Aviénus (305-380 ap. J-C)

Monument à Rufus Festus Avienus, en souvenir de son ouvrage « Ora Maritima », Salou, province de Tarragone, Espagne. Domaine public via Wikicommons

Rufus Festus Avienus est né en Étrurie, à Volsinies, vers 305. On sait peu de choses de ce membre de l’aristocratie romaine du Bas Empire ; il épousa, vers 330, une certaine Placida, et fut deux fois proconsul, en Achaïe, puis en Afrique. Il mourut peut-être en 374, exécuté pour une sombre histoire d’adultère, mais plus probablement vers 380.

Il est surtout connu par son œuvre poétique, dont il nous reste trois ouvrages :

  • Descriptio Orbis Terrae (description de la Terre), un ouvrage de géographie en hexamètres dactyliques ;
  • Ora Maritima, une précieuse description des côtes de l’Europe, en trimètres iambiques
  • Les Phénomènes d’Aratos, ou Aratea, en hexamètres dactyliques, datées sans doute de 360.

De nombreuses autres œuvres ont été perdues.

Les Aratea

Les textes

  • Aviénus, Les Phénomènes d’Aratos, texte établi et traduit par J. Soubiran, éditions Les Belles-Lettres, Paris, 2003.

Postérieures à Lactance qui ne cite pas Aviénus parmi les traducteurs d’Aratos, elles datent probablement de 355-360 apr. J-C ; l’œuvre compte 1878 hexamètres au lieu des 1154 que comptait celle d’Aratos, ce qui représente une amplification de plus de 700 vers. C’est beaucoup plus que les traductions de Cicéron et de Germanicus.

S’agit-il pour autant d’un pur exercice littéraire ? En effet, si dès le 1er siècle av. J-C les données astronomiques ne correspondaient plus au ciel observable à Rome, qu’en dire quatre siècles plus tard ! Les Aratea n’étaient ni destinées à servir d’almanach aux paysans ni aux marins, ni utiles sur un plan strictement scientifique : Hipparque puis Claude Ptolémée étaient passés pas là. Pourquoi donc cette traduction à ce moment-là ?

Composition du poème

Aviénus reprend exactement la composition des Phénomènes d’Aratos :

Hymne à Jupiter, v. 1-76

Zeus de l’Artemision – musée archéologique d’Athènes

18 vers chez Aratos, 76 chez Aviénus : on est ici bien au-delà d’une simple amplification ; en réalité ce long développement ne doit pas grand-chose à Aratos. En revanche, il se situe dans la tradition qui va d’Hésiode (prologue de la Théogonie) à Lucrèce (invocation à Vénus), ou à Virgile (adresse liminaire des Géorgiques) ; mais ses formules laudatives évoquent plutôt les hymnes plus tardifs, notamment orphiques.

  • Vers 1 à 4

Le poète se place sous la protection de Jupiter, sous la forme d’une litanie, où le nom du dieu est répété 6 fois : la redondance est quelque peu verbeuse, comparée au sobre « Ἐκ Διὸς ἀρχώμεσθα » d’Aratos…

  • Vers 5 à 21

Le Dieu est présenté comme principe de mouvement et harmonie universelle : Aviénus s’éloigne donc d’Aratos, se plaçant sur un plan métaphysique beaucoup plus que pratique. Il s’inspire des Stoïciens, notamment Cléanthe.

