Orphée et l’orphisme

Ce cours est un hommage à mon défunt maître et ami, Georges RODIER, professeur d’histoire de la khâgne de Poitiers (lycée Camille Guérin).

L’orphisme est un mouvement sectaire, fait d’une communauté religieuse fermée. Il apparaît au VIème siècle av. J-C et reste très vivace jusqu’à l’essor du christianisme, avec lequel, quelque temps, il vit en parallèle et même en rapport ; le passage se fait très facilement.

C’est un mouvement de protestation, et même de refus systématique. Par son genre de vie, il s’inscrit en faux contre le système politico-religieux officiel organisé autour des Olympiens ; il conteste les religions poliades. Vers la fin du IVe siècle, il perd un peu de sa vertu contestataire et devient un vaste et vague courant de littérature philosophico-religieuse.

Il exprime un besoin de vie religieuse. Organisé dans un système indépendant de l’État, il exprime une aspiration spirituelle.

C’est une tentative de synthèse face à la confusion des croyances. C’est déjà sous l’influence de l’orphisme que les Grecs se sont représenté Zeus comme origine
et fin de toute chose. Ils ont poussé la synthèse jusqu’à la première conception de l’unité divine.

L’Orphisme se réclame d’un prophète, véritable fondateur de religion. Ses disciples, les orphéotélestes, prenant le bâton de pèlerin, vont enseigner aux populations le mysticisme, l’ascétisme, et l’idée révolutionnaire de rédemption, d’ascendance divine et de la chute de l’homme, de migration de l’âme.

Orphée

Voir ici un très beau site sur Orphée.

Tous les textes témoignent de traditions diverses touchant un personnage du nom d’Orphée. Fils de la muse Calliopé (poésie), il a pour père tantôt le roi de Thrace Œagre, tantôt Apollon, conducteur des Muses. Orphée pour tous est le plus grand poète, chanteur et musicien de tout le monde méditerranéen. Il a reçu d’Apollon la lyre à 7 cordes et il en rajouta deux, pour correspondre au nombre des 9 Muses. Il pouvait par sa musique charmer les animaux et ramener les morts des Enfers. Il voyagea en Égypte, où il fut initié au culte d’Osiris, puis s’installa en Thrace, où il épousa Eurydice. Mais celle-ci mourut, mordue par un serpent. Orphée obtint de Zeus de descendre aux Enfers et de la ramener à la vie ; mais il avait interdiction de se retourner tant qu’il n’aurait pas quitté les Enfers. Parvenu à la porte, il s’est retourné, et Eurydice s’est évanouie à ses yeux pour toujours. Il l’avait charmée, mais ne l’avait pas aimée assez.

Il veut alors expier, et mène une vie d’abstinence volontaire : il connait une mort terrible, déchiré par les jeunes femmes thraces (ou les Ménades, sectatrices de Dionysos) dont il dédaignait l’amour. Selon une autre légende, rapportée par Eschyle dans sa tragédie perdue, les Bassarides, il se rendait chaque matin sur le sommet du mont Pangaios en Laconie pour adorer Apollon, dieu-soleil ; pour le punir, Dionysos l’aurait fait dépecer par ses Ménades. Sa tête, jetée dans l’Hébron, alla jusqu’à la mer et s’échoua sur la plage de Lesbos ; recueillie et transportée dans un lieu protégé, elle se mit à proférer des oracles.

Il laissait aux hommes, outre sa musique, sa poésie, toutes les formules d’incantation et des rites d’initiation inspirés des mystères d’Osiris. Il est le patron de tous les initiés. On trouve donc, dans le personnage d’Orphée, la triple intrication d’Apollon, Dionysos et Osiris – les deux derniers ayant la particularité d’être des dieux morts par dépeçage, et ressuscités.

Orphée dans la littérature grecque

Orphée est très lié aux cultes à mystères ; on comprend donc qu’il soit relativement peu présent dans la littérature grecque, surtout en ce qui concerne l’épisode de la descente aux enfers – qui évoque les épreuves des initiés.

