Jean de Léry, Histoire d’un voyage en terre de Brésil (1578-1611)

Jean de Léry (1536-1613)

Sommaire

Biographie

Jean de Léry, d’origine modeste, naît en 1536 à la Margelle, dans l’actuelle Côte-d’Or ; il apprend le métier de cordonnier, et se convertit au protestantisme ; il se réfugie à Genève, auprès de Calvin.

En 1557, à peine âgé de 21 ans, il est envoyé par Calvin avec treize autre Génevois pour rejoindre Nicolas de Villegagnon, qui a fondé la « France Antarctique », établissement français dans la baie de l’actuelle Rio de Janeiro. Il y arrive le 7 mars 1557, et y reste jusqu’en octobre ; mais Villegagnon se convertit au catholicisme, et chasse les protestants de « Fort-Coligny » ; ils doivent alors partager la vie des « Tupinambaoults », indiens anthropophages, avant d’être définitivement expulsés du Brésil, le 4 janvier 1558. Il parvient en France le 24 mai 1558, après une traversée éprouvante, marquée par une terrible famine.

A son retour, il rédige un récit de son voyage, mais perd deux fois le manuscrit, qui ne sera finalement publié qu’en 1578, à Genève, sous le titre Histoire d’un Voyage faict en la terre du Brésil. Il répondait à André Thévet, qui affirmait que la France Antarctique avait été perdue à cause des protestants.

Pendant les guerres de religion, il se réfugie à Sancerre après le massacre de la Saint-Barthélémy (24 août 1572). Il y connaît la famine, et assiste même l’année suivante, lors du siège de la ville, à une scène d’anthropophagie. En 1574, il publie l’Histoire mémorable du siège de Sancerre.

En 1580 paraît la première édition des Essais de Montaigne; le chapitre 31 du livre I, « Des Cannibales », s’inspire de Thévet et de Léry.

En 1585, Léry publie la 3ème édition de son Voyage ; plusieurs pages polémiques répondent aux Vrais Pourtraits de Thévet.

En 1588, 4ème édition des Essais de Montaigne ; le chapitre 6 du livre III, « Des Coches », contient un réquisitoire contre la Conquista.

1592 : Montaigne meurt le 13 septembre, et André Thévet le 23 novembre.

1599 : 4ème édition du Voyage de Léry

1611 : 5ème et dernière édition du Voyage

1613 : mort de Jean de Léry, en Suisse, à l’âge de 77 ans.

Bibliographie

  • Frank Lestringant, André Thévet, cosmographe des derniers Valois, Genève, Droz, 1991.
  • Frank Lestringant, Écrire le monde à la Renaissance, Quinze études sur Rabelais, Postel, Bodin et la littérature géographique, Éditions Paradigme, Caen, 1993, 404 p.
  • Frank Lestringant, Jean De Léry ou L’invention Du Sauvage – Essai Sur « L’histoire D’un Voyage Faict En La Terre Du Brésil« , Honoré Champion, Etudes et essais Renaissance, 2005, 287 p.
  • Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Plon, 1955 ; réédité dans la collection Terre Humaine / Poche, Pocket n,° 3009, 504 p.
  • Michel de Montaigne, Les Essais, « Des Cannibales », « des Coches« 
  • Jean-Christophe Ruffin, Rouge Brésil

André Thévet et Jean de Léry

André Thévet, prédécesseur de Léry dans le Nouveau Monde.

Pour une biographie complète d’André Thévet, voir ici. On peut aussi lire l’ouvrage de Frank Lestringant : André Thévet, cosmographe des derniers Valois, Genève, Droz, 1991.

Né en 1502 ou 1503, ou peut-être, selon Frank Lestringant, en 1516, André Thévet est un moine cordelier ; de 1549 à 1552, il effectue, grâce au soutien du cardinal Jean de Lorraine, un voyage au Levant (Venise, la Grèce, la Palestine et Jérusalem, la Syrie), et publie sa Cosmographie du Levant en 1554. Il est possible que ce premier ouvrage ait été écrit par un « nègre », François de Belleforest, avec qui il se fâchera violemment en 1566.

Mais la grande aventure de sa vie fut un voyage au Nouveau Monde : en 1555, Henri II charge le Vice-amiral de Bretagne, Nicolas Durand de Villegagnon, de fonder une colonie au Brésil ; celui-ci quitte le Havre l’été 1555, avec deux navires et 600 hommes d’armes et de métier. André Thévet l’accompagne comme aumônier. Arrivé dans la baie de Rio de Janeiro en novembre 1555, Villegagnon s’installe sur un îlot de l’embouchure du Ganabara, qui deviendra « L’Île Coligny ». Mais Thévet tombe malade, et doit être rapatrié en France au début de l’année 1556.

Il a eu néanmoins le temps d’explorer la terre ferme, de rencontrer des Indiens anthropophages, et même de rapporter une plante que les Tupinambas faisaient brûler dans des cornets de feuille pour en aspirer la fumée… Il la transplantera dans la région d’Angoulême, mais se fera « voler » la notoriété (douteuse…) d’une telle découverte par un certain Nicot, qui en avait offert à la Reine mère Catherine de Médicis en 1560…

En 1557, il publie le récit de son voyage dans les Singularités de la France Antarctique.

En 1558, il obtient d’être sécularisé, et devient cosmographe de Catherine de Médicis, puis du Roi. Il sera successivement le cosmographe des quatre derniers Valois, Henri II, François II, Henri III et enfin Charles IX dont il sera l’un des favoris.

Sa dernière œuvre paraît en 1574 ; à l’imitation des Vies Parallèles de Plutarque, dont Amyot avait donné une traduction en 1564, il écrit les Vrais Pourtraicts des Hommes Illustres, accompagnés de 224 portraits gravés en taille douce. L’originalité de l’œuvre, est qu’elle couvre l’ensemble des régions parcourues par l’auteur, y compris, donc le Nouveau Monde…

Il meurt en 1590 ou  1592.

Léry et Thévet.

Les deux personnages ont donc connu une expérience similaire, puisque tous deux ont accompagné Villegagnon dans la même région du Brésil, la baie de Rio de Janeiro, à quelques mois d’intervalle : Thévet était parti en 1556, Léry arrive en 1557. Et pourtant, tout les sépare.

Thévet, on l’a vu, est un moine cordelier, de l’ordre franciscain. Certes, c’est un homme ouvert et tolérant, qui entretient de bonnes relations aussi bien avec les protestants de Coligny qu’avec les catholiques des Guise ; mais il n’en appartient pas moins au camp catholique. Dans ses Vrais Pourtraicts…, il reprendra la thèse de Villegagnon et des catholiques, qui rend les protestants responsables de la perte de la « France Antarctique », et c’est pour lui répondre que Léry publiera, en 1578, son Histoire d’un voyage

Mais les deux hommes s’opposent aussi sur des questions de méthode, et d’interprétation d’une expérience commune. Ainsi, si pour tous deux, le récit de voyage repose sur un « hypotexte », ce n’est pas le même : pour Thévet, il s’agit de retrouver les leçons antiques, et le Livre des Inventeurs, de Polydore Vergile : il sera question de sirènes, de cyclopes… Pour Léry, l’hypotexte est la Bible : le Brésil des Tupinambas représente un Eden dégradé ; les peuples du Nouveau Monde, qui ignorent la Grâce, subissent plus violemment les conséquences du Péché Originel…

Tous deux affirment pratiquer « l’autopsie » : ils rapportent ce qu’ils ont vu de leurs yeux ; mais l’exposé de Thévet était très désordonné, mêlant parfois le merveilleux (les Amazones) au réel (les Indiens anthropophages), alors que Léry pratique de manière systématique, et la plus rationnelle possible, écartant le plus qu’il peut le merveilleux : il commence par l’homme, la première des Créatures et la plus proche de Dieu ; puis les animaux de la terre (ch. 10), de l’air (ch. 11) et de l’eau (ch. 12), un ordre procédant de la Bible, les animaux aquatiques n’étant même pas nommés par Adam, et ne recevant donc de nom que par rapport aux animaux terrestres : veaux marins p. ex… Enfin, il termine par les végétaux (ch. 13). A l’intérieur de chaque chapitre, une double échelle détermine la classification : du comestible au vénéneux, et par ordre décroissant de taille.

Assurément, il arrive à Léry de baisser sa garde critique : lorsqu’il décrit sa peur panique devant un iguane ou un caïman de grande taille, ou lorsqu’il décrit des « monstres » comme le paresseux et le coati (une description qui inspirera Flaubert dans la Tentation de Saint Antoine). Il s’attire alors les moqueries de Thévet…

Cela n’empêche nullement Léry de s’inspirer de Thévet, voire de le plagier carrément. Ainsi, dans le chapitre 16, Léry raconte comment il assiste, plus ou moins clandestinement, à une cérémonie religieuse ; or Thévet avait raconté une scène similaire dans les Curiosités. Tous deux comparent les femmes hurlantes et en transes à des sorcières ; tous deux observent ensuite la cérémonie des hommes. Mais alors que Thévet, meilleur ethnographe mais piètre écrivain, racontait par le menu en d’interminables pages le contenu de la « ballade » psalmodiée par les Indiens, Léry préfère la littérature, créant l’émotion, l’illusion de présence et nous faisant partager son « ravissement » paradoxal : aux yeux du calviniste, en effet, la danse est condamnable sans appel… Ce qu’exprime ici Léry, c’est un moment éphémère de communion entre les hommes. Autre exemple de similitude : tous deux assistent, par hasard, à une naissance (ch. 17)…

Enfin, les attaques se font des deux côtés, et Thévet ne se fait pas faute de s’en prendre à Léry, parfois avec la plus grande mauvaise foi :

« En un autre endroit le suppos de Sainct Crespin Lery raconte qu’en l’Isle de Panama où il ne fust oncques, et ne s’en aprocha de mil huict cens lieües, ils se trouvent des crocodilles qui sont de plus de cent pieds de long, et grosses à la même proportion, la croira qui voudra : quant à moy je suis bien asseuré que la chose est tresfaulse, et aussi véritable que les hommes et poissons gigantins de Panurges, ou de ceux de Gargantua récitez par Rabelais… » (I, 19)

Thévet s’en prend aussi au chapitre le plus « rabelaisien » de Léry, sur le « caouin » (Léry, ch. 9 p. 248-249).

Inversement, quand Léry attaque Thévet, c’est aussi sur le mode rabelaisien : ironisant sur le « géant Quoniambec » introduit par ce dernier dans les Portraits des Hommes illustres, il le représente en un triomphe grotesque : voir la note 1 p. 136-137.

