Ovide, « Tristes »

Biographie

Exilé en 8 après J-C sur l’ordre d’Auguste, on ne sait exactement pourquoi. Ovide refuse le mot scelus (crime) et parle d’une faute (culpa). Motif officiel : immoralité de certains ouvrages, tels que les Amours, contraire à la politique d’ordre moral d’Auguste. Mais cela n’est qu’un prétexte : les Amours sont parus dix ans avant l’exil ! On a émis l’hypothèse d’intrigues de sa femme, pour porter Tibère à la succession.

Il se situe dans la lignée de Gallus (ami de Virgile, et dont il ne reste rien), de Tibulle, de Properce, qu’il a connus : c’est un poète de l’Elégie. Mais surtout, patronage de Virgile dont ils se réclament tous.

LES TRISTES

À son livre

Parue – nec inuideo – sine me, liber, ibis in Vrbem :

      hei mihi, quod domino non licet ire tuo !

Vade, sed incultus, qualem decet exulis esse ;

     infelix, habitum temporis huius habe.

Nec te purpureo uelent uaccinia[1] fuco

     (non est conueniens luctibus ille color)

nec titulus minio, nec cedro[2] charta notetur,

     candida nec nigra cornua[3]fronte geras.

felices ornent haec instrumenta libellos :

     fortunae memorem te decet esse meae.

nec fragili geminae poliantur pumice frontes,

     hirsutus sparsis ut uideare comis.

neue liturarum pudeat ; qui uiderit illas,

     de lacrimis factas sentiat esse meis.

Vade, liber, uerbisque meis loca grata saluta :

     contingam certe quo licet illa pede.

Ovide, Tristes, I, 1.

[1,1,1] Va, petit livre, j’y consens, va sans moi dans cette ville où, hélas ! il ne m’ est point permis d’aller, à moi qui suis ton père; va, mais sans ornements, comme il convient au fils de l’exilé ; et malheureux, adopte les insignes du malheur. Que le vaciet ne te farde point de sa teinture de pourpre ; cette couleur n’est pas la couleur du deuil ; que le vermillon ne donne pas de lustre à ton titre, ni l’huile de cèdre à tes feuillets. Qu’on ne voie point de blanches pommettes se détacher sur tes pages noires ; cet appareil peut orner des livres heureux,

[1,1,10] mais toi, tu dois te souvenir de ma misère ; que ta double surface ne soit point polie par la tendre pierre-ponce ; présente-toi hérissé de poils épars çà et là , et ne sois pas honteux de quelques tâches : celui qui les verra y reconnaîtra l’effet de mes larmes. Va, mon livre, et salue de ma part les lieux qui me sont chers ; j’y pénétrerai ainsi par la seule voie qui me reste ouverte.

Notes :

  • uaccinium : « vaciet » (myrtillier), arbuste dont le fruit servait à la teinture.
  • cedrus, i : ici, « huile de cèdre » (pour une meilleure conservation du papier)
  • cornu, us, n. : bouton d’ivoire aux extrémités du bâton autour duquel on enroulait le volume ; au pluriel, le bâton lui-même.

Une tempête

Me miserum, quanti montes uoluuntur aquarum!

     Iam iam tacturos sidera summa putes.

Quantae diducto subsidunt aequore ualles!

     Iam iam tacturas Tartara nigra putes.

Quocumque aspicio, nihil est, nisi pontus et aer,

     fluctibus hic tumidus, nubibus ille minax.

Inter utrumque fremunt inmani murmure uenti.

     Nescit, cui domino pareat, unda maris.

Nam modo purpureo uires capit Eurus ab ortu,

     nunc Zephyrus sero uespere missus adest,

nunc sicca gelidus Boreas bacchatur ab Arcto,

     nunc Notus aduersa proelia fronte gerit.

Rector in incerto est nec quid fugiatue petatue

     inuenit : ambiguis ars stupet ipsa malis.

Ovide, Tristes, I, 2

Malheureux que je suis, quelles montagnes d’eau roulent autour de nous ! Déjà l’on croirait qu’elles vont toucher les plus lointaines étoiles. Quelles vallées se forment dans la mer ouverte ! Déjà l’on croirait qu’elles vont toucher le noir Tartare. Où que je regarde, il n’y a rien que le flot et l’air, celui-ci gonflé de vagues, celui-là menaçant de nuages. Entre les deux les vents mugissent d’un monstrueux grondement. L’onde marine ne sait plus à quel maître obéir. En effet, tantôt l’Eurus se renforce, venu du levant pourpre, tantôt le Zéphyr est là, envoyé du couchant tardif, tantôt le Borée glacé se déchaîne depuis le Pôle désert, tantôt le Notus mène de front des combats opposés. Le pilote est dans l’incertitude et ne trouve pas quelle direction fuir, ou laquelle prendre : la technique elle même est impuissante dans ces malheurs aux multiples visages.

