Cicéron, Aratea (90-89 av. J.-C.)

“Buste de Cicéron, Trinity College, Dublin – Photo de Roger Torrenti, 2017”

“Buste de Cicéron, Trinity College, Dublin – Photo de Roger Torrenti, 2017”

Le jeune Cicéron se serait bien vu en poète : il n’envisageait rien moins que de devenir « le plus grand poète de Rome » ! Il disposait alors essentiellement de modèles grecs : il connaissait d’une part la poésie didactique (Hésiode, et peut-être la poésie pré-socratique), d’autre part la poésie alexandrine.Il lisait et connaissait en profondeur également ses maîtres Romains : Ennius (239-169), Lucilius, décédé en 102 ou 101, Accius, mort en 86…

Après quelques essais poétiques, il décide de frapper un grand coup, en traduisant les Phénomènes d’Aratos, un poème didactique sur l’astronomie, qui avait reçu un accueil extraordinaire. Il avait alors environ dix-sept ans. C’est une œuvre de grande ampleur (1150 vers environ), d’accès plutôt difficile. On ne sait d’ailleurs pas si le jeune homme avait traduit, dès cette époque, l’ensemble des Aratea, ou seulement la première partie (jusqu’au vers 732) ; peut-être la seconde partie a-t-elle été traduite, ou reprise, beaucoup plus tard, vers 60 av. J.-C., comme semble l’indiquer une lettre à son ami Atticus (Att. II, 1, 11)… Toutefois, cette hypothèse demeure fragile, et on peut considérer que les Aratea de Cicéron comportaient l’œuvre entière. Cicéron considérait sa traduction comme l’une de ses plus importantes œuvres poétiques, et en a cité de larges passages, notamment dans le De Natura deorum et le De Diuinatione. C’est ce qui nous permet de connaître, au moins partiellement, le texte : il nous en reste à peu près la moitié.

Jusqu’au Bas-Empire, le texte était connu dans son intégralité ; mais à l’époque carolingienne, il subit un accident majeur qui le prive de son début et de sa fin ; aujourd’hui, en dehors de fragments issus notamment d’œuvres de Cicéron lui-même, il nous reste 480 vers dans la tradition manuscrite autonome.

Un exemple de traduction : les Pléiades

Voir ici le texte d’Aratos.

At propter laeuum genus omnis parte locatas
parua Vergilias tenui cum luce uidebis.
Hae septem uulgo perhibentur more uetusto

stellae, cernuntur uero sex undique paruae.                 30
At non interiisse putari conuenit unam,
sed frustra, temere a uulgo, ratione sine ulla
septem dicier, ut ueteres statuere poetae,
aeterno cunctas sane qui nomine dignant,

Alcyone Meropeque, Celaeno Taygeteque,                   35
Electra Asteropeque, simul sanctissima Maia.
Hae tenues paruo labentes lumine lucent ;
at magnum nomen signi clarumque uocatur,
propterea quod et aestatis primordia clarat,

et post, hiberni praepandens temporis ortus,               40
admonet ut mandent mortales semina terris.
Mais près de son genou gauche1, toutes situées dans un petit espace, tu verras les Pléiades, avec une faible lumière. Celles-ci, on rapporte communément, selon une antique coutume, qu’elles sont sept étoiles, mais on n’en aperçoit en tout que six petites. Pourtant il convient de ne pas penser que l’une d’elles est morte, mais c’est par erreur, par une croyance populaire irréfléchie, sans la moindre logique qu’elles sont dites être sept, comme l’ont décidé de vieux poètes, qui les juges toutes absolument dignes d’un nom éternel, Alcyone et Mérope, Célaeno et Taygète, Électre et Astéropé, de même que la très sainte Maia. Ces menues étoiles qui glissent brillent d’une faible lumière ; mais le nom de leur constellation est appelé grand et illustre, parce qu’il marque le début de l’été et ensuite, annonçant la naissance de la saison hivernale, il avertit les mortels de confier les graines à la terre.

1. Il s’agit ici de Persée, cité dans les vers précédents

 

Un exemple d’amplification : quand le Scorpion chasse Orion

La constellation du Scorpion

Le texte d’Aratos

Pour donner une idée précise du travail de traducteur – ou d’adaptateur – de Cicéron, voici un exemple ; dans les vers 634 à 646, Aratos raconte l’agression de la déesse Artémis par le chasseur géant Orion, et la terrible vengeance de la déesse, qui explique que le lever de la constellation du Scorpion fait « fuir » celle d’Orion.

