Lucien, « Histoires vraies A et B »

La Gyptis au port de Marseille (photo Michèle Tillard, 2018)

Introduction

Ce récit en deux parties porte un titre antiphrastique, ce qui est un procédé de conteur. Il se place dans la tradition de l’Odyssée (et si Ulysse avait tout inventé, une fois franchi le cap Malée, comme le narrateur de Lucien, après les colonnes d’Héraclès ?) et d’Aristophane (les Oiseaux, la Paix) ; le voyage imaginaire constitue toute une tradition littéraire : cf. Antonios Diogenès, Merveilles d’au-delà de Thulé ; sans parler des récits d’historiens, Hérodote bien sûr (mais il est souvent de bonne foi, quoi qu’en dise Lucien) et le beaucoup moins rigoureux Ctésias de Cnide.

Les différentes étapes

Histoire vraie A

  • Introduction : rien n’est vrai dans le récit qui va suivre, et qui est un pur jeu littéraire.
  • Le départ, et l’arrivée dans l’île des Femmes-Vigne (texte 1) : § 6-9
  • Envol d’une semaine, puis arrivée sur l’île des Hippogypes, qui se révèle être la Lune. Le Roi Endymion est en guerre contre le Soleil : bataille fantastique par le nombre et l’étrangeté des noms. (§ 10-21). Description de la société lunaire (§ 22-26)
  • Nouvelle navigation aérienne vers l’Étoile du Matin, le Zodiaque jusqu’à la Ville des Lampes (les Lanternois de Rabelais). Passage devant Coucouville-les-Nuées, en hommage à Aristophane (Les Oiseaux). Retour sur l’eau. (§ 27-29)
  • Le 3ème jour, le navire est avalé par une baleine monstrueuse (266 km de long !) ; à l’intérieur les voyageurs découvrent tout un monde. Récit du vieillard chypriote, qui vit dans la baleine depuis 27 ans. (texte 2)
  • Guerre contre tous les voisins, des monstres. Une fois seuls les voyageurs restent là un an et 8 mois. (§ 30-39)
  • Arrivée de géants naviguant sur des îles, et se faisant la guerre ; victoire de l’un des deux camps (§ 40-42)

Histoire vraie B

  • Pour échapper à la baleine, le narrateur la tue en y mettant le feu (§ 1, texte 3)
  • Le navire, après quelques jours, est pris dans la glace : on creuse un « igloo » pour y rester 30 jours, jusqu’au dégel (§ 2)
  • île déserte aux taureaux, puis île-fromage dans une mer de lait, où ils séjournent 5 jours ; (§ 3)
  • Rencontre avec les « phellopodes » qui marchent sur la mer, et parlent grec (p. 91)
  • Arrivée dans l’île des Bienheureux, gouvernée par Rhadamante. Les voyageurs assistent à trois procès de héros, puis du leur : ils devront rester là 7 mois. (§ 5-10) Description de l’île p. 97-111 (qui a peut-être inspiré l’Utopie de Thomas More. (§ 11-22)
  • Nouvelle guerre : les suppliciés attaquent l’île ; victoire des héros (§ 23-24)
  • Nouvel enlèvement d’une Hélène consentante par un des marins ; mais les amants sont rattrapés et punis. (§ 25-26)
  • Renvoi des Terriens : ils auront à subir bien des épreuves avant de rentrer chez eux (parodie de l’Odyssée) (§ 27-29)
  • Escale dans une île infernale, où sont punis les coupables, et notamment les menteurs comme Hérodote et Ctésias (§ 30-31)
  • Séjour dans l’île des Songes (p. 121-123) : description, séjour de 30 jours, puis réveil et départ. (§ 32-35)
  • Arrivée dans l’île de Calypso (§ 35-36)
  • Bataille entre les « pirates sur coloquintes » et les « pirates sur coques de noix » : les Terriens s’échappent, tombent sur d’autres pirates ; nid d’alcyons et autres merveilles (§ 37-41)
  • La forêt sans racines : le navire est hissé en haut de la canopée. [curieusement, cette aventure aura un écho dans la réalité : cf le « radeau des cimes » de l’opération Canopée. (§ 42)
  • La mer « coupée en deux » (§ 43)
  • Rencontre avec les Bucéphales carnivores : ils mangent 3 compagnons, mais, vaincus après une bataille, ils doivent donner des vivres pour récupérer leurs prisonniers. (§ 44)
  • Rencontre avec des « hommes-navires » (§ 45) puis avec les « femmes aux jambes d’ânesses », elles aussi carnivores ; nouvelle parodie de l’Odyssée. Les voyageurs échappent de justesse à ces monstres (§ 46)
  • Nouvelle tempête, alors qu’ils viennent d’aborder un nouveau continent : le navire est détruit. Fin abrupte, la suite n’ayant jamais été écrite. (§ 47)