Scansion :

Il s’agit d’un texte en distiques élégiaques : un hexamètre dactylique classique, suivi d’un pentamètre :

ˉ˘˘ / ˉ˘˘ / ˉ // ˉ˘˘ / ˉ˘˘ / ˉ

Une certaine souplesse, lorsque des effets sont nécessaires : cf. les vers 2 et 4, que l’on ne peut scander qu’ainsi :

iām iām / tāctū//rōs /sīděră / sūmmă pŭ/tes

iām iām / tāctū //rās /Tārtără / nīgră pŭ/tes

Ainsi, le premier hémistiche, rigoureusement semblable dans les deux cas, n’est composé que de spondées, ce qui renforce la solennité et l’horreur du phénomène. On pourrait presque ici parler de vers léonins, tant ils se répondent terme à terme.

Tristes, Élégie I, 10 : cartographie du voyage.

Le trajet vers Tomes

Sur le voyage dans l’Antiquité, voir ici.

[1,10,1] Est mihi sitque, precor, flauae tutela Mineruae,

nauis et a picta casside nomen habet.

siue opus est uelis, minimam bene currit ad auram

siue opus est remo, remige carpit iter.

nec comites uolucri contenta est uincere cursu,

occupat egressas quamlibet ante rates,

et pariter fluctus ferit atque silentia longe

aequora, nec saeuis uicta madescit aquis.

illa, Corinthiacis primum mihi cognita Cenchreis,

[1,10,10] fida manet trepidae duxque comesque fugae,

perque tot euentus et iniquis concita uentis

aequora Palladio numine tuta fuit.

nunc quoque tuta, precor, uasti secet ostia Ponti,

quasque petit, Getici litoris intret aquas.

quae simul Aeoliae mare me deduxit in Helles,

et longum tenui limite fecit iter,

fleximus in laeuum cursus, et ab Hectoris urbe

uenimus ad portus, Imbria terra, tuos.

inde, leui uento Zerynthia litora nacta,

[1,10,20] Threiciam tetigit fessa carina Samon.

saltus ab hac contra breuis est Tempyra petenti:

hac dominum tenus est illa secuta suum.

nam mihi Bistonios placuit pede carpere campos:

Hellespontiacas illa relegit aquas,

Dardaniamque petit, auctoris nomen habentem,

et te ruricola, Lampsace, tuta deo,

quodque per angustas uectae male uirginis undas

Seston Abydena separat urbe fretum,

inque Propontiacis haerentem Cyzicon oris,

[1,10,30] Cyzicon, Haemoniae nobile gentis opus,

quaeque tenent Ponti Byzantia litora fauces:

hic locus est gemini ianua uasta maris.

haec, precor, euincat, propulsaque fortibus Austris

transeat instabilis strenua Cyaneas

Thyniacosque sinus, et ab his per Apollinis urbem

arta sub Anchiali moenia tendat iter.

inde Mesembriacos portus et Odeson et arces

praetereat dictas nomine, Bacche, tuo,

et quos Alcathoi memorant e moenibus ortos

[1,10,40] sedibus his profugos constituisse Larem.

a quibus adueniat Miletida sospes ad urbem,

offensi quo me detulit ira dei.

haec si contigerint, meritae cadet agna Mineruae:

non facit ad nostras hostia maior opes.

uos quoque, Tyndaridae, quos haec colit insula, fratres,

mite, precor, duplici numen adesse uiae!

altera namque parat Symplegadas ire per artas,

scindere Bistonias altera puppis aquas.

uos facite ut uentos, loca cum diuersa petamus,

[1,10,50] illa suos habeat, nec minus illa suos.

