Germanicus, « Les Phénomènes d’Aratos » (entre 16 et 19 apr. J.-C.)

Portrait de Germanicus – Musée Saint-Raymond (Toulouse)

Quand Germanicus publie sa version des Aratea, en 16 ou 17 après J-C, c’est déjà un homme fait (33 ans environ), un général auréolé d’une gloire incomparable pour avoir vengé les morts du désastre de Varus et remporté de nombreuses victoires ; fils adoptif de Tibère, il jouit d’une popularité inégalée. Sa traduction des Aratea, qui nous est parvenue, apparaît donc comme une sorte de divertissement, une manière de prouver qu’il n’était pas seulement un chef de guerre exceptionnel, mais un lettré et un poète.

Contrairement à Cicéron, Germanicus n’était pas un débutant lorsqu’il entreprit cette traduction ; il disposait vraisemblablement d’une riche bibliothèque, qu’il maîtrisait bien. Non seulement il tient compte, le plus souvent, des critiques d’Hipparque, mais il y ajoute d’autres sources : les Catastérismes d’Ératosthène de Cyrène, les Scholies à Aratos, les commentaires d’Hygin et peut-être de Géminos, sans oublier Ovide… On peut mentionner également des sources iconographiques, telles que les globes peints, dont l’Atlas Farnèse nous offre une bonne illustration. Le poème de Germanicus est donc, d’abord, l’œuvre d’un « honnête homme » au sens de la Renaissance, qui d’ailleurs préfère parfois des versions rares et érudites des légendes, issues de compilations alexandrines ; voici, par exemple, comment il décrit le signe du Capricorne :

« Cochlidis inuentor, cuius Titania flatu
proelia commisit diuorum laetior aetas
bellantem comitata Iouem, pietatis honorem,
ut fuerat geminus forma, sic sidere, cepit. »

L’inventeur de la conque, par le souffle de laquelle
une génération plus heureuse de dieux mena les combats des Titans
et accompagna Jupiter au combat, reçut pour récompense de sa piété
de garder comme étoile sa double forme. (v. 554-557)

Germanicus s’éloigne ici de son modèle aratéen ; il fait référence à une légende attribuée à Épiménide de Crète, qui identifiait le Capricorne à l’Égipan, un être hybride mi-chèvre mi-poisson, frère de lait de Jupiter.

Germanicus était-il, comme le dit Henri Bardon (« Germanicus, Les phénomènes d’Aratos, texte établi et traduit par Le Boeuffle (André) ». In: Revue belge de philologie et d’histoire, tome 55, fasc. 4, 1977,pp. 1250-1251), un très bon général qui eut le tort de se prendre pour un poète ? Certes, il ne présente, loin s’en faut, ni l’inventivité ni le souffle cosmique d’un Lucrèce ; mais c’est un humaniste, conscient, rigoureux, qui maîtrise en honnête homme son sujet. Sans doute même était-il meilleur scientifique qu’Aratos lui-même ; ainsi, dans sa description du Tropique du Cancer, v. 459-481, il se montre plus précis que son modèle, n’hésitant pas à se référer à des calculs, ni à s’inspirer de globes peints.

La composition des Aratea

  • Prologue à Auguste (v. 1-16)

Aratos commençait son poème par un hymne à Zeus ; Cicéron fit probablement de même, si l’on en juge par les quelques mots conservés : « A Ioue Musarum primordia… » qui rappellent l’incipit d’Aratos : Ἐκ Διὸς ἀρχώμεσθα… Rien de tel chez Germanicus : entre temps, l’empire s’était imposé, et avec lui le culte impérial ; c’est donc à son « Diuus pater » que Germanicus s’adresse. À cette date, il ne s’agit sûrement pas de Tibère, son père adoptif : celui-ci a interdit tout culte de son vivant, et en outre, depuis l’interruption brutale, sur ordre impérial, de la campagne de Germanie, les relations étaient glaciales. On doit penser plus sûrement à Auguste, son grand-oncle, mort le 19 août 14 et divinisé en septembre de la même année.

  • Description des étoiles fixes (v. 17-436)
  • Les Planètes et les cercles (v. 437-572)
  • Les synchronismes des levers et des couchers (v. 573-725)

Le poème s’interrompt assez brutalement au v. 725, qui correspond au v. 732 d’Aratos ; le texte semble donc s’arrêter peu avant la fin de la première partie du modèle ; quant aux Pronostica, on n’en trouve même pas une trace évidente dans l’ensemble des fragments conservés en plus des Aratea.

 

Un exemple de traduction : Les Pléiades (v. 255-269)

Les neuf principales étoiles composant les Pléiades
NASA, ESA and AURA/Caltech, Public domain, via Wikimedia Commons – Pour agrandir, cliquez sur l’image.

Ce passage correspond à celui d’Aratos et à la traduction de Cicéron.

