’est ici que doivent attendre les âmes dont les corps n’ont pas été enterrés selon les rites pour une période de cent ans. On y trouve également le palais de la nuit, Cerbère, les Érinyes et la Mort.

Les Champs Élysées

Appelé aussi « île des Bienheureux », Homère et Hésiode pensaient qu’elle était située dans le lointain Ouest au-delà des flots de l’Océan. Certains héros en faveur auprès des Dieux y étaient, par eux, envoyés au lieu de mourir. Ils y jouissaient d’une entière et plaisante nouvelle vie. Dans la mythologie postérieure, on se représenta Elysée comme une partie des Enfers gouvernée par Rhadamanthe. C’est là que Virgile le situe dans le livre VI de l’Énéide ; pour lui, comme pour Platon, c’était le lieu où les âmes bonnes séjournent temporairement avant d’être réincarnées.

Le Tartare (la région la plus profonde des Enfers)

Homère connait aussi le Tartare, endroit le plus profond des Enfers, où quelques criminels mythiques célèbres reçoivent leur punition, telles les Danaïdes, Ixion, Sisyphe, Tantale, etc. C’est aussi la prison des dieux déchus comme les Titans et des Géants, et tous les anciens dieux qui s’étaient opposés aux Olympiens. Il s’agit du lieu où l’on expie ses fautes, où toutes les formes de torture physique ou psychologique sont représentées. À l’intérieur de sa triple enceinte d’airain, il renferme le palais de Hadès. C’est une région aride, sans vie et monotone avec parfois des étangs glacés, des lacs de soufre ou de poix bouillante, où baignent les âmes malhonnêtes. L’endroit est entouré par des fleuves aux eaux boueuses, des marécages à l’odeur nauséabonde, qui forment un rempart pour que nulle âme n’échappe à sa peine. La distance du Tartare jusqu’à la surface est égale à celle qui sépare les cieux de la surface. Il soutient en outre les fondements des terres et des mers. Dans cette vaste région s’élevait également le palais d’Hadès pourvu de nombreuses portes et peuplés d’hôtels innombrables.

Les fleuves infernaux

L’Hadès est séparé du royaume des vivants par un ou plusieurs fleuves (selon les traditions), souvent le Styx, parfois aussi l’Achéron. Pourvu que les morts aient été enterrés selon les règles: seul ceux qui ont été mis dans une tombe ont le droit de passer avec Charon sur l’autre rive. Charon, ou le passeur, les leur fait traverser dans sa barque, moyennant une obole symbolique (cela explique la coutume mortuaire qui voulait que l’on glisse une pièce dans la bouche des morts). Trois autres fleuves coulent dans les Enfers : le Phlégéthon, le Cocyte et le Léthé.

Le Styx

Le fleuve le plus connu des Enfers qui donne l’immortalité. Styx était une nymphe, fille de Téthys et d’Océan. Pallas, fils de Crios en tomba amoureux. Elle lui donna pour enfants Zélos (le Zèle), Cratos (la Puissance), Bia (la Force) et Niké (la Victoire). À l’époque où Zeus dut affronter les Titans, c’est elle qui, la première, répondit à son appel et accourut avec sa puissante famille. Pour la récompenser, le maître de l’Olympe en fit le lien sacré des promesses des dieux : les peines les plus importantes étaient infligées aux personnes qui violaient les serments faits en son nom, et quand Zeus lui-même jure par elle, sa décision est irrévocable. Cette nymphe était par ailleurs la maîtresse d’une fontaine d’Arcadie dont les eaux s’écoulaient pour former un petit ruisseau qui s’engouffrait un peu plus loin dans une faille qui menait aux Enfers où son cours ralentissait au point d’en devenir un fleuve infernal. La légende veut qu’Achille, héros mythique de la guerre de Troie ait été trempé à sa naissance dans le fleuve par sa mère Thétis. Ceci l’aurait alors rendu invincible, sauf au niveau du talon, avec lequel sa mère le tint quand elle le trempa dans l’eau du Styx. Le Styx est aussi le fleuve de la haine mortelle.

L’Achéron

Achéron était le fils du Soleil et de la Terre. Il fut changé en fleuve par punition, car il avait fourni de l’eau aux Titans durant la guerre qui opposa ces derniers aux Olympiens. Il prend sa source en Laconie et disparait dans les environs du cap Ténare, reputé pour être l’une des entrées infernales. On devait le traverser, sur la barque de Charon, afin d’accéder aux Enfers, et après être passé sur l’autre rive, le retour n’était plus possible (seuls quelques héros en revinrent). Il est représenté sous la forme d’un vieillard portant un vêtement trempé dont l’un des attributs est le hibou. L’Achéron, profond et noir fleuve de la douleur, dont les eaux coulent en partie à la surface, empoisonne les mortels qui voudraient boire son eau.