Je suis protégé par Minerve, la blonde Minerve, et puisse-t-elle me garder sa protection ! C’est de son casque, peint sur la proue, que mon navire tire son nom. Faut-il mettre à la voile ? La plus petite brise, et il s’élance. Il faut ramer ? Obéissant aux rameurs, il se met en chemin. Non content de vaincre dans sa course rapide ses compagnons de route, il rattrape, quand il le veut, les bateaux partis avant lui. Il supporte les lames, il soutient l’assaut énorme des vagues qui l’assaillent, sans jamais se fendre sous la violence des eaux qui le frappent. Depuis Cenchrée, ce port de Corinthe où je fis sa connaissance, c’est lui qui a été le guide et le compagnon fidèle de ma fuite effrayée. Au travers de tant d’aventures, au travers de mers soulevées par la fureur des vents, il est passé, intact, sous la divine protection de Pallas. Et je prie pour que, maintenant encore, il franchisse, intact, les détroits du vaste Pont et puisse pénétrer dans les eaux du littoral gète où il se rend.

Quand il m’eut conduit dans la mer d’Hellé l’Eolienne, quand il eut laissé derrière lui l’étroit sillage de cette longue route, nous avons mis le cap à gauche et, de la ville d’Hector, nous sommes arrivés dans ton port, Imbros. De là, sous un vent léger, sa carène fatiguée atteignit les rivages de Sérinthos et toucha la ville de Samos en Thrace (la route est courte pour qui veut alors gagner Tempyre, juste en face). Il accompagna son maître jusque-là seulement, car je décidai de traverser la région des Bistones à pied. Lui regagna les eaux de l’Hellespont pour atteindre Dardanie, appelée ainsi du nom de son fondateur, et toi, Lampsaque, protégée par le dieu des jardins. I1 rejoignit alors les flots qui, par ce détroit où une vierge fit naufrage, séparent Sestos d’Abydos. Puis ce fut Cyzique, fièrement posée sur le rivage propontique, Cyzique, noble ouvrage du peuple thrace : et le littoral byzantin qui commande le détroit du Pont – porte impressionnante ouvrant sur deux mers. Puisse-t-il franchir ces passages difficiles et, poussé par le souffle de l’Auster, traversant courageusement les mouvantes Cyanées et le golfe de Thynias, poursuivre sa route par la ville d’Apollon et glisser le long des étroits remparts d’Anchiale. Qu’il longe alors le port de Mésembria, et Odessos, et la citadelle appelée de ton nom, Bacchus, et cette terre d’accueil où, dit-on, des réfugiés venus de la ville d’Alcanthoos ont établi leurs Lares. De là, qu’il aborde enfin sain et sauf à cette ville milésienne où me relègue la colère d’un dieu offensé : si ces souhaits sont entendus, j’offrirai à Minerve, dans ma reconnaissance, une agnelle en sacrifice – une victime plus importante est au-dessus de mes moyens…

Et vous aussi, Tyndarides, jumeaux que cette île vénère, protégez de votre divine et bienveillante influence ces deux voyages ! Mon premier navire va affronter les Symplégades, l’autre va fendre la mer de Thrace : à vous de faire qu’en dépit de leurs directions contraires, chacun d’eux rencontre des vents favorables !

Livre I, 10 – Traduction Chantal Labre, L’Exil et le Salut, 1991, p. 56-59

Commentaire

Ce texte commence comme une « Ode au navire », un navire vivant, « obéissant », doué de volonté, réincarnation évidente de la nef Argo qui elle aussi emmena Jason vers ces parages (la Colchide, patrie de Médée, n’est pas très loin de Tomes). Ces 14 premiers vers (jusqu’à la mention du « rivage gète ») ne sont pas tristes, mais au contraire joyeux, presque triomphants ; mais Ovide insiste aussi sur la protection – de Pallas, du navire lui-même – à laquelle il recourt : la mer, pour un Romain, demeure un univers profondément hostile et dangereux ; cet appel est plus sensible encore en latin qu’en français, avec la répétition quasi obsessionnelle de « tutela » (v. 1), « tuta » (v. 12 et 13).

Puis commence la description du trajet, avec parfois des connotations tragiques :

