Les Voyages extraordinaires de Lucien et le Quart Livre de Rabelais
Synthèses
Rabelais, le Lucien français ?
Les éditions de Lucien au XVIème siècle
Lucien n’était pas inconnu du Moyen-Âge, et il passait pour un auteur plaisant, dont on ne critiquait pas l’athéisme, à part Suidas. Mais c’est surtout à partir de la toute fin du XIVème siècle qu’il sera lu en Europe.
Tout commence en 1394, lorsque un certain Chrysoloras arrive à Florence, envoyé pour demander de l’aide par l’empereur byzantin Manuel Paléologue. Celui-ci donne des cours de grec à deux jeunes Florentins, qui traduisent chacun un dialogue, le Timon et le Charon. En 1396, Chrysoloras revient en Italie, et forme le premier traducteur sérieux de Lucien, Guarino Veronese, qui publie quelques ouvrages en 1405. Par la suite, des érudits ramènent d’Orient des manuscrits, et les traduisent.
La première édition complète en grec date de 1496, à Florence. Une seconde édition, due à Alde, suit en 1503 ; il y en aura en tout 8, mais aucune en France.
Parmi les traducteurs qui vaudront à Lucien une fortune considérable figurent Érasme et son ami Thomas More (1506). Ce dernier s’en désintéresse assez vite, mais Érasme continue son travail de traduction jusqu’en 1517. Le prestige du grand humaniste de Rotterdam va contribuer à faire de Lucien un auteur incontournable – mais aussi une cible !
Lucien est donc traduit d’abord en latin, par More et par Érasme, en 1506, puis Érasme seul en 1512 et 1517. La première édition intégrale paraîtra à Francfort en 1538 (rééditée en 1545, 1546, 1549) ; ce sera la dernière édition de Lucien en latin.
Lucien connaîtra 330 éditions ou rééditions entre 1470 et 1600, loin derrière Aristote (1098 éditions !), mais bien davantage que les Moralia de Plutarque (96 éditions), ou Homère (39 éditions dont 11 pour la Batrachomyomachie). Mais, vers 1563, le mouvement se perd : peut-être la réputation sulfureuse d’un Lucien « athéiste » l’a-t-elle emporté ?
Les traductions françaises de Lucien.
Si les traductions en latin ont été le fait d’humanistes prestigieux, il n’en est pas de même des traductions en français, qui sont l’œuvre de vulgarisateurs désireux de mettre Lucien à la portée de lecteurs n’ayant pas accès au latin ni au grec. Elles apparaissent au milieu du XVIème siècle, mais il s’agit surtout de textes isolés ; on ne trouve aucune édition complète avant 1581. Ces traductions sont de valeur diverse, la plupart fondées davantage sur les traductions latines que sur l’original grec, et beaucoup sont approximatives, voire fantaisistes. Elles n’eurent d’ailleurs qu’un succès modeste.
Un auteur à la réputation sulfureuse
Lucien riait de tout, et particulièrement des dieux, souvent malmenés dans ses dialogues – ce qui ne déplaisait certes pas aux chrétiens, prompts à vilipender les dieux païens ; mais aussi des philosophes et des faux prophètes, des charlatans de tous ordres. Or, dans quelques uns de ses écrits, particulièrement le Peregrinos, il s’en prenait aux chrétiens, considérés comme une secte assez peu fréquentable. Cela suffit pour qu’au XVIème siècle, en particulier lorsque la situation se tendit entre catholiques et réformés, les théologiens de tous bords se déchaînent contre « Lucien l’athéiste », généralement taxé de « pourceau d’Épicure »…
On peut donc dire que coexistent, au XVIème siècle, trois lectures de Lucien, parfaitement contradictoires :
- L’écrivain d’un atticisme parfait, dont les textes, généralement brefs, amusants et assez faciles à traduire, convenaient parfaitement pour l’enseignement du grec ;
- Le philosophe dénonçant les faux philosophes et les charlatans, en qui les Humanistes reconnaissaient leur propre combat contre la scholastique et les théologiens ;
- L’athée ennemi de toute religion, et qu’il convenait d’éviter sous peine de péché mortel…
Dès les années 1530, Luther, lui-même grand connaisseur de Lucien, s’en prend à Érasme qu’il accuse d’être « un Lucien ou quelque autre pourceau de la troupe d’Épicure ». Dans le même temps, Nicolas Béda, dans le camp catholique, accuse Érasme… de luthérianisme ! Étienne Dolet reprendra la même accusation : Érasme a favorisé le luthérianisme en se moquant de tout, comme Lucien.
De son côté, Calvin taxe les « papistes » de « lucianisme » : ce terme devient synonyme d’athéisme. Les années 1540 voit l’intolérance grandir dans les deux camps ; l’injure « lucianiste » se vide de son sens, et chacun la renvoie à son adversaire sans plus se soucier de la justifier.
Rabelais et Lucien
Dès 1544, Calvin associe Lucien et Rabelais :
« Critiquer le culte des saints, les pèlerinages, la vie monastique et tous les usages papistes, voilà qui est bien. Mais faire célébrer Dieu par un géant qu’on voit par ailleurs se livrer immodérément aux plaisirs de la table et du ventre, insérer des citations de la Bible dans les propos d’un Panurge ou d’un Frère Jean et les détourner de leur sens, voilà qui est inadmissible et qui, tout naturellement, range Rabelais parmi les Lucianiques, Épicuriens et autres « contempteurs de Dieu » qui ignorent superbement les règles du bon usage de la « facétie ». »
C. Lauvergnat-Gagnière, Lucien de Samosate et le lucianisme en France au XVIème siècle, athéisme et polémique, op. cit. p. 151-152.
Rabelais a dû très tôt rencontrer Lucien, quand il apprenait le grec auprès de son ami Pierre Amy, qui possédait l’édition complète de 1496. Il en a certainement traduit lui-même quelques textes.
On trouve de nombreux détails ou anecdotes directement tirés de Lucien :
- Dans la généalogie de Pantagruel, le géant Hurtaly, à califourchon sur l’Arche de Noé, bavarde avec l’équipage et est nourri grâce à une trappe, évoquant celle par laquelle Zeus perçoit les prières des hommes dans l’Icaroménippe. On retrouvera cette trappe dans l’épisode de Couillatris (prologue du Quart Livre) ;
- Dans le Tiers Livre, dont le prologue place l’ouvrage tout entier sous le patronage de Diogène, un des maîtres à penser de Lucien, on trouve des allusions au Maître de Rhétorique § 5 (ch.16), aux Dialogues des dieux n° 19 (ch. 31)…
- Dans le Quart Livre, le bon tour joué aux Chicanous (ch. 15) fait explicitement référence au Banquet de Lucien.
D’autres références sont moins nettes :
- Picrochole évoque le Samippe du Navire, mais bien davantage le Pyrrhus de Plutarque (Vie de Pyrrhus) ;
- La promenade d’Alcofribas dans la bouche de Pantagruel (Pantagruel, ch. 32) rappelle évidemment l’épisode de la baleine dans l’Histoire Vraie ; le vieillard évoque le « planteur de choux », et comme chez Lucien, le corps renferme tout un monde… Mais Rabelais s’inspire aussi de Galien.
- La résurrection d’Épistémon (Gargantua, ch. 30) évoque Le Tyran ou la traversée, et surtout Ménippe ou la Nékyomancie ; mais, alors que chez Lucien une parfaite égalité règne chez les Morts, chez Rabelais il s’agit surtout d’un « monde à l’envers » où les puissants deviennent misérables et humiliés : ce jeu de massacre appartenait aussi à la littérature médiévale.
Et dans tous les cas, Rabelais amplifie et actualise Lucien : il suffit de comparer les quelques lignes que Lucien consacre aux tempêtes en mer, au texte extraordinaire du Quart Livre !
Une esthétique commune
Si l’on se réfère à l’esthétique de Lucien, telle qu’il l’expose dans son petit texte intitulé À un homme qui lui avait dit « Tu es un Prométhée dans tes écrits », beaucoup de rapprochements s’imposent avec Rabelais :
- Lucien affirme « composer des œuvres qui ne soient filles d’aucune œuvre plus ancienne » ; mais en même temps il donne la priorité à l’agrément de ses œuvres sur leur caractère novateur.
- Il définit son œuvre comme « l’union de la comédie et du dialogue » : de la même manière, l’esthétique de Rabelais est-elle la recherche d’une alliance harmonieuse de plusieurs composantes, la littérature populaire avec ses géants et ses monstres, la comédie et le fabliau, et en même temps une tradition savante, voire philosophique ; l’invention verbale, et la rhétorique classique…
Points communs et différences :
- Tous deux partagent :
- le goût pour la satire ;
- la dénonciation des faux savants et des charlatans (cf. Homenaz, Quart Livre, ch. 52) ;
- la fantaisie (cf. les tribulations des pèlerins avalés par Gargantua, ch. 38-44 de Gargantua)
- une culture encyclopédique et une érudition sans faille, qui leur permettent de jouer avec les allusions et les citations savantes.
