Virgile, « Énéide », chant VI

Vers 190-235  : Le Rameau d’Or et le bûcher de Misène.

1ère partie : 190-211 : le Rameau d’Or.

  • 190 : forte = par hasard. Mot important, car c’est le caractère fortuit d’un phénomène qui lui donne sa dimension prophétique.
  • 194 : ô : renforce toute proposition exclamative chez les poètes.
  • 195 : derigo = dirigo : diriger, donner une direction.
    • opaco, as, are : ombrager.
    • ne defice = noli deficere ; tour familier et poétique. deficere : abandonner.
  • 197 : ferant, pergant : on attendrait l’imparfait en concordance avec pressint. Mais on observe souvent un passage d’une concordance à l’autre, par l’intermédiaire d’un mot comme observans.
  • 201 : graueolentis : scander grau(e)olentis. Dans les composés en semi-, ante-, grave-, male-, suave-, la voyelle finale du 1er élément se comporte comme une voyelle élidée lorsqu’elle est suivie d’un autre élément vocalique.
    • graueolens, entis : fétide.
    • fauces, ium : gorge.
  • 202 : aera : acc. grec de aer, aeris.
  • 204 : refulgeo, fulsi : briller, resplendir
    • discolor : qui tranche
  • 205 : brumalis : du solstice d’hiver (bruma, ae)
  • 206 : semino, as, are : produire.
  • 207 : croceus, ei : de safran
    • fetus, us, m : production, fruit
    • teres, teretis : rond
  • 209 : brattea = bractea : feuille de métal
  • 210 : extemplo : aussitôt.
    • corripio, corripui : saisir vivement.

La légende du rameau d’or est assez obscure. C’est une légende italique qui se rattache à d’autres légendes, celtiques p. ex, comme le rite du gui, ou la légende de la fougère qui porte une fleur d’or la nuit de la Saint-Jean. Cependant, le gui cueilli par les druides était une panacée, et rien ne permet d’affirmer qu’il ait eu des rapports avec le monde infernal.

Le « Rameau d’or » a fourni à Sir James Frazer le titre de son ouvrage sur la magie.

En hiver, le gui a des feuilles nouvelles, d’un vert pâle qui ressemble à de l’or. C’est sur le chêne rouvre (Robur) que les druides cueillaient le gui. Mais cet arbre perd ses feuilles en hiver, et l’opposition du gui et du feuillage ne serait plus possible : Virgile a donc préféré l’yeuse (ilex), variété de chêne à feuilles persistantes, sur laquelle le gui pousse également.

2ème partie, 211-235 : les funérailles de Misène.

  • 213 : ingratus : insensible
  • 214 : taeda : bois résineux, branche de pin.
  • 215 : struxi < struo, structum : assembler par couches, disposer.
    • pyra : < grec pura , bûcher.
  • 216 : intexo, texui, textum : entrelacer, mêler, ici : tapisser
    • feralis : funèbre, lugubre, funéraire. (Ne pas confondre avec feralis : de bête sauvage).
    • constituo, ere : dresser.
  • 216-217 : ante, super = adverbes.

Traduction des vers 214-217 : Tout d’abord, avec des pins résineux et un rouvre coupé en morceaux, ils assemblèrent un riche et immense bûcher, dont, avec des feuillages sombres (a), ils tapissent les côtés, et, devant, ils dressent des cyprès funèbres, et, au-dessus, ils le décorent avec des armes étincelantes. (b)

  1. Les Romains plaçaient sur les côtés des bûchers des pins et des ifs dont le feuillage est sombre. Le cyprès : arbre funéraire à cause de son feuillage sombre, et aussi de sa puissante odeur aromatique.
  2. comme il est d’usage pour un guerrier.
  • 218 : latex, laticis, m : liqueur, eau.
    • ahenum, i = aenum, i : chaudron } « les chaudrons d’airain
    • aenus, a, um : de cuivre, de bronze, d’airain. } bouillonnant dans
    • undo, as, are, avi, atum : écumer, bouillir } les flammes »
  • 218-219 : pars expediunt : pluriel avec un sujet collectif au singulier. Dans la prose classique, le pluriel est possible quand le sujet singulier n’appartient pas à la même proposition. Chez Virgile, le pluriel est possible dans la même proposition, quand l’idée de pluralité est exprimée antérieurement ou suggérée par le contexte.
  • 219 : expedio, is, ire, ivi/ii, itum : préparer.
    • ungo, unxi, unctum : oindre, enduire, frotter
    • frigeo, es, ere : être glacé, avoir froid.
  • 220 : torus, i : couche, ici, lit funèbre
    • defleta membra : le corps une fois pleuré.ceci prouve que « fit gemitus » est un rite qui se place avant le transport du cadavre sur le bûcher. Varron dit que pendant la combustion, les assistants formaient un cercle, répondant aux gémissements et aux plaintes de la pleureuse à gages (praefica). Quand tout était consumé, et que les cendres avaient été rassemblées, on prononçait le ilicet (terme de congé), et chacun se retirait.
  • 221 : nota : qu’on lui connaissait, familier
    • velamen, minis : couverture, vêtement
    • super : adverbe
  • 222 : feretrum, i : brancard } = soulever
    • subeo, ire : aller sous } l’énorme civière
  • 224 : aversi : ayant détourné la tête
  • 225 : tureus, a, um : d’encens
    • dapes : la chair des victimes, qui permettait au mort de se nourrir. On croyait qu’une vie continuait après la mort.
    • crateres : nominatif grec. On versait l’huile et on laissait le vase vide sur le bûcher.
  • 226 : collapsi sunt : se sont affaissées (les cendres)
  • 227 : favilla, ae : cendre chaude
  • 228 : cadus, i : urne de grande dimension, pouvant contenir trois urnes ordinaires. Usage très antique. grec καλός, hébreu kad.
  • tego : cacher, abriter
  • 229 : circumfero : purifier par aspersion circulaire.
  • 230 : ros, roris : romarin
    • felix oliva : olivier fertile. Seuls les rameaux portant des fruits étaient admis dans les cérémonies.
    • spargo, is, ere, sparsi, sparsum : répandre, arroser
  • 231 : novissima verba : le dernier adieu

