ARISTOPHANE : La Paix (421 avant J-C)

Sommaire

(les références sont données dans la traduction Debidour, Folio classique n° 1789)

Étude du texte

Sparte et Athènes.

Sparte 

La plus importante ville du Péloponnèse, grande rivale d’Athènes, s’est figée vers le début du VIème siècle avant J-C ; son organisation sociale est essentiellement oligarchique, et se divise en trois classes, parfaitement étanches :

  • les citoyens, seuls à posséder une terre (par lots égaux, héréditaires et inaliénables sur le territoire de la cité), et à avoir des droits politiques – moyennant quoi, ils doivent défendre la cité.
  • Les périèques, pouvant posséder des terres à l’extérieur de la cité mais dépourvus de droits politiques à l’intérieur de celle-ci
  • Les hilotes, esclaves.

Les institutions politiques se résument à deux rois (pris chacun dans une des deux grandes familles royales spartiates, les Agiades et les Eurypontides), cinq « éphores » (magistrats) et un conseil aristocratique appelé la « gérousia » (sorte de sénat, comprenant 30 membres à vie).Aujourd’hui, c’est une petite ville, un peu à l’écart des grandes routes touristiques.

Possédant la plus forte infanterie de toute la Grèce, dominée par une idéologie militaire et aristocratique (violemment hostile à la démocratie athénienne), Sparte n’a eu qu’un rôle relativement mineur en politique étrangère : peu efficace contre les Perses, elle n’a pas vu la menace représentée par Philippe, ni plus tard celle des Romains. Sur le plan économique, toute entière tournée vers l’armée, elle a abandonné le commerce et même l’agriculture aux classes inférieures, d’où une stagnation importante. Enfin, elle est restée à l’écart des grands courants économiques et culturels.

Athènes

  • En 594 avant J-C, Solon dote la cité de ses premières lois ; il supprime l’esclavage pour dettes, fait une réforme agraire et une réforme monétaire.
  • En 507, réformes de Clisthènes
  • En 492-490, puis en 484-479, les deux guerres médiques contre les Rois de Perse, le très puissant voisin oriental, menées et remportées par Athènes, font de la cité une puissance incontestable. C’est Athènes, en effet, qui a sauvé la Grèce de l’invasion perse, grâce à la victoire navale de Salamine (480), et lui a permis de reprendre l’offensive.
  • Dans le même temps, Athènes s’est dotée d’institutions démocratiques qui resteront un modèle durant des siècles. Athènes connaît son apogée avec le gouvernement de Périclès (444-428).Athènes est donc un empire maritime, une démocratie ; Sparte un empire continental, et une aristocratie. Les deux cités se jalousent mutuellement.

La guerre du Péloponnèse

  • Une première guerre de 10 ans (432-421) sera marquée par la peste d’Athènes – qui tue Périclès en 429 – et s’achève par une paix censée durer cinquante ans (Paix de Nicias, 421)
  •  L’expédition de Sicile, montée par Alcibiade, disciple de Socrate, se solde par un échec lourd de conséquences (413)
  • La guerre reprend en 413 ; après diverses péripéties, le spartiate Lysandre réorganise la flotte de Sparte, et remporte la victoire d’Aegos-Potamos. Athènes, assiégée, doit livrer sa flotte, démolir les fortifications des Longs Murs, qui menaient de la ville au Pyrée, et accepter la dictature des « trente tyrans » particulièrement sanglante. (405).
  • En 403, Thrasybule restaure la démocratie à Athènes – mais l’hégémonie de cette cité est bien terminée. Celle de Sparte ne durera guère qu’une cinquantaine d’années.  Le prologue, partie de la comédie qui précède l’arrivée du Chœur (parodos), occupe ici les 300 premiers vers. Composé de trimètres iambiques alternés avec des « mélodrames » (parties parlées-chantées) en anapestes, il comprend plusieurs scènes (au sens moderne du terme : pour les Grecs, cette distinction n’avait pas de sens) :

Le prologue

  •  Scène 1, entre deux serviteurs en train de nourrir un bousier géant
  •  Scène 2 : (anapestes, puis trimètre iambique) scène entre Lavendange et le 2ème serviteur
  •  Scène 3 : Lavendange et deux petites filles
  •  Scène 4 : le voyage et l’arrivée chez Hermès ; scène entre Lavendange et Hermès
  •   Scène 5 : dialogue de Guerre et Bagarre (Polémos et Kudaimos), avec des apartés de Lavendange.

Un prologue tout à fait mystérieux et sans rapport immédiat avec le titre de la pièce : deux serviteurs, personnages anonymes que l’on ne reverra plus, se livrent à une besogne aussi répugnante qu’étrange : il s’agit de nourrir un bousier géant (un bousier est un coléoptère qui se nourrit des excréments des herbivores).  La Fontaine s’en souviendra dans L’aigle et l’escarbot. Il s’agit d’une scène parlée, en trimètres iambiques.

Aristophane met d’emblée l’accent sur les jeux de langage (« trône percé », p. 427), la scatologie, l’irrévérence générale : ainsi Zeus est-il désigné ici par « Jupin », hypocoristique familier chez les Romains. (ce qui traduit le grec DioV Skataibatou, « Zeus merdoyant » (néologisme !)) ; à quoi s’ajoute l’irrévérence traditionnelle des esclaves à l’égard de leur maître : « mon patron est atteint de folie… » p. 427

Irrévérence et scatologie évoquent bien évidemment le carnaval, une tradition littéraire qui va d’Aristophane… au poète contemporain Christian Prigent, en passant par Plaute, Rabelais et bien d’autres ; un caractère étudié magistralement par Mikhaïl Bakhtine, à propos de Rabelais.
Mais l’on peut également rapprocher ce caractère carnavalesque de l’origine de la comédie, intimement liée au culte de Dionysos, et aux rites de fécondité.

Autre jeu de langage : l’adresse au public. La traduction ne rend pas vraiment compte des effets sonores en grec, mais l’on repère bien le grossissement progressif des groupes de mots  (« petits enfants, petits messieurs, messieurs… »), jusqu’à la parodie du registre épique avec les « uperhnoreousin toutoiV », qui achèvent l’énumération, mot homérique signifiant « ceux qui sont au-dessus des hommes » : cette grandiloquence annonce le « Buveurs très illustres » de Rabelais.

D’autres caractères apparaissent, que l’on retrouvera dans la suite de la comédie :

  • La satire politique : avec les allusions à Cléon (p. 427)
  • Le jeu avec le public, qui annonce la parabase (p. 427-428)

Le prologue nous présente le personnage principal, Lavendange (Trygée) et annonce le thème (p. 428) et les intentions de Lavendange : aller trouver Zeus – ce qui explique la présence du bousier, seule « monture » capable d’emmener son cavalier à de telles hauteurs.

Mais, alors que le spectateur attend une explication qu’on lui a promise, le Prologue en réalité prolonge l’attente. Il nous montre le personnage principal dans des attitudes étranges, en train d’accuser Zeus et de chercher désespérément un moyen de le rejoindre au ciel, par les procédés les plus saugrenus (petites échelles, bousier). Tout le comique de la scène réside précisément dans ces efforts vus de l’extérieur, et dont nous ne comprenons pas la raison, qui nous sont présentés par conséquent comme des gestes mécaniques de pantin, des lamentations, des efforts irrationnels.

Enfin, le personnage principal, que l’on a entendu mais pas encore vu, nous apparaît comme un paysan têtu, autoritaire, ingénieux et fort en gueule, un personnage haut en couleurs. Tous les ressorts sont donc tendus pour une entrée fracassante de Lavendange, dans un éclat de rire général.

L’arrivée chez les dieux

p. 436-438

Après une volte-face comique d’Hermès, d’abord colérique et grossier comme n’importe quel soudard, puis amadoué par une promesse de « bons morceaux » : l’image des Dieux est très irrévérencieuse, mais ils n’étaient guère plus présentables chez Homère, par exemple !

Nous apprenons ici la première information capitale : les Dieux ont abandonné le soin de la terre, ils sont partis « très haut, très loin », laissant le champ libre à Guerre. On est cette fois à l’opposé de l’Iliade, dans laquelle les Dieux, non seulement se préoccupaient fort de la guerre humaine, mais n’hésitaient pas à intervenir directement dans le combat, pour sauver ou perdre tel ou tel héros, et reproduisaient dans l’Olympe le conflit humain.