- Mais ils diffèrent profondément l’un de l’autre :
- Lucien se veut le défenseur de la rhétorique classique, alors que Rabelais lutte contre cet enseignement ;
- Le rire de Lucien est celui d’un clerc ; le rire de Rabelais, plus dionysiaque, a des racines populaires et carnavalesques ;
- L’atticisme scrupuleux de Lucien s’oppose au génie de l’invention verbale chez Rabelais ;
- La brièveté de Lucien s’oppose l’ampleur de Rabelais ;
- Surtout, Lucien est l’homme du passé, insensible à l’actualité ; Rabelais, d’une curiosité sans limite, a les yeux tournés vers l’avenir.
Lucien a sans aucun doute influencé Rabelais ; mais il serait très abusif d’en faire un modèle ; d’ailleurs, parmi les références citées par Rabelais, il arrive assez loin derrière Plutarque, Pline l’Ancien ou même Virgile. Voici ce qu’en écrit V-L Saulnier (op. cit.) :
« Le persiflage rabelaisien me semble assez loin de celui de Lucien. Rabelais lui a repris quelques motifs et un certain ton ; il a suivi une mode que Thomas Morus et Érasme avaient lancée en faisant connaître Lucien. Mais tout cela reste léger. »
Verdun-Louis Saulnier, p. xx, n. 1
Lucien et Rabelais, deux aventures linguistiques
Lucien, à l’époque impériale, et François Rabelais, au XVIème siècle, ont un point commun : aucun des deux n’écrit dans la langue réellement parlée de son temps ; Lucien en effet écrit dans le plus pur dialecte attique, alors que depuis les conquêtes d’Alexandre, les hellénophones parlaient la κοινή, une langue commune de base attique, certes, mais modifiée par l’apport des autres dialectes, et en pleine évolution ; quant à Rabelais, la langue qu’il parle est éminemment savante, pleine de mots rares et de néologismes – dont une bonne part, d’ailleurs, entrera dans le langage courant après lui. Il crée véritablement son langage.
Une volonté littéraire
- Pour Lucien, il s’agit de renouer avec la langue des Vème et IVème siècles, celle des orateurs, des tragiques, et de l’époque de Périclès : une période de grandeur inégalée pour Athènes, et à laquelle appartiennent la plupart des personnages.
- Pour Rabelais, loin d’un retour vers le passé, il s’agit d’affirmer haut et fort l’existence d’une langue vernaculaire littéraire, et de rejeter la langue des savants ou pseudo-savants (celle de la Sorbonne) : le latin.
Les « parerga » chez Lucien et Rabelais
Le terme de parerga, d’origine grecque, signifie tout ce qui est « autour » du texte ou de l’œuvre : prologues et prolalies, textes liminaires, définitions…
Chez Lucien
Dans l’Antiquité gréco-romaine, cela se pratiquait assez peu ; les œuvres, telles qu’elles nous sont parvenues, commençaient directement et n’étaient pas accompagnées de commentaires de la main même de l’auteur.
Néanmoins, on connaît une exception : la comédie, et en particulier la comédie latine, était précédée d’un prologue : voir par exemple Plaute et surtout Térence. Or on sait que Lucien s’est inspiré du théâtre, tout autant que des dialogues de Platon.
Dans les Voyages extraordinaires, trois textes peuvent s’apparenter à des prolalies ou à des prologues, sans qu’il soit possible de dire de manière sûre quels textes ils précédaient :
- Dionysos ; c’est un texte probablement de la vieillesse de Lucien (il y a fait allusion dans l’anecdote) ; il y présente avec humour la « soif » inextinguible qui l’accable, celle d’avoir des lecteurs.
- L’Ambre ou les Cygnes est aussi un récit à la première personne, racontant avec humour la déception d’un voyageur naïf qui a cru aux légendes ; c’est une brève réflexion sur la vérité de la littérature.
- Les Dipsades est encore une histoire de soif : celle des victimes de cet étrange serpent, celle d’un auteur qui aspire à être lu.
Ces « prolalies » ont donc d’évidents points communs : la présence du « je » de l’auteur, qui se livre à une réflexion sur sa propre écriture, sur son désir d’être lu, et aussi sur la part de vérité, et de fiction que comportera son récit. Elles sont toutes d’aimables récits, marqués par la fantaisie : une histoire exotique mettant en scène des Indiens, des légendes autour d’un produit magique ou du chant des cygnes, ou encore un prétendu récit de voyage. Et elles sont toutes une manière de captatio beneuolentiæ (appel à la bienveillance) adressée au lecteur.
Dans le Quart Livre
Textes comparés
- Prologue et prolalie : Rabelais, Histoire de Couillatris, p. 69-75, de « Mercure avecques son chapeau pointu » à « aux coingnées perdues » / Lucien, Dionysos, § 5-8, p. 13-17.
- Le départ de la flotte : Lucien, Histoire vraie A, § 5-7 / Rabelais, Quart Livre, chapitre 1er
- Marchandages comiques : Lucien, « Charon et Ménippe » p. 345-348 / Rabelais, Panurge et Dindenault, ch. VII, p. 128-135
- Le pays des Lanternes : Rabelais, ch. V p. 117-121 / Lucien, Histoire Vraie A, § 29, p. 69-71 : les Lanternoys.
- Rencontres avec une baleine : Lucien, Histoire vraie A, § 30-42 et B, § 1-2 / Rabelais, Quart Livre, chapitres 33-34.
- Pays de Cocagne : Rabelais, ch. 10 / Lucien, Histoire vraie B p. 97-101, de « la ville même est toute d’or » à « dans le plaisir et le rire. »
- Menus devis : Lucien, « Chiron et Ménippe », Dialogue des Morts p. 365-367 / Rabelais, ch. XI, p. 161-167.
- Images de la mort : Lucien, « Hermès et Charon », Dialogues des Morts p. 389-391 / Rabelais, la mort de Pan, ch. 28, p. 291-295
- Dipsades et Andouilles : Lucien, Sur les Dipsades, § 4-8 p. 327-331 / Rabelais, ch. 38, p. 3
- Bataille des Îles et combat des Andouilles : Lucien, Histoire vraie A, p. 81-85, de « mais le cinquième jour… » à « le combat des îles » / Rabelais, Quart Livre, chapitre XLI, p. 383-387 : combat contre les Andouilles. (commentaire comparé)
Prologue et prolalie : Rabelais, Histoire de Couillatris, p. 69-75, de « Mercure avecques son chapeau pointu » à « aux coingnées perdues » / Lucien, Dionysos, § 5-8, p. 13-17.
Deux extraits d’introduction humoristique
L’histoire de Couillatris fait partie du Prologue et constitue une digression ; Dionysos est probablement une prolalie : il s’agit ici de la 2ème partie.
Dans les deux cas, il s’agit d’un récit comique, évoquant la littérature populaire chez Rabelais, avec un vocabulaire cru, un personnage de brave paysan, et la satire des villageois cupides et pris à leur propre piège ; avec un sous-entendu grivois chez Lucien, mais davantage dans l’auto-dérision : un vieillard « ivre d’eau » qui parle à n’en plus finir… serait-ce une image de l’auteur lui-même ?
Dans les deux cas, l’art de la digression : les deux récits n’ont que peu de rapport avec ce qui précède et ce qui suit ; un art revendiqué chez Lucien (1ère phrase)
Deux fables
- Un cadre à la fois familier (la campagne française chez Rabelais) et surnaturel (présence de Mercure et de l’Olympe, sources magiques et présence des Satyres et de Silène) ; mais en même temps, chez Rabelais, nous sommes à Rome (calendrier) et à Chinon ! Chez Lucien, contraste entre l’exotisme (l’Inde, un peuple inconnu…) et la familiarité (les dieux grecs).
- Des personnages bien campés : le vieillard (anonyme), mais surtout Couillatris, dont le nom même dit le caractère comique, et dont on ne sait s’il est vraiment naïf (comparaison avec Martin de Cambray), ou franchement madré ;
L’art du conteur :
- Chez Lucien, interpellation de l’auditeur, jeu sur la 1ère et la 2ème personne, plaisanteries, jeu sur l’ivresse…
- Chez Rabelais, nombreux dialogues (Couillatris / Mercure, discours des paysans…) avec des jeux sonores (le mot « coingnée » répété une vingtaine de fois) : dimension très orale des deux textes.
