Shakespeare et Voltaire

Othello, de Shakespeare et Zaïre, de Voltaire

Shakespeare (1564-1610) Voltaire

 

Sommaire

Introduction

Nous aurons à comparer deux tragédies, l’une de Shakespeare, l’autre de Voltaire. De nombreux points communs expliquent et justifient cette comparaison :

Deux pièces mettant en scène un étranger

Si rien n’indique qu’Othello ne soit pas chrétien, son origine pose problème : le « Maure de Venise » est Noir, et qu’importe aux yeux de beaucoup qu’il soit un vaillant défenseur de sa patrie vénitienne : il reste un étranger, un Barbare.

Orosmane, lui, est un Ottoman – et un musulman ; qu’une chrétienne puisse l’aimer au point de se convertir à l’Islam est impensable pour des Européens intolérants et méprisants.

Les deux pièces traitent donc de l’intolérance, et de l’acceptation de l’Autre.

Deux tragédies centrées sur des figures de femme ambiguës

Desdémone, comme Zaïre, opposent leur liberté et leurs sentiments aux volontés paternelles ; mais toutes deux finissent par accepter les accusations injustes qui pèsent sur elles, et se laissent finalement massacrer par l’homme qu’elles aiment.

Deux tragédies de la jalousie

Si Desdémone, comme Zaïre, est un modèle de vertu, la malveillance ou la malchance fait naître chez leur amant un doute, qui grandit démesurément et prolifère en une jalousie aussi irrationnelle que meurtrière : nous assistons dans les deux cas à la naissance, puis au triomphe de ce sentiment, chez des hommes pourtant rationnels et amoureux.

Deux triomphes théâtraux

Othello est un chef d’oeuvre du théâtre élisabéthain ; Zaïre signe le triomphe de Voltaire au théâtre, à un moment où la tragédie classique se renouvelle profondément.

En outre, les intrigues se ressemblent, et l’on a pu penser que Voltaire avait librement interprété l’Othello de Shakespeare…

Études synthétiques

Le contexte historique

Un contexte dramatique et pittoresque

Dans les deux pièces, le contexte est d’abord exotique pour les spectateurs : Venise, puis Chypre pour les anglais, Solyme pour Voltaire. À cela s’ajoute, pour Zaïre, un éloignement dans le temps : nous sommes à une époque qui n’a guère été traitée par la tragédie, le Moyen-Âge, l’époque de la septième et huitième croisade, c’est-à-dire le 13ème siècle.

Si pour Voltaire, l’exotisme se limite aux noms propres (Lusignan d’un côté, Orosmane de l’autre) et peut-être au décor (un palais oriental) et au costume, du côté de Shakespeare, si l’éloignement dans le temps n’existe pas – la bataille de Lépante datait d’environ 30 ans – en revanche, la multiplicité des lieux (le palais des Doges, la citadelle de Chypre) et la présence dramatique des événements contribuaient sans aucun doute au spectacle.

Un usage très différent du contexte

Chez Shakespeare, l’attaque turque, vite arrêtée par une tempête, n’a eu pour seul effet que de produire une belle scène d’affolement (acte I, scène III) et de transporter l’ensemble des personnages dans le huis clos de la citadelle chypriote. Par la suite, on ne verra jamais l’ennemi sur scène, il ne jouera aucun rôle – et l’affrontement entre chrétiens et musulmans se limitera à un pur décor, sans jamais intervenir dans les motivations des personnages. On peut d’ailleurs avoir l’impression que cet affrontement est davantage de nature géo-politique et militaire que religieux.

Il en va tout autrement chez Voltaire : le contexte est celui des Croisades, c’est-à-dire d’un affrontement violent de deux religions pour la possession des lieux saints, et aussi pour la domination des esprits. Le fanatisme religieux qui a animé les Croisés, et les anime encore en la personne de Nérestan, est au cœur même du drame ; c’est la principale force agissante de la tragédie – une force du mal !

Othello, Orosmane : deux figures de l’Autre

Les deux personnages présentent des similitudes évidentes :

Tous deux aiment passionnément une jeune fille noble, Zaïre, esclave chrétienne mais princesse chez Voltaire, Desdémone, noble vénitienne chez Shakespeare, et tous deux en sont aimés ; pourtant cet amour porte la marque de l’interdit : Othello est bien vénitien (il est même un sauveur de la République) mais il est noir, probablement ancien esclave ; Orosmane, lui, est le sultan de Jérusalem, il est donc Arabe et musulman.

Tous deux vont être victime d’une jalousie aussi violente que non fondée, l’un grâce aux manœuvres d’Iago, l’autre de son propre mouvement (mais quelque peu secondé par son confident Corasmin, qui voit ce mariage d’un mauvais œil).

Tous deux vont assassiner la femme qu’ils aiment, puis, apprenant trop tard la vérité, vont se suicider.

La trame narrative est donc très similaire, au point que l’on a pu voir dans Othello une source de Zaïre.

Pourtant, les deux personnages sont aussi dissemblables que possible.

Un Vénitien brutal, et un barbare policé

C’est Orosmane qui devrait nous apparaître comme un Barbare (et c’est d’ailleurs ainsi que ses ennemis le désignent en permanence). Il appartient à ce 12ème siècle des Croisades, moment où les belligérants rivalisent de brutalités et d’horreurs ; et il est un « sarrasin », c’est-à-dire l’image même de la barbarie aux yeux des Occidentaux.