On observe également une sorte de « géographie de l’univers » conçue comme un empilement de régions :

  • Tout en bas, la terre (se posera d’ailleurs la question du retour sur terre, lorsque Lavendange aura délivré Paix).
  • Au dessus, le séjour des Dieux : Lavendange y a accédé, après moult tentatives infructueuses, au moyen d’une monture extraordinaire, un bousier géant. La Fontaine se souviendra de cela dans sa fable L’Aigle et l’escarbot (Fables, II, 8) ; ce séjour nous est présenté de la manière la plus triviale : « poêlons, rayons d’étagères, cruchons » : c’est le mobilier normal d’une arrière-cuisine.
  • Enfin, une région inaccessible, « jusqu’au fin-fond de la calotte du ciel », où ils se sont réfugiés, et où ils n’entendent plus rien de ce qui se passe sur terre.

Le sujet de l’action est enfin énoncé par Hermès : les Grecs sont punis pour avoir refusé la paix. (v. 211-219, p.437).

Le cadre de l’action est donc posé : Lavendange pourra agir, puisque les Dieux ont démissionné. C’est lui, simple paysan, qui en somme fera leur travail !

Notons que le langage métaphorique est utilisé de manière très concrète, et de façon théâtrale : Guerre, Paix sont devenues de vrais personnages, dotés d’une histoire, d’un caractère ; Paix a été bel et bien enfermée dans une grotte – ce qui transforme Lavendange en héros chevaleresque délivrant une jeune fille prisonnière : Persée délivrant Andromède… ; comme le bousier (représenté par la méchanè, la grue qui sert à soulever les acteurs dans les scènes où ils volent : voir lexique), le mortier et le pilon ont une existence concrète, visuelle, et un rôle théâtral. Il s’agit aussi d’objets quotidiens, familiers.

Nouvelle intervention du fantastique : après le bousier géant, le mortier et le pilon géants ! Il s’agit de l’ustensile le plus utilisé, de nos jours encore, dans la cuisine, notamment méditerranéenne : bol dans lequel on écrase, par exemple, l’ail de l’aïoli ou le basilic du pistou ! Mais ici, devenu monstrueux, il va servir à écraser les cités grecques, pour en faire « de la bouillie ».

P. 438-443 (vers 233-300) 

Scène bien traditionnelle de la comédie : deux personnages terrifiants (ici Guerre et Bagarre) s’agitent sur la scène, tandis qu’un 3ème personnage, épouvanté, se cache et se livre à des commentaires. Cela confirme la présence de trois acteurs dans la troupe (plus éventuellement, quelques figurants).

Polémos se manifeste d’abord par des hurlements, puis il surgit de manière tonitruante : c’est une sorte de « soldat fanfaron », dont on devine à l’avance que l’astuce du paysan viendra à bout. Mais celui-ci a peur (« Misère de moi ! » Οἰμοι δειλαῖος, terme imité de la tragédie), avec les effets physiques (évidemment comiques) de cette peur : Debidour dit simplement « il se blottit encore davantage, et pour cause », tandis que Van Daele, dans l’édition des Belles Lettres, précise : « il s’accroupit, comme pris soudain, par l’effet de la peur, d’un besoin pressant ») (p. 109).

Suit une technique déjà éprouvée : les cités métaphoriquement écrasées sont ici très concrètement jetées au mortier, et représentées par leur production, toujours comestible : poireaux de Prasies (il s’agit ici d’un calembour sur le nom de la ville), ail de Mégare, miel de l’attique, fromage de Sicile… La guerre devient une métaphore culinaire : aïoli, capilotade (ragoût fait de restes de viande, coupés en très petits morceaux), fondue…

Il faut noter que Guerre renvoie dos à dos les deux camps, dans une stricte symétrie : Prasies, Mégare, Sicile, Attique, le tout scandé par les comiques réflexions de Lavendange : quand il est question de Sparte, il s’en moque.

Scène hautement comique de la servante brutalisée, avec des jeux de mots sur « beigne » et « beignet » « salé », et information très importante : Guerre a bien un mortier, mais pas de pilon ! Cela représente un gain de temps, dans lequel va s’engouffrer Lavendange pour agir ; et cela permet une attaque personnelle, si chère à la comédie ancienne.

Que sont en effet les « pilons », ce qui permet à Guerre d’écraser les cités ? Des hommes, et pas n’importe lesquels : des chefs de guerre. Cléon du côté des Athéniens, qui vient de mourir, et Brasidas, le Spartiate, tous deux tués à Amphipolis en 421.

Guerre doit donc renoncer, momentanément, à broyer la Grèce, le temps de « se fabriquer un nouveau pilon » : cela donne le temps d’agir à Lavendange pour établir une paix durable, en délivrant Paix.

Conclusion

Une image détestable de la Guerre, sous forme d’allégorie : violence absurde, cris, vociférations, rire sardonique (cf. p. 439).

Aucune visée politique : la guerre apparaît comme totalement dénuée de sens (sauf l’intérêt… des marchands d’armes, les « pilons ». En somme, c’est la guerre vue d’en bas, du côté non des historiens ni des dirigeants, mais du peuple. (cf. p. 495-497).

NB : il ne s’agit pas d’une guerre de libération, entre un oppresseur et un opprimé, mais d’une rivalité entre cités : aux yeux d’Aristophane, celles-ci sont donc également coupables !

Aristophane oppose donc l’idéal paysan aux dirigeants des cités. Cf. p. 497 : opposition entre la ville et la campagne, entre les dirigeants bellicistes et le peuple pacifiste. Vision assez idéalisée du peuple, qui oublie la réelle popularité des chefs bellicistes comme Cléon !

La  délivrance de la Paix, p. 454-464 (jusqu’à « c’est l’un des tiens… qu’elles visent »)

Juste avant ce passage, on a d’abord assisté à une entrée tonitruante du chœur, la parodos, extrêmement animée ; puis une intervention d’Hermès, en « gardien du devoir », qui voulait empêcher Lavendange de délivrer la Paix, mais s’est laissé amadouer par l’offrande d’une coupe en or, v. 423-424. (cf. prologue : après la gourmandise, la cupidité : Hermès est l’image même du serviteur de comédie !)

Puis tout le monde s’est mis au travail, sous la direction d’Hermès, promu « chef de chantier ».

V. 458-519 (p. 454-457) :

Une scène comique : efforts démesurés de tout un groupe d’hommes… mais certains tirent au flan ou gênent la manœuvre, ce qui permet des allusions politiques : mauvaise volonté des Béotiens et des Argiens (voir la note p. 455), jeu de mots sur « ceux qui sont dans le bois » : ceux qui sont prisonniers à Sphactérie, et les travailleurs du bois, charpentiers, menuisiers, qui ont intérêt à la paix, par opposition aux artisans du fer, proches des marchands d’armes. Ambiguïté des Mégariens, qui souffrent de la faim, mais avaient refusé de signer le traité de Nicias. Voir les Acharniens, p. 65.

Ce passage est aussi marqué par une très grande diversité de rythme, difficile à rendre en français, mais très sensible en grec : alternance de parties parlées-chantées dites par le chœur, et correspondant aux « hisse » du français :

Chœur : Ô eia
Hermès : Eîa mala
Chœur : Ô eîa
Hermès : Eîa eti mala
Chœur : Ô eîa, ô eîa

Ces parties chantées s’opposent au dialogue, en trimètres iambiques, entre Hermès et Lavendange.

Enfin, très symboliquement, seuls restent les paysans de l’Attique (p. 457), qui parviennent enfin à sortir la Paix de son trou. Double sens : c’est d’Athènes seule que peut venir la paix – si elle renonce à son empire terrestre pour se concentrer sur son empire maritime, cf. v. 506-507 et la note p. 456 : on peut être pacifiste et manifester des sentiments patriotiques ! D’autre part, ce sont les paysans qui feront la paix : cela renvoie à l’opposition déjà notée entre les politiciens de la ville et le peuple de la campagne.

