Voltaire, Zaïre (1732)

Orosmane et Zaïre

Nous utiliserons l’édition de Pierre Frantz, Folio théâtre n° 166.

Sommaire

Etudes synthétiques :

Comparaison de Zaïre avec Othello, de Shakespeare

Textes expliqués :

Études synthétiques

Le contexte historique

Zaïre est à la fois une pièce historique – qui introduit le temps des Croisades et le Moyen-Âge dans le théâtre français – et une pure fiction.

Les éléments historiques donnés dans la pièce

Les personnages sont assez diserts sur leur propre histoire, et nous permettent ainsi de reconstituer la chronologie des événements.

  • Acte II, scène 2 : Nérestan entend de Châtillon, un vieux chevalier prisonnier avec Lusignan, les premiers temps de l’histoire. Vingt ans avant le moment de la scène, Lusignan a combattu au moment de la prise de Jérusalem par les Arabes ; après la chute de la ville, il s’est réfugié avec les rescapés à Césarée, où il sera à nouveau assiégé et fait prisonnier. Sa captivité durera 20 ans (voir v. 651). C’est là qu’est né Nérestan.
    Lusignan est depuis détenu à Jérusalem.
  • Acte II, scène 1 : Nérestan, né à Césarée, est libéré par des chrétiens ; mais trois ans avant la pièce il est repris, puis libéré sur parole.
  • Acte III, scène 1 : On revient au présent : nous apprenons que Louis IX préfère attaquer l’Égypte plutôt que Jérusalem – ce qui est conforme à ce que l’on sait de la septième croisade (1248-1252) ; on est donc en 1249…

L’acte III donne donc un repère précis : l’arrivée de Louis IX en Égypte. Ce qui peut situer le passé tragique de Lusignan et Châtillon un peu plus de vingt ans auparavant, soit 1228-29… Cela pourrait correspondre à la sixième croisade ; sauf que celle-ci ne fut pas vraiment guerrière (au grand scandale des Chrétiens, Frédéric II pratiqua plus volontiers la diplomatie que le combat), et s’acheva sur une victoire… d’ailleurs peu durable, car le royaume de Jérusalem ainsi obtenu était livré à l’anarchie. Dès 1244, Jérusalem fut attaquée et pillée ; mais les dates ne correspondent pas au récit de Voltaire…

Une pure fiction

En réalité, Voltaire n’a pas voulu faire œuvre d’historien : il reconnaît lui-même que tout son récit n’est qu’une fiction.

Les noms sont historiques…

Il y a bien eu un Lusignan, roi de Jérusalem sous Saladin (1186-1192), puis roi de Chypre (1192-1194), qui ne fut d’ailleurs pas un héros, mais bien plutôt un dirigeant incapable et maladroit ; mais celui de la pièce est un descendant fictif de celui-ci.

Châtillon est également un nom historique, porté par une grande famille champenoise. Renaud de Châtillon fut un guerrier valeureux, mais également violent, cupide et haï de tous ; fait prisonnier par Nur Ad-din (on retrouve là Voltaire…) il resta 16 ans en captivité. Libéré par le fils de Nur Ad-din (l’Orosmane de Voltaire ?) il mène une politique violemment agressive, plus par goût du pillage que par stratégie ; proche de Lusignan, roi de Jérusalem, il rompt une trève avec Saladin, et meurt le 4 juillet 1187, à la bataille d’Hattin.

Dans la réalité, donc, si Lusignan s’est toujours montré modéré et apte à la négociation avec les Musulmans, Châtillon représente ce que la France a pu produire de pire durant les Croisades : c’est un va-t-en-guerre, fourbe, cruel, cupide et dénué de tout scrupule.

Mais les personnages sont de pures fictions

Si la hiérarchie entre Lusignan et Châtillon semble plus ou moins respectée, on ne les reconnaît pas vraiment. Et les événements sont singulièrement gauchis.

Ces deux personnages apparaissaient certainement aux contemporains de Voltaire comme les représentants de l’ancienne Noblesse, pleine de morgue, dont l’auteur lui-même avait eu à souffrir – l’altercation avec les Rohan était dans toutes les mémoires !

Un contexte qui n’est pas seulement décoratif

Le contexte des Croisades est d’abord une vraie nouveauté dans le théâtre français. Cette pièce donnera d’ailleurs naissance au « style troubadour ».

Mais surtout, l’opposition frontale entre Chrétiens et Musulmans est au cœur de la tragédie : Lusignan et Châtillon sont des rescapés des combats entre Croisés et Musulmans ; ils ne peuvent concevoir que leur ennemi puisse avoir une quelconque légitimité. En face, on témoigne d’un peu plus de tolérance (Orosmane libère Nérestan sur parole, puis accorde la liberté aux prisonniers), mais leur témoigne cependant mépris et haine (« ces vils Français »). Toute la tragédie tient dans cette incapacité à accepter l’autre.

Ce n’est donc pas par hasard que Voltaire a choisi le moment historique où l’intolérance religieuse s’est exprimée avec le plus de violence.

Orosmane, ou la figure du Musulman

Qui est Orosmane ?

Nous savons de manière assez précise qui est Orosmane, personnage plus ou moins imaginaire dans la tragédie de Voltaire.

Il est le fils de Noradin, qui a pris le royaume de Jérusalem, et fait prisonnier le roi chrétien Lusignan ; et il succède à son père. C’est un prince éclairé, qui refuse l’image traditionnelle que l’on se fait du potentat oriental : il rejette la notion de harem, et veut une compagne qui soit presque son égale (allant jusqu’à donner une leçon de géo-politique à Zaïre) ; il accepte d’être accessible : « Je vois avec mépris ces maximes terribles / qui font de tant de rois des tyrans invisibles » (v. 237-238) ; à l’égard des Chrétiens, qui représentent toujours pour lui une menace – il croit un moment que Louis IX s’apprête à assiéger Jérusalem, avant que celui-ci ne reporte son assaut contre l’Egypte – il se montre héroïque et sans faiblesse, mais il sait aussi faire preuve de bienveillance à l’égard des prisonniers : fidèle à sa parole, il libère d’abord un certain nombre de chrétiens, sauf Lusignan et Zaïre ; puis il accepte la libération du vieux Lusignan – précipitant sans le savoir la catastrophe. Et au dénouement, une fois la vérité découverte, il fait libérer l’ensemble des prisonniers chrétiens, avant de se donner la mort.

Orosmane vu par les personnages

Les Chrétiens n’éprouvent à son égard que haine et mépris, et se montrent incapables de voir en lui autre chose qu’un Barbare et un mécréant ; ils vont jusqu’à regretter « sa clémence odieuse » (v. 341).

Nérestan en particulier ne sait qu’éructer sa haine à l’égard de celui qu’aime sa soeur – et qui, à ses yeux, n’en est que plus coupable : ce n’est qu’un « barbare », un « tyran d’un sérail », un « Tartare » ; le mariage de Zaïre est « un hymen odieux » (v. 848), et la demeure d’Orosmane, « un palais honteux » (v. 898)

« Si ma religion ne retenait mon bras,
j’irais dans ce palais, j’irais au moment même,
immoler de ce fer un barbare qui t’aime… » (v. 838-840)

Fatime fait écho à cette détestation aveugle : « palais profane » (v. 1051), « chaîne honteuse » (v. 1056), « barbare Orosmane » (v. 1438) ; elle non plus ne comprend pas l’amour de Zaïre :

« Vous tremblez d’offenser l’amant qui vous outrage !
Quoi ! ne voyez-vous pas toutes ses cruautés,
et l’âme d’un Tartare à travers ses bontés ?
Ce tigre, encor farouche au sein de sa tendresse,
même en vous adorant, menaçait sa maîtresse… » (v. 1454-1458)

Rien ne trouve grâce en Orosmane, aux yeux des chrétiens, tout simplement parce qu’il n’est pas lui-même chrétien ; on notera cependant qu’à l’exception de cette opposition religieuse, rien ne permet de distinguer Orosmane des Européens : ni sa parole, ni ses réactions, ni son mode de vie… et encore moins son aspect physique.

Orosmane lui-même hait les chrétiens

Dès l’acte I, Zaïre souligne cette haine : « un dieu que mon amant abhorre » (v. 102) ; il ne voit en eux que des ennemis « assoiffés de rapine » (v. 183) ; et il peut se montrer très cassant à l’égard de Nérestan (p. 65) ; il ne les désigne que par les mots « esclave infidèle ».