Les deux parties, de longueur assez similaire, ne se ressemblent pas vraiment : dans la première, les aventures (aérienne, puis sous-marine) sont assez développées, en mini-romans ; dans la seconde, le rythme s’accélère, les rencontres toujours plus improbables se multiplient dans une étourdissante fantaisie, tandis que la référence (et la parodie) homérique se renforce. On ignore, en revanche, si l’inachèvement est une coquetterie littéraire, ou si Lucien a été empêché d’écrire les aventures terrestres des voyageurs : peut-être est-il mort ?

Textes expliqués

Texte 1 : Le départ, § 5-7 p. 43-45

Il s’agit du tout début du récit d’une navigation extraordinaire : après un prologue de 4 § dans lesquels le Narrateur, anonyme, réfléchit sur le problème de la véracité du récit, celui-ci commence à proprement parler : c’est le départ, le début du voyage, jusqu’à la première escale. Les 3 § que nous nous proposons d’expliquer ici comptent 57 lignes (dans l’édition « Classiques en poche » des Belles-Lettres), ce qui est relativement court pour une histoire aussi dense.

Premier § : le départ

Il semble s’agir d’un récit de voyage assez réaliste, les deux seuls noms propres (colonnes d’Héraclès et Océan du Ponant) étant on ne peut plus connus de toute la littérature grecque. Il s’agit apparemment d’un voyage d’exploration, comparable aux modèles classiques, en particulier le Périple d’Hannon ; les motivations du voyageur semblent purement intellectuelles.

Mais ce réalisme est trompeur, et immédiatement contredit :

  • aucune précision temporelle (ποτε, « un jour », temps des contes par excellence) ;
  • anonymat de l’ensemble de ses compagnons, lui-même compris : on ne sait rien d’eux, sauf leur commun désir de savoir ;
  • absence totale de détails concrets, ni sur le type de navire (un « bateau léger »,ἄκατος, c’est-à-dire un petit bateau de transport), ni sur son armement précis (« force provisions », « du matériel », c’est vague !). On ne sait même pas le rôle précis du Narrateur et de ses 50 compagnons : sont-ils matelots, passagers ? On peut seulement supposer que le Narrateur, à l’origine de l’expédition, est assez riche pour tout prendre en charge. Quant à la route suivie, elle semble aller plein ouest après Gibraltar, mais Lucien n’en dit pas grand-chose…

Deuxième § : la tempête, un « topos »

La tempête arrive très vite, aussitôt la terre perdue de vue. Il s’agit d’un passage quasi oublié de tout voyage maritime (à juste titre d’ailleurs) : voir l’Odyssée, l’Énéide, Ovide… Mais ici elle est décrite de manière extrêmement brève : 5 lignes ! Aucun détail ne nous est donné, sauf une phrase lapidaire de 4 propositions : « le vent augmenta, le flot enfla, le temps s’assombrit, et il n’était même plus possible de carguer la voile ». C’est vraiment le service minimum, et un refus moqueur de toute espèce de pittoresque et de pathétique !

Or la tempête en question est absolument hors norme : 79 jours sans interruption, ce qui est proprement incroyable ; on n’est plus ici dans le réalisme, mais dans des chiffres fantaisistes, qu’il ne faudrait pas trop prendre au sérieux (ce qui nous ramène au prologue…). Cette tempête n’est nullement utilisée ici en tant que telle, mais uniquement pour brouiller toute tentative de situer ce qui va suivre, à savoir l’escale dans une île extraordinaire.

Troisième § : l’arrivée dans une île paradisiaque

Arrivée spectaculaire : au 80ème jour (chiffre symbolique), éclaircie très soudaine, et l’île boisée apparaît.

Ici, le caractère parodique s’accentue : l. 25-26, les naufragés (qui d’ailleurs n’en sont pas : rien ne dit que le navire ait souffert de cette tempête) reproduisent fidèlement, servilement même, les gestes désespérés d’Ulysse (qui avait tout perdu, y compris son navire)…  mais ici ce ne sont plus que des gestes purement mécaniques et dépourvus de signification. Lucien ne cherche nullement à susciter l’empathie à l’égard de ses marins !

quatrième § : l’exploration de l’île

Ce § est un peu plus long : 26 lignes, soit presque la moitié du texte.

