François Rabelais, « Le Quart Livre »

François Rabelais

Biographie de F. Rabelais

Le Quart Livre et les Voyages extraordinaires de Lucien

Bibliographie

Textes expliqués

Synthèses

Textes expliqués

Chapitre 1er : le départ de la flotte

Ce texte n’est pas exactement l’incipit du roman, puisqu’il est précédé d’un long prologue ; mais c’est le tout début du récit proprement dit.

Avec ses 115 lignes, il décrit minutieusement le tout début de l’expédition annoncée à la fin du Tiers Livre, le départ de la flotte, en 7 §.

§ 1 à 5 : avant le départ

1er § : début du récit

Le texte commence par une date à la fois précise (même s’il faudra sans doute la modifier par la suite) et symbolique : le 9 juin ; précision antique (les Vestales) et historique (une victoire contre les Espagnols, en lien avec l’actualité) ; un lieu déterminé, même s’il perd en précision géographique entre 1548 et 1552 : le port de Thalasse, « près de St Malo » (1548) ; l’énumération des compagnons de Pantagruel, tous déjà connus du lecteur.

Le but aussi est précis : vers l’oracle de la Dive Bouteille.

2ème et 3ème § : la flotte

Description très précise des navires, à grand renfort de symboles, souvent alchimiques (voir les couleurs), avec un goût prononcé pour les termes techniques (calfatées, fadrins, hespaillers, Thalamège), en particulier pour les noms des navires (Gallions, Liburniques…) ;

Énumération des figures de poupe des 12 navires de la flotte : richesse extraordinaire de l’ornementation, tradition rabelaisienne de tous les symboles possibles des « buveurs » ; et jeu sur la richesse du vocabulaire.

4ème et 5ème § : cérémonies avant le départ

Retour au récit : assemblée générale sur le navire amiral (le seul que retiendra par la suite le lecteur). Ici humanisme et évangélisme se manifestent clairement : recours à la « Sainte Écriture » ; prière à Dieu (« le seul recours », on le verra dans la tempête) ; le psaume CXIV dans la traduction de Clément Marot, chant de ralliement des Évangélistes (et pas encore des Protestants, comme ce sera le cas à la fin du XVIème siècle, par exemple chez Jean de Léry). En outre, ce psaume évoque un voyage.

S’ensuit naturellement un banquet, et une digression sur le mal de mer, et les pseudo-remèdes conseillés par les médecins, y compris le grand Galien lui-même : Rabelais s’inscrit ici dans la tradition des Fabliaux.

§ 6 et 7 : le départ

§ 6 : la route choisie

Le départ est d’abord facile, « en bonne heure » ; Rabelais utilise encore le vocabulaire du Levant (c’est-à-dire méditerranéen), avec une grande précision : situation de l’objectif (entre la Chine et l’Inde supérieure) ; rejet de la route la plus connue, celle des Portugais, par le cap de Bonne-Espérance, bien connue mais très longue. Rabelais donne alors de nombreux détails – non sans recourir parfois à un vocabulaire abscons.

La route effectivement suivie est au contraire très confuse, voire contradictoire, comme si Rabelais avait alors voulu brouiller les pistes… Une route occidentale, à la latitude des Sables d’Olonne, pour éviter la « mer glaciale »… Une route qui évoque bien sûr celle de Jacques Cartier, mais en même temps, aucune mention de l’Amérique… La précision sur l’élévation du port d’Olonne (le parallèle 46°30′) est de fait la route la plus favorable, celle-là même que suivent, jusqu’au XXème siècle, les pêcheurs qui se rendent à Terre-Neuve.

§ 7 : résumé du voyage

Rabelais annonce déjà la fin : les voyageurs arriveront « en moins de 4 mois » à destination, ce qui est infiniment mieux que les Portugais – Rabelais se plait à souligner la rivalité entre le Portugal et la France – et équivalent à la durée du voyage de Cartier. Et c’est aussi la durée du voyage des Argonautes ! Mais faut-il prendre au sérieux ce voyage ? Rabelais termine en effet sur l’évocation d’un voyage pour le moins douteux, d’Indiens qui seraient arrivés en Germanie, selon Cornelius Nepos et d’autres historiens…

L’épisode des Chiquanous – ch. 12-16 : une satire de la justice

La satire de la justice est un « topos » bien connu de la littérature comique, en particulier dans les Fabliaux, ou le théâtre (Farce de Maître Pathelin). Voir aussi l’œuvre de Bonaventure des Périers, quasi contemporaine du Quart Livre.

La conception humaniste du droit est fondée sur la connaissance du grec, du latin et de la philosophie ; elle s’oppose à une conception beaucoup plus formaliste, héritée des gloses médiévales : voir l’épisode de Baisecul et Husmevesne, dans le Pantagruel. De même, l’épisode du juge Bridoye est ambivalent : d’une part le juge fait montre d’une rare incompétence dans son instruction des affaires ; c’est un fou. Mais d’un autre côté, quand il s’en remet au hasard pour sa sentence, il tombe juste… Enfin, Bridoye est un juge intègre, inaccessible à la vénalité.

C’est au contraire la vénalité des gens de justice qui est condamnée dans l’épisode des Chiquanous. Ceux-ci, habitants l’île de Procuration, sont des huissiers de justice, accusés de faire en sorte de provoquer les justiciables, afin de les poursuivre eux-mêmes pour voies de fait. C’est une forme dévoyée de la justice, qui peut aller jusqu’au sacrilège, comme le montre la fin du chapitre 16.

L’épisode des Chiquanous est une « tragicque comédie », c’est-à-dire une comédie qui finit mal. Il est composé d’une série de récits enchâssés, unifiés par le lieu  : l’île de Procuration, où les voyageurs font escale.

  • Panurge raconte l’histoire du Seigneur de Basché, qui met en scène de fausses fiançailles pour attirer les Chiquanous et les battre ;
  • Le Seigneur de Basché raconte à son tour l’histoire de la vengeance de Villon contre Tappecoue.

Ici, la farce principale, celle du Seigneur de Basché, se termine assez mal : les « acteurs » ont pris leur part de coups, et la « fiancée » a même subi des attouchements sexuels de la part d’un Chiquanou. (ch. 15, p. 201)

L’interprétation morale est claire et apparaît dans le dernier chapitre, quand deux Chiquanous sont pendus pour avoir commis un sacrilège : Dieu les a punis en les poussant à commettre, par cupidité, l’irréparable. C’est donc à Dieu de punir… Le Seigneur de Basché a doublement tort, comme le disent Pantagruel et Épistémon :

  1. il se fait justice lui-même, et prend donc indument un rôle qui n’appartient qu’à Dieu ;
  2. il se trompe de cible, comme le montre le nom de « Procuration » : les Chiquanous ne sont que les bras armés du vrai coupable, le prieur… En les rouant de coups, le Seigneur de Basché ne fait que renforcer le cycle de la violence.

Cet épisode fait écho à celui des « Moutons de Panurge ». Là aussi, Panurge, insulté par le marchand, fait justice lui-même, dans une farce cruelle ; mais le dernier mot revient à Frère Jean, qui condamne sans ambages cette attitude :

« – Tu (dist frere jean) te damne comme un vieil diable. Il est escript, Mihi uindictam, et cœtera. Matière de breviaire. » (p. 141)

La puissance de punir n’appartient qu’à Dieu.

La tempête du Quart Livre – ch. 18-24 (Étude littéraire)

Un texte qui surprend par son ampleur et sa singularité. C’est un des rares moments où l’on assiste à la vie en mer dans le Quart Livre : la plupart du temps on nous décrit les escales et les merveilles que voient les navigateurs dans les îles. Ici, nous assistons au voyage lui-même : ce qui fait pendant à la fin du Quart Livre (ch. 63-65) : sommeil de Pantagruel et calme en mer.

Une tempête « pour rire ».

L e modèle antique

  • Chez Homère (Odyssée, V) ou Virgile (Énéide, I), il s’agissait de faire trembler pour exalter les héros ; Rabelais va remanier cette matière pour l’adapter à ses personnages ; Liée à l’hostilité des Dieux : Poséidon ~ Ulysse, v. 286 sq. ; Junon ~ Énée. La grandeur de la menace est source d’effroi. Inversement, Neptune (Énéide, 125) apaise la tempête.
  • L’ampleur de la description : Odyssée V : triple évocation, par la description, le monologue d’Ulysse, puis la reprise du récit. Odyssée IX, description : « la nuit tomba du ciel ». Dans l’Énéide, pure description (80-91 ; 102-123).
  • Le rôle du héros : impuissant, il exprime son angoisse dans un monologue : Odyssée V, Énéide 92 sq.

Le modèle parodique

Sans doute moins connu des lecteurs : on trouve des détails de Folengo chez Rabelais.

Teofilo Folengo (1491-1544) publia sous le pseudonyme de Merlin Coccaio (= le cuisinier) le récit burlesque du géant Fracasse et du fourbe Cingar, sous le titre de Macaronées ; il inspira probablement Rabelais.

Folengo a fait une parodie de l’Énéide : il est très facile de transposer le modèle épique dans le registre comique. Détails risibles, personnages non héroïques :

  • il conserve leur rôle aux Dieux : Éole qui « met ses lunettes », est petit « comme un bouchon de Dieu » ; les Vents qui sautent autour de lui…
  • Importance de la description, avec des détails dérisoires : le vent comparé à un homme qui pète ;
  • Modifie le rôle des acteurs, multiplie les personnages non épiques : les marchands qui se lamentent parce qu’il faut lâcher du lest, leurs bagages, Cingar qui salit ses chausses…

L ’invention de Rabelais

Cet épisode n’était pas prévu au départ ; cf. ch. I, p. 35 (classiques Garnier) : il ne s’agissait que d’un voyage en Indie supérieure ; mais quand le livre a cru en importance, l’épisode a été ajouté.

Organisation de l’épisode :

  • Disparition des Dieux mythologiques comme acteurs. Ch. XXVI, mort des démons et des héros. Registre sérieux. Mais il n’y a rien de surnaturel dans la tempête elle-même, sauf la rencontre du bateau de moines p. 102, qui constitue d’ordinaire un mauvais présage. Pas d’intervention des forces surnaturelles : les « Diables » de Frère Jean ne sont qu’une manière de parler (p. 109, 113)
  • Métamorphose de la description : déictiques qui ne montrent pas (« Voici bien éclairé… ») ; Rabelais substitue à des termes descriptifs suggérant une vision, aux bruits porteurs d’émotion, des termes techniques et savants. Mots rares, souvent d’origine italienne, et qui n’apparaissent pas dans les textes littéraires. Le Περὶ κοσμῷ n’est pas une lecture très courante… Nous n’apprenons que les manœuvres, ou les avaries subies par le navire : on est loin d’une description. P. 105 : répliques du pilote ou de Frère Jean : vocabulaire précis, mais très hétérogène et technique, peu connu des lecteurs du XVIème siècle. Rabelais ne les explique pas dans sa « Brève Déclaration » : ces mots incompréhensibles, souvent des néologismes, traduisent surtout la violence et le vacarme.
  • Redistribution des rôles, proche de la parodie. L’angoisse normale devient une peur risible. Le personnage le plus prestigieux, Pantagruel, est presque silencieux et en retrait. Au 1er plan le couple comique, F. Jean et Panurge. Le monologue de Panurge rappelle celui d’Énée (Ter quatuorque beati…) : la mort dans un naufrage, anonyme et inutile, est le contraire de la mort héroïque : ce que reprendra Pantagruel sur le mode sérieux (p. 120) ; Panurge, lui, regrette l’homme le plus modeste, le planteur de choux, et le pourceau ! Peur risible par ses manifestations et son expression. Malade, accroupi sur le tillac, il transforme l’héroïque « hélas » en grotesque « zalas » ! C’est un poltron dont l’inertie s’oppose à l’activité de tous ses compagnons.

Les hommes dans la tempête : paroles et personnages.

Le texte n’offre que la mise en scène du dialogue. Ch. 18 : le narrateur met en place les circonstances ; ch. 19 : position des personnages ; ch. 23 : discours d’Épistémon. Le reste est une juxtaposition de répliques. Le procédé est inattendu : on attendait un récit.

Activité des navigateurs

Ordres, avaries, manœuvres : activité obstinée et commune ; Rabelais évoque la vie à bord pendant la tempête. Il utilise un dialogue quasi théâtral pour sa rapidité, et donne l’illusion du naturel. C’est un groupe d’hommes dominé par Frère Jean qui ne se distingue pas de ses compagnons. On distingue trois manœuvres :

  1. abaisser les voiles (fin ch. 18)
  2. abandonner le navire à lui-même (moment critique) p. 101
  3. lorsque la tempête s’apaise, ch. 22. On a pu relever 150 termes, dont la moitié trouve ici sa première expression littéraire.

Hypertrophie des discours

Elle crée un monde drôle parce qu’irréel : il y a disconvenance par rapport à la situation. Ch. 23-24 : cela ne surprend pas car l’orage est passé ; s’inspire des Propos de table de Plutarque, ou d’Érasme. Ch. 23 : enseignement d’Épistémon.
Mais il y a beaucoup plus étonnant : des discours au beau milieu de la tempête. Ex : sur les testaments p. 114 : Discours en forme avec 2 comparaisons, De Bello Gallico I, 39 et une histoire dans Ésope, et une structuration logique de l’argumentation : ou… ou… si… si… ; on a aussi des tirades théâtrales : F. Jean p. 116-117… Comique par disconvenance.
Virtuosité verbale de Panurge pour traduire sa peur : stylisation esthétique. Le discours mime sa peur ; mais autour, tirades d’un autre ordre, cohérentes et savantes : disconvenance plus subtile. Les discours sont inattendus par rapport à la situation et au personnage.
P. 104-105 : monologue épique. 3 exclamations, pseudo-philosophie, jeu avec le lecteur… « ah, dist Panurge, vous péchez » : 3 fois, avec amplification. Adage d’Érasme.