Il se méfie de Nérestan, mais peut-être plus parce qu’il est un amant potentiel que parce qu’il est chrétien.

Orosmane vu par les spectateurs

Voltaire a tout fait pour qu’Orosmane apparaisse comme un personnage positif : il est un prince éclairé, il aime sincèrement Zaïre, et est prêt, pour elle, à revenir sur ses haines les plus tenaces : il libère Lusignan, et traite convenablement les prisonniers.

Il est victime des apparences, qui lui font croire que Zaïre le trahit ; mais il ne se comporte pas avec violence à son égard, jusqu’à l’ultime scène. Il menace, certes, mais ne frappe jamais – cela serait inacceptable sur une scène classique !

La scène finale même, dans sa  violence, montre un Orosmane meurtrier ; mais il se rachète aussitôt, par son désespoir, par sa clémence aussi : alors que Fatime et Nérestan l’injurient sans même prendre en compte sa douleur, il libère tout le monde. Et finalement, le dernier mot revient à Nérestan, contraint de le plaindre.

Le spectateur ne peut donc condamner tout à fait Orosmane, et moins encore rapporter ce crime passionnel à une « nature barbare » qui serait la sienne. Le meurtre a eu lieu « hors champ », dans la coulisse, et il est extrêmement bref (à comparer avec le meurtre de Desdémone, et son interminable agonie…) ; il a certes été prémédité, mais dans une sorte de paroxysme de folie et de désespoir.

Et un tel geste est très loin d’être exceptionnel dans la tragédie : que l’on songe au meurtre de Pyrrhus dans Andromaque, aux nombreux meurtres qui scandent les pièces de Shakespeare…

Les forces du mal dans Zaïre

Si dans Othello les forces du mal s’incarnent dans un seul personnages (même s’il utilise les faiblesses des autres), dans Zaïre, les forces qui vont mener Zaïre et Orosmane à la catastrophe sont réparties entre au moins trois personnages, dont la faculté de nuire va croissant : le vieux Châtillon, Lusignan et Nérestan.

Le fanatisme chrétien

Il est d’abord incarné par Châtillon, personnage en réalité peu recommandable, ici incarné par un vieillard, compagnon de combat de Lusignan. Représentant de l’antique noblesse, il fut un  combattant valeureux… et un chrétien fanatique ; mais il semble à tout prendre moins intransigeant que Nérestan et Lusignan : pour sauver ce dernier, il aurait bien recours à l’entremise de Zaïre – ce que rejette Nérestan (v. 449-452). Ce Châtillon n’aura plus guère de rôle par la suite.

Le second acteur du fanatisme chrétien est Lusignan ; lui est ici plutôt pire que son modèle historique. Après toute une vie de combats, vaincu deux fois par le père d’Orosmane, cet ancien Roi de Jérusalem croupit depuis 20 ans dans un cachot, mais n’a rien perdu de son intransigeance. Nérestan lui-même doute qu’il soit capable d’accepter l’intercession d’une femme convertie à l’Islam (v. 459-460) ; et face à ses enfants retrouvés, il ne sait qu’imposer à Zaïre une autorité paternelle dénuée de la moindre indulgence et de la moindre compréhension. À ses yeux, et quelles que soient les circonstances, être musulman est un « crime » ; Zaïre, qui vient à peine de découvrir qui étaient ses parents, est donc coupable de « trahison », et les ennemis ne peuvent être que des « brigands »… Il soumet donc Zaïre à un effroyable ultimatum : ou renier sa famille, son « sang », son père à peine retrouvé… ou se renier elle-même.
À la fin de l’acte II, tous les éléments du drame sont prêts, par la double contrainte que Lusignan impose à Zaïre : choisir d’être chrétienne, et garder le secret.

Mais le 3ème acteur est sans doute le pire de tous : il s’agit de Nérestan, le plus proche par l’âge de Zaïre – il avait 4 ans quand elle est née, il a partagé sa captivité… Il jouit en outre d’une certaine confiance d’Orosmane, à qui il doit sa libération.
Mais Nérestan ne vit que par la haine ; dans la scène 4 de l’acte III, quand Zaïre lui demande ce qu’elle doit faire, son premier mot est : « détester » ; il ne voit en Orosmane qu’un ennemi ; et à ses yeux, Zaïre, aimant Orosmane, ne mériterait que la mort (v. 826). Tout son discours n’est que celui d’un parfait fanatique, ne pensant qu’à lui-même (« ma gloire », « ma maison », « mon père », « ma religion »), incapable de voir autre chose en Orosmane qu’un « barbare », un « Tartare ». Pire encore, il est incapable de voir la souffrance de Zaïre !
En cette fin d’acte III, il impose à Zaïre un baptème, qui rendra impossible son mariage avec Orosmane.

Et c’est Nérestan qui, par une lettre adressée à Zaïre et interceptée, va causer la mort de l’héroïne.

On peut citer aussi un 4ème acteur : c’est Fatime, la fidèle suivante et confidente, qui voyait en Nérestan une chance de rentrer en France, et qui, acte V scène III, pousse Zaïre à ce qui sera sa perte.

Tous les chrétiens présentés ici apparaissent donc comme des fanatiques, intolérants, n’ayant en vue que leur propre intérêt et celui de leur foi, et capables, au nom de leur Dieu, de tout sacrifier, y compris des victimes innocentes. Dans le cercle éclairé de l’entourage de Voltaire, ils ne pouvaient que soulever l’indignation. Voltaire réglait peut-être ainsi quelques comptes avec la vieille noblesse issue des Croisades, qui l’avait si violemment humilié ?

La haine musulmane contre les chrétiens

Des personnages comme Corasmin expriment haine et mépris à l’égard des chrétiens – qui en l’occurrence ont été les agresseurs. Et sans doute Orosmane n’aurait-il pas pu épouser Zaïre s’il avait su qu’elle était chrétienne : de part et d’autre il y a incompatibilité.

Il n’en reste pas moins que d’un bout à l’autre de la pièce, Orosmane est celui qui délivre :

  • Il a libéré Nérestan sur parole ;
  • Il délivre Zaïre en l’épousant ;
  • Il libère un certain nombre de prisonniers chrétiens, et finit par laisser libre Lusignan lui-même ;
  • et à la fin, son dernier acte est de libérer Nérestan. Cet ultime acte de générosité donne tout son sens à la pièce : la barbarie, le meurtre, sont du côté des chrétiens, malgré le drame.

Zaïre, une pièce chrétienne ?

Malgré ce qui vient d’être dit plus haut, sur le fanatisme chrétien, Zaïre a pu être lue comme une pièce chrétienne. Dans le Génie du christianisme, Chateaubriand voit dans la présence de la religion la plus grande beauté de la pièce… et il se place délibérément du côté de Lusignan et de Nérestan :

« Dans Zaïre, si vous touchez à la religion, tout est détruit. Jésus-Christ n’a pas soif de sang ; il ne veut que le sacrifice d’une passion. A-t-il le droit de le demander ce sacrifice ? Eh ! qui pourrait en douter ? N’est-ce pas pour racheter Zaïre qu’il a été attaché à une croix, qu’il a supporté l’insulte, les dédains et les injustices des hommes, qu’il a bu jusqu’à la lie le calice d’amertume ? Et Zaïre irait donner son cœur et sa main à ceux qui ont persécuté ce Dieu charitable ! à ceux qui tous les jours immolent des chrétiens ! à ceux qui retiennent dans les fers ce successeur de Bouillon, ce défenseur de la foi, ce père de Zaïre ! Certes la religion n’est pas inutile ici ; et qui la supprimerait, anéantirait la pièce.« 

L’omni-présence de la religion chrétienne

  • Dès avant l’arrivée de Nérestan, nous apprenons que Zaïre est d’origine chrétienne, qu’elle est porteuse d’un objet, une croix, qui n’est pas seulement destiné à une reconnaissance, selon le « topos » traditionnel : elle est aussi un moyen de manipulation entre les mains de Fatime ; mais elle a enfin un pouvoir par elle-même.

