Bonaventure des Périers (1510-1544)

Nouvelles Récréations et joyeux devis (1558, posthume)

Nous utiliserons l’édition de référence : Krystyna Kasprzyk, Société des Textes Français Modernes, 1997.

Biographie

 

Bibliographie

Chronologie du 16ème siècle

Le règne de François 1er

Les œuvres :

L’art de la nouvelle
Temps, espace, société

Les personnages :

Les langages

La communication

Le Narrateur
Le comique La philosophie de Bonaventure des Périers Le bestiaire

Bonaventure Des Périers, un auteur énigmatique.

Bonaventure des Périers représente pour nous une série de points d’interrogation. Sa vie nous est en effet très mal connue : tout au plus pouvons-nous donner quelques repères.

  • vers 1510 : naissance en Bourgogne, à Arnay le Duc, près d’Autun. On ignore ses origines sociales.
  • 1530 : il est l’élève de Robert Hurault, abbé de Saint-Martin, favorable à la Réforme et maître de philosophie de Marguerite de Navarre.
  • puis commence une période vagabonde sur laquelle nous ne savons rien (voir ses Poésies, I, 167) ; il devient cependant ami d’Antoine du Moulin, qui sera l’éditeur de ses œuvres.
  • 1534 : il est appelé par Pierre Olivetan pour participer à la traduction de la Bible, achevée en juin 1535 ; il fait connaissance avec Clément Marot. Celui-ci, compromis dans l’affaire des placards, doit s’exiler.
  • 1535-37 : Il est probablement à Lyon, aux côtés de l’humaniste Etienne Dolet ; il collabore à la correction du premier tome des Commentarii linguae latinae de Dolet, édités en mai 1536. Il fréquente à Lyon le milieu des imprimeurs et des savants. C’est également en 1536 dqu’il rencontre Marguerite de Navarre, sœur aînée de François 1er et futur auteur de l’Heptameron. Il devient son valet de chambre, comme en atteste le poème « Pour Marot absent contre Sagon »,contenu dans le recueil collectif Disciples et amys de Marot contre Sagon. De même, la Prognostication des prognostications pour tous temps, à jamais, eur toutes autres véritables, où Des Périers raille les astrologues, évoque cette rencontre avec la reine de Navarre dans son prologue.
  • 1537-1541 : Des Périers fait partie de la maison de la Reine ; il traduit le Lysis de Platon, probablement d’après la traduction latine de Marsile Ficin ; en 1537, il écrit le Blason du nombril, qui témoigne de sa connaissance des thèses néo-platoniciennes. Il vit quelques années paisibles à la cour, faisant la connaissance de Jeanne d’Albret, fille de Marguerite de Navarre, de François 1er et de la fille de celui-ci, également prénommée Marguerite (et qui plus tard sera chantée par Du Bellay).
  • En 1538, le Cymbalum Mundi paraît de façon anonyme, à Paris, puis à Lyon : il s’agit de 4 dialogues à la manière de Lucien, qui raillent les ennemis des Evangélistes ; le livre est condamné, à la demande de François 1er. L’éditeur parisien, Jean Morin, fut arrêté, et le livre disparut totalement, jusqu’à une réédition en 1711 ! Le livre est-il de Bonaventure des Périers ? Henri Estienne, 40 ans après la disparition du livre, le lui attribue dans l’Apologie pour Hérodote (1566) ; ce sont en effet les Réformés, comme Calvin et Estienne, qui sont la cible du Cymbalum, et lui seront le plus violemment hostiles. En revanche, son nom n’a pas été cité lors du procès du livre, et il n’a jamais été poursuivi. A-t-il bénéficié de la protection de Marguerite de Navarre ? On ne doute plus guère aujourd’hui de l’attribution du Cymbalum mundi à Bonaventure des Périers : le livre présente en effet beaucoup de similitudes avec les NRJD.
  • Après 1541, on perd toute trace de Bonaventure des Périers.
  • Le 31 août 1544, ses œuvres sont publiées sous le titre Recueil des Œuvres de feu Bonaventure Des Périers. Il est donc mort peu avant, fin 1543 ou début 1544. La légende selon laquelle il se serait suicidé en se jetant sur son épée vient d’Henri Estienne ; mais celui-ci a pu lui attribuer la mort que Des Périers réserve à l’un de ses personnages, Vaudrey, dans la nouvelle 55 ; rappelons qu’aux yeux des croyants, la rage désespérée était la punition de l’athéisme. Le suicide de Des Périers n’est donc pas plus crédible que celui de Lucrèce.

Les Nouvelles Récréations et joyeux devis (NRJD)

  • Les NRJD ont été publiés pour la première fois par l’éditeur Granjon, le 25 janvier 1558, sous le nom de Bonaventure Des Perriers ; l’éditeur ne dit pas comment il s’est procuré le manuscrit, ni pourquoi il a fallu attendre 15 ans après la mort de l’auteur pour que le recueil voie le jour. C’est cette édition « princeps » qui est reprise par Krystyna Kasprzyk dans l’édition de référence. Ce texte contient 90 nouvelles, dont certaines présentent des interpolations ou des anachronismes (nouvelles 17, 27, 47, 48).
  • En 1568, nouvelle édition avec 39 nouvelles supplémentaires, qui sont apocryphes ou proviennent d’autres recueils de contes. C’est ce texte qui est repris par Pierre Jourda pour l’édition de la Pléiade chez Gallimard (1956).
  • A ces deux éditions succède un long silence, dû peut-être à l’influence du Père Mersenne, qui condamnait le livre ; les Contes commencent à être réhabilités au XVIIIème siècle, mais c’est surtout à Charles Nodier que l’on doit la redécouverte des NRJD : celui-ci publie un article en 1839, et en 1841 paraît la première édition moderne, précédée de l’étude de Nodier.

Bibliographie

Au sujet de Bonaventure des Périers et des NRJD :

  • Bonaventure Des Périers, Cymbalum mundi, préface de Michael Screech, Librairie Droz, Genève, 1983, 50 p.
  • Bonaventure Des Périers, Nouvelles Récréations et joyeux devis, édition établie par Krystyna Kasprzyk, Société des Textes Français Modernes, 1997, 376 p.
  • Conteurs Français du XVIème siècle, édition P. Jourda, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 1956, 1470 p.
  • Boudou Bénédicte & Halévy Olivier, Bonaventure des Périers, Nouvelles Récréations et Joyeux devis, éditions Atlande, collection « clefs concours », 2008, 316 p.
  • Combettes Bernard, « Le système des démonstratifs dans les Nouvelles Récréations et Joyeux devis de Bonaventure des Périers », in Style, genres, auteurs, n° 8, PUPS, 2008, p. 35-54
  • Pérouse Gabriel A., Nouvelles françaises du XVIème siècle, images de la vie du temps, Thèse présentée à Paris IV en 1974, Service de reproduction des thèses, Lille III, 1978, 564 p.
  • Réach-Ngô Anne, « Modalités discursives et polyphonie énonciative dans les Nouvelles Récréations et Joyeux devis de Bonaventure des Périers » in Style, genres, auteurs, n° 8, PUPS, 2008, p. 55-70.

Autour de Bonaventure des Périers :

  • Quinze Joies de mariage, anonyme, traduit en français moderne par Monique Santucci, Paris, Stock, 1986.
  • Boccace, Le Decameron, Folio classique n° 4352, préface de Pierre Laurens, traduction de Giovanni Clerico, 2006, 1056 p. .
  • Poggio, Facéties (Confabulationes), texte latin, note philologique et notes de Stefano Pittaluga, traduction et introduction de Étienne Wolff, Ed. Les Belles Lettres, 2005.
  • Érasme, Éloge de la Folie (traduit en français en 1520)
  • Rabelais, Pantagruel (1532), Gargantua (1534), le Tiers Livre (1546)
  • Marguerite de Navarre, L’Heptameron

Le Narrateur dans les NRJD

Le narrateur – distinct de l’auteur – est un personnage qui se construit au fil des nouvelles ; il peut adopter une grande liberté à l’égard du récit, tantôt en se présentant comme omniscient, tantôt au contraire jouant à ne pas en savoir plus que le lecteur. Il s’adresse volontiers à celui-ci.

L’énonciateur est chargé de présenter les personnages et les circonstances de l’action, d’introduire les dialogues ; normalement, il a recours à l’énonciation historique : 3ème personne, absence de déictiques, et de marques de subjectivité. Cependant, dans les NRJD, devisant unique, il prend davantage d’importance, se permettant interventions et jugements, multipliant les marques de subjectivité. Il signale son intervention au moyen d’embrayeurs, notamment la 1èrepersonne, les déterminants personnels, les modalisations, les parenthèses, les digressions.