Querelle de méthode, conflit religieux, rivalité littéraire : tous les ingrédients étaient là pour que, dans l’Histoire d’un Voyage, Thévet se substitue à Villegagnon comme adversaire principal…

Jean de Léry et les récits de voyage.

Pour cet article, nous nous inspirons de l’article de Jean ROUDAUT, « Récits de voyage », dans l’Encyclopedia Universalis (version en ligne).

Le récit de voyage est presque aussi ancien que la littérature ; pour l’Europe, le tout premier est évidemment l’Odyssée, récit en partie mythique, mais fondé sur de véritables connaissances maritimes. Citons également Hérodote et Pausanias. Au Moyen-Age, les récits de pélerinage sont nombreux ; à cette époque, Marco Polo publie son Devisement du Monde, qui raconte son périple de Venise jusqu’en Chine, œuvre fondamentale, tandis qu’en Orient, Ibn Battuta écrit la Rihla, qui couvre et dépasse l’ensemble du monde musulman.

Mais c’est avec les grandes découvertes que le récit de voyage prend, au XVIème siècle, une importance considérable : voir les « Chroniques du Nouveau Monde« . Le livre de Jean de Léry appartient donc à un genre florissant, dont il importe de déceler des constantes.

Le narrateur et son destinataire : un récit autobiographique ?

Le voyageur, l’auteur et le narrateur étant une seule et même personne, le récit de voyage appartient, selon les critères de Michel Lejeune, au genre autobiographique. C’est bien le cas ici, avec en outre la distance temporelle qui sépare le voyageur du narrateur devenu adulte : plus de vingt ans se sont écoulés entre le voyage (1555-1556) et la première édition (1578), et plus de cinquante si l’on prend en compte la dernière (1611). Dans ce laps de temps, le jeune homme malicieux et curieux est devenu un grave prédicateur protestant.

Pourtant, s’il faut avouer que les aventures du narrateur nous passionnent – navigations périlleuses, mésaventures avec les Indiens, comme avec les autres colons français, conflit avec Villegagnon… – là n’est peut-être pas l’essentiel de ce qui nous retient : la description d’une nature inconnue, et des mœurs des Tupinambas, en somme la valeur documentaire et ethnologique du document l’emporte sur le récit autobiographique.

Enfin, il faut tenir le  plus grand compte du destinataire : Léry s’adresse avant tout aux siens, les protestants de Genève, en butte aux persécutions des catholiques. Son but est double : établir la véracité de son récit, contre Thévet, et contre les affabulations de ceux qui l’ont précédé (et l’on constate une grande méfiance à l’égard des créatures fabuleuses qui peuplent les récits géographiques de son temps, sirènes, cyclopes, directement issus de l’Antiquité), et montrer que les Protestants ne sont pour rien dans la perte de la « France Antarctique ». A cela s’ajoute une méditation, également religieuse, sur les Indiens, et leur probable damnation.

On constate donc que si la dimension autobiographique du livre est évidente, elle n’en constitue pas l’essentiel.

Les intertextes : Rabelais, les autres récits de voyage, la Bible.

Le récit de voyage n’est jamais un témoignage « brut » : il est traversé d’autres textes, récits, légendes… Ainsi les premiers voyageurs du Nouveau Monde s’attendaient-ils à retrouver les créatures de l’Odyssée, sirènes et cyclopes ; ainsi les voyages en Orient se faisaient-ils avec Hérodote pour guide – quitte parfois à le citer sans le nommer, comme un témoignage contemporain ! Ainsi visitait-on la France en ayant en main la Guerre des Gaules de César… et ce sera encore vrai au XIXème siècle ! (voir les Mémoires d’un touriste, de Stendhal).

Quels sont les intertextes de Léry ?

Tout d’abord, les récits de ses prédécesseurs, et en particulier de Thévet : voir plus haut. Il cite celui-ci (et le combat !), mais aussi Las Cases, et d’autres ; les « allongeails » des éditions successives témoignent en particulier de ses lectures… Il s’agit là, le plus souvent, de confronter la réalité avec les descriptions, d’en attester ou au contraire d’en infirmer la véracité.

Mais Léry est aussi grand lecteur de Rabelais, et en particulier du Quart Livre, qui relate le voyage en mer de Pantagruel et Panurge, partis consulter l’oracle de la Dive Bouteille.  (cf. plus bas, les dangers de la navigation)

Enfin et surtout, en bon protestant, Léry est imprégné de la lecture de la Bible. Il voit dans les Tupinambas les représentants d’un Eden, mais un Eden dévoyé, marqué par le Péché originel… Les Psaumes constituent une sorte de contrepoint constant au récit, évoqués lors de tempête, ou entonnés en pleine forêt tropicale, dans un moment de communion intense entre les hommes… Enfin, le Voyage au Brésil offre quelques images de l’Enfer, car les peuples du Nouveau Monde, ignorant la grâce, subissent plus violemment que nous les conséquences du péché originel.

L’enjeu du voyage.

Avant le XIXème siècle (et l’invention du « tourisme »), on ne voyage pas pour le plaisir, mais pour des motifs puissants : pélerinage, quête de richesses, volonté de savoir, connaissance de soi… Quels sont les enjeux pour Léry ?

L’enjeu de son voyage est double, à la fois politique et religieux : il s’agit d’installer au Brésil, dans une partie que les Portugais n’ont pas encore conquise, une solide implantation française, la « France Antarctique » : Villegagnon est parti en éclaireur, les compagnons de Léry suivent, et, si le conflit n’avait pas éclaté entre ceux-ci et Villegagnon, il était prévu d’envoyer dans cette colonie de nombreux navires pour la peupler. Par ailleurs, il s’agissait d’une colonie protestante : il s’agissait donc d’établir un refuge pour les protestants persécutés d’Europe, et en particulier de France. Le prosélytisme n’était certes pas exclu ; et l’on voit à de nombreuses reprises Léry tenter d’expliquer le « vrai Dieu » aux Indiens, et de les persuader, sans grand succès d’ailleurs, de se convertir ; mais ce n’était pas là l’enjeu essentiel.

Car le voyage, c’est la découverte d’un ailleurs, ici radicalement différent. Pour Léry, la norme, c’est bien entendu la France dont il vient, et Genève ; mais peu à peu, la vision qu’il a de cet ailleurs change ; et c’est le monde Européen qui s’en trouve modifié, ou plutôt la vision qu’il en a : au point d’exprimer une nostalgie de cet ailleurs, tout à fait exceptionnelle dans les récits de son temps (p. 508).

La quête du Paradis ?

Ni Jérusalem, ni Byzance, ni le mythique royaume du « Prêtre Jean » n’ont offert aux voyageurs le Paradis qu’ils attendaient ; les Antipodes le leur offriront-ils davantage ?

Pour Léry, l’illusion n’existe pas, ou est de courte durée. Les Sauvages qu’il découvre ont certes conservé une certaine innocence, et Léry ne tarit pas d’éloge sur leur courage, leur fidélité en amitié, l’harmonie qui règne au sein de leur société, leur hospitalité ; mais il n’est pas dupe. Le cannibalisme lui fait horreur, et il voit en eux des hommes issus tout comme nous du péché originel, mais à qui la grâce est refusée. Et refusée par leur faute : certes, dépourvus d’écriture, ils ne peuvent connaître la Bible ; mais leur aveuglement leur interdit de lire l’autre source de Salut, qui peut mener à Dieu, et qui est accessible même à un enfant : le grand livre de la Nature, sous leurs yeux. Aux yeux de Léry, il n’y a donc pas de « Bon sauvage », comme il en existera pour Bougainville et Diderot à Tahiti.

Se trouver soi-même.

Le voyage n’a donc pas apporté à Léry la découverte d’un Paradis ; mais il l’a conforté dans ses convictions, l’a mûri, et a fait de lui le prédicateur qu’il est devenu. Il en rapportera aussi un regard critique sur notre société, qui préfigure les Persans de Montesquieu, le Vieillard tahitien de Diderot, ou le Huron de Voltaire. La Barbarie est aussi, est surtout parmi nous… (voir notamment le chapitre XV bis)

Les dangers de la navigation, un topique.

Le voyage au Brésil comporte deux grandes navigations : à l’aller, de novembre 1555 à février 1556 (chapitres II à IV), et au retour (chapitres XXI-XXII). Dans chacune, des épreuves sont infligées aux voyageurs :

  • chapitre II : gros temps, rencontre de navires ennemis (anglais, espagnols ou portugais), tempête, escale aux Îles Fortunées…
  • chapitre III : description des poissons rencontrés
  • chapitre IV : passage difficile de l’Équateur (pot au noir), faim et soif.
  • chapitre XXI : voies d’eau dans le navire, mer des Sargasses
  • chapitre XXII : famine à bord

L’on constate une certaine originalité de Léry, par rapport à d’autres auteurs contemporains : chez lui, la tempête occupe relativement peu de place, la famine apparaissant comme le plus grand danger en mer…

Néanmoins, l’on peut rapprocher ces textes d’autres antérieurs.

Le « Naufragium » d’Érasme (1522).

Texte latin

Le texte d’Érasme était un manifeste évangéliste, opposant déjà la crainte superstitieuse, qui se traduit par le catalogue des adjurations adressées aux Saints et à la Vierge, à la sagesse évangéliste, qui met son salut en Dieu seul.

Chappuys, La Borderie, Colin

Les trois œuvres suivantes constitueront un « détour profane », selon l’expression de Frank Lestringant (Écrire le monde à la Renaissance, « la famille des ‘tempêtes en mer' », p. 139-157)

  • L’Epistre d’une Navigation de Claude Chappuys, composée en vers en 1534, reprend parfois terme à terme le Naufragium ; mais l’antithèse entre la superstition « papiste » et la sagesse évangéliste se transpose ici… sur un plan amoureux : c’est en la femme aimée que le voyageur trouve courage et espérance ! L’ironie à l’égard des marins et forçats est d’autant plus forte, soulignant le caractère très matériel de leurs prières… Quant à l’alternance de calme et de danger, de tempête et de bonace, elle symbolise les tourments de l’amour.
  • Le Discours du Voyage de Constantinople, de Bertrand de la Borderie (1542), reprend ce thème : désireux d’épouser sa « Demoiselle française » qu’il aime d’un amour honnête, le narrateur doit auparavant partir pour un voyage diplomatique à Constantinople. La Borderie n’imite pas platement Chappuys ; il conjugue le thème profane de l’amour avec la leçon religieuse du Naufragium d’Érasme ; l’opposition qui sépare le narrateur de ses compagnons superstitieux n’est pas due à l’obsession amoureuse, mais à une véritable sagesse philosophique et religieuse : au cœur du danger, la figure féminine s’efface, au profit de celle du Père : lui seul peut sauver le Chrétien, qui se soumet humblement à sa volonté.
  • Jacques Colin, dans son poème intitulé Conformité de l’Amour au Navigage (1548) reprend de manière plus rigide la métaphore initiée par Chappuys : la navigation, avec ses calmes et ses tempêtes, représente la vie amoureuse.