Deux philosophies
La « leçon » à tirer de chaque fable est totalement différente :
- Chez Lucien, référence à Silène, et avertissement : ce qui semble pur divertissement peut avoir du sens. Rabelais s’en souviendra, mais dans le prologue du Gargantua… et avec la même ambiguïté : faut-il réellement prendre le texte, et le livre, au sérieux ? En même temps, une sorte d’auto-portrait.
- Chez Rabelais, petit apologue faisant l’éloge de la modération (Couillatris est devenu riche en refusant de s’enrichir indûment), et en dénonçant la cupidité des autres (en voulant tromper les dieux, ils n’obtiennent que d’avoir la tête coupée : un châtiment démesuré, cruauté assumée de l’humour).
Mais chez les deux auteurs, faut-il vraiment retenir la morale, ou le simple plaisir de raconter ?
Surtout, il s’agit bien d’introductions :
- caractère littéraire chez Lucien (il présente l’œuvre à venir)
- Éloge d’une certaine forme de sagesse, qui sera celle de Pantagruel dans la suite du roman.
Le départ de la flotte : Lucien, Histoire vraie A § 5-7 / Rabelais, Quart Livre, chapitre 1er.
Un début de récit
- Une structure similaire : date (même vague), décision du voyage et motivations, route à prendre, moyens employés, choix des compagnons…
- un genre identique : le récit de voyage maritime, avec dans les deux cas une dimension fantaisiste.
- Un texte également optimiste : le voyage s’annonce plaisant et facile dans les deux cas.
- Mais une distinction très nette : le texte de Rabelais apparaît comme une amplification de celui de Lucien ; en outre, chez Lucien, le départ n’occupe qu’une toute petite place, alors qu’il s’agit de la totalité du chapitre chez Rabelais.
Une égale volonté de brouiller les pistes
- Sur la route suivie : chez Lucien, une énorme tempête fait dériver le navire dans une direction inconnue ; chez Rabelais, la route prise semble contradictoire et indécidable.
- Sur le caractère réaliste ou mythique du récit : début réaliste, puis tempête hors norme et île extraordinaire chez Lucien ; vocabulaire technique et recours à des autorités chez Rabelais, pour un but purement mythique.
- Inscription dans l’actualité chez Rabelais : rivalité avec les navigateurs portugais.
Du carnaval au symbolique
- Chez Lucien, l’île apparemment paradisiaque est marquée à la fois par l’omniprésence du vin et de l’ivresse, et par la présence des dieux : mais c’est une présence ironique, dans un texte irrévérencieux, dans la veine épicurienne.
- Une intention manifestement parodique chez Lucien : cf. l’intertexte homérique
- Chez Rabelais, même présence du vin et des « buveurs » (voir les poupes des navires, l’identité de l’oracle…) mais en même temps le texte apparaît comme un manifeste évangélique : prêche de Pantagruel et prière à Dieu, psaume CXIV…
- L’intertexte est différent ici : plutôt les récits des navigateurs contemporains, et des cosmographes.
Rabelais, ch. V p. 117-121 / Lucien, Histoire Vraie A, § 29, p. 69-71 : les Lanternoys.
Deux épisodes plaisants et dépourvus de suite fâcheuse ; mais des textes de genre différent : chez Lucien, le récit (à la première personne) prédomine, alors que chez Rabelais, nous trouvons le début d’une mini-comédie.
la rencontre de l’autre
Rencontre et altérité
- Une rencontre due au hasard : chez Lucien une étape dans sa « navigation aérienne » ; chez Rabelais, une rencontre d’un navire en pleine mer.
- Une rencontre positive : une « ville-lumière » (et une rencontre avec Coucouville-les-Nuées) / un navire marchand (donc non hostile)
- Le « nous » uni de l’équipage (surtout chez Lucien) face à l’altérité ; chez Rabelais, on est tout de suite dans un domaine familier : des marchands de Saintonge… et chez Lucien, c’est une lampe bien connue que l’on retrouve, objet quotidien laissé dans la maison.
Relation avec l’autre
- Chez Lucien, simples observateurs, et description de Lychnopolis
- Chez Rabelais, d’abord une phase d’observation et d’échange, puis agression d’un marchand, et dialogue agonistique entre Dindenault et Panurge.
Merveilleux ≠ réalisme
- Lucien en pleine fantaisie : une ville dans les airs, peuplée de lampes animées et qui parlent !
- Réalisme de Rabelais : des marchands revenant de voyage, venant de Saintonge et parlant la même langue que Panurge et Pantagruel ; seule touche de fantaisie, ils reviennent de Lanternoys, c’est-à-dire de Lychnopolis…
- Pour tous les deux, le connu se mêle à l’inconnu, l’étrange au familier.
Les relations avec l’étranger : socialisation, justice, symbole
Observation et échange
- Chez Lucien, l’équipage observe de l’extérieur une ville qui semble organisée comme une cité grecque : situation géographique, agora et port, lampes « humanisées »… avec un côté inquiétant : leur « justice » semble impitoyable… Les voyageurs refusent l’échange : ils débarquent, mais n’acceptent pas l’hospitalité des habitants ; ils repartent vite. La seconde rencontre est plus amicale (clin d’œil à Aristophane) mais ne donne pas lieu à un échange.
- Chez Rabelais, après les premiers échanges courtois, joute verbale et agressivité, qui s’achève, apparemment, sur une réconciliation.
Lunettes, lanternes, symbolisme de la vision
- Chez Lucien, omniprésence des lampes, et lexique de la vue : « nous vîmes », « nous apercevions »…
- Chez Rabelais, l’ouïe l’emporte d’abord sur la vue : « nous entendîmes » : l’échange est d’abord verbal. C’est Dindenault qui introduit le thème des lunettes, objet de dérision, avec une confusion comique sur la vue et l’ouïe : « Panurge à cause de ses lunettes oyait des aureilles beaucoup plus clair que de coustume », et, à la fin, « cette aureille lunetière ».
Critique et ironie, deux visions différentes.
De fausses utopies
« Coucouville » à peine aperçue ; « Lychnopolis » a des aspects inquiétants ; ni l’une ni l’autre ne mérite de retenir les voyageurs.
Le « pays des Lanternoys » est d’abord un hommage à Lucien ; mais l’ironie n’est jamais loin, et l’on découvre une allusion au concile de Trente… avec un jeu de mots sur « lanterner » (dire des sottises) ! Les « lanternes » seraient donc les « lumières ecclésiastiques »… auxquelles Rabelais ne croit guère.
Jeux sur l’intertexualité
- Lucien rend hommage à Aristophane, et Rabelais à Lucien : jeu d’érudits et d’humanistes.
- Simple jeu ou leçon humaniste ?
- Simple récit chez Lucien ; la fantaisie domine.
- Chez Rabelais, outre les « Lanternoys », début de l’épisode des « Moutons de Panurge ». Ici, le marchand est manifestement l’agresseur ; mais peut-être opposition entre la violence aveugle d’un Dindenault (comiquement empêché), d’un Panurge (fidèle à lui-même, mort de peur) et surtout d’un Frère Jean, et la parole conciliatrice et apaisante d’un Pantagruel.
Marchandages comiques : Lucien, « Charon et Ménippe » p. 345-348 / Rabelais, Panurge et Dindenault, ch. VII, p. 128-135
Deux dialogues agonistiques dans des situations commerciales
- Chez Lucien, à travers les propos de Charon, nous devinons que Ménippe a traversé le Styx et se trouve chez les morts. Or il n’a pas le moindre argent pour payer son voyage, et il se moque ouvertement du nocher : la situation est en effet sans issue, Charon ne pouvant ni l’obliger à donner un argent qu’il n’a pas, ni le renvoyer chez les vivants.
- Chez Rabelais, marchandage entre Panurge et Dindenault ; celui-ci vante outrageusement sa marchandise dans une logorrhée pseudo-savante et hors de propos, quand celui-là feint d’écouter, et finit par acheter, fort cher, le plus beau mouton.
- Dans les deux cas, le « faible » n’est pas celui qu’on croit ; quasi identité entre Panurge et Ménippe, tous deux étant en réalité maîtres du jeu.
Deux dialogues théâtraux
- Noms des personnages et didascalies ;
- Caractère oral des propos tenus (chez Rabelais, onomatopées…)
- Comme dans la comédie, un personnage sympathique (Panurge, Ménippe) et un antipathique (Dindenault, Charon) qui se trouve dupé. Et personnel de la comédie : Charon n’est qu’un dieu subalterne, comme Hermès : c’est la caricature du philosophe cynique, dont il a tous les accessoires (lupin, bâton…) ; et les dieux de Lucien n’ont plus rien de divin… chez Rabelais, personnages types de la comédie : un marchand, un clerc.