  • « La mer d’Hellé » (l’Hellespont, aujourd’hui « mer de Marmara ») évoque la légende d’Hellé
  • « La ville d’Hector » est naturellement Troie
  • Samos en Thrace = Samothrace ; Zérinthius est une ville de cette même île.
  • « la région des Bistones » est la Thrace (Bistonios campos , v. 23) ; mais notons que « Bistonius » est aussi une manière de désigner Orphée, le poète et musicien Thrace. La région est ainsi au carrefour des mythes les plus anciens et les plus vénérables de la religion gréco-romaine : Jason, Orphée, l’Iliade…
  • Dardanie (qui a donné son nom au détroit des Dardanelles, située sur l’Hellespont, fut fondée par Dardanus, comme Troie elle-même.
  • Lampsaque « où le dieu des jardins était honoré » : il s’agit de Priape ! Ce fils de Bacchus et d’Aphrodite y était né en effet… et plus que dieu des jardins, il fut dieu du désir amoureux, cher au poète de l’Art d’Aimer !
  • Le navire s’engage alors dans le détroit des Dardanelles, où Hellé se noya.
  • Cyzique, ville de Propontide, est déjà une ville thrace, et non plus grecque, aux yeux d’Ovide ; elle est pourtant une colonie milésienne, comme Tomes. C’est une ville prospère, dont Ovide souligne la grandeur (« nobile opus ») : en 75 av. J-C, elle avait résisté victorieusement à un siège de Mithridate VI, roi du Pont, et Rome lui avait accordé son indépendance.
  • Le littoral byzantin : le Bosphore
  • « les mouvantes Cyanées », un peu plus loin nommées les « Symplégades » : îles flottantes qui écrasaient les navires à leur passage…
  • Thynias est une ville du Pont-Euxin ; la « ville d’Apollon » est l’une des nombreuses Apollonie ; colonie milésienne, elle fut la ville natale du philosophe Diogène ; appelée « Sozopolis » à l’époque romaine, elle est aujourd’hui Sozopol, en Bulgarie. Anchiale (Anchialos) est une ville maritime de Thrace, comme Mesembria
  • Odessos n’est évidemment pas Odessa (Ovide n’est pas allé jusque là), mais Varna, ancienne colonie milésienne, aujourd’hui la troisième ville de Bulgarie, sur la mer Noire.
  • « Les réfugiés de la ville d’Alcathoos » sont les habitants de Mégare (Alcathoos était le fils de Pélops, et le fondateur de la ville).
  • Enfin, la dernière étape, Tomes, n’est pas nommée.
  • Les « Tyndarides » sont Castor et Pollux, fils (officiels…) de Tyndare et de Léda, frères d’Hélène et Clytemnestre. Sous le nom de Cabires, ils font partie des grands dieux de Samothrace.

Ce qui fascine en ce texte, c’est la superposition des voyages, voyage réel d’Ovide, par mer puis par voie terrestre, voyage imaginé de son premier navire, abandonné à Samothrace, et qui va suivre la route maritime jusqu’à Tomes, mais aussi voyages d’Hellé fuyant la haine de sa belle-mêre, de Dionysos, dieu errant, des héros de l’Iliade, des Argonautes, ou encore, plus près de nous, des réfugiés de Mégare…

Ovide joue sur la poésie des noms propres, à la fois proches, familiers au lecteur érudit, et étranges par leurs sonorités et l’exotisme qu’ils suggèrent.

Tristes, Livre III

Élégie III, 10 : l’hiver à Tomes

S’il est encore quelqu’un qui se souvienne de Nason disparu, et si mon nom me survit dans Rome, qu’on sache que, sous des cieux dont les étoiles jamais ne touchent la mer, je vis en pleine barbarie. Nous sommes ici cernés par les Sarmates, race féroce, par les Besses et les Gètes – noms que mon style rougit de tracer. Tant que le vent reste doux, le Danube, placé entre eux et nous, nous en défend : la liquidité de ses eaux les tient à distance. Mais quand le triste hiver a montré sa face repoussante, quand la terre étincelle d’un gel dur comme le marbre, que le vent du nord et la neige se préparent à faire leur demeure de ces régions situées sous le pôle, alors paraît la vérité : ces peuples sont écrasés par le glacial froid polaire.

La neige recouvre tout ; ni soleil ni pluie ne parviennent à dissoudre un linceul que le Borée durcit et rend éternel. La première neige n’est pas encore fondue qu’une autre tombe qui, souvent, en bien des endroits, reste deux ans. Si violent est le déchaînement de l’Aquilon qu’il rase les plus hautes tours, arrache et emporte les toits.

Quant aux hommes, ils se défendent de ce froid terrible avec des peaux de bêtes et des pantalons cousus ; de tout le corps, seul le visage est visible. Dans leurs cheveux s’accrochent des glaçons et souvent, quand ils secouent la tête, on les entend résonner ; leur barbe brille sous le gel qui la recouvre. Le vin tient debout tout seul, gardant la forme de la cruche ; quand on boit, on ne puise pas le vin : on en casse des morceaux !