V. 520-600 (p. 457-461) : la délivrance de la paix.

Sur le plan théâtral, on peut supposer qu’apparaît une splendide statue, avec ses deux « dauphines », la déesse des moissons, appelée ici Trésor-d’Eté, et celle des fêtes ; elle se trouvait probablement sur l’eccyclème.

Lyrisme carnavalesque : champ lexical du bonheur, de la joie, mais une joie toujours incarnée dans les fêtes populaires et paysannes : vocabulaire du vigneron (le foudre est un très grand tonneau), évocation de fêtes plus ou moins licencieuses, telles que celles de Dionysos, langage du corps (« il a pété victoire… »)

Utilisation comique du langage militaire : « silence au communiqué ! » Comme on a renversé l’ordre guerrier, on renverse le discours ; les mots de la guerre sont utilisés pour la paix – et c’est bien la seule chose que l’on puisse recycler ! Lavendange refusera plus tard de racheter casques et armures.

Vers 550-581 : bonheur du paysan qui retrouve la paix.

 (Ἑρμῆς)

ἴθι νυν ἄνειπε τοὺς γεωργοὺς ἀπιέναι.                                  550
(Τρυγαῖος)

ἀκούετε λεῴ· τοὺς γεωργοὺς ἀπιέναι

τὰ γεωργικὰ σκεύη λαβόντας εἰς ἀγρὸν

ὡς τάχιστ᾽ ἄνευ δορατίου καὶ ξίφους κἀκοντίου·

ὡς ἅπαντ᾽ ἤδη ᾽στὶ μεστὰ τἀνθάδ᾽ εἰρήνης σαπρᾶς.

ἀλλὰ πᾶς χώρει πρὸς ἔργον εἰς ἀγρὸν παιωνίσας.             555
(Χορός)

ὦ ποθεινὴ τοῖς δικαίοις καὶ γεωργοῖς ἡμέρα,

ἄσμενός σ᾽ ἰδὼν προσειπεῖν βούλομαι τὰς ἀμπέλους,

τάς τε συκᾶς, ἃς ἐγὼ ᾽φύτευον ὢν νεώτερος,

ἀσπάσασθαι θυμὸς ἡμῖν ἐστι πολλοστῷ χρόνῳ.
(Τρυγαῖος)

νῦν μὲν οὖν ὦνδρες προσευξώμεσθα πρῶτον τῇ θεῷ,       560

ἥπερ ἡμῶν τοὺς λόφους ἀφεῖλε καὶ τὰς Γοργόνας·

εἶθ᾽ ὅπως λιταργιοῦμεν οἴκαδ᾽ ἐς τὰ χωρία,

ἐμπολήσαντές τι χρηστὸν εἰς ἀγρὸν ταρίχιον.
(Ἑρμῆς)

ὦ Πόσειδον ὡς καλὸν τὸ στῖφος αὐτῶν φαίνεται

καὶ πυκνὸν καὶ γοργὸν ὥσπερ μᾶζα καὶ πανδαισία.         565
(Τρυγαῖος)

νὴ Δἴ ἡ γὰρ σφῦρα λαμπρὸν ἦν ἄρ᾽ ἐξωπλισμένη,

αἵ τε θρίνακες διαστίλβουσι πρὸς τὸν ἥλιον.

ἦ καλῶς αὐτῶν ἀπαλλάξειεν ἂν μετόρχιον.

ὥστ᾽ ἔγωγ᾽ ἤδη ᾽πιθυμῶ καὐτὸς ἐλθεῖν εἰς ἀγρὸν

καὶ τριαινοῦν τῇ δικέλλῃ διὰ χρόνου τὸ γῄδιον.                 570

ἀλλ᾽ ἀναμνησθέντες ὦνδρες

τῆς διαίτης τῆς παλαιᾶς,

ἣν παρεῖχ᾽ αὕτη ποθ᾽ ἡμῖν,

τῶν τε παλασίων ἐκείνων

τῶν τε σύκων τῶν τε μύρτων,                                                 575

τῆς τρυγός τε τῆς γλυκείας

τῆς ἰωνιᾶς τε τῆς πρὸς

τῷ φρέατι τῶν τ᾽ ἐλαῶν

ὧν ποθοῦμεν,

ἀντὶ τούτων τήνδε νυνὶ                                                            580

τὴν θεὸν προσείπατε.

Vocabulaire :

  • Μεστός, ή, ον :  rempli
  • 554 – Σαπρός, ά, όν : moisi, pourri è εἰρήνη σαπρα : une bonne vieille paix
  • 556 – ποθεινός, ή, όν : désirable
  • ἀσπάζομαι : caresser, saluer
  • 559 – πολλοστῷ χρόνῳ : longtemps après
  • μὲν οὖν : non, mais plutôt…
  • λόφος : aigrette ou panache ; allusion à Pisandre (v. 395 : les aigrettes de Pisandre)
  • Ἡ Γοργῶ, οῦς : Gorgone, figure dessinée au centre du bouclier. Ces deux mots (λόφος et Γοργῶ déjà associés dans les Acharniens (572 et 964)
  • ὅπως + indicatif futur = subjonctif exhortatif (cf. v. 560)
  • λιταργίζω : filer en vitesse ; 2 ex. seulement, tous deux chez Aristophane.
  • 563 – τὸ ταριχίον : petit morceau de salaison, ou poisson salé ; cf. Guêpes 491 ou Acharniens 967 : cité comme nourriture médiocre, mais qu’ils doivent acheter à la ville, donc sortant un peu de l’ordinaire pour eux.
  • τὸ στῖφος, ους : masse compacte, troupe
  • πυκνός, ή, όν : dru, serré (voc. militaire)
  • 565 – γοργός, ή, όν : impétueux, ardent ; le mot évoque évidemment Γοργῶ
  • ἡ μᾶζα, ης : galette (cf. Hésiode, Travaux, 590)
  • πανδαισία, ας : repas complet où tout abonde, où les invités n’apportent pas leur nourriture, où ne manque personne (très rare) – la Paix est symbolisée par des aliments.
  • ἡ σφῦρα, ας : houe (cf. Hésiode, Travaux, 423)
  • 566 – ἦν : imparfait, mais qu’il faut traduire par un présent (cf. διαστίλβουσι, v. 567) : « Ah ! je m’en aperçois… »
  • ἐξοπλίζω : tenir fin prêt
  • ἡ θρίναξ, ακος : fourche
  • διαστίλβω : briller à travers
  • 568 – καλῶς ἀπαλλάττω : s’en trouver bien (changer de situation en bien), se tirer d’affaire ; on attendrait ἀπό ou ἐκ + génitif ; ici génitif seul : cas absolument isolé.
  • τὸ μετόρχιον : « échant » : terme rural désignant un intervalle entre deux rangs de vigne, qu’on ensemence et que l’on plante.
  • τριαινόω-ῶ : bêcher avec une fourche
  • 570 – ἡ δίκελλα, ης : hoyau à deux pointes
  • τὸ γῄδιον : « petit domaine » ; ton plus affectif que misérabiliste, lien affectif unissant le paysan à sa terre.
  • τὸ παλάσιον = τὸ παλάθιον : diminutif de ἡ παλάθη, ης : gâteau de fruits secs (noix, figues…) pressés et alignés les uns contre les autres. « mendiant » ? S’oppose à σύκος : figue fraîche
  • 576 – ἡ τρύξ, τρυγός : vin doux
  • ἡ ἰωνιά, ᾶς : parterre de violettes (τὸ ἴον : la violette)

Traduction de Henry Debidour (p. 459-461) :

HERMÈS

Allons maintenant, fais signification aux paysans d’avoir à partir.

LAVENDANGE

Silence au communiqué! Pour les cultivateurs, départ, munis de leurs outils de culture, vers leurs champs, immédiatement et sans délai… ni lance, ni épée, ni javelot. Tout ici est déjà saturé d’un arôme de paix suavement macérée. Allons, que chacun s’en aille au travail des champs, après un cantique solennel !

LE CORYPHÉE

Aurore à laquelle ont tant aspiré
tous les braves gens et les paysans,
j’ai tant d’allégresse à te voir levée !
Je veux à présent saluer mes vignes !
Et mes chers figuiers, comme j’ai envie
— eux que je plantais en mes jeunes ans —
de les embrasser, après si longtemps !