Convenance à la fonction des personnages

  • Frère Jean est tout entier tourné vers l’action, avec allégresse.
  • Pantagruel parle peu, mais pressent un moyen de salut. Il ne parle que quand il le faut.
  • F. Jean, Épistémon, Pantagruel s’évertuent, agissent.
  • Panurge, lui, compense sa peur dans l’imaginaire.

Les discours des personnages nous renvoient à leur fonction, et nous donnent des images de l’homme face au danger.

Dieu dans la tempête.

Il n’y a plus de place pour les Dieux de la mythologie : les personnages se réfèrent à Dieu. Rabelais avait un modèle : le « Naufragium » d’Érasme, dans les Colloques.
[] ; or ces Colloques sont des dialogues à vocation didactique. Le Naufragium est le récit fait après-coup par un survivant. La description est brève, Érasme décrit surtout les manœuvres, et le comportement de chacun. Exhortation religieuse aux voyageurs : « Amici, inquit, tempus est ut unusquisque Deo se commendet. » [« Amis, dit-il, il est temps que chacun se recommande à Dieu. »] On est proche du pilote qui dit p. 112 : « Chacun pense de son âme… ».
Érasme critique les passagers, qui commettent chacun une erreur possible :

  • les marins chantent le Salue Regina ;
  • Voeux aux Saints les plus divers et rattachement de ces voeux à un lieu précis ;
  • Prières proches de formules magiques.

Le narrateur, lui, ne fait ni vœu, ni invocation à un Saint, ni prière à voix haute : il dit intérieurement le « Notre Père », se confesse en silence à Dieu, directement. Une jeune femme, elle, nourrit son bébé en priant à voix basse.
Même perspective dans le Quart Livre : Rabelais inclut son enseignement dans sa mise en scène.

Les erreurs de Panurge : une dévotion formaliste.

Confiance dans les œuvres humaines (au sens restreint : pratique déterminée à l’avance, invocations, voeux et confession). Cela est au cœur de l’opposition entre réformés et catholiques. Pour les Réformés, il faut se garder d’implorer les Saints ou la Vierge comme intercesseurs ; la seule intercession est le Christ – ou Dieu soi-même. Les voeux et les pratiques n’ont aucune efficacité ; beaucoup mettent en question la valeur de la confession à un prêtre : il suffit de se confesser à Dieu. Les Calvinistes ne reconnaissent pas à la confession la valeur d’un sacrement.
Les pratiques de Panurge sont cohérentes ; Rabelais ne les condamne pas explicitement, mais les rend risibles : il appelle les Saints et Saintes alors qu’il vient juste d’être malade ; il promet de se confesser « en temps et lieux » et demande au Majordome qu’on lui donne à manger ! L. 55 sq : appel à la Vierge ; p. 97 : Frère Jean refuse le rôle de confesseur que Panurge veut lui donner : il est dans l’action et ne cesse de jurer. La pratique des voeux est ridicule par son contexte : s’oppose à la formule « in manus » : prière des agonisants. Résignation vite contredite : « belle grande petite chapelle ou deux ». « Faire un pèlerin » = assumer les frais d’un pèlerinage pour quelqu’un : ce que rejettent évidemment les Réformés.
Importance des mots : p. 107, 110, 113 : il s’agit de mots et non d’une attitude intérieure (un peu comme les jurons de Frère Jean…) : usage ridicule des formules les plus sacrées :  « Confiteor », «Consumatum est », « in manus »… elles sont privées de toute dignité.

La Foi exemplaire

Mise en scène insistante dans le chapitre 19. Pantagruel accorde la prière et le geste p. 96. Rabelais évite de rapporter l’oraison de Pantagruel au style direct : l’intention est plus importante que la formulation. Il implore l’aide du Dieu servateur, fait une oraison publique pour tous (et non, comme Panurge, pour lui seul), et sa « fervente dévotion » contraste avec la panique de Panurge. Mais le noyau principal de la phrase est le geste : tenir l’arbre (le mât ? le gouvernail ? Pantagruel est un géant, il peut maintenir le mât…) Les prières sont au nombre de 3 : exhortation du pilote, et deux répliques de Pantagruel. Il ne parle que pour prier, ce qui s’oppose aux nombreuses invocations de Panurge.
Exposition théorique : Épistémon. Le mouvement comique s’interrompt ; réponse retardée à la question de Pantagruel. La peur doit être surmontée : le rôle de l’homme est d’ « évertuer », tout en se soumettant à la volonté de Dieu. Référence à St Paul, 1ère Épître aux Corinthiens III, 9 : dei adiutores sumus.
En cela, Rabelais s’oppose à Calvin : pour lui, l’importance des œuvres est celle de la bêche pour le jardinier. Pour Calvin, les œuvres ne sont rien par rapport à la Grâce. Adiutor doit selon les Évangélistes (dont Lefebvre d’Étaples) se traduire par « coopérateur » : nous aidons celui dont les forces sont insuffisantes ; or on ne peut le dire de Dieu. On coopère avec sa toute-puissance. Il s’oppose à la fois à la théologie de la Sorbonne (les œuvres sont essentielles) et à Calvin, qui ne laisse rien au libre-arbitre.

L’épisode de la baleine (chapitres 33-34)

Représentation d’une baleine dans un bestiaire médiéval (domaine public)

Deux textes ont pu inspirer Rabelais dans cet épisode :

  1.  le texte de la Bible racontant l’histoire de Jonas
  2. Le texte de l’Histoire vraie de Lucien.

Chapitre 33 : la rencontre avec le monstre

Rabelais s’est peut-être aussi inspiré d’une carte marine publiée à Venise en 1539, et qui mentionnait les îles Ferœ, dans l’Atlantique Nord, entre l’Angleterre au Sud, l’Islande au Nord et la péninsule scandinave à l’Est ; cette carte mentionnait aussi un monstre marin appelé « phiseter ». Le nom de l’animal, plus savant que les noms employés par Lucien, vient de Pline, et signifie « le souffleur ».

Premier § (l. 1-16)

Rabelais commence par une description du monstre, aperçu d’abord par Pantagruel ; on notera que celle-ci est plus détaillée et plus exacte que celle de Lucien, même si les dimensions sont là encore exagérées : bruit fait par l’animal, jet d’eau… Mais ici, la rencontre est immédiatement sous le signe de l’affrontement : l’animal semble agressif, et l’équipage se met aussitôt en ordre de bataille, comme toute la flotte. La stratégie est détaillée : il s’agit de former un Y dont la base est la Thalamège. On notera le goût de Rabelais pour les mots techniques et nouveaux : le mot « cône » apparaît ici pour la première fois… Citons aussi le « physetère », la hune, les noms des différents navires, les explications savantes concernant le Y (géométrie, allusion à Pythagore…) Le texte est à la fois un amusement d’érudit, et une leçon de morale : on se prépare, dans l’ordre, à « vaillamment combattre ».

Deuxième § (l. 17-30)

Les deux personnages, Frère Jean et Panurge, réagissent de manière quasi mécanique, conformément à leur caractère, et reproduisent en miniature ce qui a déjà été montré dans la tempête :

  • Une seule phrase brève pour montrer l’activité de Frère Jean, ravi d’entrer en action (« galant et bien décidé ») ; jeu de mot sur « château gaillard » (partie avant ou arrière du pont, surélevée pour permettre un surplomb en cas d’abordage) et l’état d’esprit du personnage ?
  • Panurge, tout au contraire, est pris à nouveau d’une incontrôlable logorrhée, et d’une peur qui le paralyse et le rend totalement inapte à faire quoi que ce soit. Comique du « disait-il » qui évoque une répétition sans fin… Il commence par une interjection comique (babillebabou), un leit-motiv (« fuyons »), une succession de références terrifiantes (le Léviathan – en réalité un crocodile) et incohérentes, mêlant la Bible (Job) à la mythologie païenne (Andromède), des images (grain de dragée, pilule)… Comique de situation (Panurge a une réaction inappropriée à la situation), de langage, et de répétition : il n’a décidément rien appris, et il réagit mécaniquement.

Fin du texte : un dialogue (l. 31-64)

Avec la réplique de Pantagruel en forme de calembour (Perseus / persé jus) s’instaure un dialogue de comédie, entre le sage, mais facétieux géant, et un Panurge d’autant plus disert que la peur se traduit chez lui par des flots de paroles. Répétition insistante du mot « peur ».

Plaisanterie de Pantagruel : Panurge, comme l’a dit Frère Jean à la fin de la tempête (ch. 24, p. 267) n’a rien à craindre de l’eau !

Mais le dernier mot, ou plutôt la dernière tirade, reste à Panurge, qui ne veut rien entendre. L’image empruntée au jeu (« C’est bien rentré de piques noires« ) rappelle au passage le personnage de mauvais garçon que tenait Panurge dans le Pantagruel. Mais sa panique s’accroit, comme le rythme s’accélère : « halas. Voy le cy. » Sa seule action : il va se cacher ! Ce qui ne l’empêche pas de multiplier les exclamations (l. 53), de s’adresser au monstre, de regretter avec un lyrisme aussi comique que déplacé que la baleine ne jette pas plutôt du vin blanc, rappelant au passage une anecdote historique due à Commynes (XVème siècle). Et son discours s’achève sur des cris, et un « allez aux Chiquanous » qui fait référence au chapitre 12, p. 169 : ceux-ci ne peuvent vivre qu’en étant battus… Souhaite-t-il ce sort à la baleine ?

Chapitre 34 : la victoire de Pantagruel

Premier §

Un récit apparemment objectif, décrivant la situation, et montrant tour à tour chaque personnage ; d’abord l’attaque du monstre, et son invincibilité : puissants jets d’eau (que Rabelais conçoit comme une attaque, et non pas simplement comme une respiration), avec une métaphore hyperbolique (les cataractes du Nil, élément de merveilleux), courage vain des combattants qui multiplient les jets…

Mais à ne pas prendre au sérieux : « pincer sans rire » est un jeu, et les armes se révèlent inutiles. Chacun est dans son rôle : Frère Jean s’agite, Panurge tremble. Intervention de Pantagruel, annoncée déjà comme décisive : il n’y a pas de suspens.

Second §

Au moment même où le lecteur, tenu en haleine, attend ce que Pantagruel va faire, Rabelais s’amuse à une longue digression savante, dans laquelle (à la manière de la parabase antique) il s’adresse directement au lecteur, en « oubliant » sa fiction. Il se met à énumérer successivement cinq exemples d’archers fameux :

  1. Commode, empereur de Rome ;
  2. Un archer indien, à l’époque d’Alexandre ;
  3. les anciens chasseurs français ;
  4. les Parthes ;
  5. les Scythes, avec une anecdote inspirée d’Hérodote (livre ÌV, § 131-132).

Si la chronologie n’est nullement respectée, on a en revanche une progression très nette : l’art décrit est de plus en plus élaboré et performant, et la description tend à s’allonger. Chaque exemple est introduit par une apostrophe au lecteur : « vous dictez, et est escript » (l. 14), « vous nous racontez aussi » (l. 18), « vous nous dictez aussi merveilles » (l. 26), « vous faictez pareillement narré » (l. 33), « Aussi célébrez-vous… » (l. 35).

Troisième §

Le § se présente en deux parties :

  • La première (l. 50-61) est au présent de vérité générale ; elle contribue encore à retarder le dénouement, tout en dressant de Pantagruel le portrait d’un héros hors-norme, par ses dimensions (ses javelots sont gros comme les piles d’un pont, ce qui donne à Rabelais l’occasion de multiplier les noms propres, Nantes, Saumur, Bergerac, Paris pour donner une impression de familiarité), la portée de ses armes (1000 pas), et l’extraordinaire habileté dont il fait preuve. Le texte s’apparente ici à un boniment de foire.
  • La seconde (l. 62-87) : l’exploit proprement dit. Pantagruel ne se contente pas de tuer le monstre ; il se comporte en artiste, dessinant un « triangle équilatéral », puis une parfait ligne droite avec ses javelots, puis 50 flèches de part et d’autre de l’animal, de manière à dessiner, d’abord, la carcasse d’un navire, puis, une fois la baleine retournée, un « scolopendre », c’est-à-dire une sorte de mille-pattes géant… Après le boniment, vient le spectacle : « Et estoit chose moult plaisante à veoir. »

scolopendre.
Domaine public via wikicommons

Attention à bien replacer le texte dans son contexte historique : il ne s’agit pas d’une « vraie » baleine, mais d’un monstre marin menaçant, comme ceux que Persée ou Hercule ont eu à combattre ; la notion d’ « espèce menacée » était inimaginable (et le restera jusqu’au début du 20ème siècle : cf. Moby Dick) ; quant à la notion de « cruauté envers les animaux », elle n’est même pas, aujourd’hui, totalement acquise…

Conclusion

Encore une fois, l’épisode de la baleine, quasi obligé dans les récits de navigation, est traité ici comme une reprise en mineure du récit de la tempête. Les personnages sont à leur poste, chacun dans son rôle ; la tension monte jusqu’au plus extrême danger, jusqu’au soulagement final… Mais ici, tout est fait pour que le lecteur ne prenne pas au sérieux l’épisode : le ton du récit, le mélange de merveilleux et d’humour…

Papimanes et Papefigues, ch. 45-54

Les Papefigues

Trois chapitres seulement leur sont consacrés, les chapitres 45, 46 et 47. Et dans ces 3 chapitres, le 1er seulement concerne l’histoire de ce peuple, le reste étant un récit en forme de fabliau, d’un paysan madré qui réussit, à l’aide de sa femme, à tromper un diable pas très malin.