Et pourtant, tout en lui dément ce cliché. Il appartient à une cour raffinée – ce qui est d’ailleurs plus proche de la réalité historique -, il est un prince éclairé, qui pratique la clémence, et ne brutalise ses prisonniers que le moins possible, et quand la situation l’exige. Sa parole, ses gestes sont dictés par la raison, sauf dans le plus extrême désespoir, et le seul geste violent qu’il s’autorise est aussitôt racheté par les remords, et la clémence.

Inversement, Othello appartient à la République de Venise, la plus civilisée des cités italiennes ; et pourtant tout, dans son comportement, rappelle le soudard qu’il est réellement.

Si, dans le bonheur, il est un chef respectable qui fait régner l’ordre (il n’hésite pas à destituer son lieutenant qui s’est compromis dans une rixe), dès que survient le malheur, il se laisse aller à une brutalité qui laisse pantois : il gifle Desdémone, l’agonit d’injures, l’étouffe longuement sous nos yeux…

Mais dans quelle mesure Othello est-il un barbare égaré dans une cité policée ?

Des « autres » très semblables à leur entourage…

On pourrait penser que la brutalité d’Othello puisse être le signe de son altérité ; et de fait, lorsqu’il frappe Desdémone, les témoins sont à la fois horrifiés et stupéfaits.

Et pourtant, Othello est-il le seul à se comporter ainsi ? Cassio n’est guère plus humain à l’égard de la pauvre Bianca, sans parler du comportement odieux d’Iago envers Emilia : dans les rapports entre les sexes, c’est la violence qui domine.

Quant aux meurtres, si celui que commet Othello est particulièrement horrible, il est loin d’être isolé, dans une société où tous les conflits semblent se régler à coup de poignard ou d’épée…

En ce qui concerne le héros voltairien, il semble haïr et mépriser les chrétiens, en qui il ne voit que des infidèles et des esclaves ; mais cette haine semble moins violente, moins meurtrière que celle que les chrétiens vouent aux musulmans. Il cherche surtout à les empêcher de nuire, et on le voit constamment dans le rôle du libérateur !

Quant à ses rapports avec les femmes, d’une part il rejette le cliché du « maître du harem » entouré de femmes réduites à l’état d’esclaves, d’autre part il se montre constamment courtois à l’égard de Zaïre, et même dans le plus grand désespoir, il ne l’insulte jamais. Il lui reproche des « caprices vains », parle « d’infâme cœur », de « perfidie », de « fausseté »… mais jamais il ne s’abaisse à la traiter de putain, comme le fait Othello. Sans doute faut-il voir là l’effet des règles de bienséance (Voltaire rejette avec horreur la « barbarie » de Shakespeare), mais aussi une différence de traitement : Orosmane est en tout point semblable à n’importe quel prince européen.

L’altérité n’est donc pas à l’origine du mal

  • Othello ne frappe pas, ne tue pas parce qu’il est Noir, mais parce qu’il est poussé à bout par la jalousie, et la malveillance d’Iago ; il n’est pas différent des autres personnages, sauf que même à ses propres yeux la couleur de sa peau rend plus vraisemblable encore la trahison de Desdémone.
  • Orosmane ne tue pas Zaïre parce qu’il est musulman, mais parce qu’il est amoureux, et se croit trompé, et qu’à la douleur de n’être plus aimé s’ajoute l’humiliation d’être trahi par une esclave à qui il a tout donné.

Les forces du mal dans les deux pièces

Deux pièces qui semblent très proches dans l’intrigue…

Dans les deux cas, les héros, Othello et Orosmane, succombent à une violente jalousie, née de malentendus et de faits ou propos mal interprétés ; déçus à la mesure de l’amour qu’ils ont voué à leur dame, ils la tuent. Comprenant, mais trop tard, qu’elle était innocente et les aimait aussi, ils se suicident à leur tour.

Dans les deux cas, l’héroïne, accusée à tort, s’est trouvée dans l’incapacité de prouver son innocence.

Deux pièces bien différentes, par les « forces du mal » qui y agissent

Chez Othello, les deux héros sont les victimes de toute une série de machinations, ourdies par un seul personnage, Iago, s’appuyant sur les fautes, les rancœurs, ou la bêtise d’une foule d’autres ; et cette action, qui met en jeu de multiples combinaisons, et de nombreux comparses, s’étend sur plusieurs heures ou plusieurs jours : ivresse provoquée de Cassio afin qu’il soit chassé de son poste, vol du mouchoir, embuscade et meurtre de Roderigo, tentative de meurtre sur Cassio… L’action est multiple, riche en rebondissements, impliquant de multiples personnages (Montano, Cassio, Roderigo, Bianca, Emilia…)

Rien de tel chez Voltaire, qui a considérablement resserré l’intrigue : Zaïre, contrainte au secret, doit retarder son mariage sans pouvoir en expliquer la cause, ce qui suscite le soupçon d’Orosmane ; une lettre de Nérestan fixant un rendez-vous à Zaïre, en des termes prêtant à confusion suffira ensuite pour faire éclater le drame.

Forces externes / forces internes

Mais dans Othello, rien n’aurait dû troubler l’harmonie entre Othello et Desdémone : le mariage a été accepté, tous deux appartiennent au même camp (le fait qu’Othello soit Noir apparaît presque comme anecdotique). Il fallait donc une intervention extérieure, un « deus ex machina » (ici, plutôt un diable) qui enclenche la mécanique infernale.