Évoquerai-je aussi les ruisseaux enchaînés par le froid qui les solidifie ? Les eaux qu’on doit casser à coups de pic pour les tirer du lac ? Le Danube lui-même, aussi large que le fleuve aux Papyrus, et qui se jette dans la mer par de multiples embouchures, le Danube gèle – et c’est sous un toit qui les recouvre que ses eaux s’écoulent vers la mer. Là où allaient les navires, on va à pied ; le sabot du cheval frappe des eaux durcies par le froid. Sur ces ponts d’un nouveau genre, sous lesquels glissent les eaux, les bœufs sarmates tirent les chariots barbares. On aura peine à me croire ; pourtant, quand on n’a nul avantage à mentir, nulle raison de mettre en doute votre témoignage ! J’ai vu, oui, j’ai vu la mer immense ne former qu’un bloc de glace ; j’ai vu une immense carapace recouvrir l’immobilité des eaux. Voir ne m’a pas suffi : j’ai foulé une mer qui résistait à mon poids, et mon pied, effleurant la surface des eaux, n’a pas été mouillé. Si tu avais rencontré une telle mer, Léandre, le détroit où tu péris n’aurait pas eu à se reprocher ta mort !

Alors les dauphins ne peuvent plus, de leur corps souple, s’élancer dans les airs : le dur hiver a eu raison de leurs efforts. Le Borée peut bien gronder et agiter ses ailes, nul flot ne frémira dans le gouffre assiégé par les glaces. Prisonniers du gel, les navires resteront immobiles, comme dans un bloc de marbre, et la rame ne pourra fendre ces eaux rigides. J’ai vu des poissons rester pris dans la glace, quelques-uns encore vivants…

Ainsi, quand la violence du Borée déchaîné a maîtrisé les eaux de la mer ou les débordements du fleuve, dès que la sécheresse de l’Aquilon a fait du Danube une surface lisse, aussitôt s’élance, sur ses chevaux, l’ennemi barbare. Fort de ses chevaux et ses flèches qui portent loin l’ennemi ravage largement les terres avoisinantes. Les uns fuient n’importe où, sans que personne défende les champs dont les richesses, sans protection sont livrées au pillage – pauvres richesses de la campagne, bétail, chariots grinçants, trésors de l’humble cultivateur. D’autres sont emmenés en captivité, bras liés dans le dos – et ils se retournent pour regarder en vain une dernière fois, leur campagne et leur foyer. D’autres tombent, malheureux transpercés par les pointes recourbées des flèches : un venin imprègne le fer qui vole dans les airs. Ce que l’ennemi ne peut emporter ou emmener, il le détruit, et la flamme qu’il allume brûle d’innocentes chaumières.

Même en temps de paix, ils ont peur de la guerre et on ne trouve personne pour creuser des sillons dans la terre en la pressant du soc de la charrue. Pays qui, toujours, voit l’ennemi ; qui, quand il ne le voit pas, le redoute. La terre, durcie par l’abandon où on la laisse, reste stérile. Le doux raisin ici ne s’abrite pas à l’ombre des pampres, et le moût bouillonnant ne remplit pas la profondeur des cuves. Pays qui vous refuse les fruits ! Acontius n’en trouverait pas pour y tracer les mots destinés à sa maîtresse…. Tu ne pourrais voir ici que des campagnes nues, sans arbres, sans feuillages : lieux désolés où le bonheur ne doit jamais venir ! – Et c’est là, dans tout ce vaste univers, c’est 1à, oui, la terre qu’on a trouvée pour mon châtiment !

Livre III, 10 – Traduction Chantal Labre, L’Exil et le Salut, 1991, p. 108-111

Tristes, Livre IV

Première élégie (1-44)

Si qua meis fuerint, ut erunt, uitiosa libellis,

;    excusata suo tempore, lector, habe  !

exul eram, requiesque mihi, non fama petita est,

   mens intenta suis ne foret usque malis.

Hoc est cur cantet uinctus quoque compede fossor,   

indocili numero cum graue mollit opus.

Cantat et innitens limosae pronus arenae,

   aduerso tardam qui trahit amne ratem ;

quique refert pariter lentos ad pectora remos,

   in numerum pulsa brachia iactat aqua.

Fessus ubi incubuit baculo saxoue resedit

   pastor, harundineo carmine mulcet oues.

Cantantis pariter, pariter data pensa trahentis,

   fallitur ancillae decipiturque labor.

Fertur et abducta Lyrneside tristis Achilles

   Haemonia curas attenuasse lyra.