    « Cette croix, je l’avoue, a souvent malgré moi
    Saisi mon coeur surpris de respect et d’effroi. »

En 1732, Voltaire semble encore attaché à la religion chrétienne…

  • Les invocations de Dieu sont innombrables dans la pièce ; le seul lexème « Dieu » compte, si l’on en croit Vincenzo  De Santis, compte 52 occurrences :

« Les personnages s’adressent sans cesse à la divinité qui devrait être garante de justice et confient leur sort à la providence, véritable protagoniste in absentia. » (Vincenzo De Santis, « De Cordoue à Jérusalem : sur une source possible de Zaïre« , Revue italienne d’études françaises, 1, 2011)

Une religion qui ignore la miséricorde

  • Les Chrétiens se montrent impitoyables envers ceux qui ne partagent pas leur religion ; on a vu avec quelle haine ils traitent les musulmans, allant jusqu’à les détester davantage lorsqu’ils ne correspondent pas à leur définition du « barbare » :

    « Que de ce fier soudan la clémence odieuse
    répand sur ses bienfaits une amertume affreuse ! » (v. 341-342)

  • Et Zaïre montre toute la cruauté de la « loi chrétienne », qui semble tout ignorer du pardon :

« Dites… Quelle est la loi de l’empire chrétien ?…
Quel est le châtiment pour une infortunée
qui, loin de ses parents, aux fers abandonnée,
trouvant chez un barbare un généreux appui,
aurait touché son âme, et s’unirait à lui ? » (vers 822-826)

Et la réponse de Nérestan est immédiate : « la mort la plus prompte. »

Le problème du baptême

Selon la loi chrétienne, on ne saurait prétendre au salut si l’on n’est pas baptisé. Or la Providence semble tout faire pour que Zaïre ne puisse en bénéficier.

Toute enfant, « à peine en son berceau », Châtillon a tenté de le lui donner, mais elle lui fut arrachée des mains avant qu’il ait pu le faire. (vers 587-592) : stricto sensu, Zaïre n’est donc pas chrétienne. Elle se trouve donc dans la situation des « Sauvages américains » décrits par Léry, voués à l’Enfer car coupables quand même d’avoir ignoré l’Ecriture – ou des « païens vertueux », tout aussi condamnés par l’Eglise, malgré leur vertu…

Et, à la fin de la pièce, elle est tuée par Orosmane avant d’avoir eu le temps de recevoir le baptême : à nouveau, elle est donc condamnée, sans aucun salut possible ! Curieusement, ni Fatime, ni Nérestan n’ont un seul mot pour le salut de celle dont ils ont contribué à causer la mort ; si Fatime suggère que Zaïre pouvait espérer la pitié divine (« elle espérait… que le Dieu de ses pères verrait en pitié cet amour malheureux« ), rien de tel chez Nérestan : même le baptême accepté par Zaïre ne suffit pas à effacer sa faute :

« Hélas elle offensait notre Dieu, notre loi ;
Et ce Dieu la punit d’avoir brûlé pour toi. »

Et si le dernier geste le contraint à « admirer Orosmane », on peut avoir l’impression que sa sœur n’existe plus à ses yeux.

Ainsi, les deux vertus cardinales de la religion chrétienne, la charité et le pardon semblent totalement inconnues de ceux-là mêmes qui devraient les incarner : car les seuls gestes charitables de la tragédie sont ceux d’Orosmane envers les chrétiens. Et les paroles de Zaïre résonnent tragiquement :

« J’honore, je chéris ces charitables lois
dont ici Nérestan me parla tant de fois ;
Ces lois qui, de la terre écartant les misères,
des humains attendris font un peuple de frères ;
obligés de s’aimer, sans doute, ils sont heureux » (v. 123-127)

Un autre inter-texte de Zaïre : Polyeucte, de Corneille (1640)

Polyeucte est l’une des dernières tragédies chrétiennes, avant Zaïre ; et on ne peut que faire un parallèle entre les deux, d’autant que Voltaire connaissait bien le théâtre de Corneille.

Dans cette tragédie, Polyeucte, prince arménien, se fait chrétien ; sa femme, Pauline, qui avant son mariage avait passionnément aimé Sévère, un Romain comme elle, est restée païenne… Elle a obéi à son père en épousant Polyeucte. Or l’on est en pleine persécution des chrétiens, et Félix, beau-père de Polyeucte, reçoit l’ordre d’exécuter tous les chrétiens. Malgré les objurgations de Pauline, Polyeucte va au supplice ; du coup Pauline et Félix deviennent chrétiens… et Sévère décide de les épargner.

  • Pauline a des traits communs avec Zaïre : elle a sacrifié son amour pour obéir à la loi du père ; désormais elle aime un homme, son mari, qui appartient à une religion haïe de son père ;
  • Sévère, quant à lui, est le pendant d’Orosmane : il n’est pas chrétien, mais concentre toutes les vertus, notamment la tolérance, la clémence, et un amour indéfectible pour la femme aimée.
  • Polyeucte est un autre Nérestan : il en possède le fanatisme, la violence (il détruit le temple païen) :

    « Il faut (je me souviens encor de vos paroles)
    Négliger, pour lui plaire, et femme, et biens, et rang,
    Exposer pour sa gloire et verser tout son sang.«  (acte II, 6)

Mais du moins, le seul sang qu’il fait couler est le sien propre…

Car Polyeucte est une pièce fondée sur la miséricorde :

  • Polyeucte détruit les statues des dieux païens, mais il ne s’en prend jamais physiquement à ses adversaires ; s’il affirme sa « haine » du paganisme, il continue d’aimer Pauline, et ne tue pas…
  • Après avoir conduit Polyeucte au supplice, Félix se convertit, comme sa fille Pauline ; cette fin, assez brutale et inattendue, permet cependant le « salut » de ces personnages.
  • Sévère renonce à les persécuter ; il se fait le protecteur des chrétiens (comme Orosmane les renvoie couverts de bienfaits) ; mieux, il dit « les aimer », et laisse imaginer une conversion à venir…

Conclusion

« On l’appelle à Paris tragédie chrétienne, et on l’a jouée fort souvent à la place de Polyeucte » écrit Voltaire dans son Avertissement aux éditions de 1738 et 1742. On voit que Voltaire a voulu rivaliser avec son grand devancier. Mais sa visée est différente : Corneille voulait célébrer la religion chrétienne, Voltaire en donne une image pour le moins inquiétante…

 Les personnages secondaires dans Zaïre

Zaïre est une tragédie classique, dans la tradition de Racine ; les personnages y sont donc peu nombreux.

Comparses et figurants

Corasmin et Méléador, deux officiers du sultan, n’ont en réalité aucun rôle, pas plus que l’esclave qui n’est au fond qu’un intermédiaire : c’est lui qui va transmettre la lettre de Nérestan à Zaïre.

Corasmin, proche d’Orosmane, lui révèle ce qu’il croit être la duplicité de Zaïre ; il n’a aucune sympathie à l’égard de celle qu’il considère toujours comme une prisonnière chrétienne. Mais il ne le pousse pas à la violence.

Les personnages secondaires

  • Châtillon n’est qu’un double de Lusignan, presque moins fanatique que lui ;
  • Fatime, confidente et amie de Zaïre, est dans le camp chrétien ; elle pousse Zaïre, peut-être par intérêt personnel, à se reconnaître chrétienne et à suivre Nérestan ;
  • Lusignan, image même du père autoritaire et inflexible, exerce sans nuance son autorité sur sa fille ; guerrier prestigieux, vieillard intransigeant, il n’a aucune considération pour les sentiments et la peine de Zaïre ; pour lui, le monde est divisé en deux : les chrétiens, qui seuls ont le droit d’exister, et tous les autres, dont la vie compte pour rien.
  • Nérestan est le double de Lusignan, mais un double agissant : il est jeune, c’est lui qui négocie la libération des prisonniers chrétiens, c’est lui qui fait venir un prélat pour baptiser Zaïre, c’est lui encore qui écrit la lettre qui la perdra. Il est l’artisan du malheur d’Orosmane et de Zaïre.

Un schéma actanciel qui isole Orosmane et Zaïre

Si l’on prend le couple Zaïre-Orosmane comme noyau central de l’intrigue, on s’aperçoit que tous les autres actants, sans exception, sont des opposants ; soit par préjugé (Corasmin), soit par fanatisme religieux (Fatime, Lusignan, Nérestan…). Le couple n’a personne sur qui s’appuyer, il est totalement livré à des forces et des influences contraires. Il n’a aucune chance !