Dans Zaïre, au contraire, la menace figure dans la nature même des personnages : Zaïre est présentée comme chrétienne dès la première scène et le contexte est celui d’un affrontement brutal entre deux religions. Les opposants, Nérestan, Lusignan n’intriguent nullement ; Lusignan en imposant le secret, Nérestan en écrivant sa lettre n’ont pas un instant pensé susciter les soupçons d’Orosmane ; obsédés par leur volonté de récupérer leur fille et sœur, aveugles à tout autre chose, ils ont causé le mal presque sans y penser.

Chez Voltaire, les personnages agissent conformément à la logique de leurs passions, et sont en somme perdus d’avance : on est davantage dans le tragique   « pur », celui de l’époque classique.

Le rôle des comparses dans les deux pièces

Les deux pièces présentent un aspect bien différent :

  • Dans Othello, une multiplicité de personnages, avec des rôles et des actions variées : on dérobe un mouchoir (Iago, Emilia), on le donne, on le fait copier (Bianca)… On boit, on se bat, on tue (Cassio, Roderigo) ; l’action est haletante et continue, avec de multiples rebondissements.
  • Dans Zaïre, le nombre de personnages est réduit, et leur action concrète des plus limitées : le seul accessoire est une lettre, écrite par Nérestan, interceptée par un esclave, et finalement reçue par Zaïre ; et seul un malentendu sur les termes est à l’origine du drame. Tout le reste tient finalement en des discours – seul le geste final d’Orosmane tranche, par sa brutalité.

Mais dans les deux cas, les protagonistes sont victimes des personnages secondaires : Nérestan, et l’esclave, chez Zaïre ; tous les personnages ou presque dans Othello. Les deux couples sont au centre d’une série d’actes et de volontés qui cherchent à les détruire.

Les figures paternelles dans les deux pièces

Deux figures négatives

Dans les deux pièces, les pères sont des êtres qui disent non :

  • Brabantio n’accepte pas que sa fille se marie sans son accord, et qu’elle ait pu choisir Othello, vaillant général certes, mais surtout noir ; il exprime sans détour son racisme et ses préjugés ; contraint d’accepter l’inévitable, il refuse de recevoir sa fille sous son toit, et il finit par mourir de dépit.
  • Lusignan n’accepte en aucune manière que sa fille ne soit pas chrétienne, et puisse épouser un Musulman. Il est prêt à la renier, à la considérer comme une ennemie. Chez lui, l’amour paternel à l’égard d’une enfant à peine retrouvée s’efface totalement devant l’homme de parti, le fanatique religieux. Jusqu’au seuil de la mort il entend imposer sa volonté :

    « Et d’un père expiré j’apportais en ces lieux
    La volonté dernière et les derniers adieux » (v. 1587-88)

Tous deux sont donc des obstacles, des opposants – la figure du père, dans la comédie comme dans la tragédie, est rarement positive : ils sont le pouvoir, et un pouvoir coercitif, voire dictatorial.

Mais un pouvoir bien différent

  • Zaïre ne se révolte en rien face à son père : le pouvoir qu’il exerce sur elle est absolu, et elle ne remet jamais en question l’obéissance qu’elle lui doit. Elle est déchirée entre la volonté de son père et l’amour qu’elle voue à Orosmane ; ce sont pour elle deux impératifs aussi catégoriques l’un que l’autre, et malheureusement incompatibles ; seule la mort pouvait la délivrer de ce choix impossible.
  • Desdémone, elle, échappe totalement à son père. Elle indique très clairement qu’elle doit désormais obéissance à son mari (p. 125) ; et en outre elle rappelle à Brabantio qu’il a lui-même arraché sa propre épouse à son père, une génération avant :

    « le même respect
    que vous montra ma mère, marquant ainsi
    qu’elle vous choisissait contre son père,
    je réclame le droit d’en faire don
    au More, mon seigneur. »

    Brabantio penche donc, par son impuissance et ses vaines récriminations, du côté des pères de comédie, les Géronte et autres Argan, contraints de céder à leurs filles.

La mort du père

Brabantio meurt de contrariété, après le départ de Desdémone et Othello ; nous l’apprendrons au 5ème acte. Son rôle était de toute façon terminé ; mais cette mort rend sa figure plus humaine, plus pathétique : il aimait sans doute sincèrement son enfant :

« Je suis heureux de penser que ton père est mort.
Ton mariage lui fut un coup mortel ; le chagrin suffit
à rompre le vieux fil de son existence. Mais vivrait-il
encore, quel geste de désespoir ce spectacle
ne lui arracherait-il ! Ah, il maudirait, il chasserait
d’auprès de soi l’ange qui l’assiste
et se vouerait à la damnation »

Ainsi s’exprime Gratiano, le frère de Brabantio, en découvrant Desdémone morte.

Lusignan meurt aussi (V, 10) ; son décès est annoncé par Nérestan. Mais lui reste aussi implacable dans la mort que dans la vie ; son ultime geste est encore pour imposer sa volonté :

« Et d’un père expiré j’apportais en ces lieux
La volonté dernière et les derniers adieux ;
Je venais, dans un coeur trop faible et trop sensible,
rappeler des chrétiens le culte incorruptible… »
(v. 1587-1590).