La tempête du Quart Livre de Rabelais (1548-1552)

L’épisode de la tempête occupe les chapitres 18 à 22 du Quart Livre. Il amplifie considérablement les antithèses précédentes : à Panurge, gémissant, priant tous les Saints et incapable du moindre mouvement, s’opposent d’une part l’énergique et quelque peu blasphémateur Frère Jean, et surtout le sage Pantagruel, qui après avoir remis son sort à Dieu, participe à la manœuvre.

Les jeux verbaux – plaintes de Panurge, jurons de Frère Jean, auxquels s’entremêlent les cris des marins et les termes techniques – produisent un effet de tintamarre, similaire au vacarme de la tempête.

Voir ici une étude littéraire de ce texte.

André Thévet, Cosmographie du Levant (1554-1556)

Le voyage au Levant de Thévet était un pélerinage classique, sauf que les Épîtres de Paul servent de guide, et que Thévet dédaigne superbement les reliques et les indulgences attachées à chaque étape du parcours. Refusant les « biens temporels », Thévet, comme Rabelais, a pour motivation la connaissance : son voyage n’est donc pas incompatible avec la tradition érasmienne, qui blâmait violemment, dans le Naufragium, ceux qui partaient, abandonnant famille et patrie, à seule fin d’acquérir une indulgence plénière.

Pour Thévet, comme pour La Borderie et Rabelais, l’unique recours est en Dieu : même s’il réécrit le Discours de la Borderie (en reprenant par exemple l’escale à Chios), il abandonne toute référence à un amour profane, et retrouve donc, par-delà Chappuys et La Borderie, l’inspiration érasmienne. Sans doute aussi s’est-il inspiré de Rabelais, puisque l’on retrouve certaines expressions de celui-ci, reprises terme à terme dans la Cosmographie du Levant.

Et Léry ?

Trois épisodes sont à observer plus particulièrement :

  1. Chapitre II, p. 117-119 : la description de la tempête est des plus rapides : « je vis par plusieurs fois les vagues sauter et s’eslever par dessus le Tillac de nostre navire » ; en revanche, il insiste sur la situation précaire des passages, ballottés et comme ivres, qui perdent leurs repères, paraphrasant alors le Psaume 107. Et il ajoute :
    « Et de faict (comme il est dit au mesme Pseaume) quand de ceste façon en temps de tormente sur mer, on est tout soudaint tellement haut eslevé sur ces espouvantables montagnes d’eau qu’il semble qu’on doive monter jusques au ciel, et cependant tout incontinent on redevale si bas qu’il semble qu’on vueille penetrer par-dessous les plus profonds gouffres et abysmes : subsistant, di-je, ainsi au milieu d’un million de sépulchres, n’est-ce pas voir les grandes merveilles de l’Eternel ? »
    Jamais l’homme n’est si près de la mort : seul Dieu peut le sauver. On retrouve là la leçon érasmienne… et pantagruélique.
  2. Chapitre XXI, p. 519-521 (de « Davantage, rentrans en nouveau danger… » à « nous fusmes preservez par son moyen »). Ici il ne s’agit pas à proprement parler d’une tempête, mais d’une voie d’eau qui s’est ouverte dans la coque du navire ; le danger de naufrage n’en est pas moins imminent. Les étapes du récit sont les suivantes : l’accident, et les cris de panique, les officiers prêts à abandonner le navire et empêchant les passagers de monter sur le canot de sauvetage, l’attitude des Huguenots, à la fois résignés à la volonté de Dieu, et participant activement à la manœuvre – à l’instar de Pantagruel – et enfin l’attitude héroïque du jeune charpentier, qui sauve le bateau.
    L’on retrouve ici des échos assourdis des textes précédents : l’opposition entre les matelots « papistes », qui ne se livrent pas à d’inconvenantes prières aux Saints, mais « apprehendoyent tellement la mort qu’ils ne tenoyent compte de rien », tandis que les officiers s’apprêtent à déserter, et les Huguenots, résignés mais actifs.
    L’épisode est d’autant plus intéressant qu’il fait ouvertement allusion au Quart Livre, ironisant sur les « Rabelistes » qui se moquent des voyageurs en mer alors qu’ils n’ont pas le courage d’affronter eux-mêmes les éléments (confusion fréquente entre « Rabelistes » et Épicuriens…), et citant même la plainte de Panurge (« Ô que troys et quatre foys heureulx sont ceulx qui plantent chous ! » Quart Livre, ch. XVIII), l’attribuant en toute mauvaise foi, non à un personnage ridicule, mais à Rabelais lui-même.
  3. Chapitre XXII, p. 527-528 : une longue tempête est à nouveau brièvement évoquée, avec un écho au chapitre II, et au Psaume 107 ; mais ici, dans l’esprit Rabelaisien, il s’en prend aux « papistes » : « Cependant ne demandez pas si nos matelots papistes se voyans reduits à telle extrémité, promettans, s’ils pouvoyent parvenir en terre, d’offrir à S. Nicolas une image de cire de la grosseur d’un homme, faisoyent au reste de merveilleux vœux : mais cela estoit crier après Baal, qui n’y entendoit rien. Partant nous autres nous trouvans bien mieux d’avoir recours à celuy duquel nous avions jà tant de fois expérimenté l’assistance, et qui seul aussi nous soustenant extraordinairement durant la famine pouvoit commander à la mer, et appaiser l’orage, c’estoit à luy et non à autres que nous nous adressions. »

Le topique de la « tempête en mer », ou du naufrage, traduit donc presque partout l’opposition entre superstition et vraie religion. Mettant les hommes face à leur mort, il les révèle dans leur vérité. Panique, vaines prières aux Saints et à la Vierge, ou au contraire acceptation de la volonté divine, et attitude active et courageuse témoigne de la valeur de leur foi respective. Les Huguenots, comme Léry, sont les héritiers des Évangélistes, d’Érasme à Rabelais.

Les intertextualités chez Léry : le Livre de Job et les Psaumes

Nous avons vu ci-dessus que l’hypotexte de Jean de Léry pouvait être le récit d’André Thévet ; mais il existe bien d’autres références sous-jacentes à son livre, et, au premier chef, pour ce protestant convaincu, le livre des Psaumes (probablement lu dans le psautier de Clément Marot, 1541-1543), et, dans la Bible, le Livre de Job.

Le livre de Job (Ancien Testament)

Résumé

Job, habitant le pays d’Outs, était un homme à la fois très propère et très vertueux. Mais un jour, après une discussion avec Satan, Dieu décide de le mettre à l’épreuve. Dans un premier temps, il le prive de tous ses biens, sans pour autant que Job accepte de le maudire. Puis il s’attaque à sa personne, lui infligeant une terrible maladie (peut-être la lèpre). Job se livre alors à de terribles plaintes ; trois de ses amis, venus le consoler, affirment que ses souffrances ne peuvent être que la punition d’un crime, mais Job continue d’affirmer, à la fois, sa propre innocence, son incompréhension, et son refus de renier Dieu.

Seul Job s’adresse directement à Dieu.

Survient alors un quatrième ami, Elihou, plus jeune que les trois autres, et mécontent que ceux-ci n’aient pas trouvé que répondre aux plaintes de Job. Il reproche à celui-ci de se croire plus sage que Dieu, et de contester sa justice.

Enfin, Dieu en personne intervient, dans le même sens, pour rappeler à Job sa propre Toute-Puissance, et l’ignorance où sont les hommes de ses desseins. À ce moment, on trouve une magnifique célébration de la Création, de sa beauté et de sa grandeur.

Job alors se soumet ; Dieu critique ses trois amis – mais leur pardonne, s’ils font une offrande « de sept taureaux et de sept béliers » ; il rétablit, et même double la fortune de Job, et lui accorde encore 140 ans de vie !

Le sens de ce livre

La question fondamentale posée par ce livre est la corrélation entre les souffrances endurées et l’innocence de ceux qui en sont atteints – une question particulièrement prégnante pour les Protestants, victimes d’horribles persécutions (notamment la « Saison des Saint-Barthélémy », qui commença par le massacre parision du 24 août 1572, et se poursuivit jusqu’en 1573 (capitulation de Sancerre, 20 août 1573)).

Épreuves et rédemption : la petite communauté qui part rejoindre Villegagnon au Brésil se perçoit comme un groupe de « justes », détenteurs de la vraie foi ; or ils subiront de multiples malheurs, tantôt assumés comme des peines inévitables, tantôt vécus comme d’incompréhensibles injustices ;

  • L’exil volontaire et les difficultés, les périls du voyage en mer
  • Le conflit avec Villegagnon, et le second exil en terre ferme, au milieu des Tupinambaoülts, hors de la protection du fort
  • Pour ceux qui ont cru pouvoir revenir au fort, l’exécution par noyade ;
  • Pour les autres, dont Léry, la terrible famine du retour.

Inversement, les coupables semblent jouir d’une étrange impunité : Villegagnon ne sera pas inquiété à son retour en France, et pire encore, ce seront ses victimes qui seront calomniées.

Les Psaumes

Dans l’Ancien Testament, le Livre des Psaumes regroupe 150 textes poétiques attribués au Roi David, au Xème siècle avant J-C.

Ces textes revêtent pour les Protestants une importance particulière. En effet, dès 1521, ils furent traduits par Lefèvre d’Étaple, l’année même où Luther traduisit la Bible en allemand ; Clément Marot, de son côté, publie un psautier, en 1541, complété en 1543, qui sera considéré comme une référence pour les protestants. C’est encore cette traduction qui est utilisée par le Psautier de Genève. Et c’est également celui dont use Léry, chaque fois qu’il se réfère aux Psaumes.

C’est en particulier le psaume 107, qui fait allusion aux périls de la mer, qui est le plus souvent cité, notamment quand il est question des dangers de la navigation. Mais l’on trouve également une allusion au Psaume 104, en même temps qu’au livre de Job (38, 8-11), pour exalter la grandeur de la création.