Le peuple Papefigue

  1. Une étrange histoire : les Papefigues s’appelaient autrefois « Guaillardetz » (nom qui évoque la gaillardise : de joyeux fêtards!) ; ils étaient riches et libres. Un jour, alors qu’ils étaient invités chez les Papimanes, leurs voisins, à une fête à procession, l’un d’eux aurait fait la figue à l’effigie du Pape, un geste obscène et provocateur (l’équivalent de notre doigt d’honneur). Quelques jours après, les Papimanes les auraient attaqués par surprise, massacrant les hommes, obligeant les femmes et les enfants, pour avoir la vie sauve, à arracher une figue au derrière d’une mule – humiliation suprême…
  2. Un châtiment disproportionné (mais à l’image du culte des Papimanes !), et renforcé par une punition divine : « Depuy celluy temps, les paouvres gens n’avoient prospéré. Tous les ans avoient gresle, tempeste, peste, famine, et tout malheur, comme eterne punition du peché de leurs ancestres et parens. » (p. 409).
  3. Une interprétation classique : Papefigues = Vaudois.  ; on interprète souvent l’histoire des Papefigues comme celle de la persécution de 1545, qui aboutit à la mort de 3000 personnes, à la condamnation aux galères de 670 hommes, à des pillages, des confiscation de terres et même des ventes en esclavage. Cette actualité était dans toutes les têtes en 1552, à peine 7 ans après…
    1. Les Papefigues ne reconnaissaient pas l’autorité du Pape, ne se signaient pas de la croix ;
    2. Ils avaient établi quelques liens avec les Calvinistes de Genève, mais n’étaient pas réellement protestants, même s’ils s’éloignent quelque peu des doctrines du fondateur Pierre Vaudès ou Valdo, et sont un peu moins isolés.
    3. Rabelais condamne la provocation, mais tout autant la sauvagerie de la répression : le ton de Rabelais est quelque peu ambigu : il n’approuve pas le sacrilège, mais il éprouve de la pitié.
  4. Une autre interprétation, de Franco Giacone (« Relecture de l’épisode de l’Isle des Papefigues, Quart Livre XLV-XLVII », in Langue et sens du Quart Livre, Classiques Garnier 2012, pp. 412-430)
    1. Les Papefigues ne sont pas des Vaudois :
      1. Les Vaudois, qui se nommaient eux-mêmes « pauvres de Lyon », n’ont jamais été riche, même s’ils étaient travailleurs et savaient rendre leurs terres productives. La pauvreté est même l’un des piliers de leur foi.
      2. Ils n’ont jamais été libres non plus : dès1215 les Vaudois du Piémont ont été contraints à la clandestinité.
      3. Quant à la « gaillardise », elle est au rebours de leur manière de vivre, caractérisée au contraire par une très grande austérité et un travail continuel et acharné (y compris le dimanche et pendant les fêtes religieuses qu’ils ne reconnaissaient pas).
      4. L’histoire de la provocation en Papimanie ne tient pas, si les « Gaillardets » sont des Vaudois : clandestins et rejetant toute forme de procession, ils n’avaient aucune chance de se rendre chez leurs voisins pour une telle fête ; d’autre part, Rabelais parle « rabitz » ; or le mot propre pour les Vaudois est « barba », et Rabelais, proche du Du Bellay qui avait enquêté sur eux ne pouvait pas ne pas le savoir ; enfin, même si aux yeux des Vaudois l’Église de Rome et le Pape sont vivement récusés, il est inimaginable qu’ils leur adresse un geste aussi obscène que la figue.
      5. Enfin, l’humiliation infligée aux femmes et aux enfants en échange de la vie sauve n’a rien à voir avec le massacre de Mérindol, où au contraire ils furent tous tués.
    2. Les Papefigues : des juifs ?
      1. Richesse et liberté d’autrefois, pauvreté et malheur d’aujourd’hui = éléments de la propagande anti-juive ; malheurs consécutifs à la destruction du temple en 70 ap. J-C.
      2. Le carnaval romain, auquel a assisté Rabelais en 1549 : le pallio delli Judei, où de jeunes juifs, nus, étaient montés comme des chevaux par des cavaliers catholiques et parcouraient la via lata (aujourd’hui via del Corso) : on les appelait les gagliardi! Le mot « Rabiz » serait donc parfaitement à sa place.
      3. Si le geste obscène de la figue est incompatible avec l’image des Vaudois, elle l’est en revanche avec celle des Juifs, volontiers accusés des pires obscénités. Il pouvait aussi s’agir d’insultes en réponse à de continuelles humiliations. Un geste blasphématoire reproduit en peinture (images du Christ entouré de juifs). Par ailleurs, dans le récit sur les Milanais, Rabelais donne à la mule un nom hébraïque, Thacor (cf. « Briefve Declaration » p. 609) ; cette anecdote est d’ailleurs purement imaginaire, issue d’un récit antérieur d’un certain G. Paradin, mais n’a aucune réalité.
      4. Vengeance de Frédéric – et des Papimanes : tuer « tous les hommes barbus » : or les Juifs adultes portaient la barbe…
      5. Anecdote finale : Pantagruel, entrant dans une petite chapelle sans toit, y trouve « un homme vêtu d’une étole, caché dans le bénitier ». Autour de lui, trois prêtres « bien ras et tonsurés, lisant le Grimoire et conjurant les Diables ». S’agit-il d’une scène d’exorcisme, comme le dit la critique unanime ? Ou une cérémonie juive, le Mikveh ou immersion après une conversion au judaïsme. Les trois hommes sont trois témoins qui confirment la régularité de la conversion, et le Grimoire est le Talmud (que l’on considérait au XVIème siècle comme un ouvrage de magie noire). Il est possible que Pantagruel soit entré, en fait, dans une synagogue : il y en avait une dizaine à Rome, dans les années 1520-1550.

La « diablerie » en 3 actes

Une « mini-comédie », avec toutes les caractéristiques du théâtre (quel jeu…). Le Diable, une première fois, impose sa loi… et se trompe de choix. Acte II, une fois encore, le Diable se trompe (c’est lui-même qui dit au paysan de semer des raves). Acte III, le Diable veut alors recourir à un duel, d’ailleurs déloyal ; mais la femme du laboureur entre alors en scène… et joue sur l’ignorance du petit Diable ! C’est la fable du « trompeur trompé ».

Le petit diable a tout d’un satyre ; en même temps, il est le tentateur, c’est-à-dire le censeur de toutes sortes de gens : p. 413 (la luxure des nonnes et moines), p. 417 (la cupidité), p. 417 encore (les hérétiques) ; p. 419 : les gens de justice ; p. 421, les « marchands usuriers » etc. et les « chambrières ». Seule exception à ce catalogue : les Étudiants, car « depuis quelques années ils ont avec les études adjoint les Saintes Bibles » (p. 419) : progrès moral, grâce aux efforts des Évangélistes… ==> sous la fable purement comique, intention satirique.

Les Papimanes

L’essentiel de la satire est cependant consacré aux Papimanes : 7 chapitres sur 10. La cible est facile à identifier : les papi-manes, c’est-à-dire les « fous du Pape », vénérant non pas le Pape lui-même, mais l’idée du Pape, la représentation du Pape, dont on oublie au passage qu’il est lui-même le représentant du Christ : ils adulent, en somme, une image d’image, comble de l’idolâtrie ! Il ne s’agit donc pas ici d’une attaque précise contre un pape particulier (les Papimanes isolés sur leur île n’en ont vu aucun), ni même contre la papauté, mais contre une certaine idée de la papauté.

  • Chapitre 48 : Arrivée dans l’île des Papimanes ; les voyageurs sont tout de suite interpelés par des habitants curieusement habillés, représentant les 4 états de l’île, qui parlent du Pape comme de l’Unique, c’est-à-dire de Dieu. Imitation cocasse de Virgile (O ter quaterque beati...) ; arrivée de l’évêque Homenaz, le chef de cette île. Parodie de voyage maritime, en particulier le topos de la « première rencontre », ou de l’escale : menues circonstances de la descente à terre, nombreux malentendus et quiproquos qui se résolvent peu à peu. Les voyageurs ne questionnent pas, ils sont assaillis de questions, ou plutôt d’une seule question, qui recèle en elle-même un scandale. Ils sont pris pour les avant-coureurs du Messie, en l’occurrence le Pape, qui ne saurait manquer de les visiter… Or pour les chrétiens, le Messie est déjà venu. En douter, c’est être juif… Double crime des Papimanes : idolâtrie et judaïsme !
  • Chapitre 49 : Homenaz fait visiter son île ; d’abord les églises. Et la première chose qu’on leur montre, c’est un recueil de Décrétales (composées en 1234). Brutale réaction de Panurge face à la prétérition d’Homenaz (p. 439) : comme la grossièreté de Frère Jean face au roi Panigon, cette impolitesse marque ici la distance de Rabelais. Homenaz propose aux voyageurs de leur montrer ce « livre sacré » s’ils consentent à se confesser et à jeuner 3 jours : ils refusent. Homenaz leur fait cependant une « messe sèche » (sans offertoire).
  • Chapitre 50 : Homenaz montre aux voyageurs un portrait du pape ; il lui attribue le pouvoir de donner rémission des péchés ; Frère Jean rappelle qu’on appelle « jambe de Dieu » une jambe faussement estropiée dont usent les mendiants… ce qui suscite une vigoureuse condamnation de Pantagruel.
    Usurpation des aumônes et détournement du nom de Dieu vont de pair avec une théologie de la violence : cf. p. 449, montrant un déchaînement de violence. Ironie de Frère Jean : « Vous estez christians triez sus le volet ». « Bons chrétiens » est en fait une expression ironique, pour moquer la simplicité, voire l’étroitesse d’esprit. On peut être « bon chrétien » et très mauvais catholique.
  • Chapitre 51 : Nouveau détournement des aumônes : le résultat de la quête sera pour un banquet. Satire du repas ridicule venue tout droit d’Horace ; un banquet bien peu vertueux, où l’on expose des filles… Durant le repas, éloge excessif des textes canoniques (Décrétales, Clémentines, Extravagantes…)… au point de donner la colique à Épistémon (p. 455)
  • Chapitre 52 : Série de plaisanteries sur les « pouvoirs magiques » des Décrétales, avec le refrain cocasse d’Homenaz : « Punition et vengeance divine », puis « Miracle ! ».
  • Chapitre 53 : après un chapitre presque uniquement comique, retour de la satire politique : les Décrétales permettent de soutirer de l’argent à la France, 400 000 ducats, au profit de la cour de Rome.
  • Chapitre 54 : Homenaz offre à Pantagruel des « Poires Bon Chrétien » ; après quelques dernières plaisanteries, les Voyageurs repartent.

Pour eux, le pape n’est pas quasi Deus in terris : ils omettent le «quasi» !
En bon Évangéliste, qui dédit son livre au cardinal Odet de Châtillon, Rabelais ne critique pas la papauté en tant que telle, mais seulement ses abus ; les Décrétales étaient une partie du Droit canonique qui affirmait et définissait le pouvoir temporel du pape ; c’est pourquoi, p. 447, Panurge trouve le portrait du pape « faux », car il n’est pas représenté en armes : or, un des grands reproches des Évangélistes, c’est précisément ce caractère guerrier. Par là, ils entraient en concurrence, voire en guerre, avec le Roi de France (crise gallicane de 1551)

L’épisode des paroles gelées, ch. 55-56

Voir ici une comparaison avec Lucien.

Les deux chapitres 55 et 56 constituent un moment à la fois poétique et fantastique entre deux escales essentielles : l’île des Papimanes, et le royaume de Messer Gaster. Ils se situent en pleine mer, et racontent un phénomène étrange que tour à tour Pantagruel et ses compagnons vont tenter d’interpréter.

Le déroulé des événements

Chapitre LV

Tout commence au cours d’un banquet à bord : Pantagruel est le premier à entendre « quelques gens parlant en l’air » sans voir personne ; puis ses compagnons perçoivent eux aussi des voix, de plus en plus distinctement.

Panurge, alors, réagit selon son habitude : par une peur panique, qui s’exprime par une longue tirade qui occupe presque toute la page 489 ; Pantagruel lui répond alors en un discours savant qui s’étend sur la fin du chapitre.

Chapitre LVI

Le pilote donne alors l’interprétation du phénomène : il s’agit des sons et des cris d’une bataille qui a eu lieu « l’hiver dernier », aux confins de la mer glaciale, et qui ont gelé. Et les héros vont alors « voir » les paroles qui semblent « dragées perlées de diverses couleurs ». Le texte s’achève sur les diverses réactions des compagnons en face des ces « glaçons ».

Une énigme (chapitre LV)

Tout commence par des paroles dégelées. Celles-ci ne sont audibles que lorsqu’elles fondent, et que la glace libère le son.