Burlesque chez Rabelais (le marchand Dindenault use d’un style grandiloquent, multiplie les références… pour vanter un mouton), grotesque chez Lucien (un dieu se comporte de manière vulgaire et se fait berner par un pauvre mortel, un mendiant…)
Une joyeuse immoralité
- Chez Lucien, Ménippe est en somme un resquilleur, un « voyageur sans billet » ; mais en même temps, il a travaillé, et Charon voudrait le faire payer quand même… Double escroquerie. D’autant que Charon se trouve dans une impuissance qui le rend comique : on ne saurait tuer un mort !
- Chez Rabelais, double tromperie aussi : le marchand vend beaucoup trop cher son mouton, prenant Panurge pour un sot ; mais celui-ci le trompe à son tour, en choisissant le plus beau mouton, (faisant preuve d’un goût de la dépense assez aristocratique…) et en préparant le mauvais tour que l’on sait…
Pays de Cocagne : Rabelais, ch. 10 / Lucien, Histoire vraie B p. 97-101, de « la ville même est toute d’or » à « dans le plaisir et le rire. »
Après l’escale assez peu plaisante d’Ennasin, Pantagruel et ses amis arrivent en l’île de Cheli, un pays de Cocagne.
De son côté, chez Lucien, les voyageurs, après le voyage dans la lune, l’engloutissement dans la baleine, et l’épisode des glaces, arrivent dans l’Île des Bienheureux.
Dans les deux cas, c’est un moment de paix au milieu d’aventures plus pénibles ou dangereuses.
Comment l’un et l’autre décrivent-ils un pays idéal, et dans quel but ?
Deux pays parfaits ?
Chez Rabelais, un pays parfaitement civilisé, en deux tableaux : celui du roi, Saint Panigon, et de sa cour, qui reçoivent avec une parfaite courtoisie ; celui des cuisines, que préfère Frère Jean, où règne l’abondance. Deux ambiances distinctes – mais le dernier mot revient à Frère Jean.
Le pays de « Saint Panigon » est-il si parfait ? Panigon signifie « plein de soupe » ; outrance ridicule des manières, de la préciosité italianisante, importée par Catherine de Médicis. Caractère très mécanique de ces manières.
Outrance en retour de Frère Jean, qui oppose sa « gauloiserie » à cette caricature de langage trop policé et outrageusement dévoué au sexe féminin. En outre, anecdote assez leste du « Seigneur de Basché », qui suggère que ces si belles manières peuvent cacher d’assez vilaines plaisanteries.
Chez Lucien, une île merveilleuse où règne la profusion, où l’on banquète sous le signe de la musique et de la poésie, du plaisir et du rire – mais c’est l’île des morts, où ne vivent plus que des ombres sans corps…
Deux idéaux assez différents
Chez Lucien, cette île est par définition hors du monde des vivants : c’est là que résident les héros morts en récompense de leurs exploits. Tout est sous le signe du merveilleux : profusion d’or, de pierres précieuses, des matières les plus rares ; éternelle jeunesse de ces « âmes nues » et incorporelles, dans un éternel printemps ; générosité sans limite de la terre, et banquet sous des pluies de fleurs… On est dans la pure fantaisie, et le conte de fées.
Chez Rabelais, perfection beaucoup plus humaine d’une cour raffinée et bien réelle évoquant celle d’Henri II (plus que de François 1er) et de Catherine de Médicis. Et critique par le solide bon sens (même un peu grossier) de Frère Jean, préférant les joies matérielles de la table aux trop belles manières.
Deux jeux sur l’intertextualité
L’Île des Bienheureux évoque évidemment des textes d’Hésiode (notamment l’âge d’or dans les Travaux et les Jours) ou d’Homère, sans parler des nombreux textes évoquant des banquets (Platon, Xénophon ou Plutarque). Peut-être y a-t-il une part de parodie : la présence d’Hélène, dont on verra qu’elle ne tardera pas à tromper à nouveau son mari, peut le laisser penser.
Chez Rabelais, contrepoint vigoureux de Frère Jean, qui montre peut-être (par son refus de participer, par l’anecdote qu’il raconte) le caractère à la fois mièvre et faux des manières de cour. C’est lui qui occupe la plus grande place, qui se fait conteur, et qui est probablement ici le porte-parole de Rabelais.
Lucien, « Chiron et Ménippe » p. 365-367 / Rabelais, ch XI, p. 161-167
Deux dialogues apparemment très dissemblables…
- Rabelais : « menus devis » entre les voyageurs, au départ de l’île de Chéli, à propos de l’amour des moines pour la cuisine, et l’incompatibilité de ce lieu avec la dignité royale. /Lucien : dialogue assez détendu, mais finalement sage, entre le centaure Chiron et Ménippe, à propos de la nature du plaisir.
- Lucien : deux personnages seulement, qui se parlent d’égal à égal ; Chiron est L’éducateur par excellence ; pourtant ici c’est Ménippe qui lui donne une leçon de sagesse. / Rabelais : une foule de locuteurs : Epistémon, Frère Jean, Rhizotome, Pantagruel, Panurge, chacun avec sa langue propre ; anecdotes enchâssées…
- Mais un thème commun : la recherche et la définition du plaisir, et la hiérarchisation des plaisirs, dans une perspective morale, héritée de l’Épicurisme.
Deux temps calmes
- Dialogue très courtois entre Chiron et Ménippe, contrastant avec les violentes disputes du Dialogue des Morts ; deux personnages sympathiques (songeons au personnage de Chiron, le centaure éducateur, dans la mythologie grecque), en phase l’un avec l’autre – tous deux estiment légitime de rechercher le plaisir ; mais l’un des deux se trompe dans sa démarche.
- « Menus devis » et temps de détente après l’épisode de Chéli et avant l’arrivée à Tapinois ; pas de dispute, simplement une conversation plaisante, qui elle-même est l’expression d’un plaisir raffiné : celui de la convivialité, de la conversation. Tradition de l’Heptameron de Marguerite de Navarre, ou des Nouvelles Récréations et Joyeux devis, de Bonaventure des Périers (posthume, 1558) : propos plaisants et récits, chaque narrateur essayant de surpasser les autres par la qualité de son anecdote. Ce passe-temps était arrivé à la cour de France vers 1545 ; l’Heptameron sera publié en 1559.
Une thématique commune : le plaisir
- Chez Lucien, Chiron est à la recherche du plaisir parfait ; or celui-ci est incompatible avec l’uniformité. Mais la recherche du changement est aussi un piège : la mort, comme la vie, est un éternel recommencement… Chiron joue donc un peu les Gribouille, qui se jetait à l’eau pour ne pas se mouiller ! Sagesse très simple de Ménippe : se satisfaire du présent.
- Une leçon plus élaborée chez Rabelais : satire du moine Bernard Lardon, au nom parlant, incapable de jouir d’autre chose que des plaisirs de la table et du corps. Le contraste est violent entre la beauté de Florence, merveille de la Renaissance universellement reconnue, et la « roustisserie » qui manque tant au moine ! Ce personnage est dans la droite ligne de la tradition anticléricale des Fabliaux, du moine gourmand et paillard. Des plaisirs incompatibles avec la royauté, parce qu’ils sont sans grande valeur morale… À ces plaisirs grossiers s’oppose le pantagruélisme : « certaine gaieté d’esprit confite en mépris des choses fortuites ».
- Mais chez Lucien, et plus encore chez Rabelais, pur plaisir du texte ? Saveur des anecdotes, diversité des styles, mini scènes de comédie… (comédie aussi chez Lucien)
- Jeu intellectuel sur la réécriture des légendes : la mort de Chiron revisitée dans un sens comique.
- Jeu des contes et des récits : un genre particulièrement apprécié au XVIème siècle.
- Jeu théâtral : voix diverses, interruptions, plaisanteries…
Lucien, « Hermès et Charon », Dialogues des Morts p. 389-391 / Rabelais, la mort de Pan, ch. 28, p. 291-295
Deux textes assez radicalement différents
- Chez Lucien, un dialogue très familier, sur un sujet trivial : l’argent que Charon doit à Hermès pour des courses que celui-ci a faites pour le bateau de Charon ; s’ensuit une réflexion désabusée sur les morts d’autrefois et celles d’aujourd’hui.
- Chez Rabelais, un récit de Pantagruel (donc avec un certain caractère de sérieux) racontant une anecdote de Plutarque (De la cessation des oracles, XVII), suivie d’une interprétation personnelle, fondée sur un jeu de mots sur Pan (dieu ou demi-dieu grec, et pronom signifiant Tout. Les larmes de Pantagruel qui achèvent le chapitre montrent le caractère évangéliste du passage.