Cum traheret siluas Orpheus et dura canendo

   saxa, bis amissa coniuge maestus erat.

Me quoque Musa leuat Ponti loca iussa petentem :

   sola comes nostrae perstitit illa fugae ;

sola nec insidias, nec Sinti militis ensem,

  nec mare nec uentos barbariamque timet.

Scit quoque, cum perii, quis me deceperit error,

  et culpam in facto, non scelus, esse meo,

scilicet hoc ipso nunc aequa, quod obfuit ante,

  cum mecum iuncti criminis acta rea est.

Non equidem uellem, quoniam nocitura fuerunt,

  Pieridum sacris inposuisse manum.

Sed nunc quid faciam? uis me tenet ipsa sacrorum,

  et carmen demens carmine laesus amo.

Sic noua Dulichio lotos gustata palato

  Illo, quo nocuit, grata sapore fuit.

Sentit amans sua damna fere, tamen haeret in illis,

materiam culpae persequiturque suae.

nos quoque delectant, quamuis nocuere, libelli,

quodque mihi telum uulnera fecit, amo.

Forsitan hoc studium possit furor esse uideri,

   sed quiddam furor hic utilitatis habet :

semper in obtutu mentem uetat esse malorum,

   praesentis casus immemoremque facit.

Vtque suum Bacche non sentit saucia uulnus,

   dum stupet Idaeis exululata iugis,

sic ubi mota calent uiridi mea pectora thyrso,

   altior humano spiritus ille malo est.

S’il y a, et il y en aura sans doute, quelques défauts dans ces opuscules, que les circonstances, lecteur, les excusent à tes yeux. J’étais exilé, et je cherchais, non la gloire, mais un délassement qui enlevât à mon âme la continuelle préoccupation de ses maux ; c’est le même besoin qui fait que l’esclave condamné à creuser la terre, les fers aux pieds, chante pour alléger, par de grossières mélodies, le poids du travail ; que, péniblement courbé sur le sable fangeux, le batelier chante, en traînant avec lenteur sa barque contre le courant, et que chante aussi le matelot qui ramène, avec mesure, les rames flexibles vers sa poitrine, et, par le jeu de ses bras, frappe les flots en cadence. Le berger fatigué s’appuie sur sa houlette, ou s’assied sur un rocher, et charme ses brebis par les airs de ses pipeaux rustiques ; la servante chante et accomplit en même temps sa tâche, dont elle se dissimule ainsi la rigueur.

On dit qu’après l’enlèvement d’Hippodamie, Achille, désolé, s’arma contre le désespoir de la lyre hémonienne ; si, enfin, Orphée entraîna, par ses accents, les forêts et les rochers insensibles, ce fut à cause de sa douleur d’avoir perdu deux fois son Eurydice. Et moi ainsi, ma muse me console dans cette retraite du Pont où l’on m’a relégué ; seule elle a été la compagne fidèle de mon exil, seule elle a bravé les embûches des brigands, le fer de l’ennemi, la mer, les vents et la barbarie ; elle sait aussi quelle erreur m’aveugla lorsque je me perdis moi-même ; elle sait que mon action fut une faute, et non pas un crime, et peut-être veut-elle compenser aujourd’hui le mal qu’elle me fit autrefois, quand elle fut accusée d’être ma complice. Cependant, puisque les muses devaient m’être si fatales, je voudrais n’avoir jamais été initié à leurs mystères.

Mais que faire aujourd’hui ? je suis leur esclave, et, victime de la poésie, je suis assez fou pour l’aimer toujours. Ainsi, le fruit du lotos, lorsque les Dulychiens en goûtèrent pour la première fois, les séduisit, tout fatal qu’il leur fût par sa délicieuse saveur.

L’amant voit tous les dangers qu’il court, et pourtant il les recherche avec ardeur, et le sujet de sa faiblesse devient le but de ses plus vifs désirs.Et moi aussi j’ai la passion d’écrire, cette passion qui est la source de mes infortunes, et j’aime le trait qui m’a blessé. Peut-être cet amour passera-t-il pour une folie, mais c’est une folie qui n’est pas sans quelques avantages : elle dérobe mon âme à la continuelle contemplation de ses maux, et lui fait oublier sa situation actuelle. De même qu’une bacchante perd le sentiment de sa blessure, lorsqu’en proie au délire elle pousse des hurlements sur les sommets de l’Édon ; ainsi, quand ma brûlante imagination s’exalte, sous l’influence du thyrse sacré, cet enthousiasme m’élève au dessus de toutes les disgrâces humaines

Élégie IV, 10 : autobiographie.