Pantagruel est le premier à percevoir des paroles, alors qu’en pleine mer, il n’y a personne. Cela n’est pas surprenant : le géant est le personnage le plus ouvert, le plus curieux et le plus désireux de s’instruire ; sa devise est « Que nuit toujours savoir et toujours apprendre, fût-ce d’une moufle, d’une guedoufle, d’une pantoufle ? » (Tiers Livre) ; peut-être aussi la taille du géant lui permet-elle de mieux percevoir le phénomène…

Le récit est pris en charge par le narrateur (Alcofribas), et apparaît d’emblée comme un jeu de lettrés : allusion à la police secrète de Caracalla, p. ex (p. 487). Le phénomène apparaît d’abord comme inoffensif, puis de plus en plus inquiétant à mesure qu’il se précise : « quelques gens parlant en l’air« , « voix diverses en l’air tant d’hommes comme de femmes« , et enfin « voix et sons tant divers, d’hommes, de femmes, d’enfants, de chevaux« . Le nombre de gens et leur diversité grandissent, le caractère guerrier des sons s’affirme. Ce qui va provoquer la panique de Panurge.

Il y a aussi une dimension comique dans ce début de texte : les compagnons « hument l’air à pleines oreilles » comme « des huîtres en écalles » ; leur attitude est ridicule : on les compare à une police secrète !

Le phénomène appartient au fantastique : des sons et des voix sans cause apparente, l’opposition entre « ouïr » et « voir », et entre la mer déserte, et la foule uniquement perçue par ses bruits.

La panique de Panurge

  • Comique de répétition : la peur de Panurge semble être un véritable réflexe de Pavlov ; il multiplie les excuses absurdes (« je n’ai point de courage sur mer« ).
  • Comique de mots : contraste entre la peur viscérale de Panurge et ses réflexes d’humanistes : il multiplie les références historiques, parfois à contresens (Brutus à la bataille de Philippes, et non de Pharsale, le Franc Archer de Bagnolet – un soldat fanfaron –, Démosthène…), et un leit-motiv : « Fuyons ». Il en arrive même à reprendre le lexique maritime de la tempête ! On retrouve aussi la devise de Panurge : « je ne crains rien que les dangers ».
  • Comique de situation : Panurge se réfugie auprès de Frère Jean… on retrouve ici le duo comique de la tempête.

Enfin, Panurge ne connaît qu’une interprétation du phénomène : c’est une embuscade ! Panurge est au mieux de sa forme verbale quand il a peur.

Les interprétations de Pantagruel

Comme toujours Pantagruel s’emploie à calmer la terreur de Panurge, en ramenant à la raison : « voyons premièrement quels gens sont. Par aventure sont-ils nôtres« . Puis il va multiplier les interprétations :

  • Le philosophe pythagoricien Pétron et son « manoir de vérité » au centre des mondes ;
  • La théorie d’Aristote sur les « paroles voltigeantes » d’Homère ;
  • La plaisanterie d’Antiphane sur les paroles de Platon ;
  • Enfin, le mythe d’Orphée.

On remarquera la double interprétation : philosophique avec Pétron et Platon, poétique avec Homère et Orphée. Pour Pantagruel, les événements ne sont jamais univoques…

Résolution de l’énigme (ch. LVI)

Puis l’on passe aux paroles gelées, dans une curieuse inversion chronologique : quand le son est pris dans la glace, les paroles deviennent visibles.

Le chapitre LVI commence par les explications du pilote, simples et péremptoires, qui donnent une interprétation physique, univoque, au phénomène : Panurge alors est complètement rassuré, et la crainte laisse place à la curiosité. Sa croyance (« Par Dieu, je l’en croy ») est aussi instantanée que sa terreur. Le lecteur peut alors éprouver une forme de déception : aux interprétations multiples, pleines de sagesse et d’élévation de Pantagruel, se substitue une explication à l’indicatif, purement matérielle et même un peu triviale, tandis que les paroles acquièrent une dimension tangible : elles deviennent des glaçons multicolores. Même si la violence est toujours présente, et même pire que dans le chapitre LV, elle n’est plus effrayante car le mystère a disparu, et la tuerie dont les « paroles gelées » sont l’écho est désormais éloignée dans le temps ; le fantastique laisse place au merveilleux ; les couleurs sont celles du blason (gueule = rouge ; sable = noir ; sinople = vert…)

Le premier chapitre était fondé sur l’ouïe, organe par excellence de la connaissance chez Rabelais et plus généralement au XVIème siècle. Le second l’est sur la répétition du verbe « voir », à six reprises. C’est le signe d’une curiosité moins riche, plus superficielle : c’est un pur spectacle. Les paroles gelées perdent de leur sens philosophique et poétique, mais acquièrent une matérialité pleine de couleurs, mais aussi un sens violent et agressif : cacophonie de la bataille, sons brutaux, paroles barbares et inintelligibles… L’épisode prend alors un sens ambigu : entre le merveilleux et l’inquiétant. Certaines paroles viennent de « gorge coupée », d’autres sont « horrificques et mal plaisantes à voir »… Mais en même temps, ces bruits barbares, représentés par des onomatopées, donnent aux compagnons « du passe-temps ».

Ici, une bataille est évoquée uniquement par les sons  : voix humaines et bruits de chevaux, chocs et heurts, coup de faucon, et toutes sortes d’onomatopées ; or il s’agit d’une guerre entre deux peuples imaginaires… L’effet fantastique provient du décalage temporel entre le bruit et le moment où il a été émis, entre deux signes de présence : la présence visuelle, et le son…

Par la suite, nous verrons les compagnons de Pantagruel échanger avec lui. Les paroles ne sont plus qu’une verroterie curieuse, un objet d’échange. Panurge d’abord prend les « paroles gelées » pour un bien que l’on pourrait acquérir, mais Pantagruel refuse : donner parole = acte d’amoureux ; vendre parole = acte d’avocat.

Plus tard, le narrateur imagine de « mettre en conserve » des paroles ; mais une fois encore Pantagruel s’y oppose.

La scène s’achève sur une plaisanterie de Panurge à Frère Jean, et une quadruple expression :

  1. prendre au mot (ici, au membre)
  2. vendre à son mot, c’est à dire à son prix
  3. prendre au mot, cette fois au sens habituel
  4. Enfin « avoir le mot » de la Dive Bouteille, ce qui mettrait fin à l’aventure.

Un épisode sous le signe de l’ambiguïté

« des mots de gueule »

L’expression « des mots de gueule » symbolise à elle seule l’ambivalence de l’épisode ; elle signifie en effet, à la fois, des mots couleur rouge, qui elle-même est double : le rouge du manteau royal, du rubis, mais aussi le rouge du sang. Les « mots de gueule » proviennent de gorges tranchées. Mais les « mots de gueule » sont aussi des mots gourmands, précieux, dont on se délecte. Et enfin, ce sont les mots de la plaisanterie, du rire…

Des interprétations multiples

Le pilote, homme du réel, du trivial – il n’a pas de nom, ne fait pas partie des compagnons de Pantagruel – donne une explication simple, univoque du phénomène ; mais avant lui, Pantagruel a donné, lui, quatre interprétations métaphoriques et philosophiques. Or Pantagruel représente ici l’autorité à la fois royale (il est prince), intellectuelle et morale. L’explication du pilote ne peut donc en aucun cas annuler les paroles du géant, qui de ce fait, se trouvent au centre même du passage. D’où un certain agacement de Pantagruel, quand tour à tour Panurge, puis le narrateur, traitent ces paroles gelées (que lui-même pourtant a jetées par poignées sur le tillac pour satisfaire ses compagnons) comme des objets d’échange ou de la  marchandise.

Le sens du passage est donc multiple, et il ne faut pas chercher à imposer une interprétation unique :

  • Les « paroles gelées »  évoquent les bruits et les cris d’une bataille passée, entre des peuples étrangers : fantaisie et pittoresque.
  • Les « paroles gelées » sont d’abord des paroles, et elles révèlent alors deux conceptions du langage chez Pantagruel et ses compagnons.
    • Pour ces derniers, les paroles sont un objet inerte, qui n’engage pas le locuteur, que l’on donne, vend ou met en conserve ; ainsi Panurge, dans l’épisode des moutons, paie-t-il de mots son adversaire. Voir aussi la fin de notre épisode. Les mots seraient presque, dans ce cas, ce que sont les Décrétales pour les Papimanes : un pur objet de contemplation, dont le contenu n’a pas vraiment d’importance.
    • Pour Pantagruel, la parole ne se donne ni ne se vend ; elle doit circuler librement ; ses significations sont plurielles.
  • Enfin, les « paroles gelées » qui se dégèlent évoquent un printemps, celui de la Renaissance ; les mots incompris ou oubliés resurgissent dans tout leur éclat…

Messer Gaster, chapitres 57-62

Voir ici une comparaison avec Lucien.

Il peut être étrange que Rabelais, qui a placé son œuvre sous le signe des « Francs buveurs » et du banquet, ait créé un personnage tel que Messer Gaster, dont le royaume appartient à la série des « Îles des erreurs ». Mais sans doute ne faut-il pas chercher une signification univoque à un épisode fondamentalement double.

Résumé de l’épisode

  • chapitre 57 : Pantagruel et ses amis arrivent sur une île « admirable » : inaccessible au premier abord, mais plaisante dès que l’on parvient en son sommet. Elle est dirigée par le gouverneur Messer Gaster, « premier maître es arts de ce monde« . Compagnon de Pénie (la Pauvreté), c’est un Roi autoritaire, qui n’entend rien, et veut être obéi sans délai. Rabelais reprend ici l’apologue des « Membres et de l’estomac », présent chez Tite-Live ; Gaster dompte la terre entière et tous les animaux – avec le célèbre refrain « Et tout pour la tripe !« 
  • Chapitre 58 : Pantagruel rencontre deux sortes de serviteurs de Gaster : les Engastrimythes ou ventriloques, figures du faux devin et du charlatan, et les Gastrolâtres, qui adorent le Ventre comme un Dieu.
  • Chapitre 59 : Les compagnons de Pantagruel assistent à une procession des Gastrolâtres, qui portent la ridicule statue Manduce ; ils offrent à leur dieu « ventripotent » une longue liste de mets en guise d’offrandes.
  • Chapitre 60 : Continuation de la liste, cette fois des poissons ou autres mets pour les jours maigres, à la grande indignation de Pantagruel. Mais Gaster, lui, ne se dit pas dieu.
  • Chapitre 61 : inventions de Messer Gaster pour conserver le grain : à 13 reprises, le mot « inventa » ou ses synonymes ; et cela couvre à peu près toutes les activités humaines : agriculture et artisanat, art militaire et guerre, moyens de transport, et jusqu’à l’art de modifier la météo, en particulier la pluie ; il invente l’art de bâtir des forteresses… et l’art de les prendre
  • Chapitre 62 : Autre invention de Messer Gaster, un aimant pour arrêter les boulets de canon, et une autre invention pour repousser les flèches et les renvoyer à l’agresseur ; s’ensuit toute une série de digressions savantes. Le chapitre s’achève sur une énigme : pourquoi le sureau croît-il plus sonore dans le pays où l’on n’entend pas le chant du coq ? Rabelais donne la réponse : il faut fuir le vulgaire ; comme il y a deux Amours, il y a aussi deux Gaster, et donc deux interprétations : un sens vulgaire, et un sens allégorique, « à plus haut sens »…

Le sens de l’épisode

C’est un épisode placé sous le signe de l’ambiguïté, comme le montre d’entrée le caractère double de l’île : à la fois « scabreuse, pierreuse, montueuse, infertile, mal plaisante à l’œil, très difficile aux pieds« , et dotée d’un sommet, « tant plaisant, tant fertile, tant salubre et délicieux, que je pensoys estre le vray Jardin et Paradis terrestre » (p. 499).

Le personnage de Messer Gaster

Comme son nom l’indique, il incarne le « ventre », c’est-à-dire les appétits corporels, que, tout au long de son œuvre Rabelais s’est appliqué à défendre et célébrer, contre les « agélastes ». Il y a donc un caractère éminemment positif du personnage :

  • Il est véritablement un maître, comme le montre l’allusion à Tite-Live (apologue des « Membres et de l’Estomac ») ; à ce titre il peut même incarner le pouvoir royal, comme ce sera le cas dans la fable de La Fontaine : il est « gouverneur du manoir de Vertu ».
  • Il est un inventeur multi-cartes, à l’origine de toutes les inventions possibles dans tous les domaines. Il représente donc un élément incontestable de dynamisme ; il est force de vie.
  • Enfin, lui-même ne se prend pas pour un dieu.

Mais le personnage a aussi des caractères plus contestables.

  • Dès le chapitre 57, Messer Gaster est présenté « sans oreilles » et donc incapable d’entendre – ce qui est rédhibitoire pour Pantagruel : c’est un prince, mais autoritaire et brutal.
  • Il est le compagnon de Pénie (ce qui en fait un autre Poros ou Expédient, comme dans le Banquet de Platon) ; et proche d’Éros, mais un Éros double, mi-humain mi-divin, et plutôt mauvais garçon…
  • Le refrain « et tout pour la tripe ! » montre une forte réticence de Rabelais : « la tripe » est bien loin de l’esprit ! Et les inventions de Messer Gaster débouchent sur la violence et l’égoïsme du pur besoin.

Gaster est donc à la fois un facteur de libération, mais aussi un principe négatif.