LAVENDANGE

Mais d’abord, les gars, il faut rendre grâces
à notre déesse : elle a balayé
de devant nos yeux plumets, écussons !
Après quoi, voyons à filer aux champs,
non sans acheter bonnes charcutailles
à porter chez nous, chacun dans sa ferme !

HERMÈS

Bon dieu ! c’est beau à voir ce bloc qu’ils font, compact comme une galette, émoustillé comme une bombance !

LAVENDANGE

Morbleu, comme ça reluisait donc, une pioche bien astiquée ! Et les hoyaux qui brillent de toutes leurs dents sous le soleil ! Une raie de vigne peut avoir beau visage en sortant de recevoir leurs soins ! Ah ! moi aussi maintenant je grille de m’en aller aux champs retourner mon lopin à grands coups de houe — depuis le temps !

Oui ! souvenez-vous, les gars,
La belle vie qu’on menait
grâce à Elle, dans le temps !
vous savez, les pains de fruits,
les figues fraîches, les myrtes,
le jus sucré de nos treilles,
et le coin des violettes,
près du puits, et les olives !

Commentaire :

A ce moment de la pièce, l’action est terminée : la Paix est sortie de son trou. C’est donc un passage partiellement lyrique qui chante la paix. Il y a d’autres hymnes à la Paix dans cette pièce, mais c’est le premier à avoir une tonalité « alimentaire ». Le chœur se prépare à partir ; mais dans l’économie de la comédie grecque, ce n’est pas possible : il faut donc trouver un prétexte pour qu’il reste.

V. 601-656 : le discours d’Hermès.

On peut parler pour cette  partie d’un « quasi demi-agôn » : un agôn complet supposerait que quelqu’un réponde à Hermès, mais ici, seul représentant des Dieux, il fait seul la leçon aux hommes. Le mètre est ici trochaïque, ce qui ne se voit pas dans la traduction, mais devait indiquer aux auditeurs une rupture par rapport au rythme iambique du dialogue ordinaire. [rythme trochaïque : longue-brève ; rythme iambique : brève-longue].

Les origines de la guerre : une anecdote sans fondement, déjà citée dans les Acharniens : les politiciens, Périclès entre autres, auraient déclenché la guerre pour éviter des ennuis judiciaires ! Phidias, protégé de Périclés, fut le plus grand architecte et sculpteur d’Athènes ; auteur de nombreuses statues, notamment l’Athéna chryséléphantine à laquelle il est fait allusion (perdue aujourd’hui), il fut l’architecte du Parthénon. Tout en attaquant, dans la veine satirique, des personnages pour qui il n’a guère de sympathie, Aristophane réduit l’origine de la guerre à une simple manipulation politicienne. Et la guerre se répand comme un fléau : même les objets s’en mêlent !

Seconde origine : la trahison des cités vassales… et l’on voit à nouveau l’opposition entre les dirigeants et les paysans : « ce qui était profit pour ces gens-là, ce fut désastre pour leurs paysans » ; réactions comiques de Lavendange et du coryphée : ils approuvent la loi du talion, puisqu’ils ont été eux-mêmes victimes !

Et le texte s’achève sur une attaque contre Cléon, « le marchand de cuir ».

Aristophane se présente donc comme un défenseur du peuple, et des alliés d’Athènes, contre ceux qui manipulent le peuple et confisquent la démocratie. La guerre n’a pas d’origine juste, elle n’est pas décidée par le peuple, qui d’ailleurs la subit et en souffre.

4. LA 1ère PARABASE ou LES ANAPESTES, v. 729-818 (p. 469-473)

Partie très attendue de la comédie ancienne, la parabase est le moment où le chœur abandonne son rôle et s’adresse directement aux spectateurs. Ici cette première parabase est incomplète, puisque la partie chantée ne contient qu’une ode et une antode, non interrompues par une épirrhème (voir lexique) et une antépirrhème comme c’est traditionnellement le cas. Cette absence s’explique par la présence d’une seconde parabase, qui elle les possède toutes les quatre, v. 1127-1190 (p. 495-498).

Juste avant la parabase, la didascalie de Debidour (elles ne sont pas d’Aristophane !) nous dit que « Lavendange disparaît avec ses compagnes, guidé par Hermès » : le Dieu est bien ici dans son rôle de guide, de « psychopompe » ; il emmène probablement Lavendange et la statue de la paix, ainsi que ses deux compagnes, dans la coulisse. Ainsi, le voyage vers la terre se déroule hors champ, et quand Lavendange réapparaît après la parabase (p. 473) il est revenu chez lui ! Cet escamotage est une astuce de mise en scène : un 2ème voyage dans les airs sur le bousier n’aurait pas eu la même force comique… de plus, cette fois, il fallait ramener la Paix, Trésor d’Eté et Festivité : la grue n’aurait sans doute pas pu transporter tant de monde à la fois !

LES ANAPESTES :

On remarque encore une fois la désinvolture avec laquelle la comédie se joue de la vraisemblance et de l’illusion théâtrale : la parabase commence par un discours métathéâtral : le chœur se débarrasse de son « attirail », c’est à dire ses pelles, cordes… et autres outils qui lui ont servi à délivrer la paix :

Et nous pendant ce temps, passons l’attirail aux accessoiristes qu’ils le mettent à l’abri : les scènes, il n’y a pas d’endroit qui soit plus familier à un tas de voleurs pour y exercer leurs talents et faire leurs mauvais coups. Allons, montez la garde, bravement !

Puis, traditionnellement, le chœur se livre à l’éloge de l’auteur… non sans avoir débuté par une belle prétérition :

Il mériterait bien que les gens du service d’ordre lui donnent sur les doigts, le poète comique qui viendrait prononcer son propre panégyrique au bord de la scène, face au public, dans l’intermède… » (p.469)

… et c’est pourtant exactement ce qu’il fait, ou charge le chœur de faire, d’abord à la 3ème personne, puis à la première : le chœur devient littéralement le porte parole d’Aristophane. De quoi peut-on le féliciter ? d’abord d’avoir, dit-il, épuré le théâtre comique de recettes grossières et trop faciles – dont lui-même pourtant use largement. Mais surtout d’avoir donné à son théâtre une dimension politique, en s’attaquant aux puissants, occasion une fois encore d’attaquer Cléon.

Suit un passage à la première personne : Aristophane se pose en héros pourchasseur de monstres… mais ici un monstre grotesque : « œillades putassières », « puanteur d’un phoque », « couillons crasseux et cul d’un chameau » : on retrouve l’insistance sur le « bas corporel » cher à Mikhaïl Bakhtine (voir bibliographie) ; ce que combat Aristophane, c’est un monstre de carnaval ; il n’est lui-même qu’un Héraclès comique. « Pour vous et pour ceux d’outre-mer » : il est évidemment fait allusion ici à l’empire maritime d’Athènes… mais aussi à ce qu’on a pu appeler le panhellénisme d’Aristophane : il faut que la Grèce toute entière s’unisse pour faire la paix ! Un panhellénisme que l’on trouvait déjà dans la scène de la délivrance de la Paix : le chœur n’est pas ici fait seulement d’Athéniens…

Les Anapestes s’achèvent par un pnigos : un vers démesurément long, que le coryphée (ou l’acteur) devait prononcer dans respirer, jusqu’à l’étouffement ! L’effet comique était irrésistible, et très attendu. Allusion au « chauve » : Aristophane l’était. Songeons de plus que la calvitie était considérée comme un signe… de grande activité sexuelle ! Les chauves qu’Aristophane veut associer à sa victoire sont l’équivalent des « francs beuveurs » convoqués par Rabelais.

Ode et antode

Il s’agit de deux parties chantées (d’où le nom d’ « ode », ᾠδή signifiant le chant en grec) rigoureusement symétriques. Toutes deux commencent par des citations du poète lyrique Stésichore de la fin du VIIème siècle : poème d’un lyrisme gracieux et idyllique, auquel fait suite brutalement le ton sarcastique d’Aristophane lui-même : attaque en règle contre le poète tragique Carcinos (qu’il n’appréciait guère plus qu’Euripide), dont le nom signifie « crabe », et ses fils, également poètes tragiques ; quant à Morsimos et Mélanthios, c’étaient également des auteurs de tragédie.