Pendant l’embaumement du corps, on appelait de temps en temps le mort pour l’éveiller au cas où la mort serait seulement apparente (Sénèque, De tranquillitate animæ, II).

Puis on l’appelait encore au moment de mettre le feu au bûcher. La formule était, selon Servius : « Vale, Vale, Vale, nos te, ordine quo natura permisit, cuncti sequemur« . Enfin, quand le bûcher était consumé, le cortège criait un dernier adieu : « Salve, vale, ave« , puis le congé : « Ilicet« .

  • 232 : ingenti mole : masse énorme. Moles, is, f : masse.
    Noter que Virgile utilise 3 fois ingens en 18 vers : marque du style épique. Cf l’adjectif « énorme » chez Victor Hugo.
  • 233 : imponere : placer sur
  • 234 : aerius : aérien, élevé.
  • 235 : il s’agit du cap Misène, à l’Ouest du golfe de Pouzzoles.

Ce texte nous donne un aperçu des rites romains pour les funérailles.

Ces rites étaient essentiellement fondés sur la crainte des morts, considérés comme dangereux et malfaisants. Il fallait accomplir des gestes rituels pour apaiser leurs susceptibilités et leurs rancoeurs.

Les Romains pratiquaient l’ensevelissement et l’incinération, cette dernière étant toutefois plus répandue. Dès que la mort a été constatée, on appelle le mort par son nom (Conclamatio) ; on le lave, on l’expose dans l’atrium durant plusieurs jours, en habits d’apparat. Puis viennent les funérailles proprement dites : un cortège accompagne le mort hors de la ville – la loi des XII Tables a rejeté les nécropoles hors du Pomoerium, le long des voies d’accès, comme la Via Appia – ; la cérémonie se fait d’abord de nuit, puis le plus souvent de jour, mais toujours à la lumière des torches. Des clients ou des acteurs portent les masques ou les images des Ancêtres, si bien que toute l’ascendance du défunt l’accompagne. Puis vient le corps, puis les parents et amis. Si le mort était un homme connu, le cortège passait par le Forum, o˘ le plus proche parent du défunt prononçait son éloge funèbre.

Ensuite, dans le cas de l’incinération (plus fréquente sous la République et au début de l’Empire), on posait le mort sur un bûcher ; les cendres étaient recueillies dans une urne, placée ensuite dans un colombarium ou un tombeau. Dans le cas de l’ensevelissement, le corps était déposé dans un cercueil, placé ensuite dans une fosse.

Avant l’incinération ou l’inhumation, on criait un dernier appel au mort.

Un repas terminait les funérailles ; pris sur place, il était composé invariablement d’oeufs, de légumes, de volaille, de pain et de sel.

Aux anniversaires, on apportait au tombeau des fleurs, de la nourriture, des boissons.

Les fêtes des morts :

  • 13-21 février : feralia, ou dies parentales : durant 9 jours, toutes les affaires cessent, les mariages sont interdits, les temples sont fermés.
  • Aux Ides de Mai, les Lemuria durent pendant 6 jours, pour conjurer les maléfices des spectres.(Laruae, âmes des criminels et de leurs victimes ; lemures, à peine moins effrayants). 3 nuits sont consacrées aux pratiques religieuses. Le jour des Ides (15 mai), les Vestales jettent du pont Sublicius dans le Tibre 30 mannequins d’osier représentant des vieillards (vestige de sacrifices humains ?)

On attribuait à Enée l’origine de toutes ces fêtes des morts.

Vers 264-294 : entrée aux Enfers

Énée a abordé au rivage de Cumes et, après avoir cueilli dans la forêt de chênes un rameau d’or, il pénètre avec la Sybille dans le royaume de Pluton.

Di, quibus imperium est animarum, umbraeque silentes,

et Chaos1, et Phlegethon2, loca nocte tacentia late,

sit mihi fas audita loqui ; sit3 numine uestro

pandere res alta terra et caligine mersas !