Un narrateur très présent.

Dans les nouvelles, le Narrateur fait souvent entendre sa voix, en particulier dans la clausule d’un récit : cf. nouvelle 66 (pour signaler que le récit est purement fictionnel) ou 87 (« si vous n’en riez, si n’en ploureray-je pas« ).

Le « je » est volontiers interventionniste, soit en interrompant un personnage par une parenthèse ironique (88, p. 302-303), soit par des précisions aussi inutiles qu’humoristiques (Nouvelle 2, 5, 45)…,  soit encore par des parenthèses explicatives : nouvelle 14 p. 74, 21 p. 103 ou 22 p. 106 ; la nouvelle 81 (le coutelier et le bandoulier) présente trois parenthèses introduites par « car ». Ce souci explicatif accrédite le récit, et en même temps le retarde, créant ainsi une variation plaisante du rythme.
Le narrateur présente parfois plus qu’une explication, mais un faisceau d’hypothèses entre lesquelles il laisse libre choix au lecteur : dans la nouvelle 64, les hypothèses mettent le lecteur sur la voie d’un jugement sévère envers la  veuve coquette ; dans la nouvelle 59, le succès de l’étudiant devenu médecin s’explique par le fait que la confiance du malade fait la moitié de la guérison ; l’impuissance du mari dans la nouvelle 32 reçoit trois explications possibles (p. 149)…

Mais parfois, Des Périers rompt avec les conventions de la nouvelle, grâce à un Narrateur qui doute de l’identité de ses personnages (nouvelle 27 p. 127) ou ignore leurs mobiles (nouvelle 54 p. 208).

Enfin, la narration est envahie par les marques de discours : datifs éthiques, adjectifs possessifs (« mon charretier ») : cf. N. 41 p. 176, énallages temporelles comme le présent de narration.

Un narrateur omniscient ?

Les monologues intérieurs (nouvelle 5 des trois sœurs, nouvelle 6, nouvelle 59 de l’écolier médecin) sont fréquents et nous introduisent dans la pensée des personnages : ainsi la nouvelle 6 offre un exemple inédit de retour sur soi du mari trompé, qui débouche sur une attitude quasi stoïcienne.
On trouve aussi du discours indirect libre, comme dans la nouvelle 24 (p. 117), qui permet soit une familiarité, soit une distance ironique à l’égard des personnages.

Mais ce narrateur fait aussi preuve d’une grande désinvolture à l’égard de son récit, montrant son ignorance (N. 14 p. 76 ou 20 p. 101) ou son indifférence (« j’avais affaire ailleurs », p.  235), ou encore suggérant plusieurs hypothèses pour expliquer un comportement : cf. N. 54 : la dame refuse le second écolier comme amant, « ou fust qu’il n’était pas au gré d’elle ou qu’il ne sçavoit pas s’y gouverner : ou, qui est mieulx à croire, que les dames qui sont un peu fines, ne se donnent pas voulentiers à leurs voisins, de peur d’estre trop tost descouvertes. » (p. 208)

La double énonciation : discours / récit

Abandonnant parfois le récit, le Narrateur entame parfois un véritable dialogue avec son lecteur : cf. la Nouvelle 1, où les dialogismes sont fréquents, et parfois même se détachent du texte.

Il arrive aussi que ce passage au discours débouche sur de véritables digressions : cf. N. 73, p. 264, où le Narrateur s’amuse à évoquer différentes hypothèses sur les effets de l’appétit de son personnage : « s’il eût été boucher… » Voir aussi la nouvelle 86, où le récit est encadré par deux digressions. Ces digressions ont pour effet de ralentir  le récit, et d’introduire une connivence entre lecteur et narrateur.

Enfin, le Narrateur ne cesse d’intervenir, parfois pour se moquer de lui-même (« je devrois payer l’amende pour m’apprendre à philosopher », p. 186) ou s’auto-corriger.

Les NRJD reproduisent une aimable conversation entre le narrateur et son lecteur. Intervenant directement et en son nom propre, le Narrateur se fait alors conteur.

Les fous et la folie dans les NRJD.

Nombreux sont les  contes fondés sur la folie, qui s’identifie moins à la maladie mentale qu’à « l’ignorance, la sotte présomption ou le manque de discernement » selon Krystyna Karprzyk. Au XVIème siècle, la folie ne s’oppose pas à la santé mentale, mais à la raison et à la sagesse. Cette opposition vient de la religion, en particulier de la Bible : la folie définit les conduites aberrantes par rapport à un référent éthique ou religieux. Cette notion sera bien entendue reprise (et détournée…) par les humanistes : voir l’Éloge de la folie d’Érasme. Dans les NRJD, on trouve trois incarnations de la folie : les naïfs, les fats et les insensés.

Les naïfs

Ce sont les « fous-sages », dont la naïveté est proche de la nature, de l’instinct : le Plaisantin de la nouvelle 1 (cf. la conclusion p. 19 : « Que voulez-vous de plus naïf que cela ? Quelle plus grande félicité ? ». On la retrouve dans la nouvelle 2 : Polite appartient à cette catégorie de « fous-sages » : « encore n’était-il fol que de bonne sorte » (p. 23). La naïveté de Polite, incapable d’imaginer que son évêque couche avec une femme, permet à Bonaventure des Périers de se livrer à la satire.

Mais d’autres naïfs font rire : Doingé (nouvelle 74) qui prend toutes les paroles de son père au pied de la lettre, l’Italien de la nouvelle 24, Janin, jeune marié et cocu, qui ne sait s’il doit se réjouir ou se lamenter – ce qui permet à Bonaventure des Périers une satire de la dialectique Pro et Contra ; ce qui évoque la chanson de Ricochet, au chapitre 10 du Tiers Livre. De même, la jeune villageoise essayée par le clerc avant le procureur (nouvelle 8), la femme qui voulait faire de son fils un prêtre (nouvelle 15), la veuve qui confond « lay » (= laïque) et « laid » – à noter que chez Bonaventure des Périers l’ignorance porte souvent sur le langage et la confusion entre les mots.

Une crédulité excessive permet également le rire : celui de la future mère qui se fait achever l’enfant par le voisin (nouvelle 9), ou Maître Berthaud à qui l’on fait croire qu’il est mort (nouvelle 68).

Parfois plus sages que les sages, mais plus souvent victimes comiques de leur propre ignorance, ces « naïfs » ne sont jamais animés de mauvaises intentions ; crédules, ils ne voient pas le mal en autrui ; ne pêchant que par ignorance, ils suscitent la sympathie de conteur, comme du public.

Les fats

Ce sont des personnages imbus d’eux-mêmes jusqu’à l’absurde, comme ce bâtard d’un grand seigneur qui, dans la nouvelle 44, pousse la vanité jusqu’à subir une erreur judiciaire plutôt que de reconnaître que l’on pût ignorer son nom. De même, l’avocat La Roche Thomas qui, sans se soucier que sa chambrière ne parle pas son langage, la rudoie et lui impose de « parler au pluriel »… L’orgueil, la bêtise et dans le dernier cas la brutalité rendent ces « fous » beaucoup plus antipathiques.

Les insensés

Les insanes

Victimes de l’insania – une folie qui peut être dissipée par la raison – ils sont surtout représentés par des gourmands : nouvelle 58, le moine qui répond par monosyllabes pour ne pas interrompre sa dégustation ; l’ivrogne Janicot de la nouvelle 77 ; certains, en outre, se mentent à eux-mêmes comme aux autres, comme la Toulousaine qui « ne soupait plus » (nouvelle 57), ou le cordelier qui exigeait d’avoir l’aiguière près de lui alors qu’il ne buvait jamais d’eau (nouvelle 85).

Les furieux

Victimes, eux, de la furor (folie meurtrière qui s’empare totalement de l’être, et qui le mêne à la tragédie : on trouve de beaux exemples dans les tragédies de Sénèque), ce sont des fous dangereux, que Bonaventure des Périers condamne : Vaudrey, qui manque plusieurs fois se tuer (ce qui rend improbable que Bonaventure des Périers lui-même ait connu ce genre de mort), ou encore le mari cocu de la dernière nouvelle, qui noie sa femme dans la Garonne : « mauvais fol et dangereux » dit l’auteur (p. 310)

Venir à bout de la folie ?