Dans ce texte un peu exceptionnel, Ovide ne se plaint pas de l’exil ; au contraire, fièrement, il retrace sa vie et sa carrière.

Naissance et origine : « l’année où moururent les deux consuls de la même mort, est l’année 43 avant J-C ; cette année-là, Aulus Hirtius et C. Vibius Pansa Caetronianus, collègues au consulat, moururent à quelques jours d’intervalle dans des combats contre Marc-Antoine. La même année, Cicéron fut assassiné par ce même Marc-Antoine.

Ovide est né dans une famille de chevaliers, à Sulmone, dans les Abbruzes (Italie centrale). Il se montre fier de ses origines, modestes, mais honorables. Il est chevalier, comme le fut Cicéron.

La biographie continue par l’enfance : alors que son frère manifeste des dispositions pour la vie politique – l’avenir normal pour un jeune homme de sa condition – le futur poète, lui, se distingue par une passion aussi vive que précoce.

Ce texte présente également un intérêt documentaire : nous observons l’entrée de deux jeunes Romains dans la société adulte. Cela commence par la prise de la toge virile, que l’on prend vers 16 ans en quittant définitivement les vêtements de l’enfance, puis par l’adoption du laticlave, toge à large bande rouge qui désignait les futurs sénateurs.

Ovide passe assez vite sur des événements majeurs de sa vie : la mort de son frère aîné, ses premiers pas dans le cursus honorum ; il dessine également un bref autoportrait, qui annonce le caractère inhumain de son exil :

« La charge de sénateur était trop lourde pour mes épaules. Mon corps n’avait guère de résistance, et mon esprit n’était pas fait pour cette tâche : je fuyais l’ambition et ses soucis ».

Ovide se présente ainsi comme un homme à l’opposé de l’idéal Romain, marqué par la double passion de la vie politique, et de la vie militaire. Il est purement poète ; et son exil dans une contrée si rude est encore plus cruel, car il n’est pas aguerri…

La poésie : c’est sans doute le passage le plus important du texte. Il cite les noms glorieux de poètes dont il a été l’ami ou le disciple, et dont bon nombre ont disparu aujourd’hui. Parmi ceux-ci, on peut citer :

  • « Macer » : Aemilius Macer était considéré comme un spécialiste de la nature par Quintilien ou Pline l’Ancien ;
  • « Ponticus », totalement inconnu de nous ;
  • « Bassus », également inconnu ;
  • « Gallus » serait un poète élégiaque, qui fut également le premier préfet d’Égypte, et après avoir été l’ami d’Auguste, subit en 27 av. J-C une terrible disgrâce qui le poussa au suicide. S’il s’agit bien de lui, le citer alors qu’il fut peut-être l’objet d’une « damnatio memoriae » (toute mention de son nom est interdite) relève d’une forme de provocation…

Ovide cite enfin des noms plus connus de nous : Horace et Virgile, bien sûr, mais aussi Properce et Tibulle, plus proches d’Ovide parce que ce sont également des poètes élégiaques.

Tout ceci donne l’image d’une vie culturelle, poétique, variée et brillante, à laquelle Ovide prit part très activement. Poète précoce, il fut aussi un maître : il fait allusion ici à « Thalie », non la Muse de la comédie, mais une jeune poétesse qui fut sa disciple. Il s’adressera d’ailleurs à elle dans les Tristes.

Le Poète des Amours. Ovide aborde ensuite le sujet de sa vie sentimentale et familiale ; ce paragraphe présente pour nous un double intérêt :

  • Documentaire : nous assistons à la vie d’une famille ordinaire de l’ordre équestre à la période impériale. Mariages à répétition, le plus souvent arrangés, et interrompus soit par des divorces, soit par une mortalité relativement précoce, en particulier chez les femmes qui meurent en couche (sa seconde épouse disparaît vraisemblablement ainsi) ; en somme une vie conjugale rarement très satisfaisante. Nous voyons apparaître ici l’une des destinataires des lettres : son épouse ; il en dit peu ici, mais nous verrons au fil de l’œuvre évoluer ses sentiments, de l’espoir au sentiment d’abandon ; sa femme, en effet, est restée à Rome et ne viendra jamais à Tomes.
  • Sur un plan psychologique et personnel : Ovide donne de lui-même une image assez pathétique et émouvante : il témoigne à ses proches une affection qui fait passer leurs souffrances avant la sienne propre ; son épouse (« elle dut supporter d’être la femme d’un exilé » ), sa fille, et surtout ses parents, morts âgés, et dont il se réjouit qu’ils n’aient pas assisté à sa disgrâce.