Les insupportables serviteurs de Messer Gaster

  • Gastrolâtres et Engastrimythes sont immédiatement condamnés : »deux manières de gens appariteurs importuns et par trop officieux, les quelz il eut en grande abhomination. » (p. 507). Et finalement, au début du chapitre 60, ils sont désignés comme des « diables ». Tous deux représentent ce que Rabelais déteste le plus : l’idolâtrie envers un faux dieu, ici le « Ventre » ; le mensonge et la tromperie ; et l’univocité…
    • Ils se consacrent uniquement au culte de l’estomac, et ne font rien d’autre : « tous ocieux, rien ne faisans, poinct ne travaillant. »
    • La nourriture, devenue un absolu et une obsession, devient oppressante et sinistre.
  • Pire encore, le culte auquel assistent Pantagruel et ses compagnons, celui de la « ridicule statue Manduce », finit de les indigner. C’est une « effigie monstrueuse, ridicule, hydeuse et terrible aux petits enfants », une sorte de marionnette maniée avec des ficelles ; c’est une bouche qui dévore mais reste muette. (Les Engastrimythes, eux, confondent l’estomac et l’organe de la parole : ils « parlent du ventre » !)

Les inventions de Messer Gaster

Gaster est « Maître des arts » ; il invente tous les arts, aussi bien destructeurs que positifs : il imagine à la fois les forteresses pour protéger les grains… et les moyens de prendre lesdites forteresses ! quand Gaster met en branle l’esprit, cela donne lieu à une explosion d’inventions et de trouvailles, une féconde collaboration.

Chez Platon, le « Maître des arts », c’est Éros, fils de Poros et Pénia, qui préside à toutes les sciences : médecine, agriculture, musique, astronomie… Rabelais parodie ici le Banquet.

Messer Gaster et le Pantagruélisme

  • En somme, si Rabelais condamne Messer Gaster, il est surtout sévère avec ceux qui transforment le Ventre en divinité, au mépris de tout autre valeur.
  • Messer Gaster fait partie d’une série : Quaresmeprenant (qui est une sorte d’anti-Gaster), les Décrétales ; dans ces trois cas, auxquels on peut ajouter les Papefigues, il s’agit d’une erreur religieuse, à l’opposé de l’Évangélisme : prendre pour un dieu ce qui ne saurait en être un, tomber dans l’idolâtrie. Quaresmeprenant, c’est le « Dieu-Carême », qui transforme le jeûne et la privation en absolu ; les Décrétales font d’un écrit profane un objet de culte ; enfin, Messer Gaster fait du Ventre, c’est-à-dire des appétits, un absolu.
  • Mais Messer Gaster est aussi une allégorie de l’esprit d’entreprise, de l’inventivité humaine.

Synthèses

La navigation du Quart Livre

Voir le voyage à la Renaissance.

Le navire de Pantagruel

La Thalamège de Ptolémée Philopator

Seul le navire amiral, celui de Pantagruel, porte un nom : la Thalamège. Dans le Pantagruel, c’était un nom commun et désignait le navire, véritable palais flottant, que Ptolémée Philopater (souverain égyptien, 244-204 av. J-C) s’était fait construire pour la navigation maritime et fluviale. Mesurant 90 m de long, 13,5 m de large et 18 m de haut, il était mû par des rames, et ne pouvait affronter une traversée transatlantique.

Les étapes de la navigation

  • Chapitre I : départ ; description de la flotte, énumération des passagers, choix de la route.
  • Chapitres II à IV : escale à Médamothi (Alexandrie ?) : le nom signifie « nulle part »  et le pays « ressemble au Canada » ; on y trouve des œuvres d’art qui représentent l’irreprésentable (un dépucelage sans copulation…)
  • Chapitres V à VIII : rencontre avec des marchands revenant de Lanternoys ; épisode des « moutons de Panurge ».
  • Chapitre IX : île d’Ennasin (liens de parenté)
  • Chapitre X : île de Chéli (pays de Cocagne)
  • Chapitre XII à XVI : pays des Chiquanous
  • Chapitre XVII : îles de Tohu et Bohu, et autres îles
  • Chapitres XVIII à XXIV : tempête en mer
  • Chapitres XXV à XXVIII : île des Macræons
  • Chapitre XXIX à XXXII : île de Tapinois, royaume de Quaresmeprenant
  • Chapitres XXXIII-XXXIV : rencontre avec la baleine (« physetère »)
  • Chapitres XXXV à XLII : l’île Farouche et guerre contre les Andouilles
  • Chapitres XLIII-XLIV : île de Ruach, où l’on ne vit que de vent ; cette étape évoque les récits du chef indien Donnacona, qui incita Jacques Cartier à chercher un nouvel Eldorado ; le navigateur rapporte ces récits, comme une vérité, dans son Brief Récit, à l’égard duquel Rabelais se montre critique. Par ailleurs, sur un plan allégorique, l’île de Ruach incarne la théorie d’Hippocrate, pour qui le souffle est le fondement de la vie.
  • Chapitres XLV-XLVII : île des Papefigues
  • Chapitres XLVIII-LIV : île des Papimanes
  • Chapitres LV-LVI : épisode des paroles gelées
  • Chapitres LVII-LXII : île de Messer Gaster
  • Chapitre LXIII-LXV : île de Chaneph, et festin devant cette anti-Thélème
  • Chapitre LXVI-LXVII : île de Ganabin, et canonnade.

Une navigation insituable

L’ensemble des étapes de cette navigation peut recevoir une définition allégorique ou symbolique ; pourtant, Rabelais présente son récit comme celui d’une navigation véritable, à une époque où les récits des vrais navigateurs occupent l’opinion et sont à la mode.  Ainsi, des critiques comme Abel Lefranc ont tenté de retrouver, dans ces étapes, des îles réelles.

Rabelais a, en réalité, probablement été inspiré par Jacques Cartier, et sa recherche d’une voie par le Nord-Ouest en direction de la Chine, en 1534, 1535 et 1541 ; entre les deux éditions du Quart Livre, on voit progresser la présence du vocabulaire maritime du Ponant (c’est-à-dire des navigateurs de l’Atlantique), par rapport à celui du Levant (ceux de la Méditerranée).

Mais Rabelais a dû également s’inspirer de « voyages extraordinaires » et de légendes, de Lucien à Saint Brendan…

L’influence décisive pourrait bien être celle des certains récits du « retour des Argonautes », en particulier un récit attribué à Orphée, selon lequel les héros auraient remonté le Tanaïs (le Danube) jusqu’à l’Océan boréal, à travers le pays des Gélons, des Arimaspes et des Scythes ; puis ils auraient longé l’Océan boréal vers l’ouest, pour finalement franchir les colonnes d’Hercule et se retrouver en Méditerranée.

Une navigation sans but colonial

Contrairement aux expéditions contemporaines, la navigation de Pantagruel n’avait aucun but territorial ou colonial. Il s’agit d’une quête de la vérité. C’est pourquoi l’on peut voir un double sens pour chacune des étapes : d’une part, une référence topographique réelle, ou du moins conforme à ce que l’on savait à la Renaissance, et une référence symbolique, allégorique.

Le personnage de Panurge

Panurge avant le Quart Livre

Panurge dans le Pantagruel

Panurge apparaît au chapitre 9 du Pantagruel. Il apparaît sous la forme d’un aventurier famélique, mais qui fait passer sa virtuosité verbale et son goût du jeu avant l’urgence de se nourrir : durant six pages, il s’exprime en 13 langues, dont 3 inventées, devant un Pantagruel éberlué et conquis ! Il gagne ainsi l’amitié du géant, séduit par cette fantaisie et son incomparable don de parole :

« Par ma foy, je vous ay ja prins en amour si grand que, si vous condescendez à mon vouloir, vous ne bougerez jamais de ma compaignie, et vous et moy ferons un nouveau pair d’amitié telle que feut entre Enée et Achates. »  (Pantagruel, ch. 9)

D’emblée apparaît la double figure de Panurge : à la fois misérable et faible (il meurt de faim !) et joueur, farceur et maître du langage.

Panurge dans le Tiers Livre

Absent du Gargantua, consacré au père de Pantagruel et par conséquent censé se passer avant la naissance de celui-ci, Panurge réapparaît dans le Tiers Livre, dont il va être le protagoniste.

Le roman commence par un « éloge des dettes » prononcé par Panurge. Celui-ci, qui a reçu de son prince Pantagruel le château de Salmigondin, a réussi à dilapider en moins de 14 jours le revenu de 3 ans. Il doit donc rendre des comptes, et il se lance dans un éloge paradoxal (encomion) des dettes…

Puis, l’ensemble du roman est centré sur l’enquête de Panurge, obsédé par une double question : doit-il se marier ? et sera-t-il cocu ?

On découvre alors une autre facette de Panurge : loin du mauvais garçon triomphant, c’est un Panurge inquiet, hésitant, qui recherche (à tort) une réponse ferme, extérieure, à une question qui ne peut être résolue que par lui-même… Un épisode montre cette nouvelle fragilité de Panurge : au moment de consulter sa dernière « autorité », le fou Triboulet, Panurge s’adresse à Frère Jean, son ami, en une immense litanie flatteuse sur le thème du « couillon ». Frère Jean répond sur le même thème, mais en multipliant les adjectifs évoquant faiblesse, maladie… (ch. 28)

Il y a donc un partage des rôles dans le Tiers Livre, déjà perceptible dès le Pantagruel : au « bon géant » la sagesse, la mesure, et une parole juste et humaniste ; à Frère Jean, une vitalité sans faille ; à Panurge, l’excès, le jeu, l’expression sans mesure de l’affectivité (l’indécision, la peur…) ; et tous trois sont indissociables.

Panurge dans le Quart Livre

C’est pour Panurge que ce voyage a lieu, mais curieusement, il n’est presque plus question de la grande interrogation qui était celle du Tiers Livre : faut-il se marier, au risque d’être cocu ? Tout au plus y a-t-il quelques allusions à la nature des femmes, ou à l’oracle que l’on est censé aller consulter (épisode des « Paroles gelées ») ; mais tout se passe comme si le voyage était à lui-même son propre objectif…

État des lieux

  • Chapitre 1 : Panurge est le premier nommé parmi les compagnons de Pantagruel ; c’est d’ailleurs pour lui que se fait le voyage.
  • Chapitre 2 : Panurge achète une peinture décrivant les malheurs de Procné (obsession des malheurs conjugaux ?) – p. 93
  • Chapitres 5 à 9 (p. 119-141), histoire de Dindenault et des « moutons de Panurge » : véritable petite pièce de théâtre, où Panurge, d’abord victime des railleries méchantes du marchand, se livre à une vengeance aussi parfaite que cruelle, grâce à ses talents de comédien et de parleur. C’est le Panurge moqueur et mauvais garçon, maître de son jeu, du Pantagruel.
  • Chapitre 10, p. 145 : simplement un bon mot.
  • Chapitre 11, p. 165-167 : anecdote de Breton de Villandry et du duc de Guise.
  • Chapitre 12-15 : Panurge raconte l’histoire du Seigneur de Basché (p. 171—203)
  • Chapitre 18-22 : épisode de la tempête ; Panurge est mort de peur et, incapable d’agir, se contente de crier et gémir.
  • Chapitre 23-24 : après le danger, Panurge fait le fanfaron ; Frère Jean lui affirme qu’il n’a rien à craindre de l’eau.
  • Chapitre 25, p. 273 : simple bon mot
  • Chapitre 29, fin : Panurge ne veut pas combattre Quaresmeprenant (p. 301)
  • Chapitre 33 : rencontre avec une baleine ; Panurge réagit comme durant la tempête.
  • Chapitre 37 : Panurge se défile dans le combat contre les Andouilles (p. 353)
  • Chapitre 43 : présence simplement mentionnée de Panurge (p. 397)
  • Chapitre 44 : Panurge récite un « dizain joliet », plutôt trivial, dont il est l’auteur.
  • Chapitre 48 : Détail autobiographique : Panurge affirme avoir vu « 3 papes », ce qui ne lui a guère profité. Serait-il ici l’alter ego de Rabelais ? (en contradiction avec son personnage : en 1552, Rabelais a entre 58 et 69 ans ! Panurge n’a, lui, qu’environ 35 ans…)
  • Chapitre 49 : chez les Papimanes ; Panurge se montre moqueur et volontiers paillard face à Homenaz.
  • Chapitre 50 : Panurge (porte-parole de Rabelais ?) critique vertement les Papes guerriers (p. 449)
  • Chapitre 51 : traduit un poème scatologique de Catulle
  • Chapitre 56 : une seule brève intervention, pour demander à voir les « paroles gelées », puis jeux de mots sur « donner parole » et « vendre paroles » (p. 495) ; petite querelle avec Frère Jean.
  • Chapitre 63 : dans la torpeur générale, Panurge fait des gargouillis avec une tige de pantagruélion. (p. 547)
  • Chapitre 64 : Panurge refuse d’aller sur l’île de Chaneph, peuplée d’hypocrites vivant d’aumônes. Pantagruel accède à sa demande et ce sera le festin devant Chaneph.
  • Chapitre 65 : aimable conversation d’après-dîner, sur les femmes (dont Frère Jean dit du mal), puis en récitant vers et proverbe (p. 567)
  • Chapitre 66 : Face à l’île de Ganabin, peuplée de voleurs, Pantagruel écoute son « démon » qui lui conseille de ne pas descendre ; Panurge meurt de peur alors que Frère Jean aimerait y aller. Celui-ci fait une farce à Panurge, parti se cacher au fond du navire : il fait tirer une canonnade.
  • Chapitre 67 : Panurge sort épouvanté de la soute, pensant soit à une diablerie, soit à une attaque anglaise ; il tient un chat qu’il prend pour un diable, et il a souillé sa chemise !