Toutefois quelques points communs
La navigation
Chez les deux auteurs, il est question de la navigation : Charon et Hermès évoquent des objets concrets : ancre, courroie pour attacher la rame, voile, cire à calfater, vergue… ; de son côté, Thamous et les voyageurs sont à bord d’un navire : il est question de la « nauf », du pilote, des vents et des courants…
la mort
- Chez Lucien, la scène se situe dans l’Hadès, entre Charon, nocher des Enfers, et Hermès, le dieu qui fait la jonction entre le monde des morts et celui des vivants (dieu « psychopompe »). Les deux protagonistes ne sont donc pas eux-mêmes des morts, mais des sortes d’administrateurs, de serviteurs du monde des Enfers.
- Chez Rabelais, il est question d’une mort, celle de Pan, et des lamentations qui l’accompagnent. La tonalité est beaucoup plus tragique comme le montrent la solennité de l’annonce, les cris et les lamentations, le caractère assez mystérieux, quasi fantastique, de l’événement, auquel aucune explication rationnelle n’est apportée.
Réécriture et intertextualité
- Les deux textes s’appuient sur des modèles, des personnages ou des anecdotes déjà connus du lecteur ; il s’agit de jeux de lettrés s’adressant à un public complice ; mais la réécriture n’a pas le même sens dans les deux cas.
- Chez Lucien, toute une littérature mythologique, poétique ou épique, sur les Enfers ; si la représentation du monde des morts est souvent tragique (voir la Nekuia d’Homère, ou la Catabase de Virgile, entre autres), il n’est pas le premier à montrer les Enfers sous un jour grotesque : cf. Euripide montrant Héraklès allant chercher Alceste chez Hadès… Le nocher Charon, le chien Cerbère, voire parfois Perséphone et Hadès en personne ont souvent été tournés en dérision, dès l’époque classique !
Une construction similaire du texte
Une première partie apparemment anodine
- Lignes 1 à 20 chez Lucien, dialogue assez aimable entre Hermès et Charon, à propos de comptes à faire, en forme de mini-comédie : on se doute que Charon ne paiera pas, ou du moins pas tout de suite. Dialogue de comédie (didascalies, langue familière) ; on est dans un décor de vie quotidienne, loin de toute tragédie.
- Lignes 1 à 44 chez Rabelais : une anecdote curieuse (on est dans les mirabilia), et savante, rapportée par Plutarque (une des grandes sources du QL), mais aussi Hérodote (II, 145) et Cicéron (III, 22). Le nom de Thamous, égyptien, est aussi présent chez Platon. Anecdote purement païenne.
Un changement de ton et de sens
- Chez Lucien, brève réflexion sur la guerre et la paix, puis sur la décadence de la société humaine : fin de l’héroïsme, irruption de morts sordides (gourmandise, meurtres dus à la cupidité).
Chez Rabelais, interprétation chrétienne et évocation pathétique de la mort du Christ… C’est un changement radical d’interprétation, aussi bien par rapport au paganisme et l’avènement d’une nouvelle religion, mais ici, Pan est tout simplement identifié au Christ, et la mort dont il est question est celle de Jésus ; c’est une interprétation personnelle, sur fond d’Évangélisme : le Christ = le Tout. - Les deux textes ont donc, in fine, une tonalité assez amère, nostalgique (tous deux évoquent la fin d’un monde) et désabusée (la bassesse ou le malheur des temps).
Rencontres avec une baleine
Première comparaison : la rencontre (Lucien, Histoire vraie A, § 30-34 / Rabelais, Quart Livre, ch. 33)
Une rencontre attendue du lecteur
Chez Lucien, la navigation vient de reprendre son cours (trop) tranquille, après l’envol sur la lune : le lecteur attend de nouvelles émotions. D’autant qu’une navigation au-delà de la frontière du monde réel (ici les colonnes d’Héraclès) signifie nécessairement la présence de monstres : voir les Argonautes, ou l’Odyssée. Ce moment est donc attendu, et va se développer sur plus de 13 §.
Chez Rabelais, la présence de monstres marins, mi-réels, mi fictifs, est constante dans les récits de navigation (voir l’illustration ci-dessus) : c’est donc à la fois un épisode attendu, et une répétition comique (et plus légère) de l’épisode de la tempête.
Un monstre hors normes
- Chez Lucien, jeu sur les nombres : 266 km de long, contenant une montagne de 43 km de circonférence, des champs, des forêts, une source, un étang et toute une série de populations belliqueuses… Mais l’animal ne semble pas bien méchant : en réalité il ne s’aperçoit même pas de la présence des hommes, il écrase le navire par inadvertance, et n’a aucune intention particulière. D’ailleurs l’animal n’est presque jamais désigné par des termes négatifs :
- § 30 : le texte français parle de « monstres marins et de baleines », mais le grec dit seulement θηρία καὶ κήτη : animaux sauvages et baleines. Un peu plus bas, la traduction française dit « tomba à l’intérieur du monstre », mais le mot « monstre » n’apparaît pas en grec, qui dit seulement « ἐς τὸ ἔσω διεξέπεσεν ».
- Et le malheureux arrivé là depuis 27 ans semble y avoir plutôt bien vécu…
- Chez Rabelais, l’animal semble moins démesuré, mais beaucoup plus agressif : il vient droit sur les navires, et son jet d’eau est interprété comme une menace. Il est comparé par Panurge au Léviathan, ou au dragon d’Andromède. Les adjectifs qui le qualifient en font un être horrible : « grand et monstrueux » (l. 2), « bruyant ronflant, enflé » (l. 3), « grande gueule infernale » (l. 24), « monstre marin » (l. 27), « horrible et abominable » (l. 53), « hideux et détestable » (l. 63).
Une leçon d’humanisme ?
- Chez Lucien, après le choc de l’engloutissement (qui ne fait ni mort, ni blessé et n’endommage même pas le navire), la baleine devient une « terre inconnue » à explorer, et qui se révèle singulièrement familière : le vieillard chypriote, hospitalier, travailleur, modeste, offre une sorte de modèle de sagesse et de civilisation – par opposition aux barbares belliqueux que le Narrateur aura ensuite à combattre.
- Chez Rabelais, répétition en mineur de la tempête : face à un danger imminent et potentiellement mortel, Pantagruel se prépare tout en gardant assez de sang-froid pour plaisanter, Frère Jean, fidèle à lui-même, se précipite dans l’action, et Panurge cède à une panique aussi loquace que comique.
Deuxième comparaison : la victoire sur le monstre (Lucien, Histoire vraie B, § 1-2 / Rabelais, Quart Livre, ch. 34)
Un dénouement attendu
- Chez Lucien, la situation n’est pas tragique : le « pays » découvert par les navigateurs est d’autant plus vivable que les monstres ont été vaincus, et une bataille navale colossale vient de s’achever, laissant nos héros hors de danger. Mais il est impératif de relancer la suite des aventures, tout comme le départ d’Ulysse de l’île de Calypso était la condition de la suite de l’épopée. À l’action succède donc l’ennui, et un besoin irrépressible de partir.
- Chez Rabelais, au contraire, la baleine est un monstre qui menace la flotte, et le danger est imminent : nous sommes au cœur d’une action héroïque.
Deux récits qui diffèrent par la place du héros
- Chez Lucien, c’est le narrateur qui a l’initiative, mais l’on passe très vite au « nous », qui ne cessera plus ; il y a action collective plus qu’exploit individuel ; tout se passe néanmoins dans les règles, jusqu’au sacrifice à Poséïdon avant d’appareiller… Les personnages sont peu différenciés : le pilote se réduit à un nom, Scintharos (il s’agit du vieillard rencontré dans le monstre) ; le « nous » collectif l’emporte.
- Tout au contraire, chez Rabelais, nous avons la structure d’un texte épique : d’abord une action collective, courageuse mais inefficace ; puis l’intervention du héros, qui sauve la situation. Les personnages sont campés dans leur rôle habituel (Panurge, Frère Jean). Et les 3/4 du texte sont consacrés au héros, Pantagruel, qui pour l’occasion retrouve son statut de géant.
Fantaisie et amplification
- Chez Lucien, la fantaisie semble ici s’essouffler. Le récit a la sécheresse d’un journal de bord, avec la notation scrupuleuse des temps et des dates : la baleine meurt en 13 jours, les marins campent 3 jours supplémentaires sur son dos, et partent définitivement le 17ème jour… Lucien multiplie les notations réalistes : le creusement du tunnel, sur environ 9 mètres, n’est plus tout à fait dans le gigantisme ; ensuite, les étapes de l’agonie de l’animal n’ont rien que de très naturel : fatigue, puanteur… Enfin, tout autour de la bête, les restes de la « bataille des îles » étonnent les voyageurs, mais ne sont pas décrits. C’est donc un lent retour au réel, en attendant de nouveaux épisodes.