Ovide souligne la normalité de sa vie, et son caractère moral : « Nulle histoire ne courut jamais sur mon compte » – une manière de séparer nettement l’homme de l’œuvre. S’il a été le « Poète des Amours », et s’il admet la fiction selon laquelle son exil serait dû à sa plume trop libertine, il réaffirme ici qu’en tant qu’homme, il n’a rien à se reprocher.

L’exil : Ovide aborde enfin la période la plus noire de son existence : son exil à Tomes, dans l’actuelle Dobroudja, de 8 ap. J-C jusqu’à sa mort en 18.

« Une erreur, et non un crime » : nous n’en saurons jamais davantage sur cette « erreur » qui valut à Ovide un exil sans retour, même après la mort d’Auguste en 14 ; plusieurs hypothèses ont été avancées, sans le moindre commencement de preuve : il aurait surpris Livie, épouse d’Auguste, dans des cultes mystiques ; il aurait eu une liaison avec la fille d’Auguste ; il aurait assisté à un complot concernant la succession d’Auguste… Mais il est impossible de trancher, personne n’ayant dit explicitement de quoi il s’agissait, et Ovide lui-même s’imposant le silence sur le sujet. Tout au plus pouvons-nous affirmer que la « faute » fut involontaire, mais suffisamment grave pour que le retour d’Ovide à Rome soit considéré comme un danger le régime ; et qu’elle fut révélée par « La funeste injustice des amis et la perfidie des serviteurs »… Ovide se sent donc victime d’une terrible injustice.

L’horreur de l’exil :

Il survient à un âge avancé, au moment où il aurait dû jouir en paix de sa gloire et d’une vie d’ « otium » : « le cavalier vainqueur avit dix fois déjà été couronné de l’olivier de Pise » est une allusion aux olympiades, qui avaient lieu tous les quatre ans ; Ovide avait donc passé quarante ans (il en avait même 51 !) ; or il nous a déjà dit qu’il était de nature chétive et peu apte aux exercices militaires…

Le pays choisi frappe par son éloignement et sa barbarie : « Tomes, sur la rive occidentale du Pont-Euxin », « le rivage sarmate », « les Gètes » ; plus loin il citera le Danube : jeu sur les noms propres, sans doute très exotiques aux oreilles romaines ; il est aussi fait allusion à la violence endémique d’une région constamment soumise aux incursions barbares : « J’ai pris dans ma main des armes… », « Les Gètes et leurs flèches », « le fracas des armes des peuplades voisines…

La consolation de l’écriture : Comme plus tard bien des exilés (on peut notamment penser au Du Bellay des Regrets, Ovide résiste à sa souffrance en l’exprimant dans ses vers. Il rappelle sa gloire, qui survit à son exil, et lui donnera une forme d’immortalité. C’est sur cette affirmation que se clôt cette autobiographie, d’un poète justement fier de ses œuvres, de son génie, sûr de traverser les siècles, et d’une certaine manière, par là, vainqueur de son bourreau… Un orgueil que la postérité justifiera amplement : Ovide fut sans doute (et demeure) le plus lu de toute l’Antiquité, devant même Virgile, Lucrèce et Horace.

Une nouvelle écriture. Si le style d’Ovide, dans les Métamorphoses, les Amours, L’Art d’Aimer ou Les Héroïdes paraît parfois un peu précieux, fortement imprégné de mythologismes et d’érudition, l’exil va transformer cette écriture.

Elle devient plus sobre : les mythologismes et les allusions érudites ont ici pratiquement disparu.

Elle devient surtout plus personnelle : Ovide n’hésite pas à mettre en scène des personnages de son entourage (cf. la réflexion de son père sur l’utilité de la poésie), à dessiner sa propre éthopée, à l’opposé de l’idéal Romain (un être sensible, sentimental, peu doué pour les armes ni pour la politique, et poète dans l’âme), à citer ses contemporains… Et surtout, il n’hésite pas à dire « je », à exprimer ses angoisses, ses peines, ses espoirs.

C’est une première dans l’Antiquité, et il faudra ensuite attendre Saint-Augustin (mais dans une toute autre perspective) et surtout Montaigne pour retrouver ce type d’écriture. On peut donc dire qu’Ovide est l’initiateur de l’écriture autobiographique moderne.