Trois figures de Panurge

Panurge, le maître du jeu

C’était son rôle principal dans le Pantagruel ; ce l’est moins ici, où il a rarement l’initiative. Seule exception, mais de taille : l’épisode de Dindenault (chapitres 5 à 9), construit comme une véritable comédie en plusieurs actes.

  1. Dindenault, qui se croit très fort, insulte Panurge ; on manque en venir aux mains, mais Panurge, alors, se montre couard. Pseudo réconciliation.
  2. Panurge veut alors négocier l’achat d’un mouton : long dialogue, où Dindenault est persuadé de dominer son adversaire, et de le gruger.
  3. Le moment crucial : Panurge jette son mouton à l’eau, provoquant la noyade du troupeau, et de tous les marchands : victoire sans partage du mauvais garçon…
Panurge, le couard

À peine esquissée dans l’épisode de Dindenault, cette couardise va s’imposer comme le caractère dominant de Panurge :

  1. Durant la tempête (il représente alors l’incarnation même de ce qu’il ne faut pas faire : incapable d’agir, il pleure, gémit, et surtout invoque pêle mêle tous les Saints… Superstition condamnable aux yeux de l’humaniste Pantagruel !)
    Même chose, dans une moindre mesure, face à la baleine.
  2. Refus de se battre : il refuse de combattre Quaresmeprenant, ni les Andouilles, de descendre sur l’île de Chaneph, puis sur celle de Ganabin.
  3. Quand enfin il se croit au cœur d’un combat, il court se cacher, se livre à des terreurs absurdes, jusqu’à souiller sa chemise !
Panurge, le maître du langage

Bons mots, anecdotes, petits poèmes souvent lestes, et même parfois longs récits, comme celui du Seigneur de Basché : Panurge est une figure d’intellectuel, de parleur, capable de vaincre Dindenault par la parole, de fanfaronner une fois le danger passé, et parfois même d’incarner le personnage de l’auteur (qui est donc triple : Pantagruel l’humaniste, Panurge le conteur, et un « je » qui apparaît dans certains chapitres, comme les « Paroles gelées »).

Un personnage essentiellement comique

Panurge pourrait être un personnage condamnable :
  • Pour son amoralité et sa cruauté face à Dindenault (comme il se montra cruel et amoral face à la « dame de Paris » dans le Pantagruel, comme il est amoral dans son « éloge des dettes » du Tiers Livre ; il commet une faute majeure : il se fait justice lui-même, alors que le châtiment est dans la main de Dieu.
  • Pour sa couardise, qui le pousse à se cacher et à laisser les autres lutter à sa place, ce qui ne l’empêche pas de fanfaronner après ;
  • Pour sa paillardise, sa gourmandise, sa grossièreté ;
  • Pour sa superstition toujours prête à ressurgir, surtout lorsqu’il est terrorisé : il se voue à tous les Saints, voit des diables partout…
Un personnage aimé de tous

Pourtant, si on lui joue parfois des tours pendables, il reste aimé de tous. Frère Jean, son exact contraire, se moque de lui, mais ne le méprise pas ; Pantagruel condamne la superstition, mais n’en rejette pas pour autant son ami Panurge. En somme, on lui pardonne tout.

Incarnation du comique
  • Comique de caractère (peur, fanfaronnade), qui se traduit dans son apparence (bonnet, lunettes, chemise souillée…)
  • Comique de langage (du bon mot au récit, du dialogue à la réplique percutante)
  • Comique de répétition (mêmes réactions corporelles face à la peur)

Peut-être compense-t-il, par son imperfection, sa faiblesse trop humaine, la trop grande et trop sage perfection du Pantagruélisme ?

Le personnage de Frère Jean

Frère Jean avant le QL

Gargantua

Absent du Pantagruel, frère Jean apparaît dans le Gargantua: d’abord le très célèbre épisode du clos de Seuillé (chapitre 27) ; aux chapitres 39, 40, 41 et 42, on le voit dans les meilleurs termes avec Gargantua. Voici son portrait :

« En l’abbaye estoyt pour lors un moyne claustrier nommé frère Iean des Entommeures, ieune, guallant, frisque, dehayt, bien à dextre, hardy, adventureux deliberé, hault, maigre, bien fendu de gueule, bien advantagé en nez, beau despescheur d’heures beau debrideur de messes, pour tout dire, un vray moyne si oncques en feu depuys que le monde moynant moyna de moynerie. Au reste : clerc jusques es dents en matière de breviare. »

Frère Jean, dès l’abord, est un moine combattant, un guerrier, tout entier dans l’action, au point de se retrouver prisonnier des hommes de Picrochole.

C’est enfin pour Frère Jean que Gargantua fait bâtir l’abbaye de Thélème – vrai idéal humaniste, ou caricature ?

Le Tiers Livre

Frère Jean est donc un compagnon du père de Pantagruel ; pourtant il réapparaît dans le Tiers Livre, comme l’une des autorités consultées par Panurge (chapitres 26 à 28) : Frère Jean commence par conseiller à Panurge de se marier… avant d’ajouter qu’il n’y a d’autre moyen d’éviter le cocuage que « l’anneau de Maître Carvel » ! C’est dans ce passage que se trouve la double liste des « couillons » : Panurge s’adresse à Frère Jean en le nommant par 166 qualificatifs mélioratifs (« mignon, de renom, paté, naté« …) ; celui-ci répond par 166 adjectifs dépréciatifs, signifiant la faiblesse, la fragilité (« moisi, roui »…).

Frère Jean apparaît comme un personnage joyeux, plein d’une vitalité débordante, volontiers paillard (image traditionnelle du moine dans les Fabliaux) ; mais ce moine s’oppose aux autres moines : Thélème est une « anti-abbaye », et lui-même est d’abord un combattant.

Frère Jean dans le QL

État des lieux

  • Second compagnon nommé dans le ch. I, tout de suite après Panurge ;
  • ch. 2, escale à Médamothi : Frère Jean achète deux tableaux de Claude Charmois, peintre de Fontainebleau, et les paie « en monnaie de singe », c’est-à-dire par des grimaces.
  • ch. 5, épisode de Dindenault, 1er acte : il aurait tué le marchand sans l’intervention du capitaine. Puis, ch. 6-7, il est simple spectateur du marchandage, avec Épistémon.
  • ch. 8 : après la noyade des marchands, Frère Jean reproche à Panurge d’avoir payé d’avance ; et il condamne aussi le fait de se faire justice soi-même (p. 141).
  • ch. 9 (Ennasin, île des parentés) : simple bon mot, p. 145.
  • ch 10, île de Chéli : long épisode (p. 157-159) : il rejette les manières trop policées de la cour de Panigon, préfère sa cuisine, et raconte la mésaventure du Seigneur de Guyercharois, victime de l’hypocrisie de la cour.
  • ch. 11 : participe par une réplique à la conversation qui suit Chéli : pourquoi voit-on les moines en cuisines, et pas les rois ?
  • ch. 16 : Frère Jean, voulant tester la nature des Chiquanous après le long récit de Panurge, offre 20 écus d’or à celui qui voudra se faire battre : il y a foule ! Il bat l’un d’eux, « Rouge museau », et se fait traiter de « Seigneur Diable ». L’épisode se termine par la pendaison de deux Chiquanous coupables de sacrilège ; jeu de mots sur « Saint Jean de la Palisse » et « Saint Jean de l’Apocalypse ».
  • ch. 18 : la tempête : Frère Jean voit la crainte de Pantagruel.
  • ch. 19 : « Frere Jan s’estoit mis en pourpoinct pour secourir les nauchiers. » (p. 229) ; il appelle Panurge, totalement paniqué, à agir, non sans jurer par le Diable : p. 231, et menace même de le jeter par-dessus bord ; simultanément, il donne des ordres à un mousse, à un rameur (p. 233)…
  • ch. 20 : Dans l’action, Frère Jean est partout, interpellant ses compagnons, encourageant les marins (en particuliers les mousses, les plus jeunes…), mais constatant aussi les dégâts : « le cap est en pièces » (p. 239) ; il trouve encore le moyen de plaisanter (p. 243).
  • ch. 21 : la situation empire, et Frère Jean est lucide ; mais il continue sur la même lancée (p. 247)
  • ch. 22 : fin de la tempête : Frère Jean continue à plaisanter, et donne la réplique aux marins.
  • ch.23 : exprime une morale de l’action, évoquant le clos de Seuillé (p. 261-263)
  • ch. 24 : Frère Jean se moque de Panurge, qui ne saurait mourir par l’eau : il périra par le feu, ou pendu !
  • ch. 25 : jeu de mot de Frère Jean, en réponse à une remarque pédante de Panurge.
  • ch. 26 : Frère Jean s’étonne que des héros soient mortels ; Pantagruel répond par des citations antiques, ce à quoi Frère Jean ne croit pas (« ce n’est pas matière de bréviaire ») ; Pantagruel conclut que les âmes sont immortelles.
  • ch. 29 : Frère Jean se déclare en faveur des Andouilles contre Quaresmeprenant (toujours le moine en cuisine, et amateur du sexe féminin).
  • ch. 32 : Frère Jean est prêt à défier Quaresmeprenant (p. 321)
  • ch. 33 : la baleine ; Frère Jean s’apprête à combattre avec les bombardiers (p. 327) ; mais Rabelais ne s’attarde pas.
  • ch. 36 : Frère Jean est le premier à s’apercevoir que les Andouilles prennent Pantagruel pour Quaresmeprenant, et que le combat est proche.
  • ch. 37 : Panurge se réfugie sur le navire ; Frère Jean se moque de lui (p. 353).
  • ch. 39 : Frère Jean obtient de Pantagruel de mener le combat avec des cuisiniers.
  • ch. 40 : Nouvel Ulysse, Frère Jean construit une immense truie, et y fait entrer les cuisiniers.
  • ch. 41 : un gros cervelas déclenche la bataille ; Frère Jean fait sortir ses cuisiniers, qui font un massacre d’Andouilles. Intervention fantastique de Mardigras.
  • ch. 44 : anecdote de Frère Jean sur la manière de guérir quelqu’un qui a avalé un serpent ; il es repris par Pantagruel.
  • ch. 48 : arrivée à l’île des Papimanes : Frère Jean, entendant criez « l’avez-vous vu » croit qu’il s’agit d’un voleur, et se propose de l’attraper et de le rosser.
  • ch. 49 : Frère Jean parle de « Bons chrétiens » (c’est-à-dire gens simples) à propos des papimanes. (p. 437) ; il est impatient de manger (p. 441 et 443)
  • ch. 52 : Frère Jean rivalise avec Panurge de plaisanteries scatologiques sur les Décrétales et autres textes du droit canon (p. 459) ; p. 469 : Homenaz le traite d’hérétique.
  • ch. 54 : plaisanterie salace de Frère Jean sur les filles de Papimanie. (p. 483)
  • ch. 56 : fin de l’épisode des paroles gelées : Panurge fâche frère Jean en le « prenant au mot » ; celui-ci jure de se venger.
  • Durant l’épisode de Gaster, Frère Jean est curieusement absent…
  • ch. 63 : c’est Frère Jean qui, voyant Pantagruel réveillé, lance le jeu des questions.
  • ch. 64 : proverbe amusant, p. 557.
  • ch. 65 : propos divers sur la boisson (p. 569)
  • ch. 66 : Frère Jean voudrait descendre sur l’île de Ganabin pour se battre ; Panurge a peur, et va se réfugier dans le navire ; Frère Jean en profite pour proposer une plaisanterie contre lui, ce que Pantagruel accepte.
  • ch. 67 : succès de la plaisanterie : Panurge s’est conchié.

Les figures de Frère Jean

  • Un clerc « jusque aux dents » : le leit-motiv est « matière de bréviaire » ; Frère Jean connaît par cœur ses textes sacrés ;
    Mais c’est aussi un personnage truculent, grand connaisseur de proverbes et d’expressions populaires ; à ce titre, il se moque volontiers de la pédanterie : Chéli, ch. 10 ; ch. 25…
    Pourtant, ce n’est pas, contrairement à Panurge, un homme de paroles ; il parle relativement peu ; on ne relève qu’un seul récit, assez bref, ch. 10.
  • Un moine traditionnel, personnage éminemment comique, grand buveur, gros mangeur, trousseur de filles ;
  • Un homme d’action, avec une morale conforme au pantagruélisme : il est constamment dans l’action, avec un courage sans faille, parfois même jusqu’à la témérité.
  • Mais un chrétien pas toujours exemplaire :
    • omniprésence du « diable » dans ses discours ;
    • nombreux jurons, notamment dans l’action ;
    • le bréviaire est sa seule réflexion théologique. Et il oublie parfois même de prier !