« Qui a fermé la mer avec des portes, Quand elle s’élança du sein maternel; [9] Quand je fis de la nuée son vêtement, Et de l’obscurité ses langes; [10] Quand je lui imposai ma loi, Et que je lui mis des barrières et des portes; [11] Quand je dis: Tu viendras jusqu’ici, tu n’iras pas au delà; Ici s’arrêtera l’orgueil de tes flots? (Livre de Job, 38, 8-11).

On retrouve encore une fois le Psaume 104, lié au Livre de Job (40,28) à propos des baleines, p. 145, comparées au Léviathan (le crocodile d’Égypte) : « Il fait bouillir le fond de la mer comme une chaudière, Il l’agite comme un vase rempli de parfums. [32] Il laisse après lui un sentier lumineux; L’abîme prend la chevelure d’un vieillard. »

Léry et Lévi-Strauss, ou Léry ethnologue.

Claude Lévi-Strauss, père de l’ethnologie moderne, a eu 100 ans le 18 novembre 2008 ; or il reconnaît Jean de Léry comme un de ses prédécesseurs, comme en témoigne l’entretien qu’il accorde à Dominique-Antoine Grisoni, et qui ouvre l’édition moderne de l’Histoire d’un voyage.

Léry et Lévi-Strauss, une histoire commune.

« J’ai l’impression d’une connivence, d’un parallélisme, entre l’existence de Léry et la mienne« , dit Lévi-Strauss (p. 7) ; et de fait, Léry est protestant, Lévi-Strauss juif, ce qui les expose tous deux aux persécutions religieuses ; Léry découvre le Brésil à 22 ans, Lévi-Strauss à 26 ; tous deux attendront de nombreuses années pour rédiger leur voyage – ils ont respectivement 40 et 41 ans quand ils publient, l’un L’histoire d’un voyage, l’autre Tristes Tropiques. Et dans l’intervalle, l’un a connu les guerres de religion et le siège de Sancerre, l’autre la Seconde Guerre mondiale… Dans son entretien, Claude Lévi-Strauss souligne d’autres circonstances troublantes : Jean de Léry a fini sa vie là même où s’installera la famille de Saussure, très liée à Lévi-Strauss, et lorsque celui-ci achète une maison de campagne, il s’installe sans le savoir tout près de la Margelle, lieu de naissance de Léry…

Mais l’essentiel réside dans le voyage au Brésil. Tous deux y alternent le particulier et le général, l’aventure (narration, anecdote) et l’inventaire (description, tableau, méditation philosophique). Voir l’incipit de Lévi-Strauss : « Je hais les voyages et les explorateurs… » (édition Pocket, p. 9-10). Tous deux se laissent volontiers fasciner par ce qu’ils découvrent : Léry n’est pas ce « voyageur ancien » dont parle Lévi-Strauss p. 43, « à qui tout inspire raillerie et dégoût »… Dès l’arrivée dans la baie de Rio, le souvenir de Léry s’impose à Lévi-Strauss : « J’ai dans ma poche Jean de Léry, bréviaire de l’ethnologue. » (p. 87). D’ailleurs, tout le chapitre, intitulé « Ganabara », raconte le Voyage (p. 87-91). Tristes Tropiques apparaît parfois comme un palimpseste, et l’on peut reprendre ici les parallélismes notés par Lestringant :

Léry Lévi-Strauss (édition Pocket)
Le « pot au noir » p. 138 p. 77-79
Description de l’étui pénien p. 215-216 p. 336
Peintures faciales p. 230 p. 205-227
Motifs géométriques  p. 447 p. 205-227
la fabrication du « caouin » p. 247-248 p. 417
les oiseaux mutums p. 278 p. 383
Les aras déplumés p. 280 p. 253
Les abeilles p. 290 p. 315
Les grillons rongeurs p. 291 p. 419
Les bambous fichés dans le sol p. 346 p. 412-413
La polygamie p. 427-428 p. 370
L’homosexualité  p. 430  p. 427
Le baptème p. 431 p. 326

Même les émotions sont semblables chez les deux auteurs : dégoût du caouin (Léry p. 247-248, Lévi-Strauss p. 417), ravissement musical, idylle de la vie en famille, le chapitre 27 de Tristes Tropiques reprenant le chapitre 17 de Léry. Tous deux font enfin la même expérience de la méfiance indienne, p. 467 chez Léry, chapitre 28 (p. 356-357), la réflexion sur l’anthropophagie, et sur la barbarie similaire de notre propre civilisation (p. 463 chez Lévi-Strauss). Enfin et surtout, les Tupi-Kawahib de la huitième partie de Tristes Tropiques sont les lointains descendants des Tupinambas rencontrés en 1557 par Léry et ses compagnons.

Danse et chant, un ravissement commun.

Le calvinisme proscrit toute forme de danse ; mais Jean de Léry, s’il considère volontiers les danses des femmes comme un incompréhensible et terrifiant sabbat, une « possession » satanique qui fait des Indiennes des sorcières comparables à celles que l’on commençait à persécuter en Europe, en revanche, il est fasciné par la danse masculine : cf. p. 401-406. La cérémonie virile a toute sa sympathie, d’autant que les chants évoquant un déluge lui semblent une réminiscence d’une « vérité » chrétienne… Mauvais ethnologue en cela (il n’analyse pas le mythe indien en tant que tel), il se montre en revanche bon écrivain. Dans l’édition de 1585, il ira jusqu’à donner la partition du chant, rendant vivante cette phrase musicale venue d’un autre monde… (appendice V, p. 610-611)

On retrouve la même fascination et la même sympathie dans un chapitre de Tristes Tropiques intitulé justement « bons Sauvages » (ch. 22) : les Bororos offrent une sorte de « concert » (p. 252-253), et Lévi-Strauss, trop épuisé, ne se montre pas non plus « bon ethnologue »…

Tous deux veulent ici donner « l’illusion de présence », comme le dit F. Lestringant, transmettre une sensation extraordinaire autant qu’éphémère.

Les Sauvages et l’écriture

Aux yeux de Léry, un peuple sans écriture est un peuple déchu, inaccessible à la Parole sacrée. Contrairement à Socrate (cf. p. 382, note 2) il ne considère pas que l’écriture s’oppose à la mémoire, mais qu’au contraire « la mère des temps est l’histoire« , et que la transmission du savoir est plus sûre et plus riche par le livre.

Lévi-Strauss, au contraire, partage la méfiance de Platon envers l’écriture ; il raconte, dans le chapitre 28 de Tristes Tropiques, l’anecdote d’un chef Nambikwara qui faisait semblant de tracer des lignes d’écriture pour augmenter son prestige et son pouvoir (édition Pocket, Terre Humaine poche, p. 349 et suivantes).

L’opposition entre nos deux ethnologues est frontale :

  • Pour Léry, l’écriture recèle la plénitude du sens ; pour Lévi-Strauss, elle n’est que simulacre et tromperie.
  • Pour Léry, les Indiens voient ruse et tromperie là où il n’y a que vérité (p. 380) ; chez Lévi-Strauss, ils prennent pour vérité ce qui n’est que tromperie.
  • Ainsi, contrairement à ce que pensera Lévi-Strauss, ne savoir ni lire ni écrire n’est nullement un gage d’innocence aux yeux de Léry.

L’image

Léry se plaint de n’avoir pu constituer de dossier iconographique, Lévi-Strauss a presque trop d’images : mais leur déception est identique : l’image est impuissante à faire revivre le passé.

Mais Lévi-Strauss se place sous le patronage de Léry, et évoque son histoire, p. 87-93. Il reconnaît en lui un précurseur, et un écrivain.

Les enjeux religieux du récit de Léry

Catholiques et protestants :

Ce conflit est, dans le livre de Léry, symbolisé par la trahison de Villegagnon, et son attitude à l’égard des protestants.

Portrait imaginaire de Nicolas Durand de Villegagnon – XVIIème siècle

Villegagnon, au départ sympathisant de la cause protestante, sinon protestant lui-même, est parti en « France Antarctique » pour fonder une colonie protestante, qui puisse servir de refuge aux Protestants persécutés en Europe. A cette fin, il a obtenu l’appui de Genève, et en France, de l’Amiral Coligny.

Le but était également de créer une colonie capable de résister aux Espagnols et surtout, au Brésil, aux Portugais, tous deux conquérants et catholiques. L’on n’hésite d’ailleurs pas, en mer, à attaquer les bateaux espagnols ou portugais dont on peut s’emparer : cf. p. 123-125 (ch. II).

Villegagnon est d’abord présenté comme un protestant exemplaire, et Léry cite même ses « oraisons » intégralement : cf. p. 168-174. Cependant un point d’achoppement apparaît très vite, au sujet de la Cène : les calvinistes rejettent en effet aussi bien la Transsubstantiation catholique (le pain et le vin sont réellement le corps et le sang du Christ, ce qui les transforme en cannibales plus sauvages que les Tupinambas, qui eux, au moins, font cuire la chair humaine…) que la consubstantation luthérienne (le pain et le vin ne sont sang et chair du Christ que dans le court moment de l’ingestion : ce qui est à l’évidence un compromis…). Or Villegagnon semble revenir sur ce point au dogme catholique ! (p. 175) Après quoi, il se déclare ouvertement catholique (p. 186). Dès lors, le portrait du personnage se charge : cruauté et torture, goût du faste (une couleur d’habit pour chaque jour de la semaine, et assortie à son humeur ! p. 190). Finalement, il fait expulser les protestants du Fort, en octobre 1557 (p. 195).

Mais les débats théologiques surgissent aussi au  cœur de la communauté protestante : si le pain et le vin viennent à manquer, faut-il s’en passer, ou peut-on les remplacer par le manioc et le cahouin ? (p. 194-195).

==> On voit que l’intransigeance religieuse, et l’intolérance, expliquent en grande partie l’échec de la France Antarctique, dont elles avaient pourtant suscité la création. Les Français ont importé dans les terres australes les haines et les débats qui les agitaient. Au même moment, en France, où le règne d’Henri II touche à sa fin, les persécutions anti-protestantes ont commencé, et la situation s’envenime.

L’attitude à l’égard des Sauvages :

Si Léry apprécie la compagnie des Sauvages, leur hospitalité, et ne trouve, quant à la vie terrestre, pas grand-chose à leur reprocher (cf. p. 461), il est beaucoup plus sévère à leur égard concernant la religion. A ses yeux, les Indiens sont irrémédiablement damnés, parce qu’éloignés de la Grâce : non seulement ils ignorent l’écriture – et donc les Écritures –, mais ils ont été incapables de lire l’autre grand livre de la Révélation, pourtant à leur portée : le livre de la Nature.