Les personnages féminins dans Zaïre

Plus encore que l’Othello de Shakespeare, Zaïre est une pièce masculine : elle ne compte que deux femmes, Zaïre et sa suivante Fatime, pour cinq hommes.

Pourtant elle ne donne pas cette impression. Cela tient sans doute à l’omniprésence de l’héroïne, constamment sur scène ou évoquée par d’autres personnages lorsqu’elle n’y est pas ; ainsi, sur 33 scènes, elle n’est totalement absente que dans 3 d’entre elles ! Par ailleurs, elle occupe le rôle-titre, et l’ensemble de l’action tourne autour d’elle.

Alors que Desdémone n’était qu’un moyen pour Iago d’atteindre Othello, Zaïre est au cœur des préoccupations de tous les personnages : Orosmane l’aime et veut l’épouser, Nérestan et Lusignan veulent la convertir, ainsi que Fatime, Châtillon veut l’utiliser pour libérer Lusignan, Corasmin se méfie d’elle… Tout tourne autour d’elle, elle est la cible de toutes les attentions et de toutes les actions.

Zaïre

Dès les premières scènes, nous  comprenons que Zaïre n’est pas au clair sur sa propre identité. Prisonnière dès sa naissance des Musulmans, elle a grandi cependant aux côtés de Nérestan, un prisonnier chrétien ; par ailleurs, elle est porteuse d’une croix, héritée de ses parents perdus, et qui introduit le doute en elle.

Elle aime sincèrement Orosmane, qui lui offre à la fois son amour et un statut d’épouse et de sultane, mais avant même toute intervention extérieure, elle est déchirée. Et en outre sa confidente et suivante, Fatime, est du côté des chrétiens et cherche à l’influencer.

Par ailleurs, Zaïre est totalement imprégnée des valeurs – communes aux deux religions ! – d’obéissance et de respect.

Face à son frère et à son père, elle ne songe pas un instant à se rebeller ; son leit-motiv est :  « que faut-il faire ? » (vers 690, 795, 1441) ; on est très loin de la volonté et de la détermination de Desdémone !

C’est probablement cette hésitation, et cette soumission qui mène Zaïre à la catastrophe : elle n’ose parler franchement à Orosmane, garde un secret qui peut être mal interprété, et finalement sera accusée à tort.

Et le seul moment où elle retrouve une fierté qui lui permet de tenir tête à Orosmane, acte IV scène 6, celui-ci n’est plus en état de l’entendre.

Zaïre est totalement seule, contrairement à Desdémone, qui avait au moins Emilia auprès d’elle ; car Fatime, elle n’est pas neutre…

Fatime

Fatime est l’unique autre personnage féminin de Zaïre. Très proche de Zaïre, dont elle est la suivante et la confidente, elle est plus âgée que la jeune fille ; elle désigne constamment celle-ci comme « sa maîtresse » : il y a donc une hiérarchie entre elles.

Mais Fatime n’est pas neutre ; elle prend ouvertement le parti des chrétiens, dès le début de la pièce ; c’est elle qui rappelle à Zaïre la promesse de Nérestan, dès l’incipit ; elle attend pour elle-même la libération et le retour en France.

On peut d’ailleurs penser que les motivations religieuses ne sont pas seules en cause : Fatime dresse ingénument un portrait idéalisé de la femme française :

« Compagnes d’un époux et reines en tous lieux
Libres sans déshonneur, et sages sans contrainte,
Et ne devant jamais leurs vertus à la crainte ! »

Or c’est précisément ce statut qu’Orosmane, prince éclairé, entend offrir à Zaïre…

Fatime est également une chrétienne militante. Elle s’est efforcée d’éduquer Zaïre dans la foi chrétienne (« cette croix, dont cent fois mes soins vous ont parée… », v. 97) ; or son influence est grande, comme en témoigne la confiance que lui voue Zaïre, et sa présence, parfois quasi muette, durant tout l’acte I

Fatime disparaît ensuite durant les acte II et III. Elle ne réapparaît qu’au début de l’acte IV, et c’est pour conforter Zaïre dans sa tragique décision de renoncer à Orosmane. Elle se fait le porte-parole des chrétiens ; l’amour d’Orosmane n’est à ses yeux qu’une « chaîne honteuse » (v. 1056), au point qu’elle s’attire une mise au point de Zaïre :

« Généreux, bienfaisant, juste, plein de vertus,
s’il était né chrétien, que serait-il de plus ? » (v. 1085-86)

Fatime est une sorte d’anti-Œnone : loin de suivre ou d’anticiper les désirs de sa maîtresse, elle fait partie de ses opposants, renforçant ainsi la terrible solitude de Zaïre.

Sur le plan dramatique, elle est en partie responsable de la mort de Zaïre : c’est elle qui la dissuade de révéler son secret à Orosmane (p. 108).

Á l’acte V, elle aura un rôle décisif : sa prière (« arrache ma princesse au barbare Orosmane ») sera effroyablement exaucée, et résonne comme de l’ironie tragique. Et dans la seconde scène, elle pousse Zaïre à une action qui causera sa perte.

Fatime est une figure, à peine atténuée, de l’intolérance et du fanatisme chrétiens. Elle est incapable de voir en Orosmane autre chose qu’un « barbare » : « l’âme d’un Tartare », « ce tigre »…

Et c’est elle qui révèlera la vérité à Orosmane, comme Emilia dans Othello ; et dans son ultime intervention, elle cherche encore à blesser, sans même reconnaître sa propre responsabilité.

Fatime est donc une figure négative, artisan actif, quoique inconscient, de la perte des amants. Elle n’a jamais voulu reconnaître la réalité de cet amour, contre nature à ses yeux ; ni voir, en Orosmane, un être humain et un prince éclairé.

Racisme, sexisme et préjugés dans Zaïre

Peut-on parler de racisme dans Zaïre ?

Deux groupes de personnages s’affrontent dans la pièce : d’un côté le « soudan », son confident Corasmin, et quelques serviteurs ; de l’autre les prisonniers chrétiens, Zaïre, Fatime, Nérestan, Lusignan et Châtillon. Les premiers sont Arabes, les trois derniers français ; les deux femmes semblent intermédiaires entre ces deux mondes, leur nom étant plutôt arabe, et leur origine chrétienne.

Or, mis à part quelques allusions au mode de vie des sultans (le sérail, le harem gardé par des eunuques, le pouvoir absolu que l’on ne saurait même regarder en face…), que d’ailleurs Orosmane dénonce et rejette, rien ne vient rappeler une quelconque différence ethnique. Aucun détail physique n’est donné, aucune différence de langage… La dimension ethnique est totalement absente du texte de Voltaire ; seule subsiste la différence religieuse, et le conflit qui en découle.

Quant à la différence religieuse, elle est réduite à sa plus simple expression : nul point de dogme n’est évoqué, on ne voit rien de la religion musulmane – mieux encore : ces deux religions semblent proches, toutes deux l’ayant emporté sur les « faux dieux » :

« J’eusse été près du Gange esclave des faux dieux,
Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux » (v. 107-108)

C’est pourtant sur cette haine religieuse que reposent les réactions de haine des personnages ; quand Châtillon parle de « sang infidèle » (v. 394), il transforme un conflit religieux en conflit de nature ; le non-chrétien devient dès lors un « barbare », un « tigre »… un « ennemi perpétuel » comme dans Othello ! Et les réactions violentes de Nérestan relèvent de la même logique : un amour entre une chrétienne et un musulman est contre-nature, et ne peut se laver que dans le sang (III, 4).

Eriger une différence de croyance en différence de nature, telle est donc l’origine du racisme, et le prétexte des crimes les plus sanglants. On songe bien sûr aux guerres de religion, à la Saint-Barthélémy… ou à des faits divers plus récents !

Y a-t-il des préjugés sexistes dans Zaïre ?

Là encore Voltaire ne semble relever aucun de ces préjugés chez ses héros. Même quand Orosmane se croit trahi par Zaïre, jamais il ne se laisse aller à des généralisations qui sont la marque du préjugé.