Le Cocyte

Le Cocyte est un affluent de l’Achéron. C’est sur ses rives que doivent attendre les âmes privées de sépulture avant de comparaître devant les juges qui statueront sur leur sort définitif. C’est un fleuve impétueux qui entoure le Tartare de ses eaux, et on dit que son cours est formé par les abondantes larmes versées par les âmes mauvaises en repentir. Non loin de ce fleuve, on trouve la Porte des Enfers, faite d’airain et maintenue en place par des gonds du même son d’eau.

Le Phlégéthon

Le Phlégéthon, tout comme le Cocyte, est un des affluents de l’Achéron. Ce fleuve auquel on attribue les qualités les plus nuisibles est constitué de flammes et entoure la Prison des Mauvais. Il est assez long et coule dans le sens inverse à celui du Cocyte.

Le Léthé

Ce fleuve-ci est particulier : les âmes des Justes, quand elles jugeaient bon de quitter les Champs Élysées devaient en boire les eaux qui avaient la faculté d’effacer presque entièrement la mémoire de celui qui s’en abreuvait. Après cela, elles pouvaient repartir à la surface et intégrer un nouveau corps pour recommencer une vie humaine, vierge de tout souvenir. Quelques-uns de ces souvenirs, cependant, subsistaient. Le Léthé est aussi appelé « Fleuve de l’Oubli ».

Situation géographique par rapport à la surface

Les Enfers sont traditionnellement situés à une extrême profondeur sous la Grèce et l’Italie. Ils sont limités par le Royaume de la Nuit. Mais les Grecs avaient tendance à le localiser à l’Ouest du monde. On concilia alors les deux idées en supposant que l’entrée se trouvait dans une localité à l’Ouest. Dans l’Illiade d’Homère, cette localité est à l’extrême occident, au-delà du fleuve Océan. Pendant l’Antiquité, Grecs et Romains s’accordaient sur le fait que toute anfractuosité ou caverne insondable devait mener aux Enfers (grottes de Cumes, cap Ténare au sud du Péloponnèse…). On peut, semble-t-il, accéder aux Enfers depuis le monde des vivants par plusieurs chemins ; des entrées se trouvent auprès de l’Averne, du Ténare, et au pays des Cimmériens.

L’Entrée des Enfers

À l’entrée des Enfers se tient le chien de garde à trois têtes, Cerbère, qui empêche tout mort d’en ressortir (seuls Héraclès, Psyché, Thésée, Orphée, et Énée ont réussi à en sortir et à revenir parmi les vivants (voir l’article catabase). Ulysse quant à lui s’en approche dans l’épisode de la Nekyia).

Premières sources : Homère, la « Nekuia » du chant XI.

La nekuia ou nekyia est un rite d’invocation des morts, décrit par Homère au chant XI de l’Odyssée.

Les manifestations du culte

Rien d’original : prières, fêtes, jeux… Toutes sont l’objet de prescriptions très compliquées mais précises et pouvant varier selon les lieux et les divinités. Tous ces actes religieux font intervenir une notion fondamentale : celle de l’impureté. Elles présupposent des actes de purification.

Le pur et l’impur ; la purification

La notion de pureté rituelle

Elle est liée à l’opposition entre le sacré et le profane. Certains lieux, temples, espaces, certains actes sont tenus pour sacrés ; pour y accéder il faut se soumettre à certaines exigences : propreté, décence vestimentaire, comportement ; qui les néglige est impur, il n’a pas fait disparaître la souillure attachée à sa nature humaine qui le rend impropre à s’approcher des Dieux. Il s’agit au départ de souillures matérielles ; puis l’idée de souillure morale prend de plus en plus d’importance. Pourtant la propreté reste l’élément essentiel, se transcendant du physique au moral.

Les causes d’impureté sont très nombreuses

  • L’une des plus grave est le sang versé, quelle qu’en soit l’origine, meurtre ou guerre. La souillure atteint tous ceux qui ont assisté à cette effusion.
  • La mort est aussi source d’impureté, par simple contact avec le défunt : la maison est impure durant un certain temps, certains actes y sont interdits, comme l’acte sexuel, même au retour d’un enterrement. Il est interdit d’enterrer les morts dans certaines zones sacrées, comme le territoire de la cité : les nécropoles sont toujours extérieures.
  • La naissance amène une souillure, car comme la mort elle symbolise la différence entre le divin et l’humain, et elle s’accompagne d’effusion de sang. Il est interdit de naître et de mourir à Délos, ce qui provoque de véritables exodes.
  • Les relations sexuelles, certains aliments, certains défauts physiques (contraires au καλὸς κ’αγαθός) apportent aussi la souillure.