Si les indiens ignorent la religion, c’est qu’ils l’ont oubliée : ils ont un mythe du Déluge (p. 405-406), croient en l’immortalité de l’âme, et à un destin différent, dans la mort, des bons et des méchants : ils ont donc eu un moment la Révélation. Leur oubli est une erreur, une faute qui les condamne.

Ils refusent de lire le Livre de la Nature, accessible à tous, même aux enfants ; or ils semblent indifférents à la nature exceptionnelle qui les entoure : là encore, ils sont coupables d’aveuglement volontaire, de la paresse consubstantielle à ceux qui vivent selon la chair.

Influencé par la misogynie traditionnelle chrétienne (également partagée par catholiques et protestants…), Léry se montre plus sévère encore à l’égard des femmes : leurs transes lui apparaissent signe de possession – la chasse aux Sorcières se déchaînait en Europe –, et leur nudité obstinée, loin de signifier l’innocence, lui apparaît comme un signe de perversion et de sorcellerie (voir le cours sur la nudité des femmes). Enfin, il approuve sans réserve la « bonne ordonnance » de Villegagnon, punissant de mort tout commerce sexuel avec les Indiennes.

Enfin, la perte de mémoire est aggravée par la volonté maligne d’un parti ou d’un groupe, les « Caraïbes » ou chamans : face à eux, tout dialogue est impossible, il faut une rupture violente, une conversion.

Les tentatives de conversion se heurtent au rire de l’Indien, qui ne se laisse pas convaincre.

Deux remarques s’imposent :

  1. Il n’y a pas eu, dans la France Antarctique, volonté ou possibilité de convertir massivement et par la force les Indiens : le rapport des forces en présence l’a peut-être empêché.
  2. Cependant, l’on n’hésitait pas à asservir les Indiens, hommes ou femmes, que l’on prenait, et que l’on soumettait dès lors aux travaux forcés, et à un mode de vie étranger : à aucun moment cela ne suscite la moindre objection de la part de Léry.

Décrire l’inconnu : catégorisation et taxinomie.

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Ara

Ara caninde

Manioc

Racines de manioc

Mutum

Coati

Paresseux ou « Hay »

toucan

Jaguar

Jean de Léry s’engage sur la vérité de ce qu’il décrit, refusant les créatures fantastiques encore présentes chez Thévet ou d’autres cosmographes. Mais il se heurte au problème du langage : à une époque où l’on n’a pas encore répertorié les espèces végétales et animales, comment décrire l’inconnu ? Le problème se complique d’ailleurs, du fait que Léry n’a pu avoir recours à l’iconographie, incapable lui-même de dessiner, et n’ayant pu convaincre son compagnon Jean Gardien de se livrer à ce travail (p. 275).

Premier problème : les mots n’ont pas encore, en l’absence de dictionnaire, de référent unanimement partagé : un même mot peut désigner des réalités différentes selon l’origine du locuteur.

Second problème : de nombreuses réalités « exotiques » n’entrent pas dans les taxinomies habituelles, telles la baleine (mammifère ? poisson ?), ou l’éponge (végétal ? animal ?)

Il faudra donc des expressions référentielles « obliques », procédant par approximation ou métaphores.

Premier moyen : la désignation par analogie. On rapporte l’inconnu au connu :

  • Les Indiens sont basanés « comme les Espagnols ou les Provençaux » (peut-être sent-on ici une petite pointe de xénophobie : la comparaison, aux yeux d’un Français, protestant de surcroît, est peu flatteuse…) ; mais en même temps, la comparaison (« comme vous diriez… ») marque qu’aux yeux de Léry, les Indiens sont des hommes. Une reconnaissance qui ne sera pas si fréquente parmi les conquistadores…

Second moyen : l’approximation.

  • p. 260 : « vraiment de cerfs et de biches… »
  • p. 261 : « du sanglier de ce pays-ci… » : ici Léry procède à la fois par assimilation (le sanglier, réalité bien connue des Européens) et distance (« de ce pays-ci »).
  • Inversement, Montaigne choisit de rester dans le vague, refusant toute assimilation pour décrire le manioc ou le hamac : cf. Essais , I, 31.

Troisième moyen : le baptème.

Pour les animaux, Léry commence souvent par donner le nom indien : tapiroussou, seouassous, hay… Puis il va le désigner en utilisant l’analogie : ainsi le tapir est-il décrit comme une sorte d’hybride, mi-âne, mi-vache. Par la suite, ce qui était description devient un véritable nom composé : l’âne-vache. Léry est donc par là devenu l’inventeur d’une nouvelle espèce, à qui il a donné un nom, par lequel l’animal sera ensuite constamment désigné. Il avait procédé de même pour le poisson-chat… nom qui, lui, est resté !

L’obsession du cannibalisme

Ce qui frappe le plus violemment les Européens qui rencontrent les Indiens d’Amérique, c’est le problème du cannibalisme, tabou absolu, signe absolu de barbarie. Ils n’auront de cesse, tantôt de condamner ces peuples au nom de cela, tantôt au contraire de relativiser le phénomène.

Définition du cannibalisme

Il ne s’agit pas d’une pratique alimentaire, mais d’un rite, relevant de la vengeance – l’on dévore le corps de son ennemi après l’avoir tué – et de la religion. Cette pratique est parfaitement acceptée, y compris de ceux qui en sont victimes, et qui y voient (comme le soulignent Montaigne et Léry) une occasion de montrer leur courage et leur mépris de la mort. Aucun ne cherche à s’y soustraire : voir ch. XIV, p. 353 : une femme rachetée par les Français aurait préféré que son enfant soit mangé plutôt qu’emmené en Europe…

Cette pratique ne s’accompagne pas d’actes de barbarie : le prisonnier est bien traité, il peut même prendre femme durant les mois ou les années de sa détention ; il est également bien nourri, et soigné avec respect ; cela contraste singulièrement avec les tortures que les Européens infligent à ceux qui tombent entre leurs mains, y compris des compatriotes. L’indignation de Montaigne fait écho au chapitre XVbis de Léry, énumérant une insoutenable série d’horreurs.

Une condamnation sans appel

Le cannibalisme n’en est pas moins condamné sans appel, et suscite l’horreur : menaces perçues chez les Margajas, alliés des Portugais (ch. VI, p. 150) ; description des rites dans le chapitre XV. Les Français refusent, quels que soient les risques, de partager ce « festin » ; mais Léry relève avec dégoût que quelques « truchements de Normandie » n’ont pas eu autant de scrupule. Enfin, dit Léry, « J’en ay dit assez pour faire avoir horreur, et dresser à chacun les cheveux en la tête. » (p; 374).

A l’horreur « naturelle » de manger son semblable, s’ajoute une raison religieuse : détruire un cadavre, c’est empêcher la Résurrection, et donc aller contre l’ordre du monde.

Une condamnation cependant relativisée

Dans le même chapitre XV, Léry s’en prend, comme à des anthropophages pires encore que les Sauvages, aux « gros usuriers » qui dévorent vivantes leurs proies ; s’ensuit le chapitre X bis, catalogue de sévices et de tortures que les « civilisés » s’infligent mutuellement. L’anthropophagie n’en est pas moins condamnables, mais les Européens n’ont guère le droit de la condamner !

On retrouvera cette condamnation chez Montaigne (chapitre « des Coches », III, 6) : celui-ci lance un virulent réquisitoire contre la barbarie des Conquistadores, citant au passage le cas d’Hispaniola (Haïti et Saint-Domingue), passée en quelques années d’occupation espagnole, d’un million d’habitants à… moins de 200 survivants !

La tentation du cannibalisme

Pire encore, la tentation existe, en Europe même, d’un cannibalisme de survie ; Léry en connaît deux cas :

  1. Celui de la ville de Sancerre, ou, durant le siège, des parents affamés avaient mangé leur petite fille de 3 ans ; ils avaient été condamnés à mort.
  2. Durant la terrible traversée du retour, le capitaine du navire avoue avoir eu l’intention de tuer un passager pour servir de nourriture aux autres ; et Léry d’ajouter, avec un humour grinçant et un sang-froid étonnant, que lui-même n’avait rien à craindre, n’ayant plus que la peau sur les os… (cf. ch. XXII, p. 538) : le tabou serait-il tombé ?

Le cannibalisme est donc bien l’un des signes que les Indiens sont damnés, qu’ils n’ont pas eu la chance, ou la volonté, d’avoir la grâce ; mais cela ne suffit pas à en faire des monstres, ni à exonérer les Européens de leurs atrocités. En réalité, le cannibalisme est partout, y compris en Europe, y compris chez les Chrétiens, que leur foi ne suffit pas à protéger.

Quand le « Nouveau Monde » sert à critiquer l’ancien…

Introduction

Lorsque l’on découvre un Nouveau monde, on ne peut l’appréhender qu’en le rapportant à ce que l’on connaît : pour Léry, l’Europe, et plus particulièrement le Royaume de France ; or c’est une Europe violente, déchirée par les guerres de religion, où règnent la haine et l’intolérance. Léry va donc appliquer un œil critique à notre monde…

Une certaine « pureté » des Sauvages

Léry, d’abord scandalisé par la brutalité des Indigènes, notamment dans la guerre, par leur tranquille nudité (en particulier celle des femmes, qu’il juge immorale), par leur religion qu’il ne considère que comme d’absurdes superstitions, et obsédé par leur cannibalisme, doit cependant reconnaître que par bien des côtés, ceux-ci se comportent d’une manière, somme toute, plus humaine que les Européens ; et il ne cache pas une certaine sympathie à leur égard, en comparaison de nos propres comportements.

Il souligne notamment qu’un certain nombre de vices n’existent pas chez les Sauvages.

La première comparaison porte sur leur santé physique : p. 211-212, Léry nous montre qu’ils mènent une vie rude mais saine, et vivent plus longtemps que nous :

« Bien sont-ils plus forts, plus robustes et replets, plus dispos, moins sujets à maladies […] plusieurs parviennent jusques à l’aage de cent ou six vingt ans… » ;

mais cette bonne santé a une cause morale :

« tout ainsi qu’ils ne puisent, en façon que ce soit en ces sources fangeuses, ou plustost pestilentiales, dont decoulent tant de ruisseaux qui nous rongent les os, sucent la moëlle, attenuent le corps, et consument l’esprit : brief nous empoisonnent et font mourir par deçà devant nos jours : assavoir en la defiance, en l’avarice qui en procede, aux procez et brouilleries, en l’envie et ambition, aussi rien de tout cela ne les tourmente, moins les domine et les passionne. » (p. 212)

Les Sauvages seraient donc exempts de cette plaie qui corrompt les Européens : la cupidité, et tout ce qui en découle. Il y a ici comme une annonce des critiques de Rousseau… et une préfiguration du Bon Sauvage.