Un seul moment peut-être trahit un certain sexisme :

« Mais il est trop honteux de craindre une maîtresse ;
Aux mœurs de l’Occident laissons cette bassesse.
Ce sexe dangereux, qui veut tout asservir,
S’il règne dans l’Europe, ici doit obéir. » (v. 1035-1038)

Mais l’on sait qu’Orosmane reviendra bien vite à de meilleurs sentiments (IV, 1)… et la remarque ne manque pas d’ironie tragique : c’est précisément parce qu’elle obéit, se soumet à l’autorité de son père, que Zaïre se perd ; si elle avait renié cette autorité et refusé l’obéissance qui, même en Occident, constitue la vertu cardinale des filles, la tragédie n’aurait pas eu lieu…

  • Peu de préjugés sexistes, donc, dans la pièce ;
  • Quant au racisme, il est intimement lié au fanatisme religieux, et il est essentiellement le fait des Chrétiens.

La jalousie dans Zaïre

Dans la pièce de Voltaire, il n’y a pas d’Iago pour empoisonner l’âme d’Orosmane ; mais l’on est à l’époque des Lumières, et la jalousie a pris une toute autre valeur. Orosmane va tuer Zaïre par désespoir amoureux, suite à une série de malentendus, et non « pour l’honneur ».

Orosmane croit en la vertu de Zaïre (v. 197-198, p. 61), et il exige d’elle un amour absolu :

« je me croirais haï d’être aimé faiblement » (v. 207)

Cette exigence d’absolu ne souffre donc pas la moindre compromission, ni le moindre doute ; elle est en soi porteuse d’un danger. Et c’est Orosmane qui, le premier, se montre soupçonneux à l’égard de Nérestan : voir la scène 5 de l’acte II.

On voit qu’ici, la jalousie est devenue une passion médiocre et inavouable :

« Moi, jaloux ! Qu’à ce point ma fierté s’avilisse !
Que j’éprouve l’horreur de ce honteux supplice ! » (p. 66)

On trouve là un exemple de la « double cristallisation » chère à Stendhal : Orosmane voit en Zaïre un être parfait ; mais cette perfection même fait naître le soupçon, car si lui la voit, d’autres, en particulier Nérestan, peut aussi la voir…

Il ne s’agit pas ici de la même jalousie que dans Othello : Orosmane commence à soupçonner non pas Zaïre, mais Nérestan. Or ce soupçon transforme Zaïre en objet possédé, qu’il faudrait protéger des regards – l’exact contraire de l’amour tel qu’il l’a décrit dans la scène précédente. Orosmane ne peut alors qu’en avoir honte… sans cesser pour autant de l’éprouver…

C’est la raison pour laquelle, lorsque Zaïre diffère le mariage sans donner d’explication (III, 6), Orosmane soupçonne immédiatement Nérestan – ce en quoi il a raison ! mais une intrigue amoureuse – ce en quoi, bien sûr, il a tort.

« Si c’était ce Français !… quel soupçon ! Quelle horreur ! »

Il est vrai qu’il n’a aucune autre explication à sa disposition :

  • il croit Zaïre définitivement musulmane et ignore tout des liens entre Lusignan, Nérestan et Zaïre :
    « Vous n’êtes point chrétienne ; élevée en ces lieux,
    vous suivez dès longtemps la foi de mes aïeux. » (v. 957-58)
  • Obsédé par son amour-passion, rien d’autre n’existe à ses yeux. À tel point qu’au dénouement, lorsque Nérestan lui donnera finalement l’explication de tout, il n’entendra, littéralement, qu’une seule phrase :
    « Elle m’aimait ? Est-il bien vrai Fatime ?
    Sa sœur ? J’étais aimé ? (…)
    Tu m’en as dit assez. Ô ciel ! J’étais aimé !
    Va, je n’ai pas besoin d’en savoir davantage… »

Une fierté blessée

Orosmane est une âme fière, et imprégnée d’une morale faite de contrôle de soi, de fermeté, et probablement de stoïcisme.

Or il est en proie à des passions qui mettent cette fierté à rude épreuve :

  • il s’en veut d’éprouver les tourments honteux de la jalousie ;
  • il s’en veut de céder à la passion pour Zaïre (acte IV, sc. 2, le fameux « Zaïre, vous pleurez ») et d’être incapable d’y renoncer ;
  • il se sent humilié, à la fois de sa propre faiblesse, et de la trahison supposée d’êtres très en-dessous de lui : des esclaves chrétiens… et une femme.

Comme dans Othello, le rôle de la « preuve »

Voir « les objets » (commentaire comparé)

La preuve est double :

  • la matérialité de la lettre ;
  • la présence encore plus matérielle de Zaïre au rendez-vous.

On notera cependant que contrairement à Othello maladif, à aucun moment Orosmane ne cherche une preuve matérielle. La lettre lui est apportée sans qu’il l’ait réclamée ; il n’envisage à aucun moment de confondre Zaïre – à la fin de la scène IV, 5, elle arrive alors qu’il voulait la fuir ; ce n’est qu’au tout dernier acte qu’il tend un piège, mais il se persuadait encore que Nérestan était le seul coupable…

Orosmane n’est en rien un jaloux compulsif qui voit le mal partout ; au contraire, il s’ingénie, presque jusqu’au bout, à croire en l’innocence de Zaïre : acte III, scène 3 (il va jusqu’à se croire lui-même coupable!) ; et encore à la toute fin de l’acte IV, malgré la lettre.

Un crime passionnel plus qu’un crime d’honneur

Voir « l’honneur dans Othello et Zaïre« 

Assurément, Orosmane est humilié par cette trahison. Comme Médée, il a beaucoup fait pour Zaïre, il a voulu faire d’elle une sultane, a accepté de libérer Lusignan et d’accorder à Nérestan de revoir Zaïre, il est donc en droit d’attendre à la fois respect et reconnaissance. Au lieu de cela, il est trahi et baffoué : sa colère est donc parfaitement légitime.

Mais cette colère suffirait-elle à excuser le meurtre ? Un crime d’honneur serait-il acceptable au XVIIIème siècle ? L’on sait que les philosophes des Lumières n’avaient pas grande estime pour les vertus héroïques ; que l’amour, la passion commençait devenir, en revanche, une vertu majeure.

Faire d’Orosmane un cocu qui tue sa femme pour venger son déshonneur n’était pas envisageable, si l’on voulait faire de celui-ci un personnage positif, et une victime également plus qu’un coupable. Or tout le langage d’Orosmane n’est qu’un langage amoureux ; certes, il invoque sa « fierté » dans le dépit, mais c’est le discours amoureux qui l’emporte toujours :

« Tu ne connaissais pas mon cœur et ma tendresse,
combien je t’adorais… »

Non seulement le dénouement est alors un chef d’œuvre de pathétique, mais Nérestan lui-même doit à son tour abandonner le fanatisme et l’aveuglement dont il a toujours fait preuve : s’il est contraint de plaindre Orosmane, c’est parce qu’il doit reconnaître la réalité de la passion amoureuse…

Sur quelques sources de Zaïre

Miguel de Luna,La Verdadera Historia del Rey don Rodrigo

Nous nous fonderons pour cette étude sur l’article de Vincenzo De Santis, « De Cordoue à Jérusalem : sur une source possible de Zaïre ». (Revue Italienne d’études françaises, 1, 2011.

Miguel de Luna est né vers 1550 à Grenade ; après des études de médecine, il devint traducteur et, dès 1610, interprète officiel du Roi.

Le roman de Miguel de Luna raconte à sa manière l’histoire de la conquête arabe de l’Espagne. Il propose l’exemple du roi Iacob Almançor, tolérant et généreux, qu’il oppose au roi espagnol Don Rodrigo, dissolu et vicieux : Almançor est une préfiguration d’Orosmane. C’est une manière de dépeindre une morale détachée de la religion, en somme pré-laïque.

Le chapitre XI représente un avant-texte de Zaïre : Voltaire possédait un exemplaire de l’ouvrage de Luna, traduit par Le Roux.

À la suite d’un naufrage, la princesse Zahra, fille d’un roi musulman, est emprisonnée par les soldats chrétiens et conduite auprès du roi Rodrigue, dont elle tombe amoureuse. Elle se convertit au christianisme, et l’épouse. Par la suite, tandis que Rodrigue a quitté la ville, celle-ci est prise par le roi musulman Tarif, qui confie la reine Zahra au prince Gilhair : celui-ci en tombe amoureux et lui propose de l’épouser, à condition qu’elle redevienne musulmane ; Zahra refuse, et finit par obtenir qu’il se convertisse en secret au christianisme ; mais ils sont trahis par une suivante, et finalement exécutés tous deux après avoir refusé de renoncer à la religion chrétienne.