Outre des allusions probables dans Les Bacchantes, pièce perdue d’Eschyle, ou dans Iphigénie à Aulis d’Euripide, on trouve surtout :

Orphée dans la littérature latine

Curieusement, c’est dans la littérature latine que ce mythe grec trouve sa plus belle expression.

Deux auteurs essentiels de l’époque augustéenne ont raconté son histoire :

Beaucoup plus tard, chez Boèce (470-524 ap. J-C), dans sa Consolatio Philosophiae (III, 12) on retrouve un poème consacré à Orphée.

Comment connaissons-nous l’Orphisme ?

Les « hiéroi logoi »

… ou textes sacrés. Pour exposer leur système, les Orphiques composèrent ces livres qui furent pour les disciples et les initiés une véritable bible, dont l’aspect
dogmatique était évident : ils allaient contre la religion officielle et étaient sources de toute vérité ; c’étaient des textes définissant des règles de conduite. Ces préceptes s’étaient cristallisés autour d’un centre de poésie religieuse : on y trouve les rares exemples de poésie hiératique grecque. Les uns sont attribués à Orphée (les Oracles, les Initiations, les Intronisations de la Mère des Dieux, les Bacchiques, la Descente aux Enfers, les Corybantiques…) ; on a retrouvé des fragments d’une Théogonieorphique : rouleau de papyrus de 400 av. J-C, découvert en 1962 à Thessalonique.

D’autres textes auraient été inspirés par Orphée : Empédocle, Onomacrite… et surtout les Feuilles d’or.

Les Feuilles d’or ou lamelles d’or.

Elles ont été trouvé en Grande Grèce, à Pétilia et Thourioi (Sicile), ainsi qu’en Crète à Éleutherma. Elles se trouvaient dans des nécropoles, dans des tombes individuelles, enterrées avec le défunt initié : elles contiennent des formules qui permettent à celui-ci d’accéder à l’au-delà.

  • L’âme est « fille de la terre et du ciel étoilé », donc issue d’une hiérogamie. Elle demande aux dieux infernaux de lui donner l’eau qui coule dans le lac de Mémoire qui se trouve à droite dans les Enfers : l’eau de Mémoire est eau de vie.
  • Sur la gauche le lac de l’Oubli représente la vie terrestre : la droite est réservée aux initiés. Les autres sont condamnés à la boue et au cloaque d’un univers glacé.

Platon, dans sa République, méprise ces prêtres qui s’appuient sur une foule de livres pour promettre aux populations absolution et éternité. Puis il revient sur ces jugements : c’est pour justifier leur action qu’ils inscrivent des paroles. Il admire ensuite leur mode de vie très strict, et se montre favorable à cette vie d’ascète. On trouve d’autres mentions dans Hérodote, Eschyle, Pindare, Aristote.

Rites et cultes orphiques

Ces textes nous apprennent l’existence d’Orphée, et de prêtres qui appliquaient les « règles orphiques et enseignaient au nom d’Orphée » : les Orphéotélestes. Ils vivent en marge, séparés du corps social ; ce sont des purificateurs, spécialistes de la « vraie vie » et de l’initiation.

  • Ils ont un mode de vie ascétique, exceptionnel en Grèce : abstinence, pureté, rigueur morale, et un certain nombre d’interdictions, qui les amènent à rejeter tout le système politico-religieux.
  • Interdictions vestimentaires : ils ne peuvent porter que du blanc, la couleur est interdite.
  • Interdictions alimentaires : ils ne peuvent consommer ce qui a été animé : végétarisme. Orphée a enseigné aux hommes à s’abstenir de « phonoi » (meurtres ou sacrifices sanglants) ; ils rejettent donc toute nourriture carnée. Dans cette société pauvre, la consommation de viande, rare, est inséparable des rites sacrificiels. Refuser cela, c’est refuser un certain type de relations entre les hommes et les dieux. Le premier sacrifice sanglant revient à Prométhée, et au partage de Mékonè (Hésiode, Théogonie) qui a séparé définitivement les dieux et les hommes. Les Orphiques nient cette répartition première en refusant de consommer de la viande et d’assister aux sacrifices. Ils sont les premiers réguliers (moines) de l’histoire spirituelle.