Conclusion

La première parabase joue donc ici son rôle : il s’agit de resserrer les liens entre le public et l’auteur, d’établir une connivence : adresse directe et abandon des conventions théâtrales – on pense même que les choreutes pouvaient enlever leur masque – attaques personnelles dans ce qui ressemble à un spectacle de chansonniers, allusions à l’actualité… Pourtant, dans ce passage, aucune allusion à la « mission » que s’est donnée Aristophane : établir la paix. Peut-être parce que le contexte politique – mort de Cléon et de Brasidas, négociations pour la paix de Nicias – rendaient cette mission moins dramatiquement urgente qu’à l’époque des Acharniens ?

La célébration de la Paix, p. 495-498 : 2ème parabase

Il s’agit ici de la deuxième parabase, qui ne contient jamais d’anapestes. Celle-ci est donc complète, avec ode, épirrhème, antode et antépirrhème. Elle ne contient pas non plus d’éléments satiriques, contrairement à la première, ni d’adresse directe aux spectateurs. Cette seconde parabase ressemble donc davantage à un stasimon de tragédie.

On trouve ici un double tableau de la guerre (v. 1127-29 et antépirrhème) qui entre en contraste avec un tableau de la paix et de la vie paysanne :

L’image de la guerre 

Le premier tableau ne contient que trois vers :

« Quelle joie ! Ô quelle joie
d’être délivré du casque
du fromage et des oignons ! »
ἥδομαί γ᾽ ἥδομαι
κράνους ἀπηλλαγμένος
τυροῦ τε καὶ κρομμύων.

La vie du soldat se résume en contraintes quotidiennes : casque lourd à porter et symbolisant à lui seul l’uniforme et les combats, et rations frugales et répétitives. C’est l’image intemporelle du soldat en campagne, que l’on retrouve jusque dans les écrits de soldats en 1914-18 : le « barda », toujours trop lourd, et la nourriture, toujours misérable.

Le second tableau se situe dans l’antépirrhème (v. 1172-1190) : c’est une partie parlée, en tétramètres trochaïques, dans lequel on retrouve des éléments là encore traditionnels de la satire antimilitariste : la satire du chef haï, le taxiarque, officier subalterne (Debidour traduit par « chef d’escadron ») : uniforme rutilant, monture extraordinaire (et enviée du fantassin…), et pour finir, ce n’est qu’un peureux qui conchie sa belle cape, comme chez Rabelais, et détale à toute allure !

Par opposition, on peut trouver chez Céline (Voyage au bout de la nuit) la description d’un chef encore plus dangereux et haïssable, le « fou de guerre » qui a perdu toute humanité.

Autre motif, qui évoque plutôt Candide : la « liste », le tirage au sort, toujours injuste, et le portrait très humain du pauvre homme que le sort a désigné sans lui laisser le temps de s’organiser ni de trouver des provisions. Nous avons là une critique de la guerre vue du côté de ses victimes, les soldats du rang, transformés en bétail humain, et qui expriment ici, humblement, leurs souffrances. Ce soldat effaré est le frère d’armes de Bardamu (Céline, Voyage au bout de la nuit), et des « biffins » (on appelait ainsi les fantassins, les « sans-grade ») décrits par Barbusse dans Le Feu, ou, côté allemand, par Erich-Maria Remarque dans A l’Ouest rien de nouveau.

On notera cependant que le combat lui-même n’est jamais évoqué, ni la mort, ni les blessures qu’il entraîne : peut-être parce qu’on ne peut évoquer cela dans le cadre d’une comédie et que ces souffrances si proches ne seraient pas de nature à faire rire les spectateurs !

L’image de la paix

La paix, pour Lavendange, c’est d’abord la vie civile, et plus précisément la vie paysanne : le tableau de la guerre se termine par une pique envers les gens de la ville « qui n’en font pas tant, ces grands déserteurs devant l’Eternel » ! Eternelle récrimination du soldat paysan, ou ouvrier, qui a toujours l’impression que sa propre catégorie sociale est tout spécialement sacrifiée, et que toutes les autres sont « planquées » : là encore, Aristophane semble annoncer l’un des thèmes récurrents de la guerre de 1914-1918. Il est parfaitement exact, d’ailleurs, que les paysans ont fourni le gros des bataillons – et partant, des victimes – dans toutes les guerres classiques.

(Χορός : ode)

ἥδομαί γ᾽ ἥδομαι

κράνους ἀπηλλαγμένος

τυροῦ τε καὶ κρομμύων.

οὐ γὰρ φιληδῶ μάχαις,                                                                 1130

ἀλλὰ πρὸς πῦρ διέλκων

μετ᾽ ἀνδρῶν ἑταίρων φίλων,

ἐκκέας τῶν ξύλων ἅττ᾽ ἂν ᾖ

δανότατα τοῦ θέρους

ἐκπεπρισμένα,                                                                                1135

κἀνθρακίζων τοὐρεβίνθου

τήν τε φηγὸν ἐμπυρεύων,

χἄμα τὴν Θρᾷτταν κυνῶν

τῆς γυναικὸς λουμένης.
(Χορός : épirrhème)

οὐ γὰρ ἔσθ᾽ ἥδιον ἢ τυχεῖν μὲν ἤδη ᾽σπαρμένα,                    1140

τὸν θεὸν δ᾽ ἐπιψακάζειν, καὶ τιν᾽ εἰπεῖν γείτονα,

« εἰπέ μοι τί τηνικαῦτα δρῶμεν ὦ Κωμαρχίδη ; »

«Ἐμπιεῖν ἔμοιγ᾽ ἀρέσκει τοῦ θεοῦ δρῶντος καλῶς.

Ἀλλὰ φαῦσον τῶν φασήλων ὦ γύναι τρεῖς χοίνικας,

τῶν τε πυρῶν μεῖξον αὐτοῖς, τῶν τε σύκων ἔξελε,                1145

τόν τε Μανῆν ἡ Σύρα βωστρησάτω κ᾽ τοῦ χωρίου.

οὐ γὰρ οἷόν τ᾽ ἐστὶ πάντως οἰναρίζειν τήμερον

οὐδὲ τυντλάζειν, ἐπειδὴ παρδακὸν τὸ χωρίον.

κἀξ ἐμοῦ δ᾽ ἐνεγκάτω τις τὴν κίχλην καὶ τὼ σπίνω·

ἦν δὲ καὶ πυός τις ἔνδον καὶ λαγῷα τέτταρα,                         1150

εἴ τι μὴ ᾽ξήνεγκεν αὐτῶν ἡ γαλῆ τῆς ἑσπέρας·

ἐψόφει γοῦν ἔνδον οὐκ οἶδ᾽ ἅττα κἀκυδοιδόπα·

ὧν ἔνεγκ᾽ ὦ παῖ τρἴ ἡμῖν, ἓν δὲ δοῦναι τῷ πατρί·

μυρρίνας τ᾽ αἴτησον ἐξ Αἰσχινάδου τῶν καρπίμων·

χἄμα τῆς αὐτῆς ὁδοῦ Χαρινάδην τις βωσάτω,                        1155
(Χορός : antode)

ὡς ἂν ἐμπίῃ μεθ᾽ ἡμῶν,

εὖ ποιοῦντος κὠφελοῦντος

τοῦ θεοῦ τἀρώματα. »
(Χορός)

ἡνίκ᾽ ἂν δ᾽ ἀχέτας

ᾄδῃ τὸν ἡδὺν νόμον,                                                                      1160

διασκοπῶν ἥδομαι

τὰς Λημυνίας ἀμπέλους,

εἰ πεπαίνουσιν ἤ-

δη (τὸ γὰρ φῖτυ πρῷον φύσει ),

τόν τε φήληχ᾽ ὁρῶν οἰδάνοντ᾽·                                                    1165

εἶθ᾽ ὁπόταν ᾖ πέπων,

ἐσθίω κἀπέχω

χἄμα φήμ᾽, « ὧραι φίλαι »· καὶ

τοῦ θύμου τρίβων κυκῶμαι·

κᾆτα γίγνομαι παχὺς                                                                     1170

τηνικαῦτα τοῦ θέρους.