  • Par la patience et l’acceptation de l’inévitable : comme le cardinal de Luxembourg qui se moque de lui-même (nouvelle 14), le père des trois filles enceintes de la nouvelle 5, qui fait face de bon gré à l’adversité, ou le mari cocu de la nouvelle 6, qui montre par sa patience sa supériorité morale sur sa femme, ses parents, et ses semblables (et s’oppose au mari criminel de la dernière nouvelle).
  • On peut aussi feindre la folie pour profiter de la folie des autres, tout en la dénonçant : comme le jeune homme qui se fait passer pour un fou pour venir à bout d’une cruelle, et s’en gausser ensuite. (nouvelle 64).

Les hommes sont fous, et mieux vaut en rire : telle est la leçon des NRJD. Seule la folie des « furieux » est condamnée sans appel.

Les femmes dans les NRJD – La querelle des femmes

Sur la querelle des femmes, voir ici.

Bonaventure des Périers nous propose des nouvelles dans le droit fil des facéties de Poggio, et d’où l’influence rabelaisienne n’est pas absente : il donne donc des femmes une image traditionnelle, assez misogyne.

  • Les femmes sont souvent sottes, naïves, ignorantes ; certes les naïfs sont les moins condamnables des fous : voir ci-dessus. Ils n’en sont pas moins ridicules, comme la jeune femme qui croyait que le voisin allait lui finir son enfant (nouvelle 9) ; même malignes, elles se laissent abuser, comme la dame de la nouvelle 54 qui ne s’aperçoit pas que son voisin s’est substitué à son amant…
  • Leurs besoins sexuels sont immenses, et d’autant plus grand que le mariage est « non-pareil » et qu’elles ont dû épouser un homme plus âgé qu’elles, et qu’elles n’ont pas choisi. La sagesse est alors du côté du mari, qui doit accepter avec patience le danger du cocuage (nouvelles 6,39, 54, 75) ; en revanche, le violent qui assassine sa femme pour cette raison est vivement condamné.
  • Ce sont souvent les femmes, et en particulier les chambrières, qui sont montrées comme ignorantes, en particulier sur le plan linguistique : cf. nouvelles 8, 15, 42, 43,52…
  • Mais les femmes peuvent aussi se montrer redoutables : dans la maîtrise du langage, comme la harengère du petit Pont qui met en déroute un régent (nouvelle 63) ou les trois sœurs de la nouvelle 5 qui domptent leurs maris respectifs par un bon mot. Redoutables aussi par la ruse, lorsqu’il s’agit de tromper leur mari : nouvelle 54…
  • Enfin, en bon Épicurien, Bonaventure des Périers prône les plaisirs naturels, au nombre desquels il compte le plaisir amoureux. C’est cruauté inutile de la part des femmes de se laisser aimer sans aimer à leur tour : ainsi excuse-t-il les trois sœurs de la nouvelle 5 ; en revanche, il est impitoyable pour celles qui se refusent, souvent pour de mauvaises raisons – ou qui, s’étant données, prétendent à la vertu : voir la cruelle punition de la dame de la nouvelle 64,  le ridicule de la dame de la nouvelle 86, ou encore de la nouvelle 78.

Bonaventure des Périers nous donne donc des femmes une image contrastée, mais globalement négative, même s’il ne se permet pas les grossièretés de certains de ses contemporains, comme Nicolas de Troyes. Même si çà et là il nous montre une femme dominatrice et intelligente, capable de tenir tête aux hommes sur leur propre terrain, comme la dame de la nouvelle 38 qui défend la danse (ou, dans un tout autre registre, la harengère de la nouvelle 63), elles apparaissent souvent comme des êtres faibles, victimes de leurs sens, et toujours susceptibles de nuire à leur mari.

Le bestiaire des NRJD

Nouvelle Animaux Rôle
11 Bœuf Simple prétexte
18 Lévrier Sujet malfaisant – objet de vengeance
19 singe Sujet malfaisant – objet de vengeance
24 Hacquenée Objet
25 Mule Objet
26 Lamproie Objet
27 Ane Sujet
29 Renard Sujet de la nouvelle
32 Coq Exemple
34 Chevaux et juments Objets de l’action
35 Carpe Objet
37 Mule Objet
41 Oiseaux / chevaux Objets
54 Chiens exemples
86 Coqs objets
87 Pie et ses petits Sujet de la nouvelle
88 Singe Objet
89 Singe sujet
90 Mule Instrument de l’action

Comme en témoigne le tableau ci-dessus, les animaux sont relativement nombreux dans les NRJD, ce qui renforce la filiation des « nouvelles » et de la fable : 19 nouvelles sur 90, soit 21 % ; en outre la présence animale s’amplifie au fur et à mesure que le texte progresse : les animaux sont au centre des cinq dernières nouvelles.

Quels animaux ?

Il s’agit pour l’essentiel d’animaux que l’on trouve dans la vie rurale, qu’ils servent pour le travail (bœuf, âne, mule), ou la chasse (lévrier, chevaux), pour la basse-cour (coq), ou encore qu’ils soient chassés ou péchés : lamproie, carpe, pie, renard… Très peu d’animaux domestiques, sauf quelques chiens (nouvelle 54) et surtout des singes, présents dans trois nouvelles, animaux exotiques à la mode tant à la cour que dans la vie aristocratique. L’animal de compagnie semble très peu présent dans les NRJD.

Le rôle des animaux.

L’attitude de Bonaventure des Périers est singulière au XVIème siècle :

  • Il ne plaide pas pour la cause animale, contrairement à ce que fera Montaigne, dans la lignée de Plutarque : les bêtes sont souvent traitées de manière cruelle, sans qu’il semble trouver à y redire (le Renard exécuté, les animaux des nouvelles 18 et 19 battus et/ou tués…)
  • Il ne s’émerveille guère non plus, comme Ambroise Paré, « de l’industrie et artifice des animaux », oiseaux ou abeilles : quand un maître s’extasie devant son singe, Bonaventure des Périers se moque et en fait une dupe. Quel rôle donne-t-il donc aux animaux ?

La plupart du temps, ils ne sont que l’objet de l’histoire : le bœuf de la nouvelle 11 a heurté le protagoniste – mais il aurait pu tout aussi bien être frappé par un morceau de bois ou une pierre. La hacquenée de la nouvelle 24 est volée à son maître, celle de la nouvelle 25 est objet d’une transaction commerciale, la lamproie de la nouvelle 26 sert à une moquerie, comme celui de la nouvelle 32, prétexte à une plaisanterie osée, et simplement destinée à être mangée ; la mule de la nouvelle 37 est aussi simple monture, et occasion de railler la petitesse de son cavalier ; les oiseaux et les chevaux de la nouvelle 41, respectivement montures et gibier, n’ont aucun rôle dans l’histoire… Enfin la mule de la nouvelle 90 ne sera que l’instrument passif du crime.

Ils ont parfois un rôle plus important : si les coqs de la nouvelle 86 sont les victimes des fantaisies d’une Dame, qui les prive de poules pour les rendre plus savoureux à manger, le singe de la nouvelle 88 est montré comme intelligent : « il ne lui manque que la parole », et l’abbé, son maître, quelque peu hérétique puisqu’il veut donner à l’animal ce qui n’appartient qu’à l’homme, semble lui être attaché – ce qui ne l’empêche d’ailleurs pas de le mettre en pension pour 6 ans chez un Italien ! Les liens affectifs entre l’homme et l’animal semblent donc quasiment absents des NRJD, comme sont absents les chats, les oiseaux de compagnie, que l’on retrouvera dans le Page disgracié, un siècle plus tard.

Quelques cas particuliers cependant :

  • Les nouvelles 18 et 19 mettent en scène des animaux malfaisants – un singe et un lévrier – qui s’attaquent à un voisin et en sont cruellement punis. Dans les deux cas les animaux appartiennent à quelqu’un de plus puissant, ce qui interdit à la victime de se plaindre au propriétaire ; dans les deux cas, les bêtes semblent animées d’une volonté perverse et obstinée, et il faudra avoir recours à la ruse pour en venir à bout. Enfin, les rieurs sont du côté de la victime, et l’on ne trouve pas la moindre trace d’apitoiement pour le chien roué de coups ou le singe égorgé…
  • L’âne de la nouvelle 27 et le singe de la nouvelle 89 sont des sujets agissants : l’âne ombrageux n’est jamais dompté, et le singe provoque la guérison de son maître en le faisant rire. Mais là encore, aucune volonté consciente de la part de l’animal, qui réagit mécaniquement en suivant sa nature, le singe en avalant la médecine destinée à son maître, l’âne en s’emballant chaque fois que quelqu’un agite son bonnet… Les animaux mettent ici en valeur l’intelligence humaine : alors que le singe imite les gestes sans comprendre, Blondeau, par une observation intelligente, imite son imitateur. C’est toute la différence entre imitation mécanique et véritable apprentissage.