Poplite sub laeuo, Tauri certissima signa,                               255
Pleiades suberunt, breuis et locus occupat omnis,
nec faciles cerni, nisi quoid coeuntia plura
sidera communem ostendunt ex omnibus ignem.
Septem traduntur numero, sed carpitur una,
deficiente oculo distinguere corpora parua.                            260
Nomina sed cunctis seruauit fida uetustas :
Electra Alcyoneque Celaenoque Meropeque
Asteropeque et Taygete et Maia parente
caelifero genitae (si uere sustinet Atlas
regna Jouis superosque atque ipso pondere gaudet).            265
Lumine non multis Plias certauerit astris,
praecipuo sed honore ostendit tempora bina,
cum primum agricolam uernus tepor admonet agri
et cum surgit hiems portu fugienda peritis.
Sous son jarret gauche1, signe le plus certain du Taureau, se trouveront les Pléiades2, et un petit espace les contient toutes, et elles ne sont pas faciles à voir, si ce n’est que de nombreuses étoiles qui se réunissent montrent un feu commun provenant d’elles toutes. On dit qu’elles sont au nombre de sept, mais l’une d’elles est affaiblie, l’œil ne pouvant distinguer les petits objets3. Mais la fidèle postérité a conservé à toutes leur nom : Électra, Alcyone, Célaino, Méropé, Astéropé, Taygète et Maia, nées d’un père qui porte le ciel4 (si vraiment Atlas soutient le royaume de Jupiter et les dieux, et se réjouit de sa propre charge). La constellation des Pléiades ne pourrait lutter par sa lumière avec de nombreux astres, mais par un honneur spécial elle montre deux saisons, d’abord quand la tiédeur du printemps rappelle au paysan son champ, puis que survient l’hiver, que les gens d’expérience doivent fuir au port5.

Notes :

  1. Poples, poplitis peut signifier « le jarret » ou « le genou ». Aratos parlait bien du genou gauche de Persée ; mais Hipparque avait dénoncé cette erreur ; à sa suite, Diodore d’Alexandrie avait modifié le texte d’Aratos en ὑπογουνίδος : il faut donc préférer ici la traduction par « jarret ». (voir A. Le Boeffle, p. 17 n. 4)
  2. Germanicus conserve le nom grec Pléiades, contrairement à Cicéron qui le « romanise » en Vergiliae. Germanicus, v. 257-58 fait peut-être allusion à l’étymologie de ce mot, dont la racine, *pel- signifie « se rassembler en foule ».
  3. Germanicus résout ainsi une contradiction entre Aratos, qui affirmait que les Pléiades ne sont que six, et Hipparque, selon lequel on pouvait réellement en apercevoir sept, par temps très clair et sans lune. Pour mémoire, nous savons aujourd’hui que cet astérisme compte en réalité plus de 3 000 étoiles…
  4. Ici, Germanicus innove ! Atlas n’est mentionné ni par Aratos, ni par Cicéron. Cette légende qui faisait des Pléiades les filles d’Atlas se trouve dans les Catastérismes d’Ératosthène de Cyrène mais également chez Vitruve (6, 7, 6), Hygin, Astr. 2, 21, Virgile (Géorgiques, 1, 221) et Ovide (Fastes, 3, 105). Ajoutons que la légende semble le laisser sceptique…
  5. Comme chez Hésiode, les Pléiades marquent par leur lever, en mai, le retour de l’été et le début de la navigation, et par leur coucher, fin novembre, le début de l’hiver et le mare clausum, cette période où seuls les fous se risquent à naviguer…

Quand le Scorpion chasse Orion… (v. 644-660)

Scorpios exoriens, quem clarus fugerit Amnis,
Scorpios Oriona fugat, pauet ille sequentem.                              645
Sis uati placata, precor, Latonia uirgo ;
non ego, non primus, ueteres cecinere poetae,
uirginis intactas quondam contigere uestes
ausum hominem diuae sacrum temerasse pudorem.
Deuotus poenae tunc impius ille futurae                                       650
nudabatque feris ambusto stipite siluas
pacatamque Chion dono dabat Œnopioni.
Haud patiens sed enim Phoebi germana repente
numinis ultorem media tellure reuulsa
Scorpion ingenti maiorem contulit hostem.                                    655
Parcite, mortales, numquam leuis ira deorum.
Horret uulnus adhuc et spicula tincta ueneno
flebilis Orion et quamquam parte relicta
caeli paene fugit, tamen altis mergitur undis,
Scorpios ardenti cum pectore contigit ortus.                                660
Le Scorpion qui se lève, qu’a fui le clair Fleuve, le Scorpion met en fuit Orion, et celui-ci a peur qu’il le poursuive. Sois bienveillante au poète, je t’en prie, vierge fille de Latone ; je ne suis certes pas le premier, mais d’antiques poètes ont chanté l’homme qui osa un jour toucher tes purs vêtements de vierge, et profaner la pudeur sacrée d’une déesse. Alors cet homme impie voué au châtiment à venir dépouillait de ses bêtes les forêts avec un bâton durci au feu, et livrait à Œnopion, en guise d’offrande, la paisible Chios. Ne le supportant pas, en effet, la jumelle de Phoebus, soudain, ayant fendu la terre par le milieu, fit surgir devant le géant un Scorpion, vengeur de la puissance divine, ennemi plus grand que lui. Prenez garde, mortels, jamais la colère des dieux n’est légère. Le malheureux Orion redoute encore la blessure et le dard imprégné de poison, et bien qu’il fuie à grand peine la partie du ciel qu’il a laissée, cependant il plonge dans les eaux profondes, lorsque le Scorpion a touché l’orient de sa poitrine ardente.