Les points communs avec Zaïre :

  • Les objets sacrés que l’on dissimule => la croix dissimulée de Zaïre ;
  • Le sacrement imparti en secret (le baptême et le mariage) => le baptême prévu de Zaïre. Dans les deux cas on fait appel à une autorité externe ;
  • De même que le mariage de Gilhaire et Zahra était licite dans le monde chrétien et criminel dans le monde musulman, de même, la promesse de Zaïre et Orosmane était licite tant que Zaïre était musulmane, mais devient criminelle selon la « loi du père »
  • Dans les deux textes, la mort de l’héroïne est liée à leur incapacité à trancher entre l’identité sentimentale et l’identité religieuse-familiale.
  • Mais Voltaire intervertit « en miroir » les systèmes éthico-religieux : le christianisme représentait les droits du cœur chez Luna, il devient chez Voltaire la dure « loi du père ».
  • Enfin, alors que Zahra avait librement choisi de devenir chrétienne, et d’abandonner la « loi du père », Zaïre, elle, est pleinement innocente : elle est devenue musulmane par éducation, et elle ignorait tout de ses origines lorsqu’elle est devenue amoureuse d’Orosmane. Elle appartient donc au « topique » cher au 18ème siècle, de « l’innocence menacée ».
  • Zahra et Zaïre font donc des choix opposés : Zaïre choisit de se conformer à la « loi du sang », tandis que Zahra opte pour la « loi du cœur » ; mais toutes deux sont vouées inexorablement à la mort.

Bajazet, Racine (1672)

  • Une « turquerie » : Racine n’est en effet pas le premier à faire une tragédie ou tragi-comédie sur un sujet ottoman : il a été précédé entre autres par
    • Gabriel Bounin et sa Soltane en 1561,
    • Jean de Mairet et son Grand Solyman de 1639,
    • Georges de Scudéry avec Ibrahim en 1640,
    • ou encore l’inconnu Desmares avec sa Roxelane de 1642-1643.

Georges Forestier rappelle toutefois que la veine de la tragédie turque s’est interrompue une vingtaine d’années avant Bajazet, au moment de la Fronde ; l’Osman de Tristan L’Hermite en 1647 et le Tamerlan de Jean Magnon en 1648 ont été les derniers exemples du genre avant que Racine ne le réactive.
Cette réactivation est liée à la diplomatie : Louis XIV avait envoyé un contingent français aider les Vénitiens en Crète, assiégée par les Ottomans, ce qui avait refroidi les relations. Pour les relancer, le sultan Mehmet IV envoie un ambassadeur à Paris, mais celui-ci se montre peu sensible au faste déployé par le Roi pour le recevoir. Louis XIV sera « vengé », d’une part, par le ballet burlesque qui clôt le Bourgeois gentilhomme, et d’autre part, par la tragédie de Racine.

  • Une histoire d’amour et de jalousie.

Le sultan Amurat, au siège de Babylone, envoie à Byzance où se joue la scène, l’ordre de tuer son frère Bajazet. C’est Roxane, sa favorite, qui détient l’ordre ; celle-ci est prête à trahir Amurat, à condition que Bajazet l’épouse ; mais celui-ci aime Atalide, une princesse… Atalide pousse Bajazet à feindre d’aimer Roxane, pour sauver sa vie ; mais une lettre malencontreusement trouvée sur elle par Roxane montre à celle-ci qu’elle est trahie. Rien ne peut donc arrêter la « grande tuerie » : Orcan, envoyé par Amurat, tue Bajazet et Roxane ; et Atalide, apprenant sa mort, se tue.

  • Les points communs entre Zaïre et Bajazet :
    1. L’éloignement géographique, et le choix de l’Orient musulman ;
    2. un sérail « où l’on n’entre pas » : « Et depuis quand, Seigneur, entre-t-on dans ces lieux, Dont l’accès était même interdit à nos yeux ? Jadis une mort prompte eût suivi cette audace » (v. 3-5). L’Orosmane de Voltaire, souverain éclairé et juste, est « l’anti-Amurat ».
    3. Atalide a pour esclave Zaïre, et Roxane, Zatime : Racine a fourni des noms propres pour les personnages imaginaires.
    4. Bajazet, comme Zaïre, est lié par le secret qu’il a promis à Atalide : « O ciel, que ne puis-je parler ! » (II, 1)
    5. Acte III, 4, Bajazet annonce à Atalide qu’il lui obéit, et se résigne donc à épouser Roxane ; et soudain… « Que vois-je ? Qu’avez-vous ? Vous pleurez ! » ; ainsi, la réplique la plus célèbre de Zaïre vient en fait de Bajazet !
    6. La jalousie de Roxane naît de la même façon que celle d’Orosmane : un regard surpris entre Bajazet et Atalide : « Tous deux à me tromper sont-ils d’intelligence ? Pourquoi ce changement, ce discours, ce départ ? N’ai-je pas même entre eux surpris quelque regard ? » (III, 7)
    7. Mais c’est surtout la lettre fatale qui révèlera à Roxane la réalité, une lettre trouvée par Zatime sur Atalide évanouie

      Zaïre, IV, 5

      Corasmin.

      Cette lettre, seigneur,
      Pourra vous éclaircir, et calmer votre cœur.

      Orosmane.

      Ah ! lisons : ma main tremble, et mon âme étonnée
      Prévoit que ce billet contient ma destinée.
      Lisons… « Chère Zaïre, il est temps de nous voir :
      Il est vers la mosquée une secrète issue,
      Où vous pouvez sans bruit, et sans être aperçue,
      Tromper vos surveillants, et remplir notre espoir :
      Il faut tout hasarder ; vous connaissez mon zèle :
      Je vous attends ; je meurs, si vous n’êtes fidèle. »
      Eh bien ! cher Corasmin, que dis-tu ?

      Corasmin.

      Moi, seigneur ?
      Je suis épouvanté de ce comble d’horreur.

      Orosmane.

      Tu vois comme on me traite.

      Corasmin.

      Ô trahison horrible !
      Seigneur, à cet affront vous êtes insensible ?Vous, dont le cœur tantôt, sur un simple soupçon,
      D’une douleur si vive a reçu le poison ?
      Ah ! sans doute, l’horreur d’une action si noireVous guérit d’un amour qui blessait votre gloire.

      Orosmane.

      Cours chez elle à l’instant, va, vole, Corasmin :Montre-lui cet écrit… Qu’elle tremble… et soudain,
      De cent coups de poignard que l’infidèle meure.
      Mais avant de frapper… Ah ! cher ami, demeure ;
      Demeure, il n’est pas temps. Je veux que ce chrétien
      Devant elle amené… Non… je ne veux plus rien…
      Je me meurs… je succombe à l’excès de ma rage.

      Corasmin.

      On ne reçut jamais un si sanglant outrage.

      Orosmane.

      Le voilà donc connu ce secret plein d’horreur !
      Ce secret qui pesait à son infâme cœur !

      Bajazet, IV, 5

      Zatime

      …J’ai trouvé ce billet enfermé dans son sein.
      Du prince votre amant j’ai reconnu la lettre,
      Et j’ai cru qu’en vos mains je devais le remettre.

      Roxane

      Donne… Pourquoi frémir? et quel trouble soudain
      Me glace à cet objet, et fait trembler ma main?
      Il peut l’avoir écrit sans m’avoir offensée,
      Il peut même… Lisons, et voyons sa pensée:

      …ni la mort, ni vous-même,
      Ne me ferez jamais prononcer que je l’aime,
      Puisque jamais je n’aimerai que vous.
      Ah! de la trahison me voilà donc instruite!
      Je reconnais l’appas dont ils m’avaient séduite.
      Ainsi donc mon amour était récompensé,
      Lâche, indigne du jour que je t’avais laissé!
      Ah! je respire enfin et ma joie est extrême
      Que le traître une fois se soit trahi lui-même.