- Chez Rabelais, au contraire, la fantaisie se donne libre cours :
- dans la parodie d’un récit héroïque, liée à la structure du texte ;
- dans la dimension orale du texte : apostrophe au lecteur, long « boniment » faisant attendre la dextérité extraordinaire du héros…
- dans le caractère ludique de l’exploit : il s’agit moins, pour Pantagruel, de se défaire d’un monstre, que de fabriquer une véritable œuvre d’art, un scolopendre géant ou la carène d’un navire, de manière tout à fait gratuite ! Ici le réalisme se réduit à peu de chose, le jet d’eau de la baleine, et son mouvement de retournement « comme un poisson mort » à la fin du texte.
Lucien, Sur les Dipsades, § 4-8 p. 327-331 / Rabelais, ch. 38, p. 363-365
Deux descriptions de monstres
- Lucien : la « dipsade », serpent dont le venin donne une soif inextinguible, et qui vivrait en Libye ;
- Rabelais : les « Andouilles », c’est-à-dire toutes sortes de créatures en forme de serpent, ou mi-humains mi-serpents (Erichthonios, Mélusine…)
Dans les deux cas des êtres maléfiques, doués d’une force surhumaine – mais en même temps, une certaine ambivalence, notamment chez Rabelais : les Andouilles sont aussi des créatures de Mardi Gras… Mais chez Lucien aussi, des hommes semblent vivre près des Dipsades…
Deux descriptions pseudo-scientifiques, qui soulignent le caractère fantastique (chez Lucien) ou fantaisiste (chez Rabelais) des créatures décrites.
Deux récits de voyageurs
- Dans les 2 cas, un narrateur s’adresse à un lecteur ou un auditeur, à qui il fait connaître une créature inconnue, en s’appuyant sur des autorités :
- Lucien : les médecins, un ami voyageur…
- Rabelais : toutes sortes d’autorités historiques et religieuses
- Dans les deux cas, il s’agit de « mirabilia », ce qui appartient à la littérature de voyage : tradition de Pline l’Ancien mais aussi des cosmographes (André Thévet et d’autres). C’est même un des passages les plus appréciés des lecteurs de tels récits.
Deux textes parodiques et divertissants
- Deux textes divertissants et amusants :
- on nous décrit de drôles de créatures, aux pouvoirs exceptionnels chez Lucien (plaisir d’avoir peur, dans la tradition des contes), aux accents comiques et carnavalesques chez Rabelais. Dans les deux cas, hyperboles, apostrophes à l’auditeur, protestations de véridicité.
- Deux jeux de lettrés : multiplication des intertextes ; noter aussi l’ecphrasis chez Lucien : la description de la stèle.
- Dans les deux cas, intention parodique : Lucien parodie Hérodote, en soulignant le caractère fictif (« Je n’ai pas vu, je n’y suis pas allé ») ; Rabelais mélange les légendes (Mélusine), les récits de voyage, et même les textes sacrés (Adam) dans une « liste » hétéroclite.
- Deux intentions cependant radicalement différentes :
- métapoétique chez Lucien : celui-ci a « soif » d’être lu !
- Satirique chez Rabelais : identification moqueuse, dans une « parade », entre serpent, membre viril, et andouille (dans les 3 sens : l’andouille est un serpent, mais aussi… une andouille, donc un mets ennemi de « Quaresmeprenant »… et à la limite du fantastique : un objet devient animé, quasi humain… comme les lampes de Lucien dans l’Histoire vraie.)
Commentaire comparé : Lucien, Histoire vraie A, p. 81-85, de « mais le cinquième jour… » à « le combat des îles » / Rabelais, Quart Livre, chapitre XLI, p. 383-387 : combat contre les Andouilles.
Le récit de combat constitue un passage obligé dans la littérature d’aventure, qu’il s’agisse de le prendre au sérieux – dans l’épopée, la chanson de geste, le récit historique…, ou qu’il soit tourné en dérision dans la littérature comique. Ni Lucien, ni Rabelais ne dérogent à la règle : dans la dernière page de son Histoire vraie A, après avoir raconté une bataille à laquelle ses voyageurs, parmi lesquels le narrateur, ont pris part, Lucien les fait assister en spectateurs, depuis la gueule de la baleine où ils sont prisonniers, à une guerre extraordinaire entre des géants montés sur des îles en guise de navires. De son côté, dans le chapitre XLI du Quart Livre, Rabelais montre Pantagruel et les siens contraints de se battre, dans l’île Farouche, contre les Andouilles, à la suite d’un malentendu. Mais dans les deux cas, s’agit-il bien de véritables combats, ou d’une parodie ? Et quelle était l’intention de l’auteur ?
Nous verrons qu’il s’agit, pour Lucien comme pour Rabelais, de faire référence chacun à sa manière à la grande littérature guerrière ; mais si les événements racontés sont dramatiques, le but est surtout d’amuser ou de faire rire le lecteur.
Deux textes appartenant à la littérature de guerre
Deux événements typiques
- Chez Lucien, datation précise, description des forces en présence, puis déroulé des événements : chocs des navires, abordages, déroute et fuite de l’un des deux camps, poursuite, puis récupération des dépouilles, sacrifice (non « de » la baleine, mais « sur » la baleine, qui a la taille et l’aspect d’une île) et trophée… Il s’agit de toutes les étapes d’un combat naval tel que les historiens classiques, Hérodote ou Thucydide, ont pu les décrire. Il n’y a pas de bataille navale dans les épopées, et on se retrouve dans le projet de l’Histoire vraie : se confronter victorieusement aux historiens.
- Chez Rabelais, on trouve aussi toutes les étapes d’un combat : tentative manquée de parlementer, combat singulier qui dégénère en mêlée générale, le « bon » camp, celui des héros, mis à mal jusqu’à l’arrivée des renforts (ici la truie où s’est enfermé Frère Jean avec son armée de cuisiniers est évidemment une réécriture du « cheval de Troie », présent dans l’Odyssée et surtout dans le livre II de l’Énéide de Virgile), débâcle des ennemis, jusqu’à ce qu’un événement surnaturel mette fin à l’affrontement. Ici, le modèle n’est pas historique, mais épique et/ou chevaleresque : les armes (équivalentes des épées et des lances), les corps à corps, et jusqu’à la ruse de Frère Jean appartiennent à l’épopée et à la chanson de geste.
Deux récits de nature différente :
Le texte de Lucien veut tendre vers l’objectivité : le narrateur est en situation d’observateur, et ne prend nullement parti pour l’un ou l’autre des adversaires : le combat n’apparaît au départ que comme un vacarme indéterminé ; puis les belligérants sont décrits, de manière neutre : « les géants », « les îles »… On a l’impression qu’il s’agit d’un conflit entre deux peuples semblables, exactement comme pouvaient apparaître les guerres entre cités grecques ! L’origine du conflit, enfin signalée dans le paragraphe 42, n’est présentée que comme une hypothèse : « apparemment » (l. 45), « ils s’accusaient mutuellement » (l. 48) et elle semble bien futile ; la victoire elle-même semble presque l’effet du hasard.
Le texte de Rabelais est très différent, dans la mesure où les protagonistes sont directement impliqués ; ici, pas de point de vue surplombant : les Andouilles attaquent alors même que Gymnaste a tenté d’apaiser le conflit et de lever le malentendu : elles sont donc coupables ! D’ailleurs les adversaires sont dévalorisés : le Cervelas est « sauvage et farfelu », les Andouilles attaquent « vilainement »… et leur déroute est aussi complète que honteuse : elles fuient et sont impitoyablement massacrées… Cette dissymétrie est caractéristique de l’épopée, et surtout de la littérature chevaleresque.
Deux textes parodiques
Chez Lucien, le triomphe de la fantaisie
Si la bataille navale est décrite avec un luxe de détails concrets (des trières avec leurs rangs de rameurs et leurs voiles, leurs hoplites, leur pilote, des manœuvres tout à fait réalistes), tout est sur-dimensionné et Lucien joue sur les nombres : les trières sont en réalité des îles flottantes (ce qui nous renvoie à la plus antique mythologie grecque : cf. les Symplégades des Argonautes), les voiles sont faites de forêts, les grappins de pieuvres etc. On est ici dans la fable ! De même, les noms des personnages relèvent de la pure imagination ; ils n’ont aucune existence réelle, et de ce fait, la violence du combat et la présence de victime passent presque inaperçues.
Le conteur insiste d’ailleurs sur le caractère invraisemblable de son récit : « le plus extraordinaire de tous les spectacles que j’aie jamais vus » (l. 10-11), et encore : « Je sais que mon récit paraîtra invraisemblable ; je le ferai quand même. » L’Histoire vraie joue toute entière sur ce jeu sur la vérité : les récits des historiens ne sont que mensonges, alors que lui, Lucien, se vante de dire vrai…
Tout le plaisir du texte naît précisément de ce jeu entre la vraisemblance du récit et la pure fantaisie ; il n’y a pas de comique à proprement parler.