Tous ces interdits s’aggravent pour les prêtres et prêtresses, à l’exception de la Pythie.

Les rites purificateurs sont variés et précis.

Ils se répartissent en trois catégories :

  1. Obligation de laisser passer un certain nombre de jours entre un acte impur et un acte religieux. Ce nombre dépend de l’importance des deux actes, varie d’un lieu à l’autre, mais on pense que le temps efface même la souillure, ou du moins l’atténue.
  2. Les ablutions lavent l’individu de cette impureté. Même les statues de divinités devaient obéir à ce rituel. Les ablutions par l’eau sont les plus fréquentes : dans tout lieu sacré il y a une fontaine ; les sources sont divinisées. Dans tous les grands sanctuaires, on trouve un bassin d’eau lustrale, près des Propylées, à droite. Tout particulier a chez lui une réserve d’eau consacrée pour se purifier les mains.
    D’autres liquides peuvent être utilisés,  comme le sang : on guérit le mal par le mal !
  3. Le rite du φάρμακος ou bouc émissaire : on fait absorber à un être vivant toutes les souillures qui empoisonnent la cité, les forces mauvaises, maladies, infirmités… et on le chasse pour les éloigner de la collectivité.

La prière

Caractères généraux

C’est l’acte pieux élémentaire. En Grèce comme à Rome, elle est toujours proférée à haute voix. Le mot en soi (λόγος) a une vertu magique ; il se charge de toute la puissance que l’on accorde à la divinité. La prière n’a pas pour objet de contraindre le dieu, mais de se faire entendre de lui comme d’un mortel. Les mots employés ont un sens : formuler un vœu ou une demande. La simple invocation où le dieu est appelé par son nom est déjà une prière, la manifestation d’une révérence.

La prière = invocation + demande + rappel de tout ce que l’on a donné au dieu, ou fait pour lui. Elle s’adresse uniquement aux dieux immortels. On prie debout, la main droit ou les deux mains en position convenable (cf. plus haut) ; on ne se prosterne que très rarement, devant certaines divinités du sol.

Les hymnes

Il est difficile d’isoler la prière de la littérature, surtout de la poésie. Par l’hymne, elle appartient à la littérature : cf. le Dithyrambe d’Élis, adressé à Dionysos, ou la « Prière des Athéniens« , exemple de poésie liturgique, transmise par Marc-Aurèle. Citons aussi les Hymnes d’Épidaure, en particulier l’Hymne à Déméter, les Péans, à la fois invocation à la divinité et encouragement aux fidèles (Péans à Asclépios, à Apollon…) ; l’un d’eux, rapporté par Hérodote, fut chanté le matin de Salamine : c’est à la fois la Marseillaise et l’Internationale… ; l’hymne des Kourètes à Zeus, proche de la chanson moderne, avec couplets et refrain (les Kourètes, lutins ou elfes, constituaient le cortège du Zeus crétois). Très tardifs : l’hymne à Isis, où apparaît le sentiment, pour l’homme, de se délivrer de sa condition.

L’offrande

Elle accompagne souvent la prière, pour se concilier la bienveillance du dieu. Si pour les Romains, c’est « do ut des« , je donne pour que tu donnes, pour les Grecs il n’y a pas d’automatisme : l’offrande est l’expression concrète de l’amitié ou du respect.

Il y a plusieurs types d’offrandes, occasionnelles ou prescrites par la tradition :

  • Les libations, chaque matin et chaque soir, avant le repas ou avant boire.
  • Offrandes de vin ou d’aliments (grains, galettes, prémices des récoltes)
  • Offrandes de vêtements (cf. les Panathénées : offrande d’un péplos brodé à Athéna)
  • La dîme de tout profit inattendu ou miraculeux : pêche, chasse, commerce, butin de guerre…
  • Ex-voto attestant la reconnaissance des fidèles : plaques gravées, statues, tableaux… Certains rappellent des exploits guerriers (cf. les monuments trouvés à Delphes)
  • Offrandes d’objets précieux, d’argent — pour satisfaire l’orgueil du donateur…

Le Trésor des Athéniens à Delphes

Toutes ces offrandes constituent des trésors sacrés, enfermés dans l’opisthodome des temples : le dieu est le grand prêteur de l’Antiquité ! Parfois on construit de petits édifices pour ces richesses, comme le Trésor des Athéniens à Delphes.