Léry poursuit, cette fois à propos des femmes. Il commence par dénoncer la mode des perruques, qu’il compare aux coiffures des femmes sauvages ! De manière générale, si scandalisé qu’il soit par la nudité de ces femmes, et leur refus obstiné de se couvrir, il les trouve à tout prendre moins immorales, et moins corruptrices que les femmes européennes :

« Je maintiens que les attifets, fards, fausses perruques, cheveux tortillez, grands collets fraisez, vertugales, robes sur robes, et autres infinies bagatelles dont les femmes et filles de par-deçà se contrefont et n’ont jamais assez, sont sans comparaison, cause de plus de maux que n’est la nudité ordinaire des femmes sauvages : lesquelles cependant, quant au naturel, ne doivent rien aux autres en beauté. » (p. 234-235)

On retrouve ici une antienne des moralistes (quelque peu misogynes) qui se poursuivra jusqu’à Rousseau et au-delà : le rejet de la coquetterie, prêtée uniquement aux femmes, et qui n’est qu’artifice et fausseté.

Mais la plus violente condamnation de notre Europe, porte sur la cupidité, le goût de l’accumulation, qui entraîne tous les crimes ; au chapitre XIII, p. 310-314, Léry donne la parole à un vieillard, qui s’étonne que l’on puisse venir de si loin et prendre tant de risques pour s’emparer de « bois Brésil » ; c’est déjà une parabole qui évoque le discours du vieillard Tahitien dans le Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot. Le vieillard démontre l’absurdité qui consiste à accumuler des richesses dont on ne profitera pas soi-même ; Léry condamne ici sans appel les « rapineurs », les pillards, qui n’agissent pas en conformité avec leur propre foi. Le texte s’achève, p. 314, par une allusion aux Espagnols, qui allèrent jusqu’à piller des tombeaux (voir p. 473)…

Des relations sociales et familiales chaleureuses

Si les Sauvages se montrent d’une violence extrême à la guerre, à l’intérieur de leur tribu ou de leur famille, ils ont des relations apaisées comme on le voit p. 439 :

« Quant à la police de nos sauvages, c’est une chose presque incroyable, et qui ne se peut dire sans faire honte à ceux qui ont les lois divines et humaines, comme estans seulement conduits par leur naturel, quelque corrompu qu’il soit, s’entretiennent et vivent si bien en paix les uns avec les autres » (p. 439).

Ceci, là encore met en relief la froideur et la cruauté des Européens – et en particulier des Européennes. Léry donne pour exemple la « délicatesse » qui empêche les femmes d’Europe d’allaiter leurs enfants, et de s’occuper elles-mêmes de leurs nourrissons (p. 432) ; et par la même occasion, il critique vivement la coutume européenne consistant à emmaillotter si serré les bébés que cela leur interdisait tout mouvement, sans parler d’une hygiène déplorable…

Humains, ils ignorent aussi la tromperie :

« Les ayant expérimentés, je me fierois, et me tenois de fait lors plus asseuré entre ce peuple que nous appellons sauvages, que je ne ferois maintenant en quelques endroits de nostre France, avec les François desloyaux et degenerez : je parle de ceux qui sont tels… » (p. 464.)

Sauvagerie et anthropophagie… en Europe.

Assurément Léry exprime la plus profonde horreur à l’égard du cannibalisme ; mais celui-ci est tout autant le fait des Européens, que pourtant devrait protéger la religion et la « vraie foi ».

Il y a une forme de cannibalisme spécifiquement européenne : celle des usuriers, que Léry cite non sans une bonne dose d’antisémitisme (cette profession, généralement exercée par des juifs, ayant donné naissance à un « type », voir le personnage de Shylock dans le Marchand de Venise, ou Gobseck chez Balzac…

Toutefois, ce « cannibalisme » reste symbolique. Il y a eu pire, un cannibalisme au sens littéral du terme, pendant la Saint-Barthélémy et les jours qui suivirent… La page 376 est saisissante à cet égard ; et, pire encore, c’est au nom de la Chrétienté que pareils crimes ont été commis… (« je suis François et me fasche de le dire« , avoue Léry.)

Conclusion

S’il n’est pas question pour Léry de faire des Toupinambaoults des modèles, s’il continue de voir en eux des pêcheurs et des êtres perdus, il ne les considère pas moins comme exempts de lourdes tares imputables aux Européens. L’Europe chrétienne n’est pas moins violente et barbare, et elle possède des défauts supplémentaires : égoïsme, cupidité, fausseté et mensonge, et surtout une cupidité sans limite.

Le pouvoir chez Léry

Le pouvoir chez les Européens

Une évocation du pouvoir royal

On le voit dès le chapitre I, rien n’eût été possible sans l’intercession de l’Amiral de Coligny, « bien veu, et bien venu qu’il estoit auprès du Roy Henry 2 lors regnant ». À ce point (ch. I, p. 107), aucune critique visible de ce pouvoir, qui au contraire soutient l’expédition.

En « France Antarctique » : le pouvoir incarné par Villegagnon

Si le pouvoir royal n’est guère critiqué, il n’en est pas de même de celui qu’incarne Villegagnon. Dès le chapitre I, celui-ci est présenté comme un hypocrite et un aventurier :

Ses motivations premières sont présentées comme douteuses : « se faschant en France, et mesme ayant receu quelque mécontentement en Bretaigne » (p. 106). Le personnage agit non directement, mais par la rumeur : « il fit entendre, en divers endroits du Royaume.. » (p. 106). Dès l’abord, Léry met donc en doute la sincérité de Villegagnon : « sous ce prétexte de belle couverture », « ayant fait promesse… » (p. 106), « feignant toujours de brusler de zele… » (p. 108)

Et dès l’arrivée au Brésil, Villegagnon est présenté comme un mauvais chef :

  • Au chapitre VI commence le séjour proprement dit, et donc le pouvoir de Villegagnon. C’est un pouvoir général : à la fois politico-militaire (il commande la place forte) et religieux (il instaure un droit religieux, dispose du pouvoir judiciaire dans son ensemble ; il édicte les lois, les fait appliquer, et fait procéder aux condamnations. Un pouvoir qui ne semble limité que par la capacité de résistance de ceux qui vivent avec lui – en l’occurrence, les Réformés compagnons de Léry.
  • Un pouvoir dont il abuse dès le départ : on le voit, ch. VI, imposer aux arrivants quasiment des travaux forcés, sans tenir le moindre compte de leur état de fatigue après une traversée éprouvante !
  • Nous ne parlerons pas ici des problèmes religieux : Léry contestant dès le départ à Villegagnon sa qualité de Réformé. Mais ce qui frappe, c’est l’étendue de son pouvoir, qu’il tend sans cesse à accroître : il décide de tout, y compris de points de théologie ! (cf. p. 182)

Il semble que Léry condamne la prétention de Villegagnon de trancher sur des points comme la transsubstantation, mais que pour le reste, il n’ait pas d’objection à l’exercice d’un pouvoir absolu. Il donne même quitus à celui-ci, dans ce même chapitre VI, de son interdiction sous peine de mort de tout commerce amoureux avec les femmes indiennes.

En revanche, tout pouvoir illimité tend à devenir tyrannique, et Villegagnon n’échappe pas à cette dérive : la fin du chapitre VI raconte les tortures infligées, tant à des hommes qui ont osé lui résister, qu’à des Indiens margajas prisonniers et réduits en esclavage (esclavage qui ne choque d’ailleurs pas Léry!).

Un pouvoir qui trouve ses limites dans le refus de la « servitude volontaire » : quand il rencontre l’opposition ferme et déterminée de 15 ou 16 personne, il recule et file doux ! (cf. p. 192-193).

Le pouvoir chez les Indiens

Aux yeux de Léry, les indiens semblent n’avoir aucune véritable institution : les combats, la guerre semblent décidés collectivement, de manière indifférenciée. La seule autorité (purement morale) est exercée par les vieillards :

« combien qu’ils ne ayent entre eux roys ny princes, et par conséquent qu’ils soyent presques aussi grands seigneurs les uns que les autres, neantmoins nature leur ayant apprins (ce qui estoit aussi exactement observé entre les Lacedemoniens) que les vieillards, qui sont par eux appelez Peorerou-picheh, à cause de l’expérience du passé, doivent estre respectez, estans en chacun village assez bien obeis, quand l’occasion se presente : eux se proumenans, ou estans assis dans leurs licts de cotton pendus en l’air, exhortans les autres de telle ou semblable façon. » (p. 337)

Même la guerre est menée par un « ils » indifférencié : il n’y a pas d’ordre dans cette armée, mais seulement des individus dont chacun a à cœur de montrer sa bravoure ; ni officiers, ni stratégie : c’est un corps-à-corps comparable aux combats de l’Iliade.

Le seul pouvoir reconnu est celui des « Caraïbes », autrement dit des chamans : un pouvoir de nature religieuse. Ce sont eux qui organisent ces grandes cérémonies tri- ou quadriannuelles que décrit Léry dans son chapitre XVI. (p. 396)

Conclusion

Du côté des Indiens, une société sans institutions, sans hiérarchie, sans pouvoir, mais qui vit spontanément dans une sorte d’harmonie naturelle ; si les conflits se règlent par la violence, ils sont rares, et les hommes comme les femmes vivent entre eux dans une grande et enviable convivialité.

En revanche, du côté des Européens, on tente de reproduire en France Antarctique un ordre et des institutions européennes ; mais le pouvoir devient aussitôt tyrannique et brutal, la désunion, religieuse et personnelle l’emporte, les haines sont arrivées avec les bateaux jusque dans ces terres isolées…

Absence de pouvoir d’un côté, trop de pouvoir de l’autre : il n’existe aucun juste milieu chez Léry.

La santé chez Léry

Les Indiens, des modèles de bonne santé

Dès l’abord, les Indiens sont présentés comme des hommes sains et vigoureux :

« Bien sont-ils plus forts, plus robustes et replets, plus disposts, moins sujets à maladie : et mesme il n’y a presque point de boiteux, de borgnes, contrefaits, ny maleficiez entre eux« .(ch. VIII, p. 211.