Vocabulaire :

  • 1128 – Τὸ κράνος, ους : casque
  • ὁ τυρός, οῦ : fromage
  • τὸ κρόμμυον, ου : l’oignon ; casque, fromage, oignons : la tenue et les provisions du soldat en campagne
  • ἐκκέας < ἐκκαίω : brûler, détruire
  • δανός, ή, όν : bon à brûler, sec
  • 1134 – τὸ θέρος, ους : l’été
  • ἐκπρεμνίζω : arracher
  • ἀνθρακίζω : faire griller sur le charbon
  • ὁ ἐρέβινθος : pois chiche
  • ἡ φηγός, οῦς : chêne à glands comestibles è les glands eux-mêmes
  • 1138 – κυνέω-ῶ : embrasser
  • ἐπιψακάζω [ὁ θεός] : il tombe une pluie fine
  • 1144 – Ἀλλὰ φαῦσον : texte altéré = ἀλλ’ἀφαῦσον < ἀφαύω « dessécher » ? ou  ἀλλ’ἄφευε < ἀφεύω : « faire flamber » ?
  • ὁ φάσηλος : fésole, haricot de forme allongée
  • Ὁ πυρός, οῦ : blé, froment. Ne pas confondre avec τὸ πῦρ, πυρός : le feu
  • 1146 – βωστρέω-ῶ : appeler à grands cris
  • οἰναρίζω : ébourgeonner la vigne
  • 1148 – τυντλάζω : travailler dans la boue
  • παρδκακός, ή, όν : humide, mouillé
  • ἡ κίχλη, ης : la grive
  • τὀ σπῖνος, ου : pinson ou serin (mets délicat pour les Grecs ; cf. chez nous les ortolans)
  • 1150 – ὁ πῦος, ου : lait ou petit lait, premier lait d’une vache qui vient de vêler.
  • ψοφέω-ῶ : faire du bruit
  • κυδοιδοπάω-ῶ : faire du tapage
  • 1154 – ἡ μυρρίνη, ης : branche de myrte, tenue à la main pour chanter les scolies
  • καρπιμος : qui porte des fruits
  • 1158 – τὸ ἄρωμα,= ἄρομα : champ
  • ἀχέτας = ἠχέτης : l’insecte sonore = la cigale
  • τὸ φῖτυ = φίτυμα, ματος : rejeton
  • φηληξ, ηκος : figue qui paraît mûre, sans l’être
  • οἰδάνω : se gonfler
  • πέπων : cuit par le soleil, mûr
  • 1169 – κυκάομαι-ῶμαι : se faire un breuvage composé (un cocktail !) ou une infusion.

Le tableau que dresse Lavendange de la vie paysanne n’est pas sans évoquer les Travaux et les Jours d’Hésiode. On y retrouve le même calendrier :

  • Les semailles en hiver
  • Le printemps, après les semailles : période de vacance où il n’y a rien à faire, jusqu’au « chant des cigales », en été ;
  • La moisson à la fin de l’été et au début de l’automne
  • Les vendanges en automne

Mais alors qu’Hésiode insistait sur les « travaux », Aristophane s’intéresse surtout aux loisirs qui s’intercalent entre les travaux : la vie paysanne apparaît ainsi comme un immense loisir, tout entier occupé à faire ripaille, en plein pays de cocagne, loisir où émerge, de loin en loin, quelque tâche… Seuls travaillent les esclaves… et « o théos », le dieu ! La vie paysanne est donc idéalisée : on oublie les hivers où l’on se débat pour survivre, les travaux continuels et harassants ; le paysan, après dix ans de guerre, imagine sa vie civile sous des couleurs idylliques.

Dans cette image de la vie paysanne, ce qui importe par dessus tout, c’est le plaisir des sens : plaisir de manger, d’abord : le soldat de retour chez lui, écœuré « du fromage et des oignons » se régale de « pois chiches rôtis », de faines (c’est à dire de glands de hêtres), de gesses (sortes de pois), de figues sèches : amuse-gueules destinés à permettre d’écluser quelques bouteilles, et qui ont à peu près la fonction de nos gâteaux apéritifs ; la nourriture proprement dite ? grives, pinsons (les Grecs mangeaient beaucoup de petits oiseaux), quartiers de lièvre, baies de myrte, ail sauvage… : nourriture bien frugale, en vérité !

Mais l’important est moins de manger que de boire : un peu de lait, certes, mais surtout beaucoup de vin, qu’en bon vigneron Lavendange connaît et apprécie.

Enfin, le plaisir sexuel n’est pas oublié, dans une ambiance de fabliau : le bon paysan profite de ce que sa femme (aussi redoutable qu’un chef d’escadron ?) ait le dos tourné pour lutiner la jeune servante…

La paix, c’est donc le triomphe des paysans, et de leurs plaisirs populaires ; c’est le triomphe de la campagne sur la ville, et du fabliau sur l’épopée.

La pièce se termine, après cette 2ème parabase, par le mariage de Lavendange et de Trésor-d’Eté : ce qui permet une exodos (sortie du chœur joyeuse et bruyante), et dans une sorte de hiérogamie, d’unir Lavendange, représentant du peuple grec entier, et la paix.


Études synthétiques

Lavendange, un anti-héros ? ou le triomphe de Thersite dans une anti-épopée ou anti-tragédie

Il faut avant tout se souvenir de ce que sont les héros, qu’il s’agisse de la tragédie ou de l’épopée. Rappelons néanmoins certaines caractéristiques :

  •  Le héros homérique n’aime pas particulièrement le combat, ni ne souhaite la mort, mais il y trouve non seulement sa raison de vivre, mais la seule justification de son existence. Il est né pour affronter la mort et le danger (et c’est justement cette capacité à mettre en jeu sa propre vie qui fait de lui un héros, un « maître » pour reprendre le terme de Hegel).
  • Enfin, le héros est d’origine divine, ou au moins noble. Un héros issu du peuple est une contradiction dans les termes aux yeux des Grecs.
  • Il est vieux, et se retrouve même (p. 476) dans la position éminemment comique, donc anti-héroïque, du « vieux jeune marié » :

 

Le Chœur : « On t’enviera, l’ancien, quand frotté, pommadé, tu seras de nouveau jeune homme ! »
  • Loin d’être un roi ni un demi-dieu, c’est un homme du peuple, un vigneron, dont les préoccupations sont celles d’un homme de la terre : images du quotidien, du métier…
  • Enfin, même s’il ne manque pas d’un certain courage (il en faut pour aller affronter Zeus, sur une monture aussi improbable !), sa technique à lui, c’est la ruse, dont il fait preuve notamment face à Hermès. Lavendange est donc un anti-Ulysse : Ulysse était un héros malgré sa ruse, Lavendange l’est grâce à elle.

Lavendange est donc un anti-héros. Mais la comédie se présente également comme une anti-épopée (ou une anti-tragédie)

Si l’on peut parler d’anti-tragédie, c’est par référence à une tragédie perdue d’Euripide, Bellérophon, qu’Aristophane s’amuse à parodier. Rappelons brièvement l’histoire de celui-ci : après avoir accompli maints exploits sur son cheval ailé Pégase, et avoir notamment tué la Chimère, Bellérophon, pris d’un fol orgueil, voulut monter jusqu’à Zeus sur sa monture ; Mais Zeus le précipita à terre et le tua.

Or la première scène met précisément en place une scène de ce genre : Lavendange veut aller chez les Dieux, sur une monture ailée ! Et très explicitement, celle-ci est désignée comme un pégase… d’un genre particulier :  » ô race ailée de Pégase ! » (v. 76)

Tel un héros, Lavendange va donc demander des comptes à Zeus – mais celui-ci est absent ; il doit affronter plusieurs adversaires :

  • Hermès – mais il le circonvient par la ruse ;
  • Guerre et Tumulte – mais il se contente de les observer en tremblant, et d’attendre leur sortie ;
  • Les éléments naturels, en l’occurrence les pierres qui obstruent la grotte où se trouve enfermée Paix – mais il dirige les travaux sans trop se salir les mains lui-même !

Vainqueur facile, il n’a plus alors qu’à ramener triomphalement Paix sur la terre, et à épouser Trésor-d’Eté, ce qui ressemble à la parodie des trophées, en particulier des captives qui étaient l’apanage des héros : on sait que c’est pour une captive confisquée qu’Achille se mit en colère…

Le triomphe de Thersite ?