Chez Rabelais, le triomphe du grotesque
La fantaisie n’est certes pas absente du texte de Rabelais, comme en témoigne l’intervention burlesque du monstre à la fin du texte. On attendrait une intervention divine, un ange ; on est face à un « pourceau », animal grotesque par excellence ; il est « grand, gros, gras, gris » ; il multiplie les couleurs et les comparaisons, avec les matières les plus prestigieuses (émeraude, marbre, diamant…), mais il est composé de manière hétéroclite, comme une chimère : il est l’incarnation même du Carnaval !
Mais l’essentiel du texte repose sur le burlesque : les belligérants sont à la fois de la mangeaille (il faut couper le cervelas pour le manger ! Les Andouilles et leurs alliés, godiveaux et saucissons, sont à la fois des guerriers et de la charcuterie, et il faut des cuisiniers armés d’ustensiles pour les vaincre, au cri de « Nabuzardan », le cuisinier de Nabuchodonosor… Si nos héros agissent de manière tout à fait conforme à leur nature (Frère Jean incarne à la fois la ruse de guerre et l’action, jusqu’à la témérité ; Pantagruel intervient finalement pour calmer le jeu), l’ambiguïté de leurs adversaires rend leur massacre purement comique, d’autant que leur défaite est décrite sans aucune empathie : « comme si elles eussent vu tous les Diables », « comme mouches ». Et le combat cesse… sous une averse de moutarde !
Comique aussi de mots : du nom de l’épée de Gymnaste (on est loin de Durandal ou Excalibur!) aux noms des soldats (« Tailleboudin tailloit boudins »), tout est fait pour susciter le rire.
« À plus haut sens ? »
La violence et la cruauté ne sont pas nécessairement condamnées ; au contraire, la cruauté peut même être une composante du comique, en particulier au Moyen-Âge et à la Renaissance (cf. l’épisode des moutons de Panurge, ou le sauvetage du clos de Seuillé par Frère Jean). Dans aucun des deux textes il n’y a un sentiment d’horreur devant le nombre des victimes. Et si Pantagruel décide un cessez-le-feu, c’est pour une raison religieuse : les Andouilles sont en prière devant Mardigras ; alors que Frère Jean continue le massacre sans état d’âme, Pantagruel respecte leur foi et fait cesser le combat.
Attention aux anachronismes : avant le 18ème siècle, la guerre en tant que telle ne fait pas l’objet de critiques : elle est le lieu du courage, de l’héroïsme, l’activité la plus normale des nobles. En revanche, la guerre peut être condamnée lorsqu’elle est fratricide, ou injuste : cf. la guerre picrocholine dans le Gargantua…
Au-delà de la fantaisie, faut-il voir un message de ce genre chez Lucien ? Il y a, dans cette guerre qui est un pur spectacle, une forme d’absurdité : la cause apparaît à la fois futile et incertaine, et les guerres omniprésentes dans tous les Voyages extraordinaires semblent n’avoir d’autre but que d’enrichir les Enfers…
Chez Rabelais, outre la futilité, là encore, de ce qui déclenche le combat et ses terribles conséquences (un malentendu, et un lapsus), on trouve deux indices : le titre du chapitre (« rompre les Andouilles, ou les anguilles, aux genoulx » signifie utiliser des moyens inappropriés), et l’inscription sur le collier d’or du pourceau ailé : ὟΣ ἈΘΗΝΑΝ, abréviation de ὗς ποτ’ Ἀθηναίαν ἔριν ἤρισε : « un porc a cherché querelle à Athéna ». Là encore, outre l’hommage à Érasme et ses Adages, Rabelais insiste sur le caractère grotesque du récit. Il y a donc probablement une critique humaniste des guerres absurdes et sans causes.
Conclusion
Les deux textes jouent donc sur les topoi du récit guerrier, pour les détourner dans un sens comique ou simplement divertissant : Lucien transforme une bataille navale tout à fait classique en affrontement cosmique entre des îles-navires, peuplées d’hommes-géants aux cheveux de feu, dans une sorte de « monde à l’envers » où les ancres sont en verre, et les voiles formées de forêts. Rabelais, lui, insiste davantage sur le comique, le grotesque, la confusion entre la mangeaille et la soldatesque, dans une atmosphère de carnaval ; mais si l’on rit davantage devant le texte du Quart Livre, c’est aussi là que l’on peut trouver un message humaniste : la guerre n’est pas toujours légitime, et il est nécessaire que les armes, parfois, se taisent…
Lucien, Ménippe § 15-16 p. 309-311 / Rabelais, discours de Pantagruel sur les « Paroles gelées », de « Pantagruel entendant l’esclandre… » à « Les voirons cy autour », p. 489-491.
Voir l’explication du chapitre des « Paroles gelées »
Deux pauses dans le texte
- Lucien : Ménippe raconte à un ami son voyage aux Enfers ; ici nous avons un temps de description et de méditation, où Ménippe décrit les héros dans la « plaine de l’Achéron », et médite sur l’existence humaine. Mais cette description est cauchemardesque.
- Rabelais : nos héros sont en pleine mer, entre l’escale chez les Papimanes et celle chez Messer Gaster. La mer est calme, un phénomène étrange – des voix sans corps – vient de se produire, et Pantagruel se livre à une réflexion pour tenter de lui donner un sens. Aucune horreur ici, mais plutôt une réflexion positive.
Deux textes philosophiques
- Deux narrateurs-philosophes
- Pantagruel s’oppose à la panique de Panurge, et à l’attitude qu’elle sous-tend : « l’Autre » n’est pas nécessairement un danger ou un ennemi : attitude humaniste, bienveillante. Par la suite, il continuera dans cette attitude ouverte, en proposant 4 interprétations du phénomène, sans trancher : refus de l’univocité, ouverture sur la multiplicité du réel, et nombreuses références livresques.
- Ménippe, porte-parole de Lucien, offre lui-aussi, non seulement une description, mais une interprétation : tout le § 16. Il se pose comme un maître à penser : « tu as vu… » ; accents péremptoires.
- Deux épisodes mythiques, porteurs de sens
- Chez Lucien, mythe des Enfers, maintes fois traité, chez Homère bien sûr, mais aussi Platon (cf. mythe d’Er le Pamphilien à la fin de la République), ou encore le livre VI de l’Énéide de Virgile : un mythe portant sur la vie, la mort, le destin, porteur d’un sens. On peut rapprocher ce texte des Vanités.
- Chez Rabelais, création d’un mythe ; mais l’auteur le rapproche de mythes existants (plaisanterie sur les paroles de Platon, inaudibles et gelées pour les jeunes gens, mais qui dégèlent et deviennent audibles pour les plus âgés)… C’est aussi une métaphore de la Renaissance, quand on retrouve nombre de textes oubliés ou méconnus…
Deux textes allégoriques
- Chez Lucien,
- métaphore filée du théâtre : les morts sont d’abord un spectacle (répétition du verbe « voir ») ; puis la vie humaine est toute entière comparée à un théâtre : champ lexical du « rôle », du « masque » et du « déguisement » dont l’acteur se dépouille à la fin de la pièce… Une métaphore qui sera largement reprise par la suite (cf. Pedro Calderón, 1635)… Reflet de notre monde, le monde des Enfers en révèle toute la vanité.
- Mais aussi métaphore de la Fortune et de son arbitraire : les rôles sont attribués au hasard, comme le montrent les balancements : « l’un… l’autre… »
- Chez Rabelais, les « Paroles gelées » peuvent être :
- des paroles virtuelles, ou passées, destinées à « fondre » donc à réapparaître (Pétron), des « paroles voltigeantes » (Homère) ;
- des paroles momentanément inaudibles (Platon) ; dans les deux cas, cela montre que la transmission du savoir est toujours possible.
- les cris et les plaintes d’Orphée mort ; ici on se rapproche du réel ; ces cris annoncent les bruits du massacre dans le § suivant.
- Chez tous deux, rapport au temps, mais différent, voire opposé :
- Chez Lucien, un temps destructeur : tout est voué à disparaître dans la mort. Philosophie pessimiste : l’horizon humain, c’est le néant qui uniformise tout.
- Chez Rabelais, les « paroles gelées » sont le reflet du pouvoir de la philosophie ou de la poésie, et de leur résistance au temps : longtemps inaudibles, « gelées », elles peuvent réapparaître et être comprises plus tard.
Lucien, Ménippe § 11-13 p. 303-307 / Rabelais, Les engastrimythes, ch. LVIII, p. 507-509.
Voir ici l’explication sur l’épisode de Messer Gaster.