En somme, chez Bonaventure des Périers, les animaux sont soit sans volonté – le maître de la nouvelle 90 sait que sa mule, mue par le déterminisme, noiera sa maîtresse – soit doués d’une volonté quasi démoniaque pour faire le mal. Bonaventure des Périers est en cela héritier des fabliaux et des farces.

Deux exceptions :

  • La pie qui s’efforce de rendre ses petits indépendants, et qui finit par les abandonner à leur sort (Nouvelle 87) : l’histoire nous est présentée comme un « compte d’oiseaux », c’est-à-dire une fable ; les oiseaux parlent, mènent un véritable dialogue ; l’histoire du reste est connue, et la conclusion, dans laquelle le conteur reprend la main, n’est qu’une pirouette désinvolte : « si vous n’en riez, si n’en ploureray-je pas ».
  • Mais surtout, le Renard de la nouvelle 29 apparaît comme un véritable héros romanesque. C’est un « hère », renard apprivoisé auquel on a coupé la queue, et qui a droit à l’admiration de son maître, tant qu’il lui rapporte des volailles prises avec mille ruses dans les poulaillers voisins ! Malheureusement, quand l’âge fut venu, le renard, délaissé, se mit à voler les volailles de son propre maître ! Assez malin pour fuir la maison avant d’être condamné, il devient le capitaine des renards sauvages ! Finalement pris, il finit exécuté.
    Cette nouvelle est exceptionnelle dans le recueil, d’abord par sa longueur : 5 pages ½, ce qui est beaucoup plus que la longueur moyenne des NRJD ; ensuite par l’importance de la narration, qui l’emporte très largement sur le discours. Ici peu ou pas de bons mots, mais un récit quasi romanesque. Enfin, par son personnage principal, un animal très humanisé, doté d’intelligence et de sentiments, qui fréquente une société animale elle-même humanisée : le Renard doit se faire pardonner d’avoir été du côté des hommes, il « use de rhétorique »… et il finit « pendu » au terme d’un « procès » !
    En revanche, l’univers dépeint est tout aussi impitoyable que dans le reste du recueil : le maître chérit son animal, mais le délaisse dès qu’il devient vieux, et lui rapporte moins ; les rapports hommes / animaux sont de purs rapports de force, et les sociétés animales elles-mêmes ne sont pas tendres…

Les animaux font donc partie des realia dépeintes dans les NRJD : ils sont omniprésents, qu’il s’agisse des animaux de ferme, des moyens de transport (âne, mule, cheval) ou plus rarement d’animaux de compagnie (singe, chien, renard). Mais les liens affectifs manquent quasi absolument ; les relations entre hommes et animaux sont soit fondées sur la violence et le rapport de force (prédateur / proie, chasseur / gibier, voleur / volé), soit sur l’exploitation de l’animal par l’homme (chasse, pêche, élevage à fins alimentaires). Et la résolution du conflit est toujours brutale : coups et mise à mort… Les NRJD, sous couvert de divertissement, peignent une société brutale et impitoyable.

Le comique dans les NRJD

En bon humaniste, Bonaventure des Périers est l’héritier d’Aristote, qui définissait ainsi le comique dans sa Poétique : « Ce qui provoque le rire a pour cause une faute ou une laideur non accompagnée de souffrance et non pernicieuse. » (Poétique, 1449a 32-37). De même, dans le De Oratore, Cicéron affirme que la plaisanterie suppose la moderatio : « Ainsi l’orateur trouvera de quoi s’égayer avec les vices de l’humanité, pourvu qu’il ne s’attaque ni à des individus que leur infortune rend sympathiques, ni à des scélérats qu’il faudrait traîner au supplice ; et ces vices agréablement raillés ne manqueront pas de faire rire. Les difformités et les défauts corporels offrent, eux aussi, une assez belle matière à raillerie ; cependant, là comme en toutes choses, nous devons savoir garder la mesure. Non seulement il ne faut rien dire d’insipide ; mais si l’occasion de plaisanter s’offre à l’orateur, il lui faut encore éviter deux écueils : que sa plaisanterie ne relève ni du bouffon, ni du mime. » (De Oratore, II, 59, 238-239, cité par Boudou & Halévy, op. cit. p. 51.

Bonaventure des Périers se place dans la tradition de Poggio (1380-1459) et de ses Facetiae, parues à titre posthume en 1470. Il s’agit de la mise en situation narrative d’un bon mot (motto) ou d’un bon tour (beffa), présenté dans une langue familière, et non dénuée d’une dimension satirique. Mais l’on verra qu’il hérite aussi d’une tradition de contes et d’histoires comiques plus spécifiquement française.

Les histoires comiques ont pour but essentiel de divertir l’esprit, accablé par les soucis ou une situation historique préoccupante, et ainsi de le guérir : comme le singe de la nouvelle 89 guérit son maître en le faisant rire.

Le rire guérit d’abord l’écrivain : comme Alberti qui apaisa une fièvre pernicieuse en écrivant La Mouche, ou Philippe de Vigneules qui calma les douleurs d’une grave maladie en composant les Cent Nouvelles Nouvelles bourguignones, ou encore, à la fin du siècle, Nicolas de Cholières qui attribua sa guérison à ses Matinées (voir L’Art de la nouvelle), Bonaventure des Périers trouve dans l’écriture un médicament, non contre une maladie, mais contre les passions et les tourments : voir le sonnet liminaire, v. 9. La pensée de la mort est présente dans les NRJD, et la première nouvelle se termine sur l’image du Plaisantin moribond, tandis que la dernière met en scène un mari assassinant sa femme : les sonnets liminaires apparaissent comme une sorte d’exorcisme contre cette pensée de la mort. Le rire lui-même est médecin : l’étudiant de la nouvelle 59 réussit en médecine par son insouciance !…

Mais ce rire salvateur, rarement mis en scène (exception faite de la nouvelle 89, justement) apparaît bien souvent comme assez grinçant.

Un rire « philosophique » pour chasser « le chagrin et l’ire »

Le rire est souvent présenté comme un moyen d’accompagner la patience, et de calmer la colère : rire de ce qui fâche est une manière de se maîtriser, et les personnages ridicules sont souvent ceux qui ne se maîtrisent pas et se laissent aller à la colère, comme le petit Teiran, qui galope en pleine chaleur ; inversement, la vengeance du menuisier Gillet ou du savetier Blondeau sur le lévrier ou le singe ne vaut que parce qu’elle chasse la mélancolie. Elle témoigne en outre, surtout dans le second exemple, d’une grande maîtrise de soi et d’un sens aigu de l’observation.

Mais l’invention, pour se sortir d’une mauvaise posture, consiste souvent en un bon mot : tel celui que chacune des trois sœurs de la nouvelle 5 soit servir à son mari, celui de la dame de la nouvelle 32, qui ironise sur l’excuse que lui a présentée le sien pour ne pas remplir son devoir conjugal, ou celui de la nouvelle 64, où un étudiant, contraint de faire le fou pour conquérir une cruelle, se venge ensuite d’elle par un tercet plein d’esprit.

L’ironie

  • Par antiphrase : les actes du curé de Brou qualifiés de vertueux (nouvelle 36 p. 162), ou Maître André s’acquittant gentiment du devoir d’achever l’enfant (nouvelle 9 p. 54)
  • Le « comique du contraire » : « si j’estois vif aussi bien comme je suis mort… » dit Maître Berthaud (nouvelle 68 p. 253) : or sa parole démontre précisément le contraire de ce qu’il dit.
  • Par épanorthose et fausse correction : nouvelle 46 p. 190, à propos des tailleurs « qui ne sont pas voleurs » ; ou le juge d’Aigues-Mortes qui « savait toute la bible par cuer, fors le commencement, le milieu et la fin » (nouvelle 66 p. 247.

Un comique « poétique »

  • Intrusion de chansons : nouvelle 19 p. 96 ou 90 p. 309 ;
  • Jeux de mots, faux lapsus
  • Listes de mots comiques à la façon de Rabelais (p. 67-68 ou p. 188)

Le langage et les jeux sur le langage

Bonaventure des Périers manifeste dans les NRJD un grand intérêt pour les langues et les langages, et en tire souvent des effets comiques. Il joue volontiers sur le langage spécifique de chaque personnage, et parfois aussi sur le heurt entre des langages opaques et qui ne se comprennent pas. Nombreuses sont les nouvelles fondées sur de telles incompréhensions…

Le langage

Des langages individualisés :

Bonaventure des Périers n’hésite pas à créer des noms de langage pour désigner comiquement l’idiolecte de tel ou tel personnage : Caillette parle « en son caillettois » (Nouv.2 ), une vieille « en son vieillois » (Nouv. 26), le Renard « en son Regnardois » ou, s’adressant aux chiens « en bon cagnesque » (Nouv. 29), le Normand « en son cauchois » ; un page « en son pageois » (Nouv. 88) et Raschault, tantôt « en jurois » (par des jurons), tantôt « en beguois » (Nouv. 45).