………………………………………………..Hic tener aer
materiaeque grauis concretio, sucus ab alto                         10
corporibus caelo, cunctarum alimonia rerum ;
flos et flamma animae : qui discurrente meatu
molis primigenae penetralia dura resoluens
impleuit largo uenas operatus amore,
ordinis ut proprii foedus daret. Iste calorem                        15
quo digesta capax solidaret semina mundus
inseruit. Rite hunc primum, medium atque secundum
uox secreta canit : sibi nam permixtus utrimque
et fultus sese geminum latus, unus et idem est
auctor agendorum propriique patrator amoris                     20
et mundi uere sanctus pater. […]
………………………………………………Celui-ci est l’air délicat et le lourd assemblage de la matière, le suc venu du haut du ciel pour les corps, l’aliment de toutes choses ; la fleur et la flamme de la vie : lui qui, par un chemin courant çà et là, brisant la dure profondeur de la masse primitive, a rempli par son travail les veines de son vaste amour, afin de lui donner la cohésion de sa propre organisation. Il y mêla la chaleur, afin que le vaste monde agrège grâce à elle les particules éparses. Selon le rite une voix secrète le chante en premier, au milieu et ensuite : en effet, mêlé à lui-même de part et d’autre, et soutenu des deux côtés, il est un et le même auteur des actions à accomplir et l’exécuteur de son propre amour, et véritablement le père sacré du monde.

Jupiter, qu’il faut célébrer « en premier et en dernier » selon la formule (primum, medium atque secundum), devient l’incarnation du mundus lui-même. Si l’on en croit J. Soubiran, ce dieu se confondrait ici avec la figure de Janus bifrons, dieu primitif encore vénéré à l’époque impériale, comme l’indique la formule finale : mundi sanctus pater. Les vers 18 à 20, assez obscurs, s’expliqueraient ainsi : « sibi nam permixtus utrimque et fultus sese geminum latus » serait une évocation de la sphère, dont les deux hémisphères, joints par l’équateur, sont unis et opposés comme la double figure de Janus.

Ces premiers vers montrent le chaos originel, et les forces qui mèneront à la construction du monde : les quatre éléments dans les vers 5 à 9, « l’amour » (la φιλία aristotélicienne) et la chaleur…

  • Vers 21 à 31 : naissance d’un univers organisé

Dans ces 10 vers, Aviénus décrit de manière très allusive l’univers organisé par le dieu : la sphère céleste des fixes et ses deux hémisphères, l’un visible et l’autre invisible (Aetheris atque Erebi, v. 30) ; l’écliptique oblique (pigra inclinatio nodi, où nodi désigne sans doute l’intersection de l’Équateur et de l’écliptique ; inclinatio = l’obliquité, et « pigra » (paresseuse) signifierait que cette obliquité est modérée… mais J. Soubiran hésite sur cette interprétation). Il mentionne ensuite les cinq planètes-divinités, Saturne, Jupiter, Mars, Vénus et Mercure (insociabilium discretio iusta deorum, juste séparation des dieux inconciliables) ; mais le texte est obscur, et pourrait aussi désigner la juste répartition (discretio iusta) des trois parties de l’univers entre Jupiter (le ciel), Neptune (la mer) et Hadès (les Enfers).

  • Vers 32-35 : transition, le Soleil et la Lune
cuius et extremum tellus opus, ignea cuius
lumina sunt late, sol et soror, ille diei
tendat ut infusi rutilum iubar, altera noctis
ut face flammanti tenebrosos rumpat amictus.              35
De lui aussi est la terre, son dernier ouvrage, de lui dans l’espace sont les lumières ignées, le Soleil et sa sœur, lui pour qu’il déploie l’éclat éblouissant du jour répandu, l’autre pour qu’elle rompe de son faisceau enflammé les voiles ténébreux de la nuit.

La terre est donc au centre, entourée du soleil et de la lune (ici personnifiés, comme l’indique le mot « soror » par Apollon-Phœbus et sa sœur Artémis-Phœbé.

  • Vers 36-46 : La Terre

Aviénus rappelle le rôle du Soleil et des constellations : déterminer les saisons, et par conséquent les activités humaines, agriculture et navigation. Ici notre poète reprend quelques bribes du prœmium d’Aratos (v. 7-10).

  • Vers 47-66 : L’intelligence

Aratos se livre ensuite à un éloge de la science. Après une allusion à la théorie platonicienne de l’âme (v. 46-52), il fait référence à la naissance de l’astronomie ; il cite Eudoxe comme le premier savant à avoir étudié les astres – ce qui, bien entendu est faux : voir ici ; et bien sûr Aratos.