On se souvient que dans l’Iliade, (II, v. 211-277) survenait un événement étrange, et sans autre exemple dans l’épopée : le surgissement de la parole populaire, en la personne de Thersite, fatigué de faire la guerre sans en tirer le moindre profit, et dans des conflits qui ne le concernaient pas. Bien sûr Ulysse faisait promptement taire cet importun, et les Grecs ne l’écoutaient pas. Mais on peut penser qu’après le Justinet des Acharniens, Lavendange représente un Thersite, qui non seulement ne se laisse pas impressionner, fût-ce par les dieux eux-mêmes, mais réussit là où Thersite avait échoué. Non seulement, pour le plus grand plaisir des spectateurs, il règle leur compte à tous les grands de ce monde, mais il parvient à leur imposer la paix !

Les images de la guerre et de la paix

L’une des caractéristiques majeures de l’œuvre d’Aristophane est son caractère concret : les idées s’y incarnent en trouvailles théâtrales (Les Nuées, où les idées « fumeuses » des philosophes constituent le chœur) ou en personnages : nous allons voir successivement comment la guerre, puis la paix, sont incarnées dans cette pièce.

La guerre.

La guerre nous est d’abord présentée comme une sorte de monstre gardien de la prisonnière Paix. (voir texte 2). Avant même d’apparaître sur scène, elle est décrite par Hermès, puis se manifeste par des cris horribles, avant d’apparaître enfin. Il faut noter une nécessaire distorsion entre le texte grec et le texte français : en grec Polémos est de sexe masculin, tout comme Kudoinos (Tumulte) : il apparaît donc comme un « maître » violent, sorte de cuisinier monstrueux jetant des villes, ou plutôt les ingrédients qui les symbolisent, dans un gigantesque mortier, et rudoyant son esclave, qui incarne le « servus currens » (l’esclave qui court partout), type comique récurrent de la comédie grecque et romaine. En français le maître est devenu une effroyable mégère, ce qui renforce à la fois l’effet comique et le malaise !

Quant à son action, elle consiste en une épouvantable cuisine – ce qui permet à la fois de donner une forme triviale, donc comique, aux destructions de cités, et de se livrer à l’invention verbale : Mégare sera donc « trituraïolisée » (triturée et réduite en aïoli), ce qui rend à peu près le jeu sonore du grec « καταμεμυττώμενα », la sicile deviendra « une fondue » après avoir été « rapée »… Debidour s’amuse même à ajouter un jeu de mots entre le « beignet » et la « beigne » que prend la malheureuse servante ! (p. 440)

Ιl est à noter que ce terrible personnage rentre en coulisse dès la page 443, et n’en sortira plus : l’obstacle est levé dès que les « pilons » qui lui permettaient d’agir, les bellicistes athénien (Cléon) et spartiate (Brasidas) ont disparu. La guerre n’aurait-elle pas d’autre cause que la présence de mauvais chefs ?

Enfin, la guerre est aussi présente dans les discours des personnages ,là encore de manière concrète, et nous en avons dit un mot (cf. texte 5).

Il faut donc noter qu’Aristophane donne de la guerre une image globale : il n’y a pas à ses yeux de guerre juste, et il ne fait aucune différence entre l’agresseur et l’agressé – la réalité de la guerre du Péloponnèse, durant laquelle chaque cité fut tour à tour l’un et l’autre, peut d’ailleurs expliquer cette vision. Il ne s’intéresse guère non plus à ses causes : intérêt futile de quelque politicien véreux, intérêts égoïstes des uns et des autres… cf. p. 457 :

Quand ceux de Laconie avaient un petit avantage, ils disaient comme ça : « ah ! Spartebleu! vous allez payer, sales Atticots ! » Et vous autres athéniens, si après un succès de vos partisans sur les Spartisants, ceux-ci venaient avec des offres de paix, vous disiez tout de suite de votre côté : « C’est un piège, sainte Mère d’Athènes ! – Certes grand dieu ! Il ne faut rien écouter : ils repasseront, pourvu qu’on ne lâche pas Pylos ! »

Quant aux victimes, elles sont toujours les mêmes : paysans contraints de se réfugier derrière les Longs-Murs, et d’assister impuissants au saccage de leurs terres, peuple des cités broyés dans le mortier de la guerre, simples soldats soumis à la discipline militaire et aux souffrances des privations et des combats…

Aristophane n’a donc ni un point de vue d’historien ni de philosophe :c’est simplement le point de vue de son héros Lavendange, le point de vue « d’en bas », celui du peuple, surtout paysan, à qui les tenants et les aboutissants de la politique étrangère sont indifférents. On ne peut que faire le rapprochement avec, plusieurs siècles plus tard, l’article « Guerre » du Dictionnaire philosophique de Voltaire : là aussi des provinces et des peuples sont engagés dans des conflits qui ne les concernent pas.

La Paix

La paix, à l’instar de la guerre, apparaît elle aussi de deux manières : sous la forme d’une allégorie, puis à travers ce que les personnages disent d’elle.

Elle est tout d’abord celle dont on parle et qu’on ne voit pas, préfiguration de la fameuse Arlésienne. Captive enfermée dans une grotte, et destinée à être délivrée, Paix (et non « la Paix » ; c’est le nom d’une déesse) rappelle bien des héroïnes mythologiques, en particulier Andromède délivrée par Persée… ce qui renforce l’aspect bouffonnement héroïque de son libérateur. (cf. ci-dessus, Lavendange anti-héros)

Puis, au terme d’un long labeur, Paix apparaît enfin, pour l’éblouissement du spectateur, comme une reine de beauté entourée de ses deux dauphines, Festivité et Trésor-d’Eté. Il s’agit probablement d’une statue majestueuse, qui n’est pas sans évoquer la statue chryséléphantine d’Athéna conçue par Phidias, et qui, pour comble, aurait été à l’origine de la guerre si l’on en croit une anecdote colportée par les Acharniens.

Paix nous est présentée comme une déesse, dont Lavendange instituera le culte à Athènes et dans toute la Grèce. Elle symbolise à elle seule tous les plaisirs de l’existence civile :

Elle, c’est parfum de trésors d’été, de bel-accueil, de festivals, de flûtiaux, de récitants tragiques, de strophes de Sophocle, de grives[…], de lierre, de moût de raisin, de brebillettes bêlantes, de seins de femmes quand elles s’égaillent en courses champêtres, de servantes éméchées, de litron culbuté, et tant d’autres bonnes choses !

Paix est donc à elle seule déesse dionysiaque – son culte évoque les théories des Bacchantes – et déesse de la fécondité.

Présente sur scène durant toute la fin de la pièce, la statue de la Paix se voit même attribuer un rôle actif dans le dialogue, Hermès servant de truchement (p. 465-467) : elle demande des nouvelles de la cité quittée depuis si longtemps, et manifeste son mécontentement devant des choix qu’elle n’approuve pas, ce qui permet à Aristophane de se livrer à de nouvelles attaques personnelles pour la plus grande joie du public.

Enfin, la paix se trouve représentée, comme la guerre, dans les paroles des personnages. Nous ne reviendrons pas ici  sur une analyse déjà présentée : cf. texte 5, le tableau de la paix.

Comme la guerre, la paix est donc représentée de manière globale. Aristophane ne raisonne pas en politique, mais en homme du peuple, pour qui la paix représente simplement la vie civile et la prospérité. Il n’est donc nullement question ici des conditions de la paix, et encore moins d’une paix juste : la paix est ou n’est pas, c’est tout.

Une leçon politique ?

Nous avons vu ci-dessus qu’Aristophane nous proposait une vision globale de la guerre et de la paix : il y a « la » guerre comme il y a « la » paix, sans que jamais la question des conditions de l’une ou de l’autre soit abordée.

Pourquoi la guerre, pourquoi la paix ?