La doctrine orphique :

Cosmogonie et théogonie :

Elles s’opposent à celles d’Hésiode qui croyait à la cité. À partir du Chaos, les différentes puissances du cosmos s’étaient définies les unes par rapport aux autres. Pour les Orphiques, l’origine de tout est déjà symbole du vivant achevé et parfait : l’œuf représente la plénitude de l’être. La partie supérieure de l’œuf est faite de vent : le ciel. La partie inférieure est la terre. Ils ont un penchant irrésistible à se rejoindre en une hiérogamie. De l’œuf naît le premier dieu : Éros, puissance qui concilie les opposés et les contraires. C’est lui qui pousse le Ciel et la Terre à se rapprocher. S’oppose à lui Neikos, la Querelle. On reconnaît là quelques thèses
d’Empédocle…. Zeus, uni à sa fille Perséphone eut un fils : Zagreus. Mais il s’agit bien d’une théogonie, religieuse, et non d’une cosmogonie, qui serait un embryon de science, comme par exemple chez Empédocle, et plus tard chez Pythagore.

Place essentielle de l’anthropogonie :

Il y a une nature divine et une nature humaine. Au départ, pas de différence entre les dieux et les hommes ; ils font leur apparition commune dans un monde originellement parfait. Ultérieurement, les hommes sont déchus, (à la suite d’une révolution ?) mais portent toujours en eux une parcelle divine. Cette chute provient du meurtre du jeune Dionysos, divin,par les Titans, fils de la Terre (et par nature terrestres) : né, selon les versions, de Zeus et de Perséphone, ou de Zeus et de la mortelle Sémélé, il avait de ce fait encouru la haine d’Héra. Sur son injonction, les Titans l’ont dépecé et ont mangé sa chair, et Zeus les a foudroyés, et de leur cendre a fait naître les hommes, qui portent le sceau de leur double nature : l’une porte la tache originelle, la faute primitive à l’origine de la déchéance de l’humanité. Mais ils ont aussi une parcelle divine, qu’il faut cultiver et libérer de sa prison terrestre par un ascétisme rigoureux.Voici ce qu’en dit le dictionnaire Daremberg & Saglio :

  1. Zeus et Rhéa, unis sous la forme de serpents, avaient eu une fille, Perséphone, être monstrueux qui avait quatre yeux et des cornes. S’étant une seconde fois métamorphosé en serpent, Zeus fit violence à sa fille, et de cette union naquit Dionysos Zagreus, qui, comme sa mère, avait des cornes ; Nonnos l’appelle keroen brephos, le petit cornu. Craignant pour lui les pièges de Hèra, Zeus lui donna comme gardiens les Curètes qui l’avaient gardé lui-même dans son enfance ; néanmoins le jeune dieu fut surpris par les Titans envoyés par Héra, qui l’amusèrent en lui présentant des jouets. Il chercha à leur échapper, en se transformant successivement en lion, en tigre, en cheval, en serpent, en taureau ; mais il fut tué par eux, et ses meurtriers, après l’avoir dépecé, en dévorèrent les morceaux. Zeus ordonna à Apollon de recueillir et d’ensevelir ses membres ; le dieu de Delphes les ensevelit à côté du trépied. Quant au coeur, resté intact, Pallas l’emporta et le remit à Zeus qui, après l’avoir absorbé, donna naissance à un second Dionysos, destiné à partager désormais la gloire et la souveraineté de son père. D’après une variante de la légende, Sémélè aurait avalé le coeur de Zagreus, et aurait enfanté ainsi le second Dionysos, le Dionysos thébain. Les Titans furent précipités dans le Tartare, réduits en cendres, et de leurs cendres naquit le genre humain.
  2. Tel est le mythe que l’orphisme, né du culte de Dionysos, s’appropria, lorsque cette secte se constitua autour des mystères et des légendes du dieu. Or, parmi les différentes légendes relatives à Dionysos, celle de Zagreus était celle qui répondait le mieux aux idées essentielles des Orphiques, et c’est pourquoi ils l’adoptèrent, en y rattachant, par une interprétation symbolique et philosophique, toute une doctrine morale. Dionysos fut pour eux l’expression du principe vital ; «il réunit en lui la source éthérée de vie qui lui a été transmise par Zeus son père et la source infernale qui lui vient de sa mère Perséphone». Il règne souverainement sur les Enfers et il est même parfois conçu comme un fils d’Hadès, ou comme un autre Hadès. Mais il partage aussi le trône céleste de Zeus. Il est le dieu premier-né ; avant sa mort comme après sa résurrection, il est associé au pouvoir souverain de son père ; il est le monarque universel, le maître de tous les immortels. Il est l’âme du monde et en assure la perpétuité. Sa lutte contre les Titans, sa mort, sa résurrection expriment les vicissitudes de la vie dans la nature, dans le monde physique et moral. Car il est aussi le principe du bien, tandis que les Titans représentent l’énergie destructrice du mal. C’est pourquoi
    l’homme, né des cendres des Titans qui s’étaient nourris de Dionysos, est un composé du bien et du mal. Il doit expier la peine du crime de ses ancêtres déicides, s’affranchir de ce péché, dégager en lui les bons éléments en se consacrant à Dionysos. Tel est le but de l’initiation orphique.