Jusqu’au bout, Lusignan sera resté cet être inhumain, incapable de tolérance et tout simplement d’empathie à l’égard de sa fille. Le contraste est violent avec l’attitude d’Orosmane, dont le dernier geste est de délivrer les chrétiens prisonniers : malgré le meurtre de Zaïre, qui s’apparente plutôt à un crime passionnel, c’est Orosmane qui semble conserver un peu d’humanité.

Desdémone et Zaïre

Deux héroïnes omni-présentes

Desdémone est présente, ou évoquée dans 12 des 15 scènes de la pièce, et sa présence devient plus prégnante à mesure que l’on se rapproche du dénouement : elle est présente presque sans interruption du milieu de l’acte III jusqu’à la scène finale. Et c’est autour d’elle que se resserre l’intrigue : dès qu’Iago a compris que c’est par elle qu’il pourra faire le plus de mal à Othello, elle devient le centre des machinations, des fausses accusations et des intrigues.

Zaïre, elle, est le rôle-titre : elle est l’enjeu de tous les personnages, d’Orosmane qui l’aime et veut l’épouser, des chrétiens qui veulent la convertir et l’arracher au sultan. Elle n’est absente que de 3 scènes sur les 33 que compte la pièce. Et pourtant, elle a beaucoup plus souvent que Desdémone une présence indirecte, au travers des propos des personnages : dans 12 scènes, elle est l’objet des propos d’autrui – ce qui témoigne de son statut de victime, assez peu active finalement…

Un statut contradictoire

Desdémone est un personnage agissant : elle tient tête à son père, puis à Iago ;elle décide de suivre Othello à Chypre ; elle tente en vain d’intervenir pour réconcilier Othello et Cassio…

Et pourtant, elle n’est au fond qu’une victime collatérale, et constamment instrumentalisée : par Cassio qui tente de retrouver sa faveur auprès d’Othello, par Iago qui fait d’elle l’instrument de sa vengeance. Et le seul personnage qui aurait pu, et dû, interagir réellement avec elle est hors d’état de l’écouter, et finit par la tuer ! On peut même se demander si elle était réellement l’objet de sa colère : « Un meurtrier par honneur, si vous voulez. / Je ne fis rien par haine, je ne pensais qu’à l’honneur ». Desdémone a-t-elle même été tuée par passion ?

Zaïre est beaucoup plus passive ; elle se laisse dicter sa conduite par son père, son frère, sa confidente. Déchirée entre sa piété filiale et son amour pour Orosmane, elle est incapable de choisir – Fatime semble même sous-entendre qu’elle cherchait une solution de compromis qui lui aurait permis d’épouser l’homme qu’elle aimait sans trahir sa famille. Même si elle a parfois des sursauts de fierté, notamment face à Orosmane,

« Vous, seigneur ! Vous osez me tenir ce langage !
Vous, cruel ! Apprenez que ce cœur qu’on outrage,
et que par tant d’horreurs le Ciel veut éprouver,
S’il ne vous aimait pas, est né pour vous braver. »

Zaïre apparaît bien plus faible, hésitante, vulnérable que Desdémone.

Et pourtant, son rôle est beaucoup plus central que celui de l’héroïne shakespearienne. C’est de son choix, de sa décision que dépend le sort de tous les personnages. Si elle avait choisi d’ignorer les chrétiens, si elle avait refusé la pression et l’autorité de son père et de son frère, il n’y aurait pas eu de tragédie. De même, si elle avait écouté son cœur et révélé son secret à Orosmane, il n’y aurait probablement pas eu de tragédie non plus.

Mais Zaïre est « vertueuse », et la vertu se décline encore comme le respect absolu à l’égard de l’autorité paternelle…

L’honneur dans Othello et dans Zaïre

Othello

La première forme d’honneur que l’on rencontre dans la pièce est incarnée par Brabantio : c’est l’honneur du « sang », que Desdémone aurait trahi en épousant Othello. Un honneur aristocratique, que n’ignore pas le héros : il affirme, p. 95, être lui-même de lignée royale.

Mais l’honneur essentiel est celui du soldat : vaillance, gloire, « mérite de soldat », fondé sur un mélange de bravoure et de valeurs morales ;

honneur perdu par Cassio, lorsqu’il se laisse aller à l’ivresse (sa destitution n’étant que la conséquence et la part visible de ce déshonneur :

« mon honneur, mon honneur, mon honneur ! J’ai perdu mon honneur, j’ai perdu la part immortelle de mon être, et ce qui me reste n’est que la part animale… » (p. 213)

honneur et réputation perdus d’Othello lorsqu’il se croit trahi par Desdémone ; puis à l’extrême fin, lorsqu’il se laisse arracher son épée.

« J’ai perdu aussi ma vaillance.
Le premier ferrailleur venu me prend mon épée.
Mais pourquoi l’honneur du soldat
devrait-il survivre à la qualité de l’homme ?
Que tout s’en aille ! » (p. 467)

Tous les personnages se retrouvent dans cette valeur, fût-ce pour s’en jouer comme Iago :

« Une bonne réputation, Monseigneur,
c’est pour l’homme et la femme le plus précieux de leur âme.
Qui me vole ma bourse vole des nèfles,
c’est quelque chose, ce n’est rien, ce fut à moi,
c’est à lui maintenant, et ç’aura été
le bien de milliers d’autres. Mais qui me fauche
ma bonne renommée, celui-là me dérobe
ce qui sans l’enrichir me rend vraiment pauvre. » (p. 255)

L’honneur du mari attaché à celui de la femme :

« Un homme ? S’il porte des cornes,
ce n’est qu’un monstre, un bête. » (p. 331)

Et plus loin : « s’il avait plu au ciel de m’éprouver… au mépris du siècle ! » (p. 369) ; on trouvera un écho dans Zaïre, V, 8, mais avec un écho différent : « mais me voir à ce point trompé par ce que j’aime !... » – pour Orosmane, le pire malheur n’est pas l’honneur perdu, mais l’amour bafoué.