Une telle santé s’explique par la douceur du climat, par la richesse du Brésil en plantes médicinales, comme le « Hivouaré » (p. 277), et la connaissance qu’en ont les Indiens ; mais aussi et surtout pour des raisons morales : les indiens ignorent la défiance, l’avarice, tout ce qui empoisonne la société européenne…

Ce lien étroit entre santé et morale se retrouve au chapitre XIX, lorsque Léry évoque une maladie infectieuse qu’il appelle « pians », et qu’il attribue – sans grande preuve – à une origine sexuelle, donc à la paillardise (p. 469). La maladie serait donc une punition divine…

Après avoir raillé les méthodes trompeuses des « pagés », ces guérisseurs indigènes, qui ne sauraient être aux yeux de Léry que des charlatans – ils n’ont pas lu Hippocrate ni Gallien ! –, notre auteur décrit l’étonnante indifférence des Indiens à l’égard des malades : on ne s’occupe pas de lui, on ne lui donne rien s’il ne réclame pas, et l’on ne manifeste aucun égard particulier… S’agit-il d’indifférence, d’un défaut d’empathie ? il est bien difficile de juger, à distance, une attitude que nous ne comprenons pas.

Enfin, en un dernier chapitre, Léry s’intéresse aux nourrissons : en Europe, on les traitait un peu comme des objets, les emmaillottant de manière très étroite pour éviter qu’ils ne se déforment, et en les éloignant de leur mère pour les confier à des nourrices, spécialement dans les classes aisées… Il en va tout autrement au Brésil : les enfants sont soignés par leur mère, après que le père (chose difficilement concevable en Europe, où l’accouchement est affaire exclusivement féminine) ait assisté sa femme et coupé lui-même le cordon ombilical ; et ils sont laissés libres de leurs mouvements ! Là encore, Léry manifeste sa sympathie et son admiration à l’égard des femmes indiennes, qui se relèvent presque aussitôt après l’accouchement (p. 431)…

Les Européens, marqués dans leur chair

Les Européens, face aux Indiens, semblent peu vaillants, et affaiblis :

  • Par la civilisation qui affaiblit : Léry critique vertement les femmes européennes, qui restent trois semaines alitées après les couches, et surtout refusent de s’occuper elles-mêmes de leurs enfants, préférant les confier à des nourrices… Par ailleurs, on voit que nos Français, dans la jungle, ne cessent de se blesser et de s’égratigner.
  • Par le voyage et l’aventure : à l’aller, les difficultés du voyage, et les mauvais traitements reçus à l’arrivée (ils sont quasiment condamnés aux travaux forcés) les ont épuisés. Au retour, la famine dont ils ont souffert les a durablement atteints… En comparaison, la vie des Indiens semble plutôt douce et facile, excepté dans la guerre… Proches de la nature, ils ne manquent de rien !

Les paratextes chez Léry

Si un livre, aujourd’hui, se suffit à lui-même – tout au plus l’auteur demande-t-il à une personnalité ou à un ami de lui rédiger une préface ; et parfois un artiste lui offre quelques illustrations –, il n’en était pas tout à fait de même au XVIème siècle ; à un moment où la notion de propriété intellectuelle n’était pas encore fixée, de nombreux éléments (sonnets, lettres, gravures…) accompagnaient le texte et lui donnaient, en quelque sorte, une légitimité.

Les textes

De nombreux textes accompagnent l’œuvre de Léry :

  • Une notice de l’imprimeur, ouvrant la seconde édition de 1580 ;
  • Une dédicace de Léry à François de Coligny, fils de l’Amiral assassiné en 1572 ; cette épître sera remplacée par l’épître à Louise de Coligny, sœur du précédent, après la mort de celui-ci ;
  • Différents sonnets élogieux, adressés à Léry par des amis Réformés, ou de Léry lui-même.
  • Un appendice au chapitre XV, ajouté en 1585, et montrant la cruauté et la barbarie des peuples européens, en particulier espagnols ;
  • Les « Avertissements aux lecteurs » des éditions de 1599 et 1611
  • Une liste d’auteurs cités ;
  • Des portées musicales ajoutées aux paroles des chansons, dans différents chapitres.

Les images

À l’intérieur même du texte, on trouve de nombreuses gravures, comme c’était déjà le cas du livre de Thévet.

On en trouve une liste dans l’édition Lestringant, p. 663

Les gravures des deux éditions de 1578 et 1580 sont au nombre de huit. En voici la liste :

  1. Famille Tupinamba à l’ananas, p. 213 (1580) ;
  2. Portrait du combat entre les sauvages Toüoupinambaoults et Margajas Amériquains, p. 339 (1580) ;
  3. Guerrier-bourreau à la massue et archer, p. 350 (1580) ;
  4. Massacre du prisonnier, p. 367 (1580) ;
  5. L’enfer au Brésil, avec bradypes et poissons volants, p. 383 (1580) ;
  6. Danseur et sonneur de maracas, p. 387 (1578 et 1580) ;
  7. La salutation larmoyante, p. 448 (1580) ;
  8. Le deuil Tupinamba, p. 471 (1580).

À l’exception de trois scènes (n° 2, 4 et 5), il s’agit de portraits de personnages, en gros plan, souvent accompagnés de quelques détails : un ananas (n° 1), quelques plantes (n° 3), un singe et un perroquet (n° 6), un hamac et une bassine (n° 7)…

Les Sauvages sont représentés nus, avec un corps athlétique et harmonieux (peut-être inspiré de la statuaire grecque) ; les femmes sont vues de dos (leur nudité est masquée) ou cachées par les hommes (n° 1)…

L’ensemble évoque assez peu le pittoresque ; quelques scarifications sur le corps du guerrier (n° 3), peu de détails… Leur physionomie même n’est pas vraiment éloignée de celle des Européens.

Les illustrations permettent donc de donner un sentiment de proximité par rapport aux Amérindiens.


TEXTES EXPLIQUÉS

Tempête en mer p. 117-119

La tempête en mer est un passage obligé du récit de voyage : cf. ci-dessus. Ici, Léry reprend ce « topos », de manière assez originale, mais non sans penser à des modèles illustres, notamment la tempête du Quart-Livre.

Un récit particulièrement bref de la tempête

Le récit des intempéries n’occupe que quelques lignes (1 à 4) : aucune mention des causes, des étapes de la tempête, pas l’ombre d’une description… On peut avoir l’impression que le sujet n’est pour Léry qu’un prétexte. C’est un moment bien menu, après une longue digression (marquée par « Or pour retourner à notre route« ) ; ensuite, un balancement (« non seulement… mais aussi« ) fait que la rudesse de la mer, la hauteur vertigineuse des vagues (jusqu’au tillac, c’est-à-dire au pont supérieur du navire) ne sont qu’un aspect, et sans doute le moins important, de l’événement.

La fin de la tempête est évoquée encore plus brutalement : « après donc que ceste tempeste fut cessée… » (p. 119).

Ce qui focalise l’attention : la réaction des hommes

Comme chez Rabelais, ce qui importe à Léry, c’est la manière dont les hommes vont se comporter face à un événement qui les met en face de leur propre mort.

Le premier effet de la tempête, c’est la perte d’équilibre et de repères. Ils ont « les sens defaillis et chancelans comme yvrongnes » ; même les plus aguerris ne peuvent tenir debout. Léry montre ce gigantesque ébranlement en multipliant les intensifs : « tellement… que », « tellement haut eslevé… que », « si bas que »… ; les termes sont hyperboliques : « épouvantables montagnes d’eau » (l’image était encore nouvelle), « monter jusques au ciel », « les plus profonds gouffres et abysmes », « un million de sépulchres », « merveilles de l’Eternel »… Hyperboles renforcées par les antithèses : haut / bas, montagnes / gouffres, sépulchres / merveilles… Un dialogisme (« n’est-ce pas… ? Il semble bien qu’ouy ») rend le texte encore plus vivant : le Narrateur nous prend à témoins.

Mais là encore nous n’en saurons pas plus sur le vécu de Léry : la peur, l’effroi ne sont jamais nommés, et aucun élément de récit ne vient rappeler le témoignage vrai. On est très loin des attitudes contrastées de Frère Jean, Pantagruel et Panurge dans de semblables circonstances…

Un exercice littéraire… et spirituel

Le texte apparaît en fait comme une double réécriture :

  • D’abord la réécriture du Psaume 107, lui-même traduit par Clément Marot : or l’on connaît l’importance des Psaumes pour les protestants, à la fois textes sacrés et signe de ralliement… Le texte apparaît comme une « paraphrase libre », ou comme une amplification.
  • Plus surprenant, la réécriture de quelques vers de la Satire XII de Juvénal, texte on ne peut plus profane, que Léry « christianise », en un sens protestant : le dernier vers, « Car c’est Dieu seul qui peut sauver sa vie« , reprend à la fois la sage attitude des Évangélistes, qui refusent tout recours aux Saints et à la superstition, et le credo des Protestants, qui refusent toute entremise de Marie. Le texte en outre, ajoute au pathétique de la tempête en insistant sur la fragilité du navire : l’épaisseur de « quatre ou cinq doigts » sépare seulement l’homme de la mort…

Conclusion

Léry s’attarde donc assez peu sur la tempête et ses dangers ; il n’y voit en somme qu’une épreuve, que la foi seule peut surmonter, et qui met en relief la fragilité humaine – et la folie des hommes, qui bravent de tels périls. Mais ce n’est manifestement pas l’essentiel de son propos : les plus grands périls du voyageur sont encore à venir, et ce sont des périls religieux, moraux.

Description de l’Île de Coligny p. 198-201.

La baie de Rio en 1555

Une description qui suit le trajet des navires

La plupart de ces régions étaient à peu près inconnues, donc peu ou pas cartographiées ; Léry profite donc de son récit pour en dresser une description précise, utile aux futurs navigateurs ; d’où la précision des détails.

Nous suivons donc exactement la progression du navire : d’abord l’entrée dans la baie marquée par trois îlots assez dangereux, puis un détroit d’environ 600 m de large, avec à gauche le fameux « pain de sucre » que les Français (souvent Normands !) ont, eux, baptisé « pot de beurre » ; puis le rocher du Ratier, à propos duquel s’élèvera une polémique assez peu élégante de Thévet. Enfin, l’île où abordera la flotte est décrite plus précisément : diamètre (un peu moins de 10 km), toute en longueur, offrant des protections naturelles.

À partir de la ligne 26, Léry adopte un point de vue plus « terrien » : il s’intéresse cette fois à l’installation des colons sur cet îlot : une maisonnette sur chaque « montagne » qui borde l’île à chaque bout, une maison au centre, dominant comme une sorte de donjon la partie aplanie où se trouvaient la salle commune et les logements des quelque 80 habitants, construits « à la manière des Sauvages » : en somme, des cases en bois recouvertes d’herbes. On notera le constraste entre la demeure de Villegagnon, avec « un peu de charpenterie » et de maçonnerie, et l’extrême précarité du reste de l’établissement.