  • Vers 67-76

Aviénus se relie directement à Aratos, en « oubliant » ses devanciers latins, Cicéron et Germanicus, que pourtant il connaissait. Il ne dit rien non plus du réel objectif de son ouvrage, se limitant à une visée purement utilitaire, alors que celle-ci, à cette époque, n’était évidemment plus d’actualité.

Description des « fixes », v. 77-907

Cette partie reprend la description d’Aratos, mais en 830 vers au lieu des 431 vers de son prédécesseur, soit presque le double ! Aviénus respecte globalement son devancier, au point même d’ignorer volontairement les corrections d’Hipparque, pourtant reprises par Germanicus ; mais il y a adjoint de très nombreux ajouts, provenant non seulement des scholies d’Aratos, mais aussi de tout un corpus : notamment les Catastérismes d’Érathosthène et les Astronomica d’Hygin, notamment concernant les mythes stellaires. D’autres ajouts sont des catalogues d’étoiles de certaines constellations.

Planètes et cercles du ciel, synchronismes des levers et couchers, vers 908-1325

  • Les planètes, v. 908-923

Alors qu’Aratos se refusait à décrire le mouvement des planètes et à les nommer, suivi en cela par Cicéron et Germanicus, Aviénus s’attarde sur leur double mouvement (d’ouest en est, et diurne d’est en ouest) ; ces faits étaient connus à l’époque.

  • Les cercles, v. 924-1059

Aviénus, comme Aratos (v. 462-468) aborde ensuite les « cercles », au nombre de quatre : l’Équateur, les deux Tropiques, et le Zodiaque, auxquels s’ajoute la Voie lactée – on ignorait alors qu’il s’agissait de notre propre galaxie. Ces cercles permettent d’établir les coordonnées des différentes constellations ; les levers et couchers de chaque constellation au moment où se lève chaque signe du Zodiaque offrent une horloge approximative la nuit.

  • Les synchronismes des levers et couchers, v. 1060-1325

La description des « synchronismes » était donc essentielle, mais aussi très délicate à traiter : les constellations ayant déjà été décrites dans la première partie, il était difficile d’éviter les redites, et tout autant d’ajouter des notations pittoresques. Par ailleurs, c’était aussi la partie la plus contestable, car on savait depuis Hipparque qu’un bon nombre de données étaient fausses dès le IIIe s. av. J-C. Voici ce qu’en dit J. Soubiran :

« Tandis que Germanicus s’est efforcé, mais sans constance, de rectifier Aratos d’après Hipparque, ni Cicéron ni Aviénus ne s’en sont souciés. En son temps, en son lieu, l’adaptation d’Aviénus avait perdu toute valeur scientifique – son auteur en eut-il conscience ? – et ne pouvait servir à l’étude du ciel réel. » (op. cit. p. 60)

  • Un exemple de synchronisme : Lever du Scorpion et fuit d’Orion, v. 1170-1193

Scorpius ingentem perterritat Oriona                                1170
Proserpens pelago. Vetus o Latonia uirgo,
fabula, nec nostro struimus mendacia uersu :
prima nefas duri compegit germinis aetas,
prima dedit populis. Caecus mos mentis acerbae
immodicusque furor sceleris penetrauerat oestro             1175
impia corda uiri. Caluerunt dira medullis
protinus in mediis incendia, plurimus ardor
pectore flagrauit. Tene improbus ille procaxque,
te, dea, te dura ualuit contingere dextra,
cum sacrata Chii nemora et frondentia late                       1180
bracchia lucorum, cum siluae colla comasque
deuotae tibimet manus impia demolita est
audax ut facinus donum daret Oenopioni ?
Digna sed immodico merces stetit ilicet ausu :
nam dea, nubiferi perrumpens uiscera montis,                  1185
dirum antris animal saeuos uomit hostis in artus.
Ergo ut falcatis monstrum petit Oriona
morsibus et totas in membra ferocia chelas
intulit, ille mali poenas luit. Ista furori
praemia debentur, sunt haec commercia laesis                 1190
semper numinibus. Metus hic, metus acer in astro
permanet et, primo cum Scorpius editur ortu,
Orion trepido terrae petit extima cursu.