Il va même jusqu’à reproduire les onomatopées : Hin de la bonne dame à la potée, Hap et Hop des amants aux chiens, Vola du chasseur.

Enfin, chaque personnage adopte le langage de sa condition, clerc, artisan ou paysan.

Les dialectes :

Bonaventure des Périers reproduit même les dialectes de ses personnages, dessinant ainsi une géographie savoureuse :

  • Le Mans, nouvelle 15
  • La Gascogne, nouvelle 50
  • La région de Meudon, nouvelle 67
  • Le Poitou, nouvelles 45 et 69-71

Ces dialectes lui servent à dépeindre un personnage en quelques mots ; ainsi, dans la nouvelle 45, l’irascible Raschault revient au Poitevin quand il est en colère : « o tapet ben do pe », p. 188.

Le latin

Langue savante, utilisée non seulement en littérature, mais dans l’ensemble des disciplines universitaires, le latin commence à être concurrencé par les langues vernaculaires, et à perdre quelque peu de son prestige – d’autant plus qu’il est souvent martyrisé par de faux clercs qui le maîtrisent mal, ou des pédants qui en usent à mauvais escient. Rabelais avait déjà ironisé à ce propos : tout le monde se souvient de l’épisode de l’écolier limousin (Pantagruel, chapitre 6).

  • Nouvelles 7 et 20 : des personnages n’apprennent que deux ou trois mots de latin, sans les comprendre… et cela manque leur porter malheur.
  • Nouvelle 21 : un prêtre veut corriger un écolier bon latiniste, en lui imposant un « latin de cuisine » métaphorique : il sera pris à son propre jeu.
  • Nouvelles 24 et 65 : l’usage du latin souligne à la fois la pédanterie du locuteur et l’ignorance de l’interlocuteur : une vieille Avignonnaise ne comprend pas les Distiques de Caton (et elle est moins ridicule que celui qui les débite), et un voleur justifie son vol comiquement en attribuant l’adage Qui tacet consentire uidetur (qui se tait semble consentir)… à une mule !

Le latin a donc souvent une valeur parodique chez Bonaventure des Périers : il lui sert à dénoncer la pédanterie et l’arrogance des puissants envers les humbles.

Les proverbes et blasons populaires

A la fin de son édition, Krystyna Kasprzyk a établi toute une liste des proverbes rencontrés dans les NRJD (p. 336-341) : il y en aurait 330. C’est dire l’importance de cette forme linguistique, qui introduit une connivence entre l’auteur et le lecteur, sur un fond de sagesse conventionnelle.

Le proverbe permet aussi une expression imagée, rythmée, familière, parfaitement à sa place dans une littérature qui se veut orale.

Bonaventure des Périers en crée même quelques uns : « il vaut mieux tomber es mains d’un médecin heureux que d’un médecin savant » (p. 222) ; ou bien il transforme ou nie un proverbe existant : « Deux montagnes s’entrerencontrent » (nouvelle 30 p. 140). Dans la nouvelle 5, les « bons mots » des trois sœurs consistent à réécrire des proverbes.

La communication

Le dialogue :

Omniprésent, puisque seules 4 nouvelles sur 90 en sont privées : les 12 et 13 sur les alchimistes, la 79 et la 86 ; mais dans les deux derniers cas domine la voix du conteur, et le discours indirect. C’est le  dialogue qui donne sa vivacité à l’anecdote racontée.

Mais il arrive souvent que le dialogue soit un dialogue de sourds, un faux dialogue : ainsi le jeune légiste, capable de parler à des choux, mais non à des hommes (nouvelle 76), le dialogue impossible entre un fils avare et son malheureux père (nouvelle 50)…

Les obstacles à la communication :

  • Les moqueurs et les trompeurs pipent le dialogue et refusent l’échange : Maître André faisant croire à une jeune sotte qu’il achèvera son enfant (nouvelle 9), l’apothicaire recueillant des informations pour le faux médecin (nouvelle 59)
  • Les fats parlent un langage incompréhensible à leurs proches, comme La Roche Thomas parlant « franco-latin » à sa chambrière (nouvelle 14), ou le curé confesseur de la nouvelle 40, qui ne peut se faire entendre de ses pénitents. Plus tragique, l’emploi d’une formule juridique ambiguë conduit à l’exécution d’un enfant (nouvelle 61)
  • Enfin, l’ignorance conduit à des méprises linguistiques ; les femmes, vivant souvent en recluses, en sont le plus souvent victimes, confondant dos et dot (nouv. 43), point et poing (nouv. 52) ; mais cela arrive aussi à un apprenti tailleur, qui confond « gril » et « gris » (nouvelle 46)

Victoires langagières :

  • La vieille Avignonnaise agonit d’injure l’écolier qui s’est moqué d’elle (nouvelle 65)
  • La Harengère du Petit Pont met en fuite le Régent (nouvelle 63)
  • L’écolier renvoie ironiquement au Curé son mauvais latin (nouvelle 21)

Mais la communication ne passe pas toujours par le langage : les amants communiquent par les yeux (nouvelle 16) ; l’intonation suffit souvent à comprendre ce qui est dit : nouvelle 14 p. 75, ou encore lorsque les animaux comprennent ce que disent les hommes : voir la maîtrise du Renard, nouvelle 29.

Temps, espace, société dans les NRJD.

La géographie des NRJD

Nouvelle géographie
66 Aigues-Mortes
49 Amboise
5 Anjou
1 Aucune
12 Aucune
13 Aucune
32 Aucune
39 Aucune
40 Aucune
51 Aucune
53 Aucune
58 Aucune
60 Aucune
62 Aucune
75 Aucune
83 Aucune
85 Aucune
87 Aucune
88 Aucune
89 Aucune
16 Aucune (Beaufort Berrichon, mari de Paris)
48 Aucune (idem)
24 Avignon
65 Avignon
72 Beauce
80 Blois
86 Bourbonnais
61 Bretagne
33 Brou
34 Brou
35 Brou
36 Brou
21 Campagne
50 Gascogne
26 La Flèche
23 La Flèche près du Mans
90 La Garonne vers Toulouse
14 Le Mans
15 Le Mans
22 Le Mans
27 Le Mans
28 Le Mans
38 Le Mans
73 Le Mans
9 Lyon
43 Lyon
29 Maine
67 Meudon
37 Montpellier
78 Montpellier
81 Moulins en Bourbonnais
7 Normand
54 Orléans
8 Paris
10 Paris
11 Paris
17 Paris
19 Paris
20 Paris
25 Paris
30 Paris
31 Paris
42 Paris
47 Paris
52 Paris
56 Paris
63 Paris
64 Paris
74 Paris
77 Paris
84 Paris
6 Picardie
3 Poitiers
18 Poitiers
45 Poitiers
46 Poitiers
76 Poitiers
69 Poitou
70 Poitou
71 Poitou
55 Portes Sées près d’Angers
41 Provence
4 Reims
68 Rouen
2 Rouen /Bourgueil
44 Rouergue
59 St Antonin en Quercy
57 Toulouse
79 Toulouse
82 Toulouse

18 nouvelles n’ont aucune situation géographique ; 8 sont au Mans ou dans le Maine, 8 à Poitiers ou dans le Poitou, une vingtaine à Paris, 3 en Normandie et deux à Lyon. On peut donc, comme Krystyna Kaspryk repérer trois grandes régions :

  • Paris
  • La région Centre (Poitou, Anjou, Orléanais)
  • Sud (Languedoc et Provence

Cependant, sauf sur le plan linguistique, pour les jeux liés au dialecte, le Narrateur ne s’attarde guère à caractériser les régions citées. Quelques détails permettent de supposer une connaissance précise des lieux, mais nous n’avons jamais affaire à des descriptions détaillées – ce qui alourdirait le récit et irait à l’encontre de la volonté de vitesse déjà signalée.

Le Narrateur s’intéresse plutôt à l’opposition entre la ville et la campagne : cf. le début de la nouvelle 9, opposant « celles des champs », faciles à tromper, à « celles des villes » plus malignes. La nouvelle 24 donne de nombreuses indications géographiques, mais sans pour autant livrer de détails. Les lieux sont juste mentionnés : une chambre, une boutique. Seul détail récurrent – parce qu’il joue un rôle dans l’intrigue : le feu (nouvelle 16, 21, 23…)

Bonaventure des Périers n’est donc pas un écrivain réaliste, au sens documentaire du terme ; il ne s’attarde guère sur les realia ; mais son réalisme prend en compte et décrit le mouvement de la vie, les péripéties, les oppositions sociales et les caractères. Le cadre spatial lui sert essentiellement à accréditer ses récits.