La première découverte, celle de la stèle, nous renvoie au monde grec : après une interminable dérive, on se retrouve quasiment chez soi ! (distance ironique…) ; on assiste à un certain renversement des valeurs : Héraclès, un demi-dieu, plus grand que Dionysos, qui est dieu… mais c’est ce dernier qui semble régner sans partage (quoique Héraclès ait été souvent présenté comme amateur de vin, cf. Euripide…)

Très vite s’impose la fantaisie, tout d’abord sous la forme du gigantisme : une empreinte de 30 mètres de long ! Lucien est l’une des sources de Rabelais… Puis l’île apparaît comme un pays de Cocagne :

  • une vigne extraordinaire, qui donne naissance à un fleuve de vin, et des poissons qui sortent de l’eau ;
  • une atmosphère de banquet, d’ivresse et de plaisir

Mais cette île merveilleuse ne tardera pas à tourner au cauchemar…

Texte 2 : les voyageurs engloutis par une baleine (§ 30-34, p. 71-77)

Représentation d’une baleine dans un bestiaire médiéval (domaine public)

Introduction

Le thème du monstre marin destructeur de navires, et qui engloutit des humains, est récurrent et correspond sans doute à un fantasme : celui d’être mangé. On peut songer, notamment, au mythe de Jonas dans la Bible.

Ici, nous sommes dans la pure fantaisie : avalés dans leur bateau (qui demeure intact !) par une baleine ayant la taille d’une île, presque d’un continent (266 km de long), le Narrateur et ses compagnons y découvrent tout un monde ; ils y revivront l’éternel affrontement des Grecs (ici le vieillard chypriote et son fils) et de la Barbarie (représentée par toute une galerie de monstres, qui se combattent entre eux et seront finalement vaincus).

§ 30 p. 71 : la rencontre et l’engloutissement

Après l’envol sur la lune et le retour à la surface de la terre, nos voyageurs bénéficient d’un court répit de deux jours, qui annonce déjà, cependant, de nouveaux malheurs (l. 5-6) : imitation de l’Odyssée.

Puis surgissent les monstres, et notamment la baleine : Lucien joue à nouveau sur l’énormité des chiffres : 1500 stades = 266 km de long ! Jeu aussi sur le familier : le narrateur compare les dents de l’animal (en réalité les fanons) à ce qu’il connaît, les « phallus des carrefours » (voir la note). Peut-être aussi la comparaison est-elle délibérément scabreuse… On retrouve également à nouveau les gestes rituels, et pathétiques, des héros sur le point d’être tués :

« Nous nous adressons donc les dernières paroles d’adieu, nous nous étreignons, puis nous attendons. »

Une attente vaine, puisque contre toute attente, ils arrivent sains et saufs à l’intérieur du monstre !

Lucien insiste sur le gigantisme de la baleine, beaucoup plus que sur sa supposée férocité sur laquelle il ne dit rien : larges remous, taille des dents, proportions de l’animal et du navire… Rabelais s’en souviendra dans le Pantagruel et le Gargantua (lorsque les géants avalent des pélerins).

§ 31, p. 71-73 : description des environs

Découverte progressive d’un monde qui se révèle de plus en plus accueillant et civilisé : d’abord l’obscurité complète, puis une large cavité contenant toutes les traces de drames épouvantables auxquels eux-mêmes ont échappé : débris de navires, ossements… Enfin, une montagne « formée de limon », de 43 km de diamètre, luxuriante et… cultivée ! C’est le chemin inverse de la première île découverte, celle des femmes-vignes : ici, à l’horreur succède un pays, sinon de Cocagne (il faut travailler), du moins fertile et vivable. Cette découverte annonce évidemment le § suivant.

§ 32, p. 73 : à la découverte du pays

« Sur le moment, nous pleurâmes longtemps » : cette remarque semble ici légèrement absurde, puisque nos voyageurs viennent d’échapper à la mort, et se retrouvent dans un lieu, somme toute, rassurant : il s’agit évidemment d’une parodie de l’Odyssée ou d’autres romans d’aventure tels que l’histoire des Argonautes.