Dans Othello, une fois achevée la tragédie, Othello retrouve toute sa grandeur : « for he was great of heart » : il avait un grand cœur.

L’honneur dans Zaïre

L’honneur des autres personnages

Pour Corasmin, Orosmane commet une sorte de mésalliance en épousant une « esclave chrétienne » :

« Ah ! Sans doute, l’horreur d’une action si noire
vous guérit d’un amour qui blessait votre gloire ».

Pour Lusignan et Nérestan, outre le fait religieux, Zaïre se mésallie en épousant, elle fille de roi, un « barbare ».

==> dans les deux cas, cet « honneur » relève plutôt du préjugé, qui n’atteint ni Orosmane, ni Zaïre : tous deux respectent leur « sang », mais placent l’amour au-dessus.

L’honneur d’Orosmane et Zaïre

Une valeur tout entière liée à l’amour : fondée sur la confiance et la parole donnée, sur la fidélité et sur la vérité.

  • Orosmane refusant d’enfermer ou de surveiller Zaïre, et refusant même de croire, jusqu’au dernier moment, à sa culpabilité ;
  • Zaïre, déterminée à dire la vérité à Orosmane, une fois les chrétiens hors de danger, et à rester à Solyme, quoi qu’il puisse lui arriver.

Toute la tragédie vient de ce que, partageant les mêmes valeurs, ils ont été victimes de gens qui ne les valaient pas.

Othello, Zaïre et le romantisme

Le Romantisme s’est beaucoup intéressé au théâtre, et plus particulièrement à la tragédie. Deux textes retiendront notre attention :

  • Racine et Shakespeare, de Stendhal (1824), série de lettres et de pamphlets écrits en réponse à un pamphlet contre les Romantiques d’un certain Auger ;
  • La préface de Cromwell, de Victor Hugo, véritable manifeste pour une tragédie romantique.

On pourra y ajouter :

  • Lettre à Lord***, d’Alfred de Vigny (accompagnant sa préface à sa traduction d’Othello)
  • « Sous le masque de Shakespeare », un article sur Vigny, traducteur de Shakespeare dans Le More de Venise.

Jusque là, nous étions allés d’Othello à Zaïre, suivant le chemin de Voltaire ; les Romantiques vont nous faire faire le chemin inverse, de Zaïre (et de la tragédie classique, de Racine à Voltaire) à Othello, lu comme une sorte de modèle pour le drame romantique.

Zaïre, une tragédie parfaitement classique

Nul ne remet en cause le génie de Voltaire, unanimement salué presque à l’égal de Racine ; mais ce que les Romantiques rejettent avec vigueur, ce sont les règles, établies d’ailleurs tardivement, et considérées comme trop contraignantes et parfois absurdes. Deux de ces règles soulèvent leur colère : celle de l’unité de temps, et celle de l’unité de lieu.

Or on pourrait considérer que le projet de Voltaire, en écrivant Zaïre, était précisément d’enfermer l’intrigue d’Othello dans le carcan de ces deux unités.

L’unité de lieu

Toute la pièce se déroule dans le Sérail de Jérusalem, dans le palais d’Orosmane ; mais à l’intérieur même de ce palais, il est difficile d’imaginer que l’on se contente d’une seule pièce ! Est-il vraisemblable en effet que Lusignan, quasi grabataire, revoie sa fille dans la même salle où Orosmane a demandé celle-ci en mariage ? La chambre lumineuse et brillante du premier acte contraste avec le clair-obscur du dernier, lorsque Zaïre doit rencontrer Nérestan « vers la mosquée »… Avec toute la bonne volonté du monde, Voltaire a eu bien du mal à respecter à la lettre l’unité de lieu ; il a dû pour cela utiliser toutes les ressources du plateau et du décor.

L’unité de temps

Mais c’est sans doute avec l’unité de temps que Voltaire a dû le plus batailler. L’intrigue d’Othello se déroule sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois ; les intrigues d’Iago ont donc le temps d’empoisonner peu à peu l’esprit du héros :

« Il est intéressant, il est beau de voir Othello, si amoureux au premier acte, tuer sa femme au cinquième. Si ce changement a lieu en trente-six heures, il est absurde, et je méprise Othello.«  (Stendhal, Racine et Shakespeare, édition Garnier-Flammarion 1970, p. 76)

La volonté de Voltaire était de supprimer les « irrégularités » d’Othello ; il a donc fallu supprimer l’action délétère d’Iago, qui ne pouvait agir dans le cadre d’une seule journée. Mais l’intrigue, dans Britannicus, Andromaque ou Phèdre, commence bien avant le lever du jour ! Néron hait Britannicus depuis son enfance ; Hermione n’a pas attendu le jour fatal pour tomber amoureuse de Pyrrhus, ni Phèdre pour se sentir dangereusement attirée par son beau-fils… Les pièces de Racine ne nous livrent que les dernières heures d’une crise, et non la crise entière – de même que, dans un autre genre, l’Iliade ne nous livre que quelques jours d’une guerre de dix ans.