Les indications temporelles

Tout aussi vagues sont les indications temporelles : Bonaventure des Périers n’indique jamais la date exacte – tout au plus la saison, à trois reprises seulement : nouvelle 33 (la messe de la Passion a lieu juste avant Pâques), nouvelle 57 (aux vendanges) et 63 (un jour de carême). Il faut le plus souvent interpoler d’après des indications indirectes : « du temps du Roy Louis douziesme » (1498-1515), ou « Messire René du Bellay, dernièrement décédé évêque du Mans » – mais cette indication, sinon la nouvelle entière, est extrapolée : René du Bellay est mort en 1546, deux ans après Bonaventure des Périers !

La durée des histoires est elle aussi difficile à déterminer, souvent brève (elle culmine sur un bon mot) ; certaines durent plus longtemps, comme la nouvelle 24 (environ un an), ou la nouvelle 90, où le mari attend « vacation de cour » pour mettre sa vengeance à exécution.

Le temps du calendrier importe donc peu, pour des nouvelles finalement intemporelles.

La peinture de la société

On a recensé 210 personnages dans les NRJD ; la plupart sont socialement situés, à quelques exceptions près (nouvelles 52, 75, 83).

  • Le milieu rural est assez peu représenté, contrairement à la plupart des recueils de nouvelles : 18 paysans dans 14 nouvelles, dont celles du curé de Brou ;
  • on trouve en revanche de nombreux citadins, artisans (tailleur, coutelier, savetier) ;
  • 20 nouvelles ont pour personnages des nobles ;
  • 25 mettent en scène des gens d’Église – en ce début de 16ème siècle, les plaisanteries anti-cléricales ne sont pas encore tabou, comme elles le deviendront à la suite des guerres de religion – ;
  • 16 portent sur les gens de justice ;
  • Comme dans les « Nouvelles » de Philippe de Vigneules, on trouve des personnages réels : Philippe de Luxembourg, le lieutenant Coquillaire, Jean du Pontalais… FComme dans les « Nouvelles » de Philippe de Vigneules, on trouve des personnages réels : Philippe de Luxembourg, le lieutenant Coquillaire, Jean du Pontalais… François 1er joue un rôle de figurant dans les nouvelles2, 44, 47, 60, 66 et 80, et Louis XI est l’un des protagonistes de la nouvelle 51.
  • On voyage beaucoup dans les NRJD : les gentilshommes (nouvelles 5, 22, 26, 27, 32, 33, 37) mais aussi les gens du peuple. Ce n’est pas une société figée : on obtient des promotions, ou on y aspire : faire de son fils un prêtre (nouvelle 15), devenir archer pour un Écossais (nouvelle 39), un écolier devient médecin (nouvelle 59) ; on chute aussi, comme le renard anthropomorphique de la nouvelle 29, l’ivrogne de la nouvelle 77, ou le capitaine qui se fait bandoulier (nouvelle 82)…

Mais cette société dynamique est surtout fondée sur des oppositions, des conflits : maître / chambrière (14) ou maître / palefrenier (25), artisan / riche voisin (18)… La plupart des nouvelles sont fondées sur un affrontement d’individualités qui recouvre un affrontement social ; les personnages n’hésitent pas à recourir au mensonge (nouvelles 24, 28…) ou au vol : nouvelle 56, et série 79-81. Les victimes, gentilhomme, artisan, curé représentent tous les ordres de la société. La vengeance est aussi un motif privilégié, dans plus de 10 nouvelles, dont 4 portent sur l’adultère (6, 9, 60 et 90).

Bonaventure des Périers est-il un défenseur des humbles ? Certes, hommes de loi et d’Église sont violemment critiqués ; mais il se montre aussi souvent hautain et méprisant envers l’ignorance du peuple ; il considère qu’un meunier, un tailleur sont forcément voleurs, qu’un charretier est forcément brutal. Inversement, les hauts dignitaires ecclésiastiques et la haute noblesse sont épargnés.

En réalité, Bonaventure des Périers regarde ses personnages avec distance ; et il se sert de leurs conflits, de leurs oppositions dans un but purement littéraire et esthétique, pour faire rire et divertir. S’il dénonce ce qui lui semble inique (nouvelles 67, 70), il raille essentiellement des ridicules.

La religion et ses serviteurs dans les NRJD.

Le contexte de la première Renaissance (1500-1544) : voir ici

La religion dans les NRJD

La religion en tant que telle n’est pas vraiment matière à plaisanterie, en général, dans les recueils de nouvelle. Tout au plus peut-on remarquer une certaine désinvolture de Bonaventure des Périers à l’égard du dogme, par exemple dans la première nouvelle qui met en scène un mourant assez peu orthodoxe, qui semble faire peu de cas de l’intercession de l’église (p. 18-19) ; ou encore la nouvelle 89, qui s’achève par un irrévérencieux « Dieu merci, et le singe ! ».

D’autre part, la philosophie de Bonaventure des Périers appartient par nature à l’Épicurisme : éloge des plaisirs naturels, en particulier sexuels, conception rabelaisienne et anti-chrétienne du rire guérisseur… A tout le moins, l’adhésion de Bonaventure des Périers au catholicisme officiel est tiède !

Prêtres, prélats, moines…

Depuis les Fabliaux, les hommes d’Église offrent une source inépuisable de comique, et la tradition remonte sans doute encore plus loin, puisque l’on trouve dans le livre IX de l’Âne d’or d’Apulée une inénarrable caricature des Galles, sortes de moines mendiants décrits ici comme invertis, menteurs, voleurs et charlatans. Il est donc bien difficile de démêler ce qui appartient à la tradition comique, – à laquelle Boccace lui-même a largement participé dans le Decameron – de ce qui relèverait d’un véritable parti pris contre l’Église catholique.

Les nouvelles dont le protagoniste, ou du moins un personnage principal, est un homme d’église, sont nombreuses :

Nouvelle personnage rôle
3 Chantre, chanoines Le chantre trompé par les chanoines
4 Chantre Un personnage scandaleux
7 Pape Destinataire
15 Cardinal de Luxembourg Humour et humanité
21 Curé Ignorant, parle un latin ridicule
22 Prêtre ignorant
27 Aumonier Victime d’un âne ombrageux
33-34-35-36 Curé de Brou Protagoniste d’une « série » : curé facétieux, gourmand, ivrogne, parfois même obscène
40 Prêtre Un demi-lettré orgueilleux, incompris de ses ouailles
47 Abbé de St Ambroise – ses moines Bons mots de l’abbé ; moines gourmands
48 Abbé de St Ambroise Bons mots à la cour
58 Moine Répond par monosyllabes, par gourmandise
62 Religieuses Appétit sexuel des nones
63 Régent Perd son duel avec un harangère
73 Prêtre gourmand
79 Curé Vend les biens de l’Église et se fait voler sa bourse
85 Cordelier ivrogne

Vingt nouvelles sur 90 : la part est relativement modeste (22 %), mais suffisante pour permettre d’en tirer quelques conclusions :

Ø  Le haut clergé est épargné : seul le cardinal de Luxembourg est protagoniste d’une histoire, mais il se caractérise par son humour et son humanité. Le Pape (nouvelle 7) n’est que l’occasion de ridiculiser un ignorant qui veut lui parler en latin ; il n’a pas vraiment de rôle dans l’anecdote. D’autres personnages sont cités, mais ne figurent pas ici, car ils ne jouent pas de rôle : ainsi l’Évêque du Mans René du Bellay, homme respecté, cité dans plusieurs nouvelles. Enfin, l’Abbé de St Ambroise, manifestement un noble, se manifeste surtout par ses bons mots.

Ø  En revanche, le petit personnel clérical se voit caricaturé férocement : curés ignorant non seulement le latin – la langue de l’Église ! – mais même le b a ba de leur office, moines et curés ivrognes, gloutons, cupides… La charge est cruelle, mais ne tranche pas particulièrement sur la satire traditionnelle.

Ø  Enfin, aucune allusion précise aux conflits religieux en cours – on peut comparer, par exemple, avec les charges de Rabelais contre la Sorbonne ou la scholastique. Rien de tel chez Bonaventure des Périers – son but est de divertir, non de prendre parti ! Il l’avait fait ailleurs, dans son Cymbalum mundiparfois taxé d’athéisme, aussi bien par la Sorbonne que par les Huguenots… Tout au plus s’amuse-t-il à noter les abus et les incohérences du clergé, par exemple dans la « coda » de la nouvelle 79 : « il y en ha qui sont si scrupuleux qui diroyent que c’estoit de péché de vendre les biens de l’eglise : mais je ne dy rien de cela, jayme mieux vous faire un autre compte. » Bel exemple de prétérition ! 