Le § est divisé en deux parties : d’abord le groupe de compagnons reste statique, s’adaptant plutôt bien que mal aux conditions : ils ne manquent de rien… et s’aperçoivent à peine des déplacements du monstre. Puis, à partir de la l. 46, le narrateur prend la direction des opérations : il part en exploration avec quelques compagnons. C’est exactement le schéma du texte 1 et cette répétition à l’identique souligne le caractère parodique. S’ensuit la découverte du « sanctuaire de Poséidon » (le monde grec est décidément partout, même dans les fonds marins !), et de détails familiers au lecteur : l’inscription, l’aboiement du chien, la présence d’une ferme…

§ 33, p. 73-75 : rencontre avec le vieillard

Tous les signes depuis les deux § précédents annoncent la présence d’êtres humains civilisés : les cultures, le sanctuaire de Poséidon, la présence d’une ferme. Le lecteur s’attend donc à cette rencontre, et elle se produit sous les traits les plus familiers qui soient : le vieillard en train de cultiver, ici d’entretenir un système d’irrigation. C’est l’héritier du sage « Vieillard de Tarente » de Virgile ! Flanqué d’un fils qui n’est ici qu’un figurant muet, il s’adresse aux voyageurs, dans un discours qui est visiblement inspiré des récits de l’Odyssée, mais aussi des romans. Le vieillard, incarnation même de la civilisation et de la sagesse, accomplit d’abord tous les gestes de l’hospitalité grecque : il fait entrer chez lui les voyageurs, leur donne à manger et à boire, un repas quasi digne des Phéaciens, et qui témoigne une fois encore de la prospérité qui règne à l’intérieur de la baleine. Et le § s’achève, comme de bien entendu, par un récit résumé des voyageurs.

§ 34, p. 75-77 : le récit du vieillard

Il commence par décliner son identité : il était un riche marchand chypriote (Chypre, grande île de 9 000 km2 environ, était considérée comme le lieu de naissance d’Aphrodite. Appartenant d’abord aux Lagides qui gouvernaient l’Égypte depuis la mort d’Alexandre, elle devint province romaine à partir de 58 av. J-C). Comme le Narrateur lui-même, il est poussé vers l’Océan, lieu de toutes les aventures extraordinaires, par une violente tempête ; il est alors avalé par la baleine, mais, moins chanceux que le Narrateur, il perd son navire et tous ses compagnons, à l’exception de son fils…

Le vieillard décrit alors un pays plein de ressources : forêts, vignes, culture de légumes et de fruits, poissons, eau pour la boisson, et pour la baignade… C’est une vie idéale qui nous est dépeinte, proche d’une sorte d’âge d’or, où les deux rescapés vivent depuis 27 ans, cultivant sagement leur jardin : ce vieillard semble préfigurer celui de Candide !

Lucien se désintéresse du réalisme et de la vraisemblance : au moment du naufrage, le fils semblait déjà adulte, puisqu’il contribue à la cérémonie funèbre pour les compagnons morts, et à l’édification du sanctuaire ; pourtant, 27 ans plus tard, il est toujours un jeune homme !

Les § suivants montreront que cette peinture édifiante doit être fortement nuancée : les voisins sont des gens insupportables et belliqueux…

Texte 3 : la mort de la baleine (Histoire vraie B, § 1-2)

Par contraste avec le long récit qui précède, la fin de la baleine est extrêmement courte : 35 lignes seulement, sans véritable combat – comme si Lucien, après avoir tiré tout ce qu’il pouvait de ce « territoire » étrange, aspirait, comme son héros, à autre chose.

Le premier § commence comme un souvenir de l’île de Calypso : comme Ulysse, le narrateur s’ennuie et aspire au départ.

Puis, une première tentative d’évasion, en creusant un tunnel (c’est on ne peut plus classique dans les récits d’évasion !) qui se solde par un échec, sur lequel Lucien ne s’étend pas.

S’ensuit une seconde tentative, par le feu cette fois, qui réussit mieux – mais Lucien s’amuse à allonger démesurément le temps, pour souligner encore une fois le gigantisme de la baleine : il lui faut plus d’une semaine pour s’apercevoir que sa queue brûle ! Répétition obsessionnelle des jours, pour signifier l’impatience des prisonniers… En même temps, récit parfaitement rationnel et réaliste : symptôme de la « maladie », précautions pour étayer la gueule de l’animal et préparer le navire, et absence totale de sentiments : le récit a la sécheresse d’un journal de bord.

Le second § continue sur cette lancée. La mort du monstre est annoncée d’une ligne : « le lendemain la bête était morte« . Récit à la fois précis (gestes techniques, rites religieux, durée de chaque épisode) sans la moindre émotion –à part l’étonnement devant les restes de la « bataille des îles » (livre A, § 41-42).