Le sacrifice

Le sacrifice du mouton

C’est une forme particulière d’offrande, surtout publique ; il occupe une place prépondérante dans la vie grecque.

Caractéristiques d’ensemble

Il est offert dans les grandes occasions : fêtes religieuses exceptionnelles, mariages, départs, retrouvailles inespérées, batailles. Il revêt plusieurs significations :

  • propitiatoire (pour obtenir quelque chose)
  • d’action de grâce
  • expiatoire

Importance des prescriptions rituelles, fixées dès Homère et maintenues durant 10 siècles sans changement. Chaque sacrifice est une opération complexe aux règles fixes. Il a une signification religieuse, expiation ou communion : le dieu et les fidèles partagent un repas…

Des sectes se sont élevées contre les sacrifices qui marquaient la séparation entre les hommes et la divinité, car le premier sacrifice résulte de deux ruses de Prométhée et de Zeus : le partage entre dieux et hommes assujettis à la faim. Les plus importants sont les sacrifices sanglants, avec égorgement ou écartèlement.

L’autel, centre de la cérémonie

Il peut être une simple fosse (cf. le mythe de Circé). Le terme qui le désigne est ἐσχάρα ou βόθρος (trou creusé dans le sol) ; ce peut être aussi un tumulus très bas. Ces deux types sont réservés aux dieux chtoniens.

Le plus souvent, c’est un autel construit, élevé, en forme de table, cylindrique ou rectangulaire. La face supérieure porte le feu sacré. Souvent monumentaux, ces autels sont situés au centre d’une esplanade assez vaste pour accueillir acteurs, spectateurs et victimes ; en avant, scellé dans le sol ou à une dalle, un anneau en fer où on attachait la victime.

La procédure

  • Généralement, surtout pour les dieux ouraniens, une procession conduit à l’autel prêtres,  sacrificateurs, magistrats, assistants, victimes, offrandes et public. (cf. à Athènes, la Voie sacrée). On dispose autour de l’autel les animaux (hécatombie), puis les prêtres et la foule. Assistants, prêtres et sacrificateurs se purifient les mains, ainsi que les instruments et les victimes.
  • On répand alors sur et autour de l’autel et sur les victimes des grains d’orge tandis qu’un prêtre prononce une prière. Les sacrificateurs égorgent les animaux. Les victimes sont dépecées, les cuisses mises à part sont enveloppées de graisse et brûlées dans le feu sur l’autel tandis que le prêtre fait des libations de vin.
  • Puis le reste est découpé, cuit à la broche, et tout le monde se le partage. Le sacrifice est donc un double repas ; le sacré est passé dans la chair de la victime immolée et on se nourrit de ce sacré.

Cette procédure n’est pas toujours respectée : parfois la victime toute entière doit être brûlée ; c’est l’holocauste – surtout pour les sacrifices accompagnant un serment, ou certains rites expiatoires (le φάρμακος), ou certains cultes chtoniens aux dieux infernaux (« sacrifier » se dit alors ἐναγίζειν).

Les victimes

La nature et la couleur des victimes sont fixées : une génisse d’un an maximum pour Athéna, par exemple. De même, les paroles à prononcer, la succession des mouvements ; l’observation stricte de ces prescriptions donne à certains épisodes de la cérémonie l’aspect d’un jeu, d’une mise en scène : c’est l’une des origines du théâtre.

L’inobservance de ces rituels est un sacrilège : des sanctions religieuses ou pécuniaires sont prévues. Pour éviter les erreurs, on a recours à des spécialistes, magistrats-prêtres permanents, techniciens et exégètes. Ils interprètent, et indiquent les règles à observer. Cette religion a donc un caractère social.

La mantique

Elle a pour but de prévoir ce qu’il faut faire : il s’agit de comprendre les manifestations, les signes de la divinité pour en savoir plus sur son propre destin, une croyance avivée en période de crise ou de terreur… Les Grecs recourent constamment au devin, mais en n’acceptant que les bons présages…

La mantique « inductive » ou technique

  • Lékanomancie : interprétation d’après une surface brillante, liquide (couleurs, mouvements…)
  • Catoptromancie : divination par le miroir ou toute surface polie réfléchissant la lumière.
  • Cléromancie : qui tire les sorts représentés par des dés, des fèves… cf. le vote.
  • Ornithomancie : présage par le vol des oiseaux.