Justice et gens de justice dans les NRJD.

État des lieux

Nouvelle personnage rôle
8 Procureur et son clerc mariage
10 Procureur en châtelet Plaisanterie d’un valet
14 Avocat Parle latin à sa chambrière
17 Avocat en parlement Coupe sa barbe ; dîne avec ses amis
28 Prévôt Aveugle et crédule
42 Conseiller lay Ignorance langagière d’une femme
61 Prévôt de Bretagne Fait pendre un enfant innocent
66 Juge Jeu sur le langage
76 Légiste Orateur empêché
80 Prévôt La Voulte Fait pendre des innocents faute d’attraper un coupable
81 Prévôt La Voulte Fait pendre un coupable après s’être moqué de lui
82 Cour de parlement Condamne à mort un bandoulier, puis, irritée de son insolence, ajoute le supplice de l’écartèlement.

Qui sont ces personnages ? Comment rendait-on la justice au XVIème siècle ?

La justice se rend au nom du Roi : lors des sacres, l’Archevêque de Reims remet au souverain la « main de justice », signe d’équité, et le glaive. Mais très vite, les Rois n’ont pas rendu la justice eux-mêmes : ils l’ont déléguée à des juges spécialement nommés : ceux-ci portent l’écarlate et le mortier, chapeau qui rappelle la couronne, pour signifier leur pouvoir régalien.

Au sommet de cette justice déléguée, on trouve les parlements, cours souveraines de chaque province ; au dessous, demeure une multitude de juridictions enchevêtrées : royales, seigneuriales, ecclésiastiques… ce qui permet de multiples recours pour ceux qui savent s’y prendre, des procès pouvant durer toute une vie, voire sur plusieurs générations, et une justice pour le moins incertaine. La littérature comique en rend compte, qui fait des gens de justice une source inépuisable d’inspiration.

  • La prévôté : Sous l’Ancien Régime, la prévôté était le premier degré de la justice royale. Apparues au XIe siècle, les prévôtés portaient divers noms selon la région : vicomtés en Normandie, vigueries en Provence, judicatures ou baylies dans le Midi. Le personnel des prévôtés, à l’origine très réduit, se développa à la fin du Moyen Âge pour comprendre des conseillers, des lieutenants et des procureurs royaux. La prévôté connaissait normalement tous les cas civils et criminels de son ressort, à l’exception des cas royaux (lèse-majesté, faux-monnayage, hérésie, trouble à l’ordre public…) qui relevaient des bailliages, et des cas concernant nobles et privilégiés, et recevait l’appel des juridictions seigneuriales. On y faisait appel au bailliage ou à la sénéchaussée.
  • Le procureur, c’est aujourd’hui l’avoué. Près des tribunaux il y a des procureurs dont l’unique occupation est de représenter les plaideurs, et de suivre pour eux tous les détails de la procédure ; le châtelet est une ancienne forteresse parisienne, transformée en siège de la justice royale.

Les personnages de juristes selon Bonaventure des Périers

Ils appartiennent à deux catégories, ou plutôt sont traités de deux manières différentes :

  • Dans huit nouvelles sur 12 (les n° 8, 10, 14, 17, 28, 42, 66 et 76, l’homme de loi est pris dans sa vie privée, hors de tout contexte judiciaire. Bonaventure des Périers ironise sur la crédulité de ces gens ; l’un sera cocufié par son clerc, l’autre est dupé par un valet qui lui fait croire que son maître est sourd, à un troisième, aveugle, on fait croire qu’il voit… Une telle naïveté paraît inquiétante ! Quant au juge de la nouvelle 66, qui prend la Genèse pour un homme, il est d’une bêtise et d’une ignorance également abyssales. Enfin, Bonaventure des Périers se moque de la pédanterie des hommes de loi, en la personne d’un avocat qui parlait latin à sa chambrière. Un personnage antipathique et brutal…

Mais l’essentiel de la critique réside dans les quatre nouvelles où nous voyons la justice s’exercer.

  1. Dans la nouvelle 61, un enfant innocent est exécuté en même temps que son père, à cause d’une erreur de formulation dans le jugement. Et la réaction du prévôt lorsqu’il découvre l’erreur est caractéristique : il minimise le drame (« serait une belle défaite que d’un jeune loup ») et fuit ses responsabilités : « le prévôt le fit dépendre : de peur qu’il en fust des nouvelles ». (p. 229).
  2. Les nouvelles 80 et 81 mettent en scène le prévôt La Voulte : faute de pouvoir attraper un coupable, dans la nouvelle 80, il se venge de la manière la plus arbitraire qui soit : « dont la Voulte, par un beau dépit, en fit pendre une douzaine d’autres qu’il tenoit prisonniers : et puis leur fit faire leur procès. » (p. 285). Ce La Voulte est un « dangereux fol » (p. 284), un personnage dont la cruauté fait frémir : « homme qui ha faict passer les fièvres en son temps à maintes personnes : je faux, il donnoit la fièvre : mais il avait le médecin quant et luy, qui en guerrissoit. » On ne saurait mieux dénoncer l’arbitraire, la cruauté de la justice prévôtale !
  3. Enfin, la nouvelle 82 montre un Parlement d’abord relativement magnanime (elle ne condamne « qu’à » la mort !) et qui revient sur sa décision lorsque le condamné se montre moins docile et reconnaissant qu’elle ne s’y attendait ; ce qui nous rappelle que la torture était monnaie courante, aussi bien comme forme d’interrogatoire, que comme châtiment corporel.

Une sombre image de la justice

  • Des juges incompétents, ignorants, pédants, et dépourvus d’humanité ;
  • Une justice arbitraire, expéditive, sans beaucoup de recours ;
  • Des procès et des exécutions spectacles, qui flattent les plus bas instincts du public : « en tel cas, chacun y court comme au feu », dit Bonaventure des Périers p. 284.
  • Et surtout, une justice dure aux pauvres et aux faibles : les coupeurs de bourses et les bandouliers appartiennent aux classes populaires, pour qui les juristes (bourgeois et nobles) n’ont que mépris. Quand La Voulte s’attaque à un gentilhomme, celui-ci le renvoie d’un mot : « Tout beau, monsieur de la Voulte, retournez vous cacher. » Et celui-ci n’insiste pas !

Cette « justice », ou plutôt cette absence de justice, contribue à rendre la société du XVIème siècle brutale et cruelle.

La philosophie de Bonaventure des Périers

Une philosophie épicurienne

Une philosophie hédoniste

Bonaventure des Périers réhabilite le plaisir, contre les « agélastes » et les moralistes : dans la nouvelle 38 sur la danse, il le dit explicitement : la danse réveille l’esprit (p. 165) et le plaisir est indispensable à l’homme (p. 167). La nature est réévaluée : elle est bonne, et il convient de suivre ses lois – d’où une certaine considération à l’égard des animaux : voir la fable du renard (nouvelle 29), celle de la pie et de ses piaux (87) et les deux histoires de singes (88 et 89) ; les animaux ont aussi droit au plaisir : le curé de Brou amène des juments aux chevaux de son évêque ( nouvelle 34 p. 156-157), tandis qu’une dame est vivement critiquée pour priver ses poules d’un coq (nouvelle 86).

Tous les êtres ont donc droit au plaisir, et tous les plaisirs sont bons, en particulier le plaisir érotique : souvenons-nous de la nouvelle 5, dans laquelle les trois sœurs se livrent à leurs amants (comme leur père à ses maîtresses) par « amour du prochain », rejet de l’ingratitude, et finalement par la bonté de leur naturel ; inversement, dans la nouvelle 64, Bonaventure des Périers condamnent une femme rusée qui se refuse.

Mesure et tempérance

Mais, tout comme les Épicuriens, Bonaventure des Périers veut de la mesure, et rejette l’excès : comme il le dit à la fin de la nouvelle 86, « une fois n’est rien, deux font grand bien, troys c’est assez, quatre c’est trop » (p. 298).

Toutes les formes d’excès sont condamnées : la colère, qui fait bégayer Raschault, nouvelle 45, et mène au crime, nouvelle 90 ; quand le colérique se modère au point de parvenir à un accord, il apparaît en revanche sympathique : voir la fin de la nouvelle 9 ; le mari dont Me André a fini l’enfant accepte finalement de se calmer, moyennant un don modeste, et une promesse ; mais mieux vaut cela que la folie criminelle de la dernière nouvelle.