Le Scorpion terrifie le gigantesque Orion en sortant lentement de la mer. C’est une fable ancienne, ô vierge fille de Latone, et nous ne forgeons pas de mensonge en nos vers : un âge primitif a composé ce crime d’une progéniture sauvage, et qui l’a donné aux peuples. Le caractère aveugle d’un esprit cruel et une fureur sans limite avaient pénétré le cœur impie de cet homme de l’aiguillon du crime. Aussitôt brûlèrent au fond de ses moëlles de terribles incendies, un feu multiple ravagea sa poitrine. Est-ce toi que ce malhonnête et impudent, toi, déesse, toi, osa toucher de sa main cruelle, lorsque sa main impie eut abattu les bois sacrés de Chios et les larges bras feuillus des bosquets, lorsque les cous et les chevelures des forêts qui t’étaient dédiées, afin que cet audacieux offrît un don criminel à Œnopion ? Mais aussitôt surgit une digne récompense à cette audace insensée : en effet la déesse, ouvrant les entrailles de la montagne porteuse de nuages, elle lance hors de son antre le terrible animal sur les membres cruels de son ennemi. Quand donc le monstre eut attaqué Orion de ses morsures en forme de faux et eut porté contre ses membres farouches toutes ses pinces, celui-ci subit le châtiment de son crime. Telles sont les récompenses de la fureur, telles sont toujours les relations avec les dieux offensés. Cette peur, cette peur âpre demeure dans l’astre et, dès que le Scorpion apparaît à son premier lever, Orion, d’une course tremblante gagne les confins de la terre.

Ce texte montre quel est l’objectif des successeurs d’Aratos : celui-ci mentionnait un « catastérisme » évoquant la légende très célèbre d’Orion, et expliquant par un mythe un fait constaté : au lever du Scorpion, Orion disparaît. Chez Aratos, Orion est puni pour avoir chassé tout le gibier de Chios pour faire plaisir au roi de l’île, Œnopion. On ne sait trop si la déesse fut touchée accidentellement ou volontairement, mais la punition fut immédiate… L’anecdote n’occupe ici que onze vers.

Chez Aviénus en revanche, le synchronisme du lever du Scorpion et du coucher d’Orion semble passer au second plan : un vers et demi au début du passage, deux vers à la fin. Le corps du texte, lui, insiste sur la légende d’Orion, sur le caractère violent et sauvage du géant – qui, curieusement, n’est plus chasseur mais… coupeur de bois ! Le vocabulaire est brutal : caecus mos mentis acerbae (1174), immodicus furor, sceleris (1175), impia corda, improbus […] procaxque (1178), manus impia (1182), audax facinus, immodico ausu… Comme un personnage de tragédie (songeons à Phèdre, à Médée…) il est à la fois coupable et victime d’une passion sans limite : dira incendia, plurimus ardor… Les dieux rendent fous ceux qu’ils veulent perdre ! Quant au châtiment, il est impitoyable, et nourri aussi d’exemples mythiques : le scorpion apparaît comme un « monstre » sorti des entrailles de la terre, muni de pinces multiples (« totas chelas ») : il peut, là encore évoquer le monstre sortant de la mer pour tuer Hippolyte…

Aviénus écrit en pleine période de lutte entre le paganisme et le christianisme : le tableau qu’il dresse ici est surtout un hommage aux dieux du panthéon romain, et peut-être un avertissement aux impies ; peut-être ici faudrait-il renverser les termes : l’objectif est moins de décrire les constellations, que de rappeler leur origine mythique, et de montrer par là-même que la « vérité » des dieux païens est en quelque sorte écrite dans la nature, sur la voute céleste. Du coup, que le ciel décrit n’ait que peu de valeur pédagogique pour connaître celui de la Rome du IVe s. importe peu : le but n’est pas là.