Le récit bref chez Rabelais

Les sources

    • Le Banquet de Platon, traduit et commenté dès la fin du XVème siècle par Marsile Ficin, et qui va avoir une influence absolument considérable sur la première Renaissance. Ici le récit-trame est réduit à sa plus simple expression : un banquet réunit des amis au cours d’un banquet ; Alcibiade, passablement ivre, s’invite également. S’ensuivront plusieurs discours ayant pour thème commun l’amour ; chaque discours s’appuie sur des anecdotes : les Androgynes, Poros et Pénia…
    • Les Propos de table de Plutarque (Συμποσιακά) ; connu par un moine de Constantinople au XIIIème siècle, Planude ; mais ne sera traduit et imprimé qu’en 1572, par Henri Étienne.
    • Le Decameron de Boccace : recueil de 100 nouvelles écrites entre 1349 et 1353, en prose (naissance de la prose italienne) ; lors de la peste qui décima Florence en 1348, sept jeunes filles et trois jeunes gens, la « Brigade », se réfugièrent dans un domaine à la campagne, qui ressemblait à un paradis terrestre. Là, pour passer le temps, chacun devra raconter chaque soir une histoire sur un thème imposé ou libre – soit, en tout, cent nouvelles, puisque le séjour dure dix jours. Toutes portent sur l’amour.
    • Les Contes de Canterbury, de Geoffrey Chaucer (entre 1387 et 1400) : 29 pèlerins se rendent ensemble à Canterbury, où ils veulent se recueillir sur la tombe de Thomas Becket. Chacun d’eux devra raconter 4 histoires pour divertir ses compagnons, deux à l’aller et deux au retour. Écrites en grande partie en vers, ces nouvelles comptent parmi les premières grandes œuvres de la littérature anglaise.
  • L’Heptameron de Marguerite de Navarre, de date incertaine mais publié à titre posthume en 1549. Peut-être était-il inspiré par la traduction de Boccace par Le Marçon en 1540-1542. Le sujet unique en était également l’amour. La situation d’origine est proche de celle de Boccace : les devisants se retrouvent enfermés dans une abbaye à Cauterets, alors qu’un violent orage a coupé toutes les communications. Ils doivent attendre qu’un pont soit construit, ce qui prendra dix ou douze jours. Le ton est varié, du grivois au religieux – Marguerite était proche de l’Évangélisme. Mais le livre fut arrêté à 7 jours, peut-être suite à la mort de l’auteure.
  • Les Nouvelles Récréations et joyeux Devis de Bonaventure des Périers (1558, posthume) ; de ton très différent, plus volontiers comique et inspiré par les fabliaux.
  • Ajoutons que le XVIème siècle, surtout à partir de 1550, connaît un véritable âge d’or de la nouvelle, avec deux grandes tendances :
    • Le thème de l’amour, proche de la philosophie (néo-platonisme) et de la morale ; les nouvelles ont parfois une dimension tragique : c’est la lignée de Boccace, et de Marguerite de Navarre ;
    • La satire et l’humour, dans la tradition de Chaucer, mais aussi du Petit Jehan de Saintré d’Antoine de la Sale, de Bonaventure des Périers…

Le Quart Livre

Le Quart Livre présente toutes les caractéristiques qui pourraient mener à des « récits de devisants » :

  • Un lieu clos, le navire, et du temps à tuer, par des compagnons par ailleurs instruits et friands de belles histoires (à entendre ou à raconter) ;
  • des rencontres, qui (comme chez Lucien, p. ex. le récit du vieillard dans la baleine) peuvent donner lieu à des anecdotes ;
  • Une intention à la fois satirique et comique (comme chez Des Périers ou Chaucer), et philosophique ou moral (comme chez Marguerite de Navarre).
  • Des personnages qui sont de véritables « maîtres de la parole », en particulier Panurge.

Liste des récits enchâssés :

  • chapitre X : récit de Guyercharois (chambellan de François 1er) par Frère Jean
  • Chapitre XI : trois récits concurrents, l’un de Panurge (Breton de Villandry), l’autre de Bernard Lardon par Épistémon, et un 3ème, de Pantagruel.
  • Chapitres XII-XV : histoire du Seigneur de Basché par Panurge
    • Chapitre XIII : récit sur Villon, inclus dans l’histoire du Seigneur de Basché
  • Chapitre XVI, p. 85 : récit de Pantagruel sur le Romain qui battait des hommes libres
  • Chapitre XXVI p. 118 : Pantagruel raconte comment Hérode fit en sorte d’être pleuré à sa mort.
  • Chapitre XXIX : récit de la mort de Pan, par Pantagruel.
  • Chapitre XXXII : récit de Pantagruel sur Physis et Antiphysie.
  • Chapitre XXXVII : anecdotes de Pantagruel et Épistémon sur la valeur des noms. (p. 149-151)
  • Chapitre XXXIX, p. 155 : Pantagruel raconte une anecdote de Cicéron dans un camp militaire.
  • Chapitres XLV et suivants, les Papefigues : anecdote racontée par le Narrateur.
  • Chapitre LII : série d’anecdotes racontées par les compagnons pour illustrer les « miracles » des Décrétales.
  • Chapitre LV : série d’anecdotes de Pantagruel sur les paroles gelées.
  • Chapitre LXIII : anecdote de Pantagruel sur Tarquin parlant par signes.
  • Chapitre LXVII : anecdote scatologique du Narrateur.

On remarquera que le narrateur le plus prolixe, et aussi le plus savant, est Pantagruel. Ses compagnons, Panurge, Épistémon et dans une moindre mesure Frère Jean, participent plus ou moins. Enfin, certains récits sont pris en charge par le Narrateur, Alcofribas.

Un exemple de convivialité dans la tradition des « récits à devisants » :

  • Chapitre XI : fait suite à l’anecdote de Frère Jean à propos du Seigneur de Guyercharois, sur la méfiance à garder envers une politesse trop belle pour être honnête… Ici, trois anecdotes vont se succéder :
    • histoire du moine Bernard Lardon d’Amiens, qui refuse de s’extasier sur les beautés de Florence (voir ici)
    • Petite fable d’Antigonus et Antagoras, racontée par Pantagruel ; ici, anecdote savante, reçue des Adages d’Érasme, qui le tenait lui-même des Propos de table de Plutarque (IV, 4, 2).
    • Enfin, dans une sorte de concurrence, Panurge renchérit avec l’histoire de Breton Villandry : on revient à une anecdote d’actualité (Breton de Villandry est mort en 1542, et Claude de Lorraine, premier duc de Guise, en 1550) ; mini scène de comédie fondée sur un quiproquo.
  • Chapitre LII : ici le contexte est différent, car il s’agit de se moquer d’Homenaz et de son culte idolâtre des Décrétales. Il s’agit d’une série d’anecdotes plus ou moins scatologiques, au cours d’un banquet : on est donc tout près des Propos de table. C’est l’accumulation des historiettes, chacune marquée par un lieu, et leur ambivalence systématique (Homenaz pouvait y voir un miracle, là où les compagnons, et le lecteur, voient la preuve que les Décrétales ont une influence délétère.
  • Chapitre LXIII : anecdote de Pantagruel sur Tarquin parlant par signes. Ici, cette anecdote fait suite à un autre jeu très courant dans les banquets : le jeu des énigmes. À l’ensemble des énigmes ayant toutes pour réponse « un banquet », Pantagruel s’apprête à répondre non en mots, mais en acte, en organisant le banquet en question. L’anecdote est ici essentiellement plaisante, dans le droit fil des « menus devis » tenus par les compagnons qui s’ennuient.

Des anecdotes plus isolées, mais ayant un peu la même finalité

  • Chapitre XVI, p. 85 : récit de Pantagruel sur le Romain qui battait des hommes libres ; venue d’Aulu-Gelle, reprise par Érasme. Anecdote morale, au milieu de l’épisode des Chiquanous, qui se font payer pour être battus.
  • Chapitre XXXVII : anecdotes de Pantagruel et Épistémon sur la valeur des noms. (p. 149-151) : effet retard juste avant la bataille décisive contre les Andouilles ; les deux narrateurs font assaut de savoir.
  • Chapitre XXXIX, p. 155 : Pantagruel raconte une anecdote de Cicéron dans un camp militaire : anecdote piquante, et tout à fait en situation par rapport avec la situation (on utilise des cuisiniers pour combattre les Andouilles). Encore une anecdote rapportée par Érasme.

Des leçons morales et/ou philosophiques, toujours prises en charge par Pantagruel

  • Chapitre XXVI p. 118 : Pantagruel raconte comment Hérode fit en sorte d’être pleuré à sa mort. Ici, elle fait partie d’une méditation sur la mort des héros, qui apporte avec elle souffrance et désolation. Ici, le tyran veut faire en sorte que sa mort, qui aurait dû réjouir tout le monde, soit synonyme de désastre.
  • Chapitre XXIX : récit de la mort de Pan, par Pantagruel. Voir ici.
  • Chapitre XXXII : récit de Pantagruel sur Physis et Antiphysie. Il s’agit plutôt d’un apologue philosophique sur la nature, belle et harmonieuse, et l’anti-nature, qui ne produit que des monstres.

Autres récits :

Font partie intégrante de la Narration-trame :

  • Chaque île, objet de rencontre, devient sujet de récits ;
  • Des récits pris en charge par Panurge :
    • Chapitres XII-XV : histoire du Seigneur de Basché par Panurge
      • Chapitre XIII : récit sur Villon, inclus dans l’histoire du Seigneur de Basché
  • Et d’autres prises en charge par le narrateur :
    • Chapitres XLV et suivants, les Papefigues : anecdote racontée par le Narrateur.
    • Chapitre LXVII : anecdote scatologique du Narrateur.

Ici, il ne s’agit plus de récits participant à une forme de convivialité, mais d’une forme particulière du roman ; on voit ici l’influence des nouvelles et des « récits à devisants ».
Quoi qu’il en soit, les récits brefs chez Rabelais font intimement partie de la trame narrative ; ils sont toujours en situation, et ne sauraient être publiés à part. Il en sera tout différemment au siècle suivant, par exemple chez Scarron, ou Cervantès

Les « parerga » : prologues et « briefve Déclaration »

Contrairement aux œuvres de l’antiquité, celles de la Renaissance étaient souvent introduites, ou prolongée par toutes sortes de textes : Privilège du Roy, prologues, etc. Le Quart Livre ne déroge pas à la règle.

  • Une dédicace à Odet de Chatillon
  • Le Privilège du Roy n’est pas à proprement parler un « parergon » ; c’est un texte officiel autorisant la publication du livre.
  • Un Prologue de l’Auteur ; nous en avons même ici deux, puisque Rabelais avait rédigé un premier Prologue pour l’édition de 1548, et un autre pour celle de 1552.
  • la Briefve Declaration, qui est un glossaire apparemment anodin, mais en réalité souvent engagé.

Le prologue de 1548

En 1548, pour des raisons assez obscures, Rabelais publie le chapitre I, les ch. V à XII et XVI à XXV du Quart Livre, le tout précédé d’un prologue. Celui-ci commence par une formule très similaire à celui du Gargantua (« Beuveurs tresillustres & vous Verolez tresprecieux (car à vous non à aultres sont dediez mes escriptz)« ) et surtout du Tiers Livre (« Bonnes gens, Beuueurs tresillustres, & vous Goutteux tresprecieux…« ) ; puis il affirme que la rédaction du Quart Livre répond à une demande expresse de ses lecteurs, adressée à « sa paternité » – il se présente donc comme un « Père », c’est-à-dire un moine : manière d’affirmer son orthodoxie ?

Il reprend la fameuse formule des Préteurs romains : do, dico, addico ; ils formeront les trois parties de ce prologue.

« Vous me donnez » : l’anecdote des Geais et des Pies.

L’épisode prend prétexte du don, fait à Rabelais, d’un « bréviaire », à la fois livre de messe et bouteille en forme de livre, et de l’explication lexicale d’une expression populaire, « croquer pie » qui signifie « boire ». Rabelais raconte ensuite une étrange anecdote : pies et geais se seraient regroupés pour se battre ; après un violent combat, les geais auraient été vainqueurs, non sans pertes. Le récit est pour une part symbolique : les pies seraient anglaises, et les geais, français. Or, en cette année 1548, ont lieu en Écosse des escarmouches entre les armées anglaises et françaises…

C’est un geai apprivoisé, accoutumé à inviter les amis de son maître à boire, qui aurait inventé l’expression « croquer pie » à son retour de la guerre !

« Vous dites »

Rappel de la qualité du livre… et de ses lecteurs ; passage de transition.

« Vous adjugez » : attaque contre les censeurs ; le livre médecin

Ici le ton se fait plus violent, contre les ennemis de l’humanisme, « Caphards, cagotz, Matagotz… » (p. 623) ; le ton est le même depuis le Tiers Livre. Ici, p. 625, ces personnages que chaque lecteur a reconnu, mais que Rabelais feint de ne pas reconnaître (« Je presuppose que c’estoit quelque espece monstrueuse de animaulx Barbares ou temps des haultz bonnetz« .) sont assimilés au diable, dont le nom signifie « calomniateur » – il attaque donc directement ceux qui l’ont censuré, à savoir la Sorbonne.

  • Anecdote sur l’expression « cracher au bassinet » : jeu sur le sens figuré (« donner de l’argent ») et le sens propre du verbe « cracher ».
  • Anecdote presque semblable du mauvais médecin, qui dégoûte les malades des meilleurs morceaux pour les manger lui-même.
  • On voit enfin où Rabelais veut en venir : ceux qui condamnent ses livres veulent, en réalité, être seuls à s’en régaler. Ainsi  ils en privent ceux qui en auraient besoin : « malades, goutteux et infortunés » qui s’en trouveraient guéris. On retrouvera le thème du « livre médecin » dans la dédicace au Cardinal de Chatillon en 1552.
  • Le texte s’achève sur une ultime anecdote, celle de Timon d’Athènes qui, éternellement fâché contre ses compatriotes athéniens (c’est pour lui que Rabelais invente le mot « misanthrope »), les envoie, au sens propre, « se faire pendre ailleurs ».