Or, dans Zaïre, il en est tout autrement : lorsque commence la pièce, Zaïre et Orosmane s’aiment, Nérestan n’est pas arrivé, Lusignan n’a pas encore reconnu ses enfants, bref, l’intrigue n’est pas entamée.

Tout va donc se dérouler dans les 24 heures prescrites, en un véritable déluge d’événements : arrivée de Nérestan, libération des chrétiens, puis de Lusignan, reconnaissance des enfants de Lusignan – celui-ci, qui vient de retrouver une fille perdue depuis vingt ans, n’ayant rien de plus pressé que de lui parler religion ! – soumission de Zaïre et report du mariage, interception de la lettre, rendez-vous et meurtre final suivi du suicide… Le « timing » est des plus serrés, et à la limite de l’absurde ! D’autant que les personnages prennent tout leur temps pour s’expliquer, en des tirades qui dépassent parfois 200 vers !

Voltaire s’en sort en limitant au maximum les indications temporelles ; pris par l’action, le spectateur se préoccupe fort peu, en réalité, du temps censé s’être écoulé entre deux moments. Il est sensible aux atmosphères – la lumière du palais au premier acte, l’obscurité du dernier, qui verra la mort des héros.

Le temps exagérément resserré peut même, d’une certaine façon, rendre plus crédible le geste d’Orosmane : ce prince éclairé, rationnel, intelligent, est pris dans un tourbillon d’émotions violentes ; il n’a à aucun moment le temps de réfléchir et de se calmer.

Le langage

Zaïre est écrite en alexandrins classiques ; le langage des personnages reste parfaitement policé, même dans la colère ou la douleur.

C’est sans doute la raison pour laquelle Voltaire a substitué au « mouchoir » si trivial, et si malsonnant aux oreilles classiques, une « lettre » beaucoup plus acceptable…

Othello, tragédie baroque qui répond aux vœux des Romantiques

Shakespeare n’a cure des règles d’unité, qui d’ailleurs ne seront codifiées que presque un siècle plus tard. Othello se déplace constamment, à Venise, de la rue où habite Brabantio au palais des Doges, puis à Chypre, dans la citadelle, dans la rue, sur les remparts, dans la chambre de Desdémone…

Quant à la temporalité, elle n’est jamais indiquée clairement, mais il est évident que l’action dure plusieurs semaines : entre l’acte I, condensé en une soirée à Venise, et l’acte II, l’arrivée à Chypre, il s’écoule tout le temps de la navigation et de la tempête ; ensuite, les événements se déroulent sur plusieurs jours.

Othello est donc un « drame romantique » presque parfait :

« Qu’est-ce que la tragédie romantique ? Je réponds hardiment : c’est la tragédie en prose qui dure plusieurs mois et se passe en des lieux divers. » (Stendhal, op. cit. p. 98)

Enfin, Shakespeare n’a que faire des convenances : Desdémone est tuée sous nos yeux, dans la très longue scène II de l’acte V. Rien ne nous est épargné de ses cris, de ses supplications, du geste terrible d’Othello. Inversement, Zaïre est tuée très vite, et dans la coulisse. Seul geste directement fait sur scène (mais l’acteur peut tourner le dos au public, et l’acte est immédiat) : le suicide d’Orosmane, écho à celui d’Othello.

Le langage d’Othello

Un seul « défaut » (si l’on ose dire) : Othello est écrite en vers… Mais l’on verra, dans la préface de Cromwell, que Hugo, contrairement à Stendhal, ne rejetait pas la versification, pourvu qu’elle soit assouplie, plus « naturelle ». Les Romantiques n’étaient donc pas unanimes sur la question…

Or Shakespeare mélange ici constamment la prose et le vers.

Par ailleurs, il n’hésite pas à recourir à un langage cru, multiple, savoureux – Othello, par exemple, passant des métaphores les plus lyriques aux insultes les plus ordurières (« putain », « catin »…) ; un chat est appelé un chat, et un mouchoir, un mouchoir. Les spectateurs du Théâtre du Globe étaient des gens du peuple, et non des marquis en perruque poudrée !

Cette verdeur ne pouvait que séduire un public romantique, qui rejetait, sinon l’alexandrin comme Stendhal, du moins la langue empesée des classiques.

 


Textes comparés

Les deux incipits

Deux incipits radicalement différents

  • Dans Othello n’apparaissent pas les protagonistes de l’histoire amoureuse, Othello et Desdémone, sinon dans le discours d’Iago ; au point qu’on a pu se demander si le véritable héros de la pièce n’était pas Iago !
    Au contraire, Zaïre est présente dès le début de la pièce de Voltaire, et c’est d’elle que vient la première révélation : son prochain mariage avec Orosmane.
  • Othello apparaît dès l’abord foisonnant, vivant, multiple ; il n’y a pourtant que deux personnages en scène mais on est déjà au coeur de l’action : dispute entre Roderigo et Iago, langage familier, tirades rageuses et satiriques d’Iago, et les deux compères s’apprêtent à hurler sous les fenêtres de Brabantio ;
    Au contraire, l’incipit de Zaïre semble calqué sur ceux de Racine, et paraît très sage : un dialogue courtois entre deux femmes, dont l’une, la confidente, revient d’un voyage ; s’il y a quelque reproche, on n’entend ni cris, ni larmes. Si les nuages s’accumulent, l’action n’est pas encore enclenchée, et les deux actrices doivent être assez statiques sur scène…
  • La langue même s’oppose :
    • chez Shakespeare, des vers de longueur variable, une langue imagée, des hyperboles (exécration, haine)…
    • chez Voltaire, une langue extrêmement classique, policée (« mes faibles appas », « mes ennuis »…)

Dans cette comparaison, on pourrait croire à une certaine fadeur de Voltaire, par opposition à Shakespeare, plus « baroque ». Attention cependant aux apparences !