La gourmandise est un autre excès dont se moque Bonaventure des Périers : la Toulousaine de la nouvelle 57, le moine qui répond par monosyllabes de la nouvelle 58, le prêtre de la nouvelle 73 illustrent la parole de l’abbé Grégoire dans la nouvelle 47 : « la gourmandise est cause de tous maux » (p. 193). Et plus encore l’ivrognerie, variante de la gourmandise, qui ridiculise le cordelier de la nouvelle 85, n’aide guère le Régent ni ses écoliers face à la harengère (nouvelle 63), et mène Janicot à sa ruine (nouvelle 77).

C’est pourquoi les pires « fols » sont ceux qui sombrent dans l’excès, du prévôt La Voulte (mauvais et dangereux fol) au mari de la nouvelle 90.

L’influence de la philosophie épicurienne est donc certaine dans les NRJD.

Une philosophie de la patience : influence stoïcienne ?

Si « une trop grand patience vous consume » (p. 14), la patience est néanmoins préférable à la colère, ou aux excès, surtout lorsqu’elle est une soumission à l’irrémédiable et à l’inévitable. Il ne sert à rien de se révolter contre ce qui ne dépend pas de nous, telle était la leçon du stoïcisme. Le père de la nouvelle 5, le mari de la nouvelle 6 ou celui de la nouvelle 9 réagissent ainsi avec sagesse. En revanche, celui de la nouvelle 90, qui élabore une vengeance terrible, est clairement condamné.

Savoir passer le temps

Il faut savoir prendre le temps comme il vient : c’est une autre forme de la patience. Bonaventure des Périers condamne les Alchimistes, qui veulent connaître les secrets de la nature, comme il raille ceux qui ne savent pas vivre au présent, comme la laitière de la nouvelle 12.

Il apprécie aussi les personnages qui font confiance à l’instant, et se livrent à l’improvisation, comme les trois sœurs de la Nouvelle 5 ; en revanche, le mari de la nouvelle 90, qui, plein d’une haine recuite, prépare sa vengeance des jours d’avance, en calculant tous les détails, n’est qu’un fou dangereux.

Détachement et distance cynique

Dernière philosophie antique, le cynisme, qui rejette les valeurs de la société, et s’en tient à l’écart : ainsi souvent le narrateur s’abstient de juger, contrevenant ainsi à la morale classique. Ainsi, dans la nouvelle 5, il refuse de condamner le cocuage : « mais je ne veux pas en débattre » (p. 38) ; à la fin de la nouvelle 79, le voleur et le volé (un curé qui vend les biens de l’Église !) sont renvoyés dos à dos. De même, dans la nouvelle 81, le voleur exécuté et le prévôt déloyal (« un ris d’hotelier »)… Le narrateur prend donc souvent une distance ironique à l’égard de son conte ; voir ainsi la fin de la nouvelle 90.

Cette distance, cette manière de considérer le monde comme un spectacle rappelle Lucien et les Cyniques.

L’Évangélisme de Bonaventure des Périers

Bonaventure des Périers était-il évangéliste, comme Rabelais, son grand contemporain ? L’on trouve peu de références bibliques dans les NRJD – mais ce n’est pas étonnant : ce sont des textes destinés à faire rire, non à instruire, et encore moins à introduire une réflexion théologique. Les Évangiles sont cités trois fois, toujours en latin :

  • Nouvelle 4, p. 30 : parabole des talents (Mathieu 25,20) ; mais la multiplication des talents vient au secours d’un évêque luxurieux qui a engrossé 5 nonains.
  • Nouvelle 35, p. 159, l’inquiétude du lendemain, évoquée par Mathieu 6, 34 : où l’on voit le curé de Brou qui, tout en prêchant l’Évangile, se garde de l’appliquer.
  • Nouvelle 45, p. 187, miracle des noces de Cana (Jean 2,3) : mais commente le tourment de Raschault, qui est à la cave pendant que sa femme est à l’église.

Donc, deux fois sur trois, l’utilisation du texte sacré est à des fins parodiques.

Si l’on compare les NRJD avec le Cymbalum mundi, plus ouvertement sceptique, on peut dire que Bonaventure des Périers a pris de sérieuses distances avec la religion.

Le refus du scandale : hésuchisme

Après l’affaire des placards (1534), l’évangélisme, jusqu’alors militant (cf. Érasme), se replie dans une attitude prudente, qui rejette le scandale, et renonce à changer les hommes : c’est ce que V-L Saulnier appelle l’hésuchisme (du grec ἡσυχία, tranquillité). Cette attitude se traduit souvent par un refus de prendre parti, que l’on retrouve souvent chez Bonaventure des Périers (cf. ci-dessus)

Il y a aussi refus du scandale : ainsi, dans la nouvelle 62, lorsque la véritable identité de « Thoinette » est découverte, l’abbesse se contente de renvoyer l’imposteur « car elle n’eust pas voulu scandaliser la religion » (p.232). Dans la nouvelle 6, le scandale provoqué par la femme adultère aggrave sa faute, mais les parents, qui craignent la rumeur et exigent une réaction du mari, ne sont pas plus sympathiques. Finalement, le mari fait une concession à l’opinion publique – sans renier sa position personnelle.

Penser par soi-même

Dans beaucoup de nouvelles, Bonaventure des Périers se moque de ceux qui ne pensent pas par eux-mêmes, mais croient aveuglément ce qu’on leur raconte :

  • Nouvelle 8 : Gillette croit un clerc qui va la déniaiser
  • Nouvelle 9 : une jeune femme croit son voisin, qui lui affirme qu’il faut lui achever son enfant
  • Nouvelle 28 : un aveugle croit le médecin qui lui dit qu’il voit ;
  • Nouvelle 68, maître Berthaud croit qu’il est mort
  • Nouvelle 78, une jeune femme embrassée « à l’italienne » croit la rumeur qui affirme qu’un tel baiser n’est donné qu’aux courtisanes

Une telle insistance rappelle la volonté de l’Évangélisme : il faut lire par soi-même les textes sacrés.

« Dieu merci… et le singe ! »

Quelle place Bonaventure des Périers accorde-t-il à Dieu et à la religion dans ses nouvelles ?

Notons d’abord que la notion de péché est peu présente : il montre une certaine indulgence à l’égard des voleurs, plus sympathiques que les prévôts ; l’adultère ne lui semble qu’une faute vénielle (cf. nouvelle 90, p. 312 : « si c’est mal faict que cela toutesfois »), et si les trois sœurs de la nouvelle 5 ont commis une faute, c’est plus une imprudence qu’un péché contre la chasteté.

Ensuite, remarquons que bien souvent, Dieu est nommé dans des circonstances qui ne s’y prêtent guère, et avec une joyeuse désinvolture : les femmes assistant à la messe du curé de Brou croient voir sous la soutane « la tresdoulce chose que Dieu fist croitre » (nouvelle 35 p. 159) ; dans la nouvelle 43, un personnage a eu une première femme, « laquelle luy estoit morte à l’aide de Dieu » ; le curé ignorant de la nouvelle 30 affirme que « Dieu fait ses graces à qui il luy plaist » (p. 144) ; l’ivrogne Janicot ne se fait jamais de mal en tombant, car Dieu l’aide ! D’ailleurs, il se confesse chaque fois qu’il a bu… Sans parler de la conclusion de la nouvelle 89, dans laquelle un malade est guéri par le rire, parce que son singe a bu sa médecine à sa place : « Dieu merci et le singe »…

Moins hardi que le Cymbalum mundi, le livre des NRJD appartient bien à la même veine.

Un rire joyeux ou mélancolique ?

Le dernier sonnet p. 312, rappelle à la fois le thème du rire guérisseur, et l’inquiétude des temps : s’il est besoin du rire, c’est précisément pour pouvoir faire face au malheur :

Assez assez les siècles malheureux

Apporteront de tristesse entour eux,

Donq au bon temps prenez esjouyssance :

Puis quand viendra malheur vous faire effort

Prenez un cueur, mais quel ? Hardy et fort :

Armé sans plus d’invincible constance.

Nous avons vu, dans les NRJD, une part sombre : la violence de la société, où les faibles sont toujours victimes (les femmes, les ignorants, les naïfs), où la justice est dure pour les petits, mais servile à l’égard des grands, comme le prévôt La Voulte ; où les curés et autres religieux sont les premiers à ne pas croire en leurs propres Évangiles… Où la mort, par maladie, par crime ou par exécution est toujours présente…

Face à cela, qui est inévitable, Bonaventure des Périers prône à la fois la patience et le détachement : il faut voir le monde comme un spectacle – et en rire.