La dédicace au Cardinal de Chatillon

Odet de Coligny, cardinal de Chatillon, est le frère du chef protestant Gaspard de Coligny qui sera assassiné lors du massacre de la Saint-Barthélémy le 24 août 1572. À l’époque du Quart Livre, le cardinal est un personnage proche du roi Henri II, protecteur de Ronsard et de Rabelais. Il se convertira au protestantisme en 1562 – mais sans doute faisait-il preuve, dès le début, d’une certaine ouverture d’esprit…

Le rire médecin

La première partie de cette dédicace s’appuie sur une idée très en vogue à l’époque, et que l’on retrouve par exemple, chez Bonaventure des Périers : le rire est un facteur de guérison pour chasser « le chagrin et l’ire« . Rabelais – qui est, rappelons-le, l’un des plus grands médecins de l’époque – feint donc d’avoir répondu aux sollicitations de « grands personnages », pour

« par escript donner ce peu de soulaigement que povois es affligez et malades absens, lequel voluntiers, quand besoing est, je fays es presens qui soy aident de mon art et service. » (p. 27)

S’ensuit une référence à Hippocrate, père de la médecine, insistant sur l’importance de la contenance que doit avoir le médecin face à son malade :

« Defaict la praticque de Medicine bien proprement est par Hippocrates comparée à un combat, et farce jouée à trois personnages : le malade, le medicin, la maladie.« 

Une définition étonnamment moderne ! À partir de là le texte s’organise autour d’une double métaphore : la médecine (le rire peut soigner tous les maux) et le théâtre (le médecin est un acteur).

  • Anecdote de Julia, fille d’Auguste : il faut ajuster sa contenance à son public ; de même un médecin doit s’habiller somptueusement pour plaire à son malade.
  • « Plus y a » : Rabelais aborde ensuite, non plus l’apparence extérieure, mais l’attitude morale, et le discours que le médecin doit adresser au malade ; l’arrogance, la brutalité sont vivement condamnées.

Rabelais se présente donc à la fois comme un médecin, mais aussi un personnage plaisant, joyeux, ayant pour seul but de distraire et d’être utile en cela : il n’y aurait donc rien de vraiment sérieux dans le Quart Livre. Il faut rappeler le prologue si ambigu du Gargantua (faut-il vraiment chercher la « substantificque moelle » ?) C’est probablement un moyen de contourner la censure, de plus en plus inquisitrice…

Réponse aux calomniateurs

Mais la lutte contre les « agélastes » et autres « misanthropes » (le mot a été créé par Rabelais dans le prologue de 1548) n’est jamais loin. On remarquera la violence du propos : le « calomniateur » par excellence est Satan ; ils sont les ennemis de l’humanité.

Rabelais réaffirme le caractère uniquement plaisant du livre : « folastries joyeuses » ; toute accusation d’hérésie est donc récusée par avance comme une lecture volontairement faussée ; et réaffirmation forte de son refus de l’hérésie. Ce n’est pas une formule rhétorique : s’il fut critique à l’égard du catholicisme Romain, il se refusa toujours à rejoindre le camp protestant. Et à cette époque, Odet de Chatillon n’en était pas encore là lui non plus !

Le texte s’achève sur une double référence aux Rois de France, François 1er (mort en 1547) qui avait refusé de condamner les trois premiers romans, ni d’y voir une hérésie (voir note 35 p. 34), et le roi actuel, Henri II. Cette protection, et celle du cardinal Jean du Bellay, sont pour le cardinal une garantie d’orthodoxie.

Appel au Cardinal

Le texte se termine, très classiquement, par un éloge d’Odet de Chatillon, comparé à la figure de « l’Hercule gaulois », un Hercule qui serait l’ancêtre des Troyens et des Francs (selon le mythe d’une origine troyenne des Français), et par l’expression de sa reconnaissance : tout le mérite du livre revient au Cardinal, qui a permis à Rabelais d’écrire.

Le Prologue de 1552 (p. 47-79)

Première partie : une adresse au lecteur

Rabelais s’exprime à la 1ère personne, dans une sorte de parade, d’abord sur le ton de la conversation ; c’est là qu’apparaît la définition du pantagruélisme : « certaine gayeté d’esprit conficte en mespris des choses fortuites« , dans laquelle on trouve une certaine influence du stoïcisme : l’indifférence à l’égard de ce contre quoi on ne peut rien. Il revendique santé et joie de vivre, en bon médecin qui sait se soigner lui-même

En même temps, il ne perd pas une occasion de rappeler la foi Évangéliste : il place son salut en Dieu seul (« Tel est le vouloir du tresbon tresgrand Dieu : onquel je acquiesce : au quel je obtempere : duquel je revere la sacrosaincte parolle de bonnes nouvelles, c’est l’Évangile… », p. 47) ; ou encore p. 51 : « avec l’aide du benoist servateur » ; et ce passage s’achève par une invite : « saisissez-vous de vie, c’est santé. » Le livre est un remède, et pour garder la santé, il faut le lire !

Deuxième partie : sur la médiocrité des souhaits

  • Une première série d’anecdote, peu développées et savantes : le petit Zachée qui voulait simplement apercevoir le Christ, un « fils de prophète » qui ayant perdu sa cognée jette ensuite le manche, et par un miracle récupère l’outil – ce qui prépare la très célèbre suite : l’histoire de Couillatris.
  • Le récit de Couillatris, parfaitement lucianiste
    • la perte de la cognée, et l’appel à Jupiter ;
    • le conseil de Jupiter, qui doit résoudre nombre de conflits, en particulier celui entre Pierre La Ramée et Pierre Galland, qui inscrit le récit dans l’actualité ; on a ainsi une série de récits enchâssés, notamment celui du chien et du renard ;
    • Enfin, Mercure regarde par la trappe (souvenir explicite de l’Icaroménippe) et aperçoit Couillatris. Priape en profite pour se livrer à des jeux de mots scabreux sur le nom de « cognée ».
    • Le récit autour de Couillatris.
  • Retour à la morale, et au discours de Rabelais à ses lecteurs : « Soubhaitez donc mediocrité, elle vous adviendra, et encores mieulx, deument ce pendent labourans et travaillans. » (p. 77) ; ce n’est que là qu’il s’adresse aux « Goutteux », comme dans le Tiers Livre ou le prologue de 1548.

Comparaison des prologues de 1548 et 1552

Entre 1548 et 1552, l’évolution est frappante ; les deux prologues sont extrêmement différents l’un de l’autre.

  • L’interpellation du lecteur est plus classique dans le premier prologue ; il reprend une formule du Tiers Livre. Il présente également son livre comme la réponse à une demande des lecteurs.  Dans le second, l’adresse est plus directe, sous la forme d’une « parade », puis d’une leçon de morale ; l’affirmation de la foi évangéliste est plus marquée, plus militante.
  • La part de l’anecdote est très différente : alors qu’en 1548 l’on ne trouve que de brèves anecdotes (les Geais et les Pies, les anecdotes autour de la médecine), en 1552, les anecdotes sont moins nombreuses, mais beaucoup plus développées : ainsi l’histoire de Couillatris est un véritable mini-récit enchâssé, contenant lui-même des anecdotes ; elle occupe la quasi totalité du prologue.
  • La morale diffère profondément : en 1548, Rabelais terminait par une pirouette assez désinvolte, invitant ses ennemis à aller se faire pendre ailleurs ; en 1552, il s’adresse exclusivement à ses lecteurs, et il les invite à une réflexion à la fois morale et religieuse : être modéré dans ses vœux, et surtout s’en remettre à Dieu seul – ce que l’on retrouvera, par exemple, dans l’épisode de la tempête.

La Briefve Declaration (p. 589-615)

La « Briefve Declaration », ajoutée en 1552, est un parergon tout à fait particulier ; il s’agit d’un glossaire, destiné à expliciter des termes rares et difficiles, ou des néologismes.

Il reflète les préoccupations linguistiques de Rabelais (qui fut également un éditeur, un traducteur…) : recherches étymologiques, remarques phonétiques (ainsi, p. 599 : il note la prononciation populaire, « sainct Jean de la Palisse » au lieu de l’Apocalypse, et « idolâtre » au lieu d’idololâtre) … Il s’intéresse aussi aux langues étrangères, le grec ancien bien sûr (on sait qu’il fut helléniste militant), mais aussi le turc (« Musaphiz », p. 591), l’hébreu (« bacbouc », p. 595, « gozal », p. 597, « Thohu et Bohu » p. 601, « Niphleseth » et « Ruach » p. 607, « Tachor » p. 609, « sela » p. 615 ), l’allemand (« Enig et Evig », p. 601) et aussi le langage populaire tourangeau ou poitevin (« Cahu caha », p. 591) ou même d’autres régions. Voir à ce sujet l’article de Guy Demerson.

On retrouve aussi de très nombreuses références savantes ou religieuses, des remarques ou explications mythologiques, mathématiques (cf. « Figure trigone æquilaterale » p. 593)… et aussi l’explication de termes techniques, en particulier de navigation : cf. « Aguyon » p. 605, ou de médecine (« ischies » et « hemicraines » p. 607, « lipothymie » p. 609)

En apparence, la Briefve Declaration est un glossaire tout à fait classique.

L’invention langagière dans le Quart Livre

Le XVIème siècle est une période où le français s’affirme comme une véritable langue littéraire, savante. La Défense et Illustration de la Langue française, de Du Bellay, date de 1549… Rabelais ne pouvait pas ne pas être au cœur de cette réflexion. La Briefve declaration répertorie un certain nombre de termes nouveaux, issus de langues étrangères ou de langages techniques ; mais l’invention verbale ne s’arrête pas là ! Rabelais fait entrer dans la langue littéraire bon nombre de termes issus de toutes sortes de langages professionnels ou autres.

La navigation, du Levant au Ponant

Tout ce qui relève de la navigation, et plus particulièrement l’épisode de la tempête, montre une évolution du lexique. En 1548, Rabelais était imprégné par l’influence de la marine en Méditerranée ; puis, en 1552, il fait la rencontre de Jacques Cartier, dont le troisième et dernier voyage au Canada s’est achevé en 1542. Désormais, il empruntera les termes de la marine occidentale (du Ponant).

L’invention verbale

Nombre de noms propres relèvent de la pure invention, par exemple les termes de « gastrolâtres » et d’ « engastrimythes » – parmi bien d’autres… Mais Rabelais aimait aussi à créer des mots nouveaux, dont beaucoup sont entrés dans la langue commune. Outre le « Canada » (p. 91, utilisé une fois avant lui) et l’astragale (p. 93, terme de médecine), on notera :

  • des mots savants : « phares », « exotique » (p. 91), « macaroniques » (p. 181), « cône » (p. 327), « épode » (p. 453), « ventripotent » (p. 513) et « dictame » (p. 543).
  • des expressions pittoresques : « monnaie de singe » (p. 93), « plancher des vaches » (p. 225), auquel on peut ajouter le « cervelas » (p. 383).

Un usage gourmand de la langue

Rabelais aimait les mots, tous les mots, leurs sonorités, leur incongruité parfois… Il aimait mêler les dialectes, les patois (poitevin, mais aussi languedocien…), les langues étrangères les plus diverses, les registres multiples, du plus populaire au plus savant ; d’où les listes, les énumérations (ch. 59, 60, 64…).

Les héritiers de Rabelais sont aujourd’hui Louis-Ferdinand Céline (Voyage au bout de la nuit),  Valère Novarina, et dans une moindre mesure Christian Prigent.

Pour conclure, voici ce qu’écrivait le lexicographe Alain Rey en 1994 :

« Rabelais prend, par exemple, énormément à l’allemand dans un flirt avec l’esprit protestant, qui lui vaut la haine universelle des catholiques romains. Il prend aussi beaucoup au grec à une époque où ce dernier connaît un très grand développement dans les milieux scientifiques et notamment médicaux – le fait qu’il soit médecin est évidemment fondamental. Si la plupart des mots grecs qu’il emploie devaient être connus des spécialistes, il est le premier à les faire passer directement dans un texte de large diffusion sans transiter par le latin.

Mais son originalité tient surtout dans le fait qu’il est toujours conscient de l’effet de nouveauté provoqué et que s’il utilise des termes neufs, c’est toujours en fonction d’une écriture qui possède sa propre unité, pour verser, le plus souvent, dans le comique et la dérision. […]

Comme Joyce avec Ulysse, Rabelais a élaboré une langue en fonction d’un projet unique – un projet narratif explosif avec des dimensions multiples. […] Il utilise tout ce qu’il connaît pour écrire – et il connaît tout. Il rassemble des connaissances que très peu avaient à son époque pour construire l’une des plus grandes œuvres de littérature française, à la fois savante et populaire.

Mais c’est justement parce qu’il est fait d’imitations et d’emprunts un peu partout (des manuels aux récits populaires ou latins du Moyen-Âge) qu’il réinvente à chaque fois, qu’il est inimitable. »

Alain Rey, « un génie inimitable de l’emprunt », La Croix, 6-7 février 1994.

Bibliographie

  • Demerson Guy. « Le plurilinguisme chez Rabelais« . In: Bulletin de l’Association d’étude sur l’humanisme, la réforme et la renaissance, n°14, 1981. pp. 3-19 ;
  • Giacomotto-Charra Violaine et alii, Rabelais aux confins des mondes possibles, CNED, 2011, 194 p.
  • Giacone Franco (sous la direction de), Langue et sens du Quart Livre, actes du colloque organisé à Rome en novembre 2011, Paris, classiques Garnier, 2012, 443 p.
  • Mouret Marie-Cécile, Le Symbolisme dans le Quart-Livre, Éditions Desiris, 1994, 95 p.