Dans les deux incipits, une action déjà engagée

  • Dans Othello, nous apprenons dès la première scène que le mariage entre Othello et Desdémone est déjà acté ; par ailleurs, la rage et la haine d’Iago, soutenue par Roderigo, est déjà en action, bien décidée à faire le plus de mal possible ;
  • Dans Zaïre, l’offre de mariage d’Orosmane a déjà été acceptée ; et si Nérestan n’est pas encore revenu, Fatime nous fait comprendre que son arrivée est imminente.

Dans les deux pièces, les principaux éléments de l’intrigue sont déjà en place, même si Voltaire semble plus explicite que Shakespeare. Et les « camps » semblent se dessiner : le couple formé par Othello et la jeune femme dont on ignore encore le nom va être en butte à la condamnation générale et aux intrigues d’Iago ; chez Voltaire, Zaïre semble bien isolée, puisque même sa confidente souligne l’impossibilité de son bonheur à venir.

Dans les deux pièces, l’atmosphère est sombre et menaçante pour les protagonistes, qu’ils soient présents sur scène ou encore absents.

L’irruption  du tragique

Dans la pièce de Shakespeare, Othello semble l’objet d’une exécration générale (d’abord Iago et Roderigo, mais on peut supposer que le père de Desdémone ne l’appréciera guère non plus…), et dans l’incipit cela suffit à suggérer une menace mortelle.

Mais c’est dans la pièce de Voltaire que le tragique semble le plus présent. Contrairement à Othello, le protagoniste, Orosmane, semble inspirer un respect général, voire l’estime ; et les « intrigues » de sérail auxquelles fait allusion Zaïre ne sont qu’un cliché, qui ne sera pas repris dans la suite de la pièce. En revanche, la religion apparaît comme un thème essentiel, l’obstacle majeur auxquels les héros vont se heurter. Extérieur à eux (il s’impose à eux comme un destin), il les conduira à leur perte.

Sous son aspect lisse, sage, policé, l’incipit de Voltaire est donc plus directement en prise avec le tragique, plus tendu. Les personnages sont enfermés dans le piège, avant même que la pièce commence.


Shakespeare, Othello I, 3 p. 119_123 / Voltaire, Zaïre, I, 2 : les tirades d’Othello et Orosmane.

Situation des deux scènes

Après une première scène entre Iago et Roderigo (ou le premier excitait la colère du second contre Othello), en voici une seconde où apparaît le rôle-titre. Fidèle à lui-même, Iago a cette fois attisé la colère d’Othello contre Roderigo, et annoncé à Othello l’hostilité de Brabantio. Nous avons alors découvert un Othello sûr de lui (et peut-être une ébauche d’intrigue, qui ne sera pas suivie par la suite : il serait de lignée royale). Dans le même temps, nous apprenons le danger imminent qui menace Chypre, et donc le départ à venir.

La scène III met en présence Othello, Brabantio venu réclamer justice, le Doge, devant un parterre de sénateurs et de secrétaires. Après un long premier mouvement où il n’est question que de l’attaque des Ottomans, Brabantio a pu plaider sa cause ; la tirade que nous allons expliquer est la défense d’Othello.

Dans le cas de Zaïre, après une première scène où Zaïre avouait à Fatime son amour pour Orosmane, et leur mariage prochain, cette scène II marque l’entrée d’Orosmane ; c’est aussi sa première longue tirade, dans laquelle il se présente lui-même, et expose sa conception de l’amour.

  1. Deux autoportraits du héros en soldat amoureux
  2. Deux portraits de la femme aimée
  3. Deux hommes heureux, inconscients des menaces