    8. Enfin, Atalide qui se sent coupable de la mort de Bajazet, se tue pour le venger :« Ah ! N’ai-je eu de l’amour que pour t’assassiner ?
      Mais c’en est trop. Il faut par un prompt sacrifice
      Que ma fidèle main te venge et me punisse. » (Acte V, 12)

Esther, de Racine (1689)

Résumé

Acte 1 – Après une introduction à la gloire de Louis XIV et de Madame de Maintenon, Esther raconte à une amie comment elle est devenue la préférée d’Assuérus, roi de Perse. Elle a même sauvé le roi en dévoilant un complot avec l’aide de Mardochée, son père adoptif. Mais Mardochée vient justement lui annoncer que le roi, conseillé par Aman, va faire connaitre un arrêt visant à mettre à mort, quelques jours plus tard, tous les Juifs du royaume perse.

Acte 2 – Aman raconte que les Juifs ont toujours persécuté le peuple amalécite, dont il fait partie. Toutefois, ce n’est pas cette raison qui le pousse à éliminer le peuple juif, mais le manque de respect de Mardochée, qui tous les jours, à l’entrée du palais, refuse de le saluer. À ce moment-là, Assuérus apprend comment Mardochée l’a sauvé autrefois d’un complot. Il fait porter Mardochée en triomphe par Aman. Esther, qui cherche à sauver son peuple, demande à Assuérus de venir dîner chez elle avec Aman.

Acte 3 – Aman est furieux d’avoir dû porter Mardochée en triomphe. Il prend toutefois son invitation chez Esther comme une marque de faveur. Mais Esther révèle à Assuérus qu’elle est juive, que son peuple ne complote pas contre lui et que c’est pour des raisons personnelles qu’Aman veut les faire mourir. Assuérus donne alors à Mardochée la place d’Aman, qui est mis à mort par le peuple. Esther et les Juifs sont libérés !

 

Une pièce historique « revisitée »

L’histoire est tirée du Livre d’Esther, qui figure dans la Bible hébraïque et l’Ancien Testament. Il rapporte une série d’événements se déroulant sur plusieurs années : Esther, d’origine juive, est la favorite du plus puissant souverain de son époque — Xerxès Ier. Or, sous son règne, le grand vizir — Haman — intrigue et obtient de pouvoir exterminer toute la population juive. Devant pareille menace, Mardochée fait appel à sa cousine Esther afin qu’elle obtienne du roi l’annulation du décret qui les condamne. Xerxès Ier — informé par Esther — prend toutes les mesures nécessaires pour protéger la population juive, et condamne le vizir, ainsi que tous ses fils, à être pendus au poteau destiné initialement à Mardochée. Enfin, les Juifs instaurent une fête annuelle, appelée Pourim, afin de commémorer ce miracle.

On voit quelques modifications dans la pièce de Racine :

  • Esther est devenue la fille adoptive de Mardochée ; ainsi Racine ajoute à l’autorité de celui-ci une relation père-fille dont Voltaire se souviendra pour dépeindre Lusignan.
  • Xerxès Ier est devenu Assuérus ;
  • Enfin, Aman (Haman) n’agit pas (seulement) par haine des juifs, mais aussi pour exercer une vengeance personnelle, pour un motif pour le moins futile !

Esther et Zaïre

On peut voir un lien très étroit entre l’autorité de Mardochée et celle de Lusignan : dans les deux cas, la « loi du père » l’emporte sur toute autre considération, y compris la vie même de leur fille…

Voici un extrait de l’acte I, 3. Mardochée exige que sa fille Esther, favorite du Roi de Perse, transgresse l’interdiction de pénétrer jusqu’à lui, et aille au péril de sa vie lui réclamer le salut des Juifs, condamnés par Aman.

ESTHER.

Hélas ! ignorez-vous quelles sévères lois
Aux timides mortels cachent ici les rois ?
Au fond de leur palais leur majesté terrible
Affecte à leurs sujets de se rendre invisible ;
Et la mort est le prix de tout audacieux
Qui, sans être appelé, se présente à leurs yeux,
Si le roi dans l’instant, pour sauver le coupable,
Ne lui donne à baiser son sceptre redoutable.
Rien ne met à l’abri de cet ordre fatal,
Ni le rang, ni le sexe ; et le crime est égal.
Moi-même, sur son trône, à ses côtés assise,
Je suis à cette loi, comme une autre, soumise ;
Et, sans le prévenir, il faut pour lui parler,
Qu’il me cherche, ou du moins qu’il me fasse appeler.

MARDOCHÉE.

Quoi ! lorsque vous voyez périr votre patrie,
Pour quelque chose, Esther, vous comptez votre vie !
Dieu parle, et d’un mortel vous craignez le courroux !
Que dis-je ? votre vie, Esther, est-elle à vous ?
N’est-elle pas au sang dont vous êtes issue ?
N’est-elle pas à Dieu dont vous l’avez reçue ?
Et qui sait, lorsqu’au trône il conduisit vos pas,
Si pour sauver son peuple il ne vous gardait pas ?
Songez-y bien : ce Dieu ne vous a point choisie
Pour être un vain spectacle aux peuples de l’Asie,
Ni pour charmer les yeux des profanes humains :
Pour un plus noble usage il réserve ses saints.
S’immoler pour son nom et pour son héritage,
D’un enfant d’Israël voilà le vrai partage :
Trop heureuse pour lui de hasarder vos jours !
Et quel besoin son bras a-t-il de nos secours ?
Que peuvent contre lui tous les rois de la terre ?
En vain ils s’uniraient pour lui faire la guerre :
Pour dissiper leur ligue il n’a qu’à se montrer ;
Il parle, et dans la poudre il les fait tous rentrer.
Au seul son de sa voix la mer fuit, le ciel tremble ;
Il voit comme un néant tout l’univers ensemble ;
Et les faibles mortels, vains jouets du trépas,
Sont tous devant ses yeux comme s’ils n’étaient pas.
S’il a permis d’Aman l’audace criminelle,
Sans doute qu’il voulait éprouver votre zèle.
C’est lui qui, m’excitant à vous oser chercher,
Devant moi, chère Esther, a bien voulu marcher ;
Et s’il faut que sa voix frappe en vain vos oreilles,
Nous n’en verrons pas moins éclater ses merveilles.
Il peut confondre Aman, il peut briser nos fers
Par la plus faible main qui soit dans l’univers ;
Et vous, qui n’aurez point accepté cette grâce,
Vous périrez peut-être, et toute votre race.

 


Textes expliqués

L’incipit de Zaïre (v. 1-100)

La toute première scène de Zaïre compte 156 alexandrins, et déjà plusieurs longues tirades ; nous en étudierons les 100 premiers. Il s’agit d’un dialogue entre l’héroïne, présente donc dès le premier vers, et sa confidente, Fatime.

Contrairement à la plupart des tragédies de Corneille ou de Racine, au siècle précédent, celle-ci traite d’un sujet original : le spectateur ignore donc tout, en principe, de l’action, des personnages et des circonstances, et il sera nécessaire de l’éclairer par une longue et précise exposition.

Vers 1-49 : présentation de Zaïre.

Première tirade de Fatime (1-18)

Fidèle aux leçons de Racine, Voltaire donne d’abord la parole à la confidente, personnage ambigu, à la fois semblable et subordonnée, simple réceptacle des confidences, et participant à part entière à l’action.

Nous plaçant au coeur de l’action au moyen d’un déïctique local (« ce lieu », v. 2), elle donne d’abord des indications précises sur le statut des deux femmes : Zaïre est prisonnière d’un « soudan » (= sultan) à Jérusalem, alors aux mains des, et un jeune Français a promis de la libérer, et de l’emmener à Paris. Il n’est pas simple de dater précisément la pièce, car si elle est censée se passer pendant la Septième croisade, en 1249, la bataille de Damas, elle, a eu lieu un siècle plus tôt ; Voltaire prend quelques libertés avec l’Histoire ! Mais le thème du prisonnier libéré sur parole est un thème récurrent de l’Histoire romaine : cela fait de Nérestan l’héritier des héros Romains.

Malgré son nom musulman (« Fatime » est le nom de la fille préférée du Prophète Mahomet), la confidente se fait la porte-parole des Français : elle donne de la condition féminine en France une image totalement idéalisée, mais en phase avec « l’Amour courtois » médiéval…

« Compagnes d’un époux et reines en tous lieux,
Libres sans déshonneur, et sages sans contrainte,
Et ne devant jamais leurs vertus à la crainte ! »

Avec une grande naïveté, Fatime oppose sans nuance un monde musulman qu’elle déteste au monde chrétien qu’elle idéalise :

 
Monde musulman Monde chrétien
  • ce lieu
  • jours ténébeux
  • triste austérité
  • nom d’esclave
  • Solyme
  • heureux climats
  • belles contrées
  • peuple poli
  • liberté
  • rives de la Seine

On voit que Fatime n’est pas une simple confidente : elle a une opinion, des intérêts propres, et une influence sur Zaïre.