Un endroit digne d’une « utopie »

Si nous ne savions de source sûre que cette installation était bien réelle, nous aurions pu la confondre avec une Utopie, dont elle se rapproche par bien des traits :

  • L’insularité : L’îlot Coligny est difficile d’accès, protégé de tous côtés : « environnée qu’elle est de petits rochers à fleur d’eau, qui empeschent que les vaisseaux n’en peuvent approcher plus pres que la portee du canon, elle est merveilleusement et naturellement forte. » ; en outre, pour y aborder en venant du large, il faut la contourner… (l. 25-30)
  • Le relief, qui offre des abris naturels : deux montagnes aux deux bouts, un rocher au centre.

Tout semble donc favorable à l’installation d’une petite société idéale…

Mais une ambiance délétère

Portrait imaginaire de Nicolas Durand de Villegagnon – XVIIème siècle

Tout concourt à montrer l’impéritie du chef de l’expédition et des siens, Villegagnon. La première mention de lui est pour montrer, d’une manière apparemment objective, une erreur :

… « le Ratier, sur lequel Villegagnon à son arrivée, ayant premièrement posé ses meubles et son artillerie, s’y pensa fortifier : mais le flus et reflus de la mer l’en chassa.« 

Il est probable qu’ici Léry, volontairement ou non, exagère : il est peu vraisemblable que Villegagnon ait jamais pensé installer plus de 80 personnes sur un rocher si exigu. Sans doute a-t-il simplement essayé, un peu plus tard, d’y installer une petite batterie…

La seconde mention (sans le nommer) de Villegagnon se trouve dans cette pique, elle aussi probablement injuste :

« si elle eust ésté bien gardée, il n’eust pas esté possible de la forcer ni de la surprendre, comme les Portugais, par la faute de ceux que nous y laissasmes, ont fait depuis notre retour »…

La troisième allusion montre que Villegagnon s’est octroyé la seule maison à peu près digne de ce nom sur l’île ; toutes les autres ne sont que des « loges », c’est-à-dire des cases, habitat extrêmement minable aux yeux de Léry, et qui témoigne du peu de considération de Villegagnon pour ses hommes et leur sécurité !

Enfin, il va jusqu’à lui faire grief d’avoir attribué à la colonie le nom de l’Amiral de Coligny !

L’amiral Gaspard de Coligny – école de Clouet

Tout, dans la présentation des deux hommes, est fait pour rehausser l’un et rabaisser l’autre : l’un est nommé simplement « Villegagnon » ; toutes ses actions, même avant sa conversion au catholicisme, sont considérées soit comme le résultat de calculs mesquins, soit comme des erreurs ou des faiblesses… À l’inverse, Coligny est désigné par tous ses titres, « Messire Gaspard de Coligny Admiral de France », et l’on rappelle l’appui essentiel apporté à l’entreprise de Villegagnon, et dont le nom est encore glorifié par le martyre de 1572. Comme si, dès son arrivée au Brésil, Villegagnon avait prémédité de livrer aux Portugais un fort portant le nom de Coligny !

Conclusion

S’instaurent donc ici les grandes lignes de la démonstration de Léry : la « France Antarctique » avait tous les moyens de devenir une Utopie réelle : le milieu était hostile, entre les Sauvages d’un côté, les Portugais de l’autre, décidés à chasser les Français du Brésil ; mais le lieu choisi était sûr, bien protégé. Ce qui a causé sa perte, c’est d’abord la faillite d’un chef, son incapacité à conserver une petite communauté soudée ; dès l’arrivée, le ver, c’est- à-dire la discorde, était déjà dans le fruit.

Le chapitre X, jusqu’à « à le contempler », p. 256-269.

Contrairement à Thomas More dans son Utopie, Jean de Léry est confronté à une altérité bien réelle, et qui le fascine. Une altérité qui ne concerne pas seulement les hommes et leurs institutions, mais la nature elle-même, les plantes et les animaux :

« J’advertiray en un mot, au commencement de ce chapitre, que pour l’esgard des animaux à quatre pieds, non seulement en général, et sans exception, il ne s’en trouve pas un seul en ceste terre du Brésil en l’Amérique, qui en tout et par tout soit semblable aux nostres« , p. 257.

Notre découvreur va alors se trouver confronté au problème d’avoir à décrire une réalité qu’il ne peut ni prouver, ni réellement partager avec son lecteur : voir ci-dessus.

Pour décrire ces animaux, Léry va d’abord devoir trouver une logique ; ici, celle des Indiens, celle aussi de la survie : il commence par les animaux comestibles.

Le tapir, ou « âne-vache »

Un tapir

Cet animal, inconnu en Europe, est d’abord nommé par Léry avec son nom indien : le Tapiroussou, qui lui donnera d’ailleurs son nom moderne ; puis il procède à une description mêlée avec des approximations : il a des traits d’une vache, et d’autres d’un âne. Puis il en note l’utilité pour les Indiens : d’abord la fabrication de boucliers ronds en cuir, puis la nourriture ; s’ensuit la description précise du « boucan », qui sert à la fois à cuire, et à sécher la viande pour la conserver. Léry fait ici œuvre d’ethnologue.

Le Seouassou, sorte de cerf ou biche.

Il est difficile d’identifier précisément cet animal, plus petit que nos cerfs, avec de petites cornes et de longs poils.

Le Taiassou, ou pécari.

Un pécari

Cette fois, Léry ne se contente pas de décrire ; il s’appuie sur l’autorité de Gomara ; en effet, cet animal, assez semblable par ailleurs à nos sangliers, présente ce que notre auteur identifie comme « une difformité étrange » : une ouverture (« un pertuis ») par lequel Léry croit que l’animal respire (en fait, une glande).

Agouti, Tapiti, Paca, Sarigue et Tatou

En une page, Léry passe ensuite en revue trois animaux, que l’on a pu identifier : l’agouti (dont le nom a été emprunté aux Indiens), le tapiti, sorte de lièvre ou de lapin, et enfin le paca.

Un agouti

Un tapiti, « Sylvilagus brasiliensis andinus »

Un paca

Les trois animaux sont d’abord désignés par leur nom indigène, puis comparés à une réalité connue (« un cochon d’un mois« , « nos lièvres« , « un moyen chien braque« ), avant d’être décrits en quelques traits, et caractérisés par leur utilité, gustative ou autre. On notera que jamais Léry n’emploie une classification qui nous serait familière ; mais il faudra attendre Linné (18ème siècle) pour que la notion (et le nom) de « mammifère » apparaisse.

Une Sarigue

 

La Sarigue (« Sarigoy ») se distingue par le fait de sa puanteur qui la fait immédiatement comparer au putois. On notera que pour chaque animal, Léry fait appel à sa propre expérience : il l’a entendu nommer, il l’a vu et en a goûté…

Un tatou

On notera ici la précision de Léry, et en même temps la volonté de se démarquer d’autres auteurs, notamment ici Pierre Belon – dont le dessin, précisément, manquait de justesse : il avait représenté le tatou haut sur pattes. Encore une fois, il insiste sur la réalité de son expérience. Le tatou est sûrement la bête la plus étrange, la plus différente de tout ce qui existe en Europe ; même s’il le rapproche du hérisson, il ne peut introduire une véritable analogie.

Tous les animaux énumérés jusque là appartiennent à ce que nous appelons maintenant les mammifères ; puis il passe aux reptiles et aux batraciens : ce qui tend à prouver que même si les hommes du 16ème siècle ignoraient encore notre nomenclature, ils avaient déjà procédé à des observations, et tenté déjà d’ordonner le monde qui les entouraient en catégories cohérentes.

Les crocodiles, ou « Jacaré » et autres reptiles ou batraciens.

Ce court passage (p. 264-266) sur les crocodiles semble à plusieurs détentes :

  • Rapporter une expérience vécue : il a réellement vu de petits crocodiles que les Indiens traitent un peu comme des animaux domestiques, et d’autre part, il a entendu parler, par des vieillards indigènes, d’une espèce plus grande et plus agressive ; on remarquera qu’ici, rien n’indique un caractère extraordinaire, fantastique, de ces animaux.
  • Une allusion à des « mirabilia » de Pline lui donne l’occasion de se défendre contre une imputation mensongère de Thévet : lui-même n’a jamais prétendu qu’il existait à Panama des « jacaré » de 100 pieds de long ! Or Pline était un auteur respecté…

Léry cite ensuite deux types d’animaux, des lézards comestibles, de gros crapauds également mangeables (sans doute le crapaud-buffle), et des serpents ou anguilles, non venimeux, et qu’ils consomment également.

Notre passage s’achève par un récit : la rencontre fortuite et assez terrifiante d’un lézard géant, peut- être un varan, un sucuri ou un tegu

Un tegu

Le récit n’est pas dépourvu d’humour : Léry insiste sur l’imprudence initiale des Européens, partis sans guide et sans armes valables, leur insouciance – ils ne sont nullement alertés par un bruit inhabituel – et leur impuissance un peu ridicule face au monstre. Celui-ci, décrit avec précision, ressemble à une bête fantastique : sa taille, son souffle… et finalement sa fuite ! La conclusion, elle aussi humoristique (le lézard se serait plu à les regarder…) fait encore une fois allusion à Pline.

Le récit n’a rien, en réalité, de fantastique : si l’animal est particulièrement gros (mais nous savons qu’il en existe de plus grands), rien dans son allure ni son comportement (son souffle est fort parce qu’il fait chaud) n’échappe à une explication rationnelle.

Conclusion

Léry doit donc décrire une réalité totalement étrangère et inconnue, par laquelle il ne dispose que de noms eux-mêmes étrangers : ceux que lui ont donnés les Indiens.

L’intérêt qu’il porte à ces animaux est double : d’abord purement utilitaire, car il faut bien se nourrir ! La première catégorie citée est donc celle des bêtes comestibles. Le second intérêt est la prudence : certains animaux sont dangereux. Les crocodiles, les serpents et les lézards géants appartiennent à ces deux catégories à la fois. Le « Jan-ou-are » (Jaguar), lui, est un pur prédateur (« une bête ravissante »).

Pour faire connaître cette réalité, Léry ne dispose que de peu d’outils, d’autant que le seul de ses compagnons qui pourrait les dessiner s’y refuse : il n’a donc que la description (avec le double risque d’être inexact ou incomplet, et de n’être pas cru), et l’analogie.

Le monde qu’il nous décrit nous apparaît donc comme réellement nouveau et étranger, au rebours de celui que nous promettait Thomas More