Deux récits mythiques et allégoriques
- Au cours de sa visite des Enfers, Ménippe se trouve à assister au procès des morts, en particulier de ceux qui ont quelque chose à se reprocher : sycophantes, proxénètes, escrocs en tous genres… et il semble qu’aux yeux de Ménippe (de Lucien?) les pires soient ceux qui ont été riches et puissants, et se sont rendus coupables d’arrogance. Le récit est alerte, détaillé (les ombres dénoncent ceux qu’elles ont accompagnés durant leur vie…) : il s’agit ici d’un cadre très familier aux Grecs.
- Chez Rabelais, au contraire, le cadre est fantaisiste. Pantagruel visite le domaine de Messer Gaster, et il va rencontrer deux sortes de serviteurs de celui-ci : les Gastrolâtres (qui vénèrent le ventre) et les Engastrimythes, ou ventriloques, qui répandent le mensonge. C’est des seconds qu’il est question ici. Ils sont d’abord présentés par leur généalogie, puis au moyen d’une anecdote déjà présente dans le Tiers Livre : c’est une critique des oracles et devins. Ils « parlent par le ventre », par opposition à l’esprit ; leur parole est fausse, et/ou grossière (un pet!)
Deux narrateurs engagés
- Ménippe est un narrateur intradiégétique : il fait partie de l’histoire qu’il raconte, et intervient directement. Il n’est pas un simple spectateur. L. 42 et suivantes, il s’amuse à torturer lui-même les anciens riches en leur rappelant ce qu’ils ont perdu ; et il éprouve « une joie extrême à ce spectacle ». Il se permet même de juger Minos, qu’il estime trop complaisant à l’égard du tyran Denys de Syracuse, qui avait été protecteur des savants… Sa haine des riches semble sans limites !
- Chez Rabelais, le narrateur énonce tout de suite un jugement négatif : « deux manières de gens appariteurs importuns et par trop officieux que Pantagruel prend tout de suite en horreur. Un peu plus loin, l. 15, il précise qu’il s’agit de « divinateurs, enchanteurs et abuseurs du simple peuple » ; enfin, l’anecdote met un scène une femme italienne « de basse maison »…
Deux cibles assez proches
- Riches et puissants chez Lucien ne cherchent pas à tromper, mais ils veulent éblouir par leur magnificence, et pêchent par orgueil et arrogance ; la mort, en les dépouillant de leurs atours, les rend à leur vérité pauvrement humaine.
- Les Engastrimythes et autres faux devins trompent, eux, délibérément mais de manière à la fois éhontée et grossière.
- Mais peut-être faudrait-il aussi s’interroger sur l’aveuglement volontaire de ceux qui croient les faux devins et leurs sottises, s’imaginant que l’on peut prédire l’avenir, ou se laissent prendre aux prestiges de l’apparence ? En effet, les deux auteurs dénoncent la dictature de l’apparence.
Lucien, Ménippe § 4-5 p. 293-297 / Rabelais, éloge des Décrétales, ch. LIII, p. 475-479.
Explication du texte de Rabelais.
Deux Narrateurs convaincus…
- Les deux textes sont en réalité des discours :
- chez Lucien, Ménippe raconte à un ami sa descente aux enfers, et pourquoi il a entrepris un tel voyage : il était à la recherche de la sagesse, et voulait trouver quelqu’un qui lui indique « une route simple et sûre dans la vie ». Il expose alors sa mauvaise expérience auprès des philosophes, pourtant les plus qualifiés pour lui donner de telles indications.
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La situation est différente chez Rabelais : devant ses hôtes, Pantagruel et ses amis, Homenaz, maître de l’île des Papimanes, se lance dans une véritable tirade et fait un éloge dithyrambique de ce qui est le plus sacré à ses yeux : le livre des Décrétales. Il veut en convaincre ses auditeurs, et se laisse lui-même aller à un enthousiasme aussi délirant que ridicule. Caractère théâtral du texte.
- Tous deux veulent convaincre leur interlocuteur :
- Chez Lucien, insistance sur la rationalité de sa démarche : structuration rigoureuse du texte (entrée en matière indiquant son objectif, trois parties : morale / physique / comportement) ; énumération des différents philosophes, qui ne sont pas nommés, mais clairement identifiables :
- pour la morale : épicuriens, cyniques, stoïcien, péripatéticien ;
- pour la physique : platoniciens (les idées, les êtres incorporels), épicuriens (atomes, vide)
- pour le comportement : les Stoïciens, puis les Cyniques
- Chez Rabelais, questions rhétoriques (qui ?…) dans un premier discours construit (l. 1-24), puis des manifestations d’enthousiasme : rire et bons mots, puis manifestations physiques (l. 29-30), puis véritable épanchement lyrique (dernier §) ; noter aussi les refrains : « Dives décrétales, saintes décrétales… »
- Mais si l’ami ne manifeste rien (peut-être parce qu’il est d’accord avec Ménippe), le discours d’Homenaz ne rencontre que le scepticisme ou l’ironie : interventions à peine polie de Pantagruel, moqueuse d’Épistémon, et enfin retour du narrateur dans les dernières lignes, qui reproduit sur un mode satirique l’émotion de Pantagruel face à la mort du Christ-Pan. Les larmes d’Homenaz rappellent cruellement celles de Pantagruel… et s’y opposent : très violente critique de la superstition.
- Chez Lucien, insistance sur la rationalité de sa démarche : structuration rigoureuse du texte (entrée en matière indiquant son objectif, trois parties : morale / physique / comportement) ; énumération des différents philosophes, qui ne sont pas nommés, mais clairement identifiables :
… mais bien naïfs.
- Ménippe attend des philosophes ce qu’ils ne peuvent guère lui donner : il attend d’une autorité extérieure ce qu’il devrait trouver en lui-même, par une réflexion personnelle ; c’est peut-être ce que lui apportera la contemplation des Enfers…
- De son côté, Homenaz est doublement aveugle : il ne s’aperçoit pas qu’il donne dans la pire idolâtrie, prenant l’image du Pape pour un Dieu, et des écrits purement profanes pour des textes sacrés, et il ne voit pas non plus que son discours tombe à plat : le contraste entre son enthousiasme et la froideur de Pantagruel et ses compagnons est particulièrement comique.
Deux textes satiriques
Lucien comme Rabelais se moquent ici ouvertement d’autorités soit intellectuelles (les philosophes chez Lucien) soit religieuses (les Décrétales, écrits relativement récents du Pape, en matière de droit canon).
- Les philosophes :
- contradictoires en matière de morale (l’un… l’autre…) ; ces divergences ne révèlent rien d’autre, aux yeux du narrateur, qu’ « ignorance et embarras ». Sans aucune perspective historique, Lucien met toutes les doctrines sur le même plan, comme si toutes étaient incapables de découvrir une vérité univoque et simple.
- Absurdes et incompréhensibles en matière de physique : mots compliqués mais creux, et théories contradictoires.
- Enfin et surtout, malhonnêteté et mauvaise foi : leurs actions ne correspondent pas à leur enseignement.
- On remarquera que tous sont mis sur le même plan ; aucun ne trouve grâce aux yeux de Ménippe. Moins d’enjeu cependant : les philosophes ne sont que des autorités intellectuelles.
- Les Décrétales :
- Il s’agit ici d’un éloge ridicule, qui revient en fait à une critique acerbe. L’enjeu ici est politique et religieux, c’est-à-dire dangereux…
- Les Décrétales ont établi les ordres religieux et les nourrissent ; elles enrichissent le patrimoine temporel de l’Église ; elles garantissent le pouvoir du Pape sur les autres souverains ; elles régissent les Universités ; enfin, elles garantissent à ceux qui les suivent le salut dans ce monde et dans l’autre. Cette énumération est en réalité une série d’accusations : les Évangélistes récusent en partie les ordres religieux et les couvents, critiquent le pouvoir temporel de l’Église et sont plutôt favorables au gallicanisme…
- Dans les deux cas, il s’agit d’une autorité, morale ou intellectuelle, qui est usurpée et ne repose sur rien. Avec une nuance supplémentaire chez Rabelais : la foi aveugle en les Décrétales est blasphématoire.
- Plaisir du texte :
- Lucien : jeu sur les énigmes et auto-dérision.
- Rabelais : plaisir des mots, rhétorique extravagante, jeux sonores, images… cf. Dindenault.
Bibliographie
- Collectif, Voyages aux pays de nulle part, édition présentée par Francis Lacassin, collection « Bouquins », Éditions Robert Laffont, 1990, 1284 p.
- Lauvergnat-Gagnière Christiane, Lucien de Samosate et le lucianisme en France au XVIème siècle, athéisme et polémique, Librairie Droz, Genève, 1988, 434 p.
- Trousson Raymond, Voyages aux pays de nulle part, histoire littéraire de la pensée utopique, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1975, 296 p.