La mantique « intuitive » ou inspirée

  • L’oniromancie : divination par les rêves. Elle est très respectée : cf. Aristote. Deux lieux très connus : Épidaure et Oropos. Il faut d’abord une incubation : après la purification rituelle, jeûne et abstinence durant un temps déterminé. Durant la veille préparatoire, on fait plusieurs sacrifices. Puis, sommeil, souvent provoqué, pendant lequel on entre en communication avec le dieu, Amphiaros à Oropos, Asclépios à Épidaure. À Oropos, le dieu répond à des questions posées avant l’incubation ; à Épidaure, c’est au sortir de l’incubation que se produisent les « miracles d’Asclépios », les guérisons ; ou bien, Asclépios enjoint pendant le sommeil de faire telle ou telle action, puis des prêtres expliquent et interprètent le message du dieu. Ces prêtres sont les héritiers d’une véritable tradition médicale : ils pratiquent une thérapeutique élémentaire.
  • La nécromancie : consultation des morts, souvent demi-dieux ou descendants de dieux… Pratique forte ancienne : voir la νεκυῖα de l’Odyssée, ou Eschyle (Les Perses, les Choéphores)…
  • La chrestomancie (révélation par les oracles) : il y avait relativement peu de divinités oraculaires :
    • dans les religions pré-helléniques : Gaia
    • Plus tard, Zeus, seulement à Dodone, en Épire. Les Péléiades interprètent les mouvements et les bruits des chênes sacrés ; les consultants écrivent leurs questions sur des lamelles.
    • Apollon, à Claros (Asie Mineure), Didyme (près de Milet) et surtout Delphes.

Les prodiges

Le sens des prodiges

Les prodiges se situent surtout dans le contexte de la divination, dont ils sont une forme. Le miracle pur est extrêmement rare : on ne le perçoit que dans les guérisons d’Asclépios. Le prodige, c’est l’irruption du divin dans la vie quotidienne ; il témoigne de l’interpénétration permanente entre profane et sacré, et de la croyance en des rapports intimes et secrets, symboliques et étroits, d’harmonie, entre l’objet (microcosme) et le cosmos. Il n’y a pas en Grèce de différence entre le prodige et le présage. Tous deux éclairent la volonté divine. Un Grec ne négligera jamais un fait contre-nature, le « monstre », qui manifeste une aventure toute proche.

Classement des prodiges

  • Les phénomènes célestes. Le Grec est un scientifique mais certains phénomènes célestes ont encore pour lui valeur de prodige : comètes, météores, foudres et coups de tonnerre inattendus, éclipses annonçant la disparition d’un homme ou d’une cité, ou un désastre… Les Spartiates ne devaient pas partir en expédition pendant la pleine lune ; en 415-413, le jour où les Athéniens devaient abandonner la Sicile, il y eut une éclipse de lune. Ils renoncèrent… et ce fut un désastre.
  • Les phénomènes terrestres. Séisme (Ποσειδάων ἐνοσίχθων), raz de marée, pluies exceptionnelles… Certains lieux ou objets sacrés sont le siège de prodiges plus fréquents. On mentionne aussi des statues se couvrant de sang ou de sueur.
  • Les phénomènes perturbant la normalité. Malformations des végétaux, des bêtes, des hommes ; comportements exceptionnels ; épidémies, phénomène inverse des guérisons miraculeuses, et attribuées à Apollon…
  • Les épiphanies. Les Dioscures, cavaliers célestes, apparaissent dans les batailles à la tête de la cavalerie ; Pan apparaît, créant les terreurs « paniques »…

Importance des prodiges

Leur sens et leur portée varie à la fois en fonction du temps et des catégories sociales.

  • À l’époque homérique, la croyance aux prodiges est extrêmement vive, et leur importance est considérable. Mais chez Homère déjà, les héros, comme Hector, ont parfois une attitude de refus conscient.
  • À l’époque classique, le prodige quitte la vie quotidienne et auréole de merveilleux ce qui entoure les dieux : c’est l’origine de la mythologie.
  • À l’époque hellénistique, le charisme des Rois concentre les prodiges sur la personne du souverain : cultes dynastiques.

Mais il faut distinguer l’attitude du peuple et celle des intelligentsia. Périclès a toujours essayé d’expliquer les prodiges, l’extraordinaire. D’autres chefs utilisaient ces prodiges pour des menées démagogiques. La Grèce n’a jamais eu de rituel, de code pour interpréter les prodiges, ou les conjurer. On ne demande aux devins qu’une interprétation très souple. Les prodiges n’ont jamais donné naissance à des faiseurs de miracles, sauf peut-être à l’époque hellénistique.