L’analyse que nous propose Aristophane est fort simple, et même simpliste, et n’est pas sans évoquer, là encore, celle de certains pacifistes dans les années 1914-1918 : la guerre est provoquée par les politiciens véreux voulant protéger leurs amis compromis en faisant diversion, et les intérêts financiers, notamment de ceux qu’on appellera plus tard les « marchands de canons » (fabricants de casques et d’armes… trafiquants de toutes sortes…) sans compter ce que l’on n’appelle pas encore l’impérialisme athénien, entre autres. Ajoutons à cela les prophéties bellicistes des devins – voir le personnage de Sacripant – qui manipulent l’opinion, et ce cocktail produit inévitablement la guerre.

À l’inverse, il suffit que disparaissent des dirigeants fauteurs de guerre (les « pilons » Cléon et Brasidas), et que le peuple impose silence aux fabricants d’armes et aux devins, pour que la paix s’instaure, durable…

C’est pourquoi il n’est pas nécessaire (contrairement à ce qui se passe dans les Acharniens) de discuter avec l’ennemi : il suffit de ramener Paix à Athènes pour que la paix s’instaure, effectivement.

Une analyse plus subtile : le panhellénisme.

Regardons-y cependant de plus près. Un passage révèle plus précisément la pensée d’Aristophane (cf. texte 3) : celui dans lequel on assiste aux efforts du chœur pour délivrer la paix. Lavendange a commencé par appeler tous les Grecs à la rescousse (p.443) :

Lavendange : A présent, Messieurs les Grecs : nous l’avons belle, pour en finir avec tracas et combats, et tirer dehors la Paix, que nous chérissons tous, avant qu’un nouveau pilon vienne se mettre en travers ! Allons, les travailleurs de la terre et du négoce, des chantiers et des ateliers, les implantés, les gens du dehors et d’outre-mer, venez ici, toutes les nations, dare-dare avec des pioches, des leviers et des câbles ! C’est le moment pour nous d’emporter le morceau – occasion providentielle !

Le Choryphée : Par ici tout le monde, en route et de bon cœur, tout droit sur la voie du salut ! tous les Grecs, comme un seul homme, à la rescousse, c’est le cas ou jamais ! Lâchons les fronts de bataille et les galonnards de malheur ! Voici levé le jour de honnir Vatenguerre !

Certains font de l’obstruction, comme les Argiens et les Mégariens, et c’est ici la division de la Grèce qui est mise en scène, et en accusation.

La solution est donc évidente : que ceux qui, dans toute cité, ont intérêt à la paix – paysans, soldats du rang, artisans pacifiques – s’unissent, et chassent ceux qui œuvrent pour la guerre, et la paix sera sauvée.

Aristophane ne va pas jusqu’à prôner la création d’une Nation grecque ni l’abandon du système de la cité-état, mais il prépare la voie de ceux qui souhaiteront une Grèce unifiée – même si ce n’était pas dans un but pacifique : Alexandre le Grand, par exemple. Vieille idée à vrai dire, née de la nostalgie des Guerres Médiques, cette période où la Grèce, unie, avait su faire face aux Barbares !

Et c’est à Athènes et aux paysans de l’Attique que revient finalement la tâche, et l’honneur, de délivrer la Paix. Seule la cité démocratique, dans laquelle toute vie et toute institution n’était pas, comme à Sparte, orientée en direction de la guerre, pouvait le faire. Aristophane réussit ainsi à combiner pacifisme et patriotisme. 

LEXIQUE

agôn 

Partie de l’ancienne comédie dans laquelle s’affrontent deux adversaires, représentant deux idées

Anapeste

Mètre ou pied, grec ou latin, composé de deux brèves suivies d’une longue.

Anapestes=parabase

Partie de l’ancienne comédie dans laquelle le coryphée s’adresse directement au public ; cette partie est en anapestes, ce qui donne l’impression de la prose

antépirrhème

4ème partie parlée de la parabase, qui se situe après l’antode ; la parabase comprend deux parties chantées, l’ode et l’antode, rigoureusement parallèles, et entre lesquelles s’intercalent une épirrhème et une antépirrhème, prononcées par le coryphée.

antode

2ème partie de la parabase, prononcée par une moitié du chœur

archonte

Magistrat élu pour un an

chœur

Caractéristique du théâtre grec, le chœur est composé de 15 à 24 choreutes, qui dans la tragédie commentent, dans une langue et une métrique particulière, l’action, et dans la comédie y participent directement. C’est le chœur qui prononce les stasima, et, dans la comédie, la parabase.

chorège

Notable de la cité, qui prenait à sa charge, comme une sorte d’impôt sur la fortune, le recrutement et le paiement des chœurs pendant un concours

choreute

membre du chœur

concours

Série de comédies ou de tragédies, présentées lors de fêtes religieuses (les Lénéennes ou les Grandes Dionysies, et qui donnaient lieu à l’attribution d’un prix. Pour les concours de tragédies, les auteurs présentaient une tétralogie.

coryphée

Chef du chœur, chargé du dialogue avec les acteurs

deutéragoniste

Second acteur ; à partir de Sophocle, il pouvait y avoir jusqu’à trois acteurs, qui se partageaient les différents rôles

Dionysos

Dieu du panthéon Grec, dont le nom signifie « né deux fois » ; dieu de la fécondité, de la fête, du théâtre

eccyclème

plate-forme tournant autour d’un axe, ou montée sur roue, permettant de faire apparaître une scène se déroulant à l’intérieur ou dans un autre endroit.

épirrhème

3ème partie de la parabase, prononcée par une moitié du chœur

épisode

Correspond  à peu près à nos « actes » : parties jouées et parlées par les acteurs, en opposition aux stasima du chœur

exodos

Sortie du chœur (généralement chantée et dansée)

Grandes Dionysies

Fêtes religieuses célébrées fin mars – début avril, qui donnaient lieu à des concours théâtraux

iambe

mètre (= mesure rythmique, ou pied) composé d’une brève suivie d’une longue ; utilisé notamment dans le trimètre iambique.

Lénéennes

Fêtes religieuses en l’honneur de Dionysos, célébrées fin janvier – début février, qui donnaient lieu à des concours théâtraux

méchanè

« machine » rudimentaire, permettant de soulever un acteur dans les airs, ou de le faire descendre sur la scène. Les Romains l’appellent « machina » ; d’où l’expression « deus ex machina », Dieu descendu de la machine, afin de résoudre une situation inextricable.

ode

1ère partie chantée de la parabase, prononcée par une moitié du chœur

orchestra

partie ovale ou circulaire au pied du mur de scène, dans laquelle évoluaient le chœur et probablement les acteurs

parabase = Anapestes

Partie de l’ancienne comédie dans laquelle le coryphée s’adresse directement au public ; cette partie est d’abord parlée, et en anapestes, ce qui donne l’impression de la prose, puis chantée : ode et antode, chantées chacune par une partie du chœur, entre lesquelles s’intercalent des parties parlées, épirrhème et antépirrhème, prononcées par le coryphée.

parodos

Entrée du chœur, généralement dansée et chantée ; dans la comédie, le chœur danse alors souvent le Kordax, une danse endiablée et violente, parfois obscène. C’est le cas dans la Paix.

pnigos 

vers très long que l’acteur ou le coryphée devait prononcer d’une seule traite, jusqu’à étouffement.

prologue

partie parlée, en trimètres iambiques, dite par des acteurs, qui ouvre la pièce avant l’arrivée du chœur

protagoniste

Acteur principal d’une troupe qui en comptait généralement trois

prytane

Magistrat élu pour un an

prytanée

lieu où siégeaient les prytanes.

skènè

mur de scène, représentant probablement un décor très stylisé, et dans lequel figurent des portes

stasimon (pluriel : stasima)

Partie chantée par le chœur et qui s’intercale entre les épisodes. Les stasima ne font pas à proprement parler avancer l’action : ils la commentent, et donnent le point de vue du chœur.

tétralogie

Série de trois tragédies, liées ou non, suivies d’un « drame satirique » plus amusant. Œdipe-Roi, Œdipe à Colone et Antigone faisaient partie d’une tétralogie liée.

trimètre iambique

Vers formé de trois paire d’iambes ;les latins l’appellent également « sénaire iambique » ; c’est le vers le plus courant de la comédie, celui que l’on utilise dans les dialogues parlés (par opposition aux parties chantées)

trochée (un) :

mètre (= mesure rythmique, ou pied) composé d’une longue suivie d’une brève ; utilisé notamment dans le tétramètre trochaïque dans l’agôn.