Problème de l’âme

Elle est enfermée dans le corps, comme l’âme de Dionysos dans celui des Titans. « Salut à toi qui voyages sur la route de droite vers les prairies sacrées et le bois de Perséphone ». Il faut boire l’Eau de Mémoire pour que l’âme se réincarne. Au cours de ses transformations, l’âme se nourrit de ses expériences et entre elles trouve aux Enfers la mortification nécessaire à son épanouissement. Puis elle fusionne dans l’Éther où elle ne fait plus qu’un avec l’esprit divin. Seuls les initiés à l’Orphisme pouvaient prétendre à ce statut définitif. Dignité de l’homme, parcelle de la Divinité. Idée de tache et de chute originelle, de rachat possible et de rédemption, nécessié d’une vie religieuse : les Orphiques étaient tout désignés pour recevoir la prédication et la doctrine chrétienne.

Pythagorisme et orphisme.

Sur Pythagore, il faut lire le livre récent de Pierre Brémaud, Le dossier Pythagore (éditions Ellipses, 2010)

Pythagore, philosophe, chamane et mathématicien, né en 570 (ou 495  ?) av. J-C à Samos et mort vers 510 en Sicile, passe pour un réformateur de l’orphisme. Pythagorisme et Orphisme sont parfois confondus tant leurs convergences sont grandes ; le maître de Pythagore, Phérékidès, avait été une grande figure de l’Orphisme. Pourtant, le pythagorisme pourrait être le pendant « scientifique », ou du moins rationnel, de l’orphisme.

Un tableau peut rendre compte à la fois de leur divergence et de leur ressemblance :

Orphisme Pythagorisme
Une théogonie, concernant la généalogie des dieux
Religion centrée sur la figure féminine de la Terre – chthonienne
Besoin de salut personnel
Aspiration à la pureté, crainte de la souillure
Ascétisme
Poésie cosmogonique et théogonique
Une cosmogonie, premier balbutiement de la science.
Religion centrée sur la figure d’Apollon, ouranien
Souci de l’État et de la société
Souci de morale et d’ordre civil
Discipline sévère, culture morale fondée sur la morale et l’examen de conscience
Recherche mathématique et astronomique
Souci de la purification
Tabous, notamment alimentaires, liés à la théorie de la transmigration des âmes
Importance de la musique
Refus des sacrifices sanglants, et donc des banquets rituels qui les accompagnent – d’où une certaine marginalité
Pratique de l’art divinatoire par les songes