Dialogue entre Fatime et Zaïre (19-49)

Après la longue tirade de Fatime, les temps de parole s’équilibrent davantage. Dans un premier temps, Zaïre apparaît plutôt résignée à son sort, loin de l’enthousiasme de Fatime.

« On ne peut désirer ce qu’on ne connaît pas ».

Ce vers est important, notamment sur le plan religieux (les Chrétiens ont tendance à accuser d’aveuglement volontaire ceux qui n’ont pas eu la Révélation : cf. Léry à l’égard des Indiens du Brésil…) ; aux yeux de Voltaire, Zaïre ne saurait être coupable d’ignorer la religion chrétienne, qu’elle ignore depuis l’enfance. Dans sa première réplique, elle ne mentionne pas ses sentiments : elle suit simplement son destin : « le ciel fixa nos pas« . Et elle ne le nomme que comme un maître absolu. On notera le rythme ternaire ascendant : « lui, sa gloire, sa puissance » : elle parle du sultan en des termes quasi divins.

A cette résignation répond le reproche de Fatime : « auriez-vous oublié… ? » et le « nous » qui tente d’associer sa maîtresse au souvenir perdu, 6 occurrences des vers 28 à 37, fait de l’oubli de Zaïre une véritable trahison.

Or Zaïre refuse ce « nous », ne le reprend pas à son compte – et tous ses propos visent à dévaloriser ce Français mythique : « un étranger », « un captif inconnu », « serments indiscrets », « inutile zèle »…

Sur un plan psychologique, on voit que Zaïre a tourné la page et renoncé à ce qui avait pu lui sembler un espoir, deux ans plus tôt ; or Fatime, elle, continue d’attendre une délivrance.

Et sur un plan dramaturgique, le spectateur ne peut pas ne pas comprendre l’arrivée imminente de ce « généreux Français » qui va bouleverser le bonheur tout neuf et la sérénité de Zaïre.

Vers 49-100 : premier coup de théâtre

« Tout est changé » : la révélation de Zaïre

On remarquera avec quel scrupule Voltaire respecte les lois de la vraisemblance : si Fatime était restée auprès de Zaïre, elle ne pourrait ignorer les derniers événements ; on lui invente donc un voyage de trois mois…

S’ensuit une véritable plaidoirie de Zaïre : après l’énoncé du fait (« il m’aime », et non « je l’aime » : elle ne fait que recevoir un hommage extérieur…), elle répond d’avance à l’objection de Fatime : elle ne sera pas une esclave parmi d’autres, mais l’épouse du Sultan – un rang éminent.

Zaïre dresse son auto-portrait : orgueil, fierté, sens de l’honneur, à peine adoucie par la « modestie », Zaïre est en tous points semblable aux héroïnes de Racine, d’Andromaque à Junie ou même Phèdre.

Les avertissements de Fatime

Au premier abord, Fatime semble accepter la situation, en quatre vers assez protocolaires (75-79) ; mais très vite, elle redevient oiseau de mauvais augure. Les reproches recommencent, avec le tragique « hélas ! », et le soupçon d’une trahison : « ne vous souvient-il plus… »

Le thème religieux fait irruption dans la pièce ; jusqu’à présent, même si Fatime appelait avec insistance le Français « chrétien », il restait en marge ; ici, il se pose avec acuité, incarné par la croix que porte Zaïre en pendentif : simple objet classique de reconnaissance, mais en plus, ici, marque de la tragédie qui se noue.

  • Née chrétienne, baptisée, Zaïre ne peut pas ne pas être chrétienne ; renier sa foi ferait d’elle une apostate, ce qui équivaut à une damnation. Aux yeux des chrétiens, toute autre foi que la leur est une erreur criminelle – intolérance qui met Voltaire hors de lui. Fatime se fait ici la porte-parole de cette chrétienté intolérante.
  • Mais la route est tout aussi obstruée de l’autre côté : « un dieu que mon amant abhorre ». (v. 102)

Avant même qu’interviennent les autres personnages, la tragédie est déjà en marche, inscrite dans l’intolérance réciproque de deux religions qui s’excluent. Et le contexte choisi par Voltaire, celui des Croisades, est précisément celui dans lequel cette haine, cette volonté de destruction réciproque s’exprime le plus crûment. Dans un tel contexte, un mariage mixte est tout simplement inenvisageable.

Nérestan et Zaïre (II, 1-2, vers 445-517)

Le texte que nous nous proposons d’expliquer ici est à cheval sur deux scènes : la fin du dialogue entre Nérestan et Châtillon d’abord, dans laquelle Nérestan voit de nombreux obstacles à la suggestion de Châtillon de faire appel à Zaïre, puis un dialogue entre Zaïre et Nérestan : la jeune femme vient annoncer la libération de Lusignan.

Première partie : Nérestan et Châtillon parlent de Zaïre

Zaïre pourrait, selon Châtillon, intercéder pour Lusignan auprès du Sultan ; mais Nérestan regimbe à cette idée, et c’est l’occasion de montrer comment ces deux chrétiens voient Zaïre.

Nérestan vient de dire, vers 444, qu’il la considérait comme une traîtresse ; Châtillon tempère : elle a été « séduite », c’est-à-dire trompée par une éducation musulmane ; c’est une accusation de prosélytisme, au reste assez absurde : un enfant ne peut être que de la religion de ceux qui l’élèvent… Mais les dénominations sont ouvertement méprisante : « cette Zaïre même » ; « qu’importe de quels bras… » ; « du crime et du malheur… » – à tout prendre, ils sont moins méprisants à l’égard d’Orosmane, dont ils reconnaissent « le grand cœur » (v. 456).

Plus radical, Nérestan parle de « honteux moyens » ; il n’éprouve que de la haine et du mépris à l’égard de Zaïre : « une femme infidèle », « sa honte », « ceux qu’on mésestime »… et enfin « cette infidèle » : pour lui, le choix de Zaïre n’a aucune légitimité, car au fond, il n’y a pas de choix du tout ; c’est la religion chrétienne – sinon rien. Et les sentiments personnels n’entrent en rien en ligne de compte ; à ses yeux ils n’existent pas.

Deuxième partie : intervention de Zaïre

Le coup de théâtre est double : la venue de Zaïre, que Nérestan croyait inaccessible, et l’annonce de la libération de Lusignan.

La première partie est une sorte de plaidoyer de Zaïre : elle rappelle leurs liens enfantins, puis la longue absence de Nérestan, au cours de laquelle elle dut se sentir bien seule… Elle en vient enfin au moment présent, et à cette libération que Nérestan devait lui apporter. Elle se présente comme une victime, comme lui : « affreuse prison », « poids des fers », « la triste Zaïre »…

On notera aussi que son choix est fait : « Loin de vous dans Solyme il m’arrête à jamais ». Elle ne se présente jamais comme vraiment actrice de son existence ; prisonnière, isolée, puis choisie par Orosmane, elle ne fait que subir son sort.

La dernière partie de son discours porte sur l’avenir : elle s’engage à « soulager la misère », à « protéger les chrétiens » – cela même que Châtillon voulait lui demander !

Le second coup de théâtre est la libération de Lusignan. Et la réaction de Châtillon et de Nérestan est bien différente :

  • Châtillon exprime une joie sans mélange ;
  • Nérestan reste dans une position de rejet : de Zaïre, d’une musulmane, rien de bon ne saurait advenir : « les chrétiens vous devraient… » est une protestation ; et le dernier vers commence par un aveu (« que de vertu ») immédiatement nié par le rejet (« dans une âme infidèle »).
    Qu’un Orosmane soit généreux, qu’une Zaïre puisse être vertueuse, c’est presque un scandale incompréhensible à ses yeux.

Zaïre apparaît ici touchante et généreuse ; elle est toute de compassion : « Qui ne sait compatir aux maux qu’on a soufferts ! », peut-être imitation de Virgile, est surtout un reproche muet à Nérestan : lui est incapable de la moindre compassion.