Ibant obscuri sola sub nocte per umbram,

perque domos Ditis uacuas et inania regna :

quale per incertam lunam sub luce maligna

est iter in siluis, ubi caelum condidit umbra

Iuppiter, et rebus nox abstulit atra colorem.

Vestibulum ante ipsum, primisque in faucibus Orci

Luctus et ultrices posuere cubilia Curae4 ;

pallentesque habitant Morbi tristisque Senectus,

et Metus et malesuada Fames ac turpis Egestas,

terribiles uisu formae, Letumque, Labosque ;

tum consanguineus Leti Sopor, et mala mentis

Gaudia, mortiferumque aduerso5 in limine Bellum,

ferreique Eumenidum thalami, et Discordia demens,

uipereum crinem uittis innexa6 cruentis.

In medio7 ramos annosaque brachia pandit

ulmus opaca, ingens, quam sedem Somnia uolgo

uana tenere ferunt, foliisque sub omnibus haerent.

Multaque praeterea uariarum monstra ferarum :

Centauri in foribus stabulant, Scyllaeque biformes,

et centumgeminus Briareus, ac belua Lernae

horrendum8 stridens, flammisque armata Chimaera,

Gorgones Harpyiaeque et forma tricorporis umbrae.

Corripit hic subita trepidus formidine ferrum

Aeneas strictamque aciem uenientibus offert,

et, ni docta comes tenues sine corpore uitas

admoneat uolitare caua sub imagine formae,

inruat, et frustra ferro diuerberet umbras.

Notes : 

1 Le Chaos désigne ici les Enfers.

2 Phlégéton : fleuve de feu qui est à la limite du Tartare

3 sit (mihi fas)

4 Curae : « les Remords »

5 aduerso : qui fait face aux arrivants

6 innexa : participe passé passif construit avec un compl. à l’accusatif, a la valeur d’un verbe français à la forme pronominale : « s’étant noué la chevelure de bandelettes… »

7 in medio (uestibulo)

8 horrendum : valeur adverbiale

Vocabulaire

  • Loca, orum : pluriel neutre de « locus » : contrée, région
  • Sit mihi fas : qu’il me soit permis (par les dieux) : il s’agit de la θέμις, loi divine. Cf. l’adjectif « faste ».
  • Audita : « ce que j’ai entendu » ; Virgile fait ici référence à une révélation – sans donner d’autres précisions.
  • Numen, minis : ne pas confondre avec « nomen » ; il s’agit ici de la puissance divine, et de l’assentiment des Dieux.
  • Caligo, ginis : obscurité, ténèbres
  • Dis, Ditis : « le riche » = Pluton
  • V. 268 : le plus célèbre exemple d’hypallage !
  • Quale… iter : il s’agit ici d’une comparaison ; « tel est le chemin… »
  • Faucibus : les couloirs étroits qui mène à la demeure d’Orcus ; Virgile y place des allégories assez morbides, qui conduisent progressivement à l’horreur.
  • Ultrix : féminin de « ultor », vengeur.
  • Thalamus, i : chambre, lit : il s’agit des chambres natales des Euménides, filles de Nuit (cf. Théogonie)
  • Discordia : la mauvaise Éris d’Hésiode.
  • Vitta, ae : bandelettes
  • Scyllae : « les Scylles » ; ce pluriel est déjà dans Lucrèce. Désigne Scylla, jeune fille transformée en monstre marin (corps de femme et queue de dauphin) par la magicienne Circé, et dont les cris terrifiaient les marins dans le détroit de Messine.
  • Briarée « aux cent jumeaux » ou « aux cent corps » : ce géant, selon Hésiode et Homère, a participé à la lutte de Zeus contre les Titans ; mais Callimaque, que suit ici Virgile, le place parmi les ennemis des Olympiens ; foudroyé par eux, il est enseveli sous l’Etna.
  • L’Hydre de Lerne (près d’Argos) était un dragon à neuf têtes, dont une immortelle : Hercule coupa toutes les têtes, et brûla les cous avec le bois d’une forêt voisine, afin d’empêcher qu’elles ne repoussent. Quant à la 9ème, elle fut enfouie sous un rocher, sur la route de Lerne à Élée. (Hésiode, Théogonie, 312).
  • Forma tricorporis umbrae : l’Epouvantail de l’ombre à trois corps ; il s’agit de Géryon, monstre à trois corps qui régnait dans l’île d’Érythia (« la Rouge », ainsi appelée parce qu’elle était touchée par les rayons du couchant) ; ses bœufs étaient gardés par le chien Orthos, frère de Cerbère, et le bouvier géant Eurytion. Tous trois (le chien, le berger et le maître) furent tués par Hercule, qui s’empara des bœufs et les ramena en Grèce.
  • Corripio, is, ere : saisir
  • Noter la parenté entre « forma » et « formido » : la « forma » est une « image qui effraie », un spectre.
  • Ni = forme contracte de nisi : « si… ne pas » ; admoneat et inruat sont des subjonctifs présents ; il s’agit donc d’un conditionnel : potentiel, alors qu’on attendrait un irréel du présent.