Καμπαὶ δ´ ἂν Ποταμοῖο καὶ αὐτίκ´ ἐπερχομένοιο
Σκορπίου ἐμπίπτοιεν ἐϋρρόου ὠκεανοῖο·                           635
ὃς καὶ ἐπερχόμενος φοβέει μέγαν Ὠρίωνα.
Ἄρτεμις ἱλήκοι· προτέρων λόγος, οἵ μιν ἔφαντο
ἑλκῆσαι πέπλοιο, Χίῳ ὅτε θηρία πάντα
καρτερὸς Ὠρίων στιβαρῇ ἐπέκοπτε κορύνῃ,
θήρης ἀρνύμενος κείνῳ χάριν Οἰνοπίωνι.                           640
Ἡ δέ οἱ ἐξαυτῆς ἐπετείλατο θηρίον ἄλλο,
νήσου ἀναρρήξασα μέσας ἑκάτερθε κολώνας,
σκορπίον, ὅς ῥά μιν οὖτα καὶ ἔκτανε πολλὸν ἐόντα
πλειότερος προφανείς, ἐπεὶ Ἄρτεμιν ἤκαχεν αὐτήν.
Τοὔνεκα δὴ καί φασι περαιόθεν ἐρχομένοιο                      645
Σκορπίου Ὠρίωνα περὶ χθονὸς ἔσχατα φεύγειν.
Les méandres du Fleuve, dès l’arrivée du Scorpion, tombent sur l’Océan au vaste cours ; il effraie par sa venue le grand Orion. Qu’Artémis lui soit propice ! La légende des anciens disait que dans Chios le fort Orion frappait toutes les bêtes sauvages avec une puissante massue, cherchant à atteindre une bête en faveur  d’Œnopion, il avait tiré la déesse par son voile. Sur-le-champ, elle lui envoya un autre animal, après avoir fendu en deux les collines au milieu de l’île, un très gros Scorpion qui le mordit et le tua, parce qu’il s’était montré trop hardi, lorsqu’il avait insulté Artémis. C’est pourquoi, dit-on, à l’arrivée du Scorpion, Orion s’enfuit du côté opposé, à l’extrémité de la terre.

Aratos reprend ici l’explication mythographique traditionnelle : le Scorpion est le monstre qu’Artémis, outragée par le géant chasseur – peut-être involontairement – fit surgir des entrailles de la terre pour le tuer. Les étoiles conservent le souvenir de l’effroi éprouvé par Orion…

La traduction de Cicéron

Cicéron reprend ce texte dans les vers 420-439 de ses Aratea :

Quum uero uis est uehemens exorta Nepai,                        420
late fusa uolans…
                            …[haec] per terras fama uagatur :
uir quondam Orion manibus uiolasse Dianam
dicitur, excelsis errans in collibus amens,                           425
quos tenet Aegeo defixa in gurgite Chius

bacchica quam uiridi conuestit tegmine uitis.
Ille feras uecors amenti corde necabat,
Œnopionis auens epulas ornare nitentes.
At uero pedibus subito perculsa Dianae                             430
insula discessit, disjectaque saxa reuellens

perculit, et caecas lustrauit luce lacunas :
e quibus ingenti exsistit ui corpori prae se
Scorpius infesta, praeportans flebile acumen.
Hic ualido cupide uenantem perculit ictu,                           435
mortiferum in uenas figens per uulnera uirus :

ille graui moriens constrauit corpore terram.
Quare quum magnis sese Nepa lucibus effert,
Orion fugiens commendat corpora terris.
Lorsque est apparue la force violente du Scorpion, volant largement déployée…
… une fable se répand à travers les terres : jadis un homme, Orion violenta, dit-on, de ses mains Diane, alors qu’il errait, égaré, dans les hautes collines que possède Chios, immobile sur le gouffre Égéen, qu’une vigne bacchique revêt d’une couverture verdoyante. Lui, insensé, d’un cœur fou, tuait des bêtes sauvages, désirant vivement orner les brillants festins d’Œnopion. Mais soudain, frappée par les pieds de Diane, l’île se fendit, et roulant les rochers brisés, les jeta bas et éclaira de sa lumière les gouffres obscurs : Il en surgit, devant le géant, un animal à la force menaçante,  un Scorpion, tendant devant lui son dard funeste. Celui-ci frappa avidement, d’un coup violent le chasseur, injectant dans ses veines, par sa blessure, un venin mortel : Orion en mourant recouvrit la terre de son corps lourd. C’est pourquoi, quand le Scorpion se lève avec ses vives lumières, Orion, fuyant, confie son corps à la terre.

Il s’agit en vérité d’une amplification : on passe de 12 à 20 vers ; mais surtout, Cicéron ajoute de nombreux détails pittoresques. Ainsi, la végétation de l’île de Chios est mentionnée ; les effets dramatiques sont renforcés, afin de créer une ambiance résolument tragique : le cataclysme que suscite Diane, l’éclat de lumière soudain qui illumine les gouffres, l’énormité du monstre… En outre, alors que chez Aratos, l’outrage à la déesse n’était dû qu’à un geste maladroit et involontaire, ici Cicéron insiste sur la faute d’un Orion en proie à l’hybris : il a réellement violenté Diane, mû par la folie (errans… amens ; amenti corde) ; l’horreur de son châtiment est souligné par les allitérations fricatives : « mortiferum in uenas figens per uulnera uirus »… L’histoire prend alors une dimension morale, absente de son modèle.

En revanche, sur un plan purement astronomique, on ne note aucun ajout, aucune précision supplémentaire… De toute évidence, ce n’est pas ce qui intéresse Cicéron. Seule exception peut-être : il note les « vives lumières », c’est-à-dire les brillantes étoiles qui constituent la vaste constellation du Scorpion, qui comprend l’étoile Antarès et une douzaine d’autres étoiles.