Deux autoportraits du héros en soldat amoureux

  • Othello a séduit Desdémone, et avant elle son père, par le récit d’une vie d’aventures, dont le texte donne ici l’écho. On notera l’ironie du « son père m’affectionnait, il m’invitait souvent… » : en somme, c’est Brabantio lui-même qui a fait son malheur !
    Dans ces récits, Othello se présente non seulement comme un soldat classique, mais aussi comme un aventurier, un voyageur, prêt à raconter les « mirabilia » qu’il a rencontées : écho des « Grandes découvertes » du XVIème siècle !
    Ce sont ces histoires qui ont séduit Desdémone – et l’intérêt et la compassion de Desdémone qui ont rendu Othello amoureux, en quelque sorte, par ricochet. Il y a bien eu volonté de séduction (« profitant d’une heure favorable, je m’arrangeai… »), puis séduction réciproque, mais sans que cela ait été vraiment prémédité.
    Et l’on peut même avoir le sentiment que c’est Desdémone qui a fait le premier pas, amoureuse du conteur, et aussi de l’aventurier (elle-même se sentant à l’étroit dans sa condition de femme).
  • Orosmane plaide devant Zaïre, lui expliquant ses projets ; il se pose dès l’abord en dirigeant rationnel, conscient de ses devoirs ;
    • il rejette la « mollesse » prêtée aux califes (bel exemple de clichés : confusion du sérail et du harem, condamnation morale d’une supposée mollesse des rois orientaux, dans la droite ligne de la philosophie morale antique…)
    • Orosmane se pose en héritier de la grandeur paternelle, et de son probable aïeul Saladin ; à ses yeux, la grandeur militaire l’emporte donc sur les plaisirs de la vie civile. Il refuse donc toute autre maîtresse que Zaïre… à l’exception de la guerre, qui passe toujours avant (v. 192 : « entre la guerre et vous ») – ce que Zaïre, elle-même élevée dans les valeurs épiques, ne saurait contester.
    • Un amoureux exigeant : Zaïre est à la fois l’épouse, la maîtresse, l’amie, et il rejette toute tiédeur : voir le vocabulaire passionné, hyperbolique, des vers 201-210 : « amertume affreuse », « durée odieuse », « je vous aime », « ma brûlante flamme », « ardemment », « je me croirais haï d’être aimé faiblement », et surtout le dernier vers : « je veux avec excès vous aimer et vous plaire ». L’amour est aux yeux d’Orosmane un absolu, qui n’admet ni limite, ni concession ; or, on est encore dans un siècle qui considère la passion comme un mal, contraire à la raison, une démesure fatale et/ou coupable…
  • Les deux héros sont donc avant tout des hommes d’action, des soldats ; et c’est ce caractère qui a séduit les héroïnes. Mais leur amour semble de nature bien différente :
    • pour Othello, c’est une sorte d’accident, de péripétie survenue dans son existence, et qu’il a accueillie volontiers, comme il en a accueilli d’autres ; mais il l’aime suffisamment pour avoir accepté le mariage. Cf. p. 95 :
      « Si je n’aimais la douce Desdémone 
      je n’enchaînerais pas ma liberté présente, 
      je n’aliénerais pas mon célibat 
      pour toutes les richesses des fonds marins… »
      On sent une certaine nostalgie de l’aventure, et une réelle impatience de repartir en guerre !
    • Pour Orosmane, c’est à la fois une passion absolue, et un choix rationnel et moral ; il voue toute sa vie à Zaïre, et attend un amour sans limite en retour. Valeurs militaires et passion amoureuse semblent aller de pair à ses yeux – un Titus qui aurait imposé et épousé Bérénice !

Deux portraits de la femme aimée

Au travers des propos d’Othello et Orosmane se dessinent deux portraits de femme assez différents :

  • Othello présente Desdémone comme « sa dame » ; mais elle apparaît comme active et responsable de sa propre séduction : « Desdémone voulait beaucoup l’entendre » ; mais on ne sait si elle était attirée par les récits d’aventure, ou par la personne même d’Othello… ; en fait elle semblait s’identifier à lui : « tout en regrettant que le Ciel n’eût point fait d’elle un homme de cette sorte ». Son empressement à suivre Othello à Chypre est-il seulement un acte d’amour, ou un goût prononcé pour l’aventure ?Desdémone apparaît sous un jour étonnamment moderne : peu attirée par les tâches féminines qu’elle bâcle volontiers, elle est un peu « garçon manqué », et reconnaît en Othello un alter ego… De même, elle n’hésite pas à faire le premier pas, et à imposer ses choix à sa famille et à la société.
  • Le premier mot d’Orosmane est « vertueuse Zaïre » ; il n’hésite pas à lui parler sans détours de guerre, et de géo-politique – ce qui est très éloigné de la condition « normale » des femmes du harem ! Il a d’elle une conception très haute, idéalisée (« je sais vous estimer autant que je vous aime, et sur votre vertu me fier à vous-même », v. 197-198. Il la traite absolument en égale, réduisant à néant à la fois les préjugés que le spectateur pouvait avoir contre les Orientaux (voir les clichés ci-dessus)… et contre les femmes. Orosmane se fait ici le porte-parole des Lumières, un homme éclairé.
  • Dans les deux cas, les jeunes femmes sont présentées comme exceptionnelles, plus libres, plus vertueuses, plus raisonnables que l’image que l’opinion se fait habituellement des femmes. Et dans les deux cas, les héros lui font une confiance aveugle : si le spectateur sait qu’ils ont en cela raison, leur réaction risque d’être à la mesure de leur déception lorsqu’ils se croiront trahis !

Deux hommes heureux, inconscients des menaces

Othello est sûr de lui, de son bon droit, et de l’amour de Desdémone ; mais la rage de Brabantio, la présence de Iago, et l’audace même de Desdémone laissent planer une menace. Desdémone elle-même suggère que tout autre beau parleur pourrait la conquérir (p. 123) ! Si elle a pu choisir Othello, elle pourrait bien, tout aussi librement, en choisir un jour un autre… Le lien qui les unit semble finalement assez fragile.

Dans Zaïre, la menace vient plus précisément d’Orosmane lui-même, dans l’excès de son amour ; le négatif semble toujours accompagner de son ombre le positif. Ainsi, v. 200, il parle de son « bonheur », mais il évoque aussitôt v. 201-202 « l’amertume affreuse », la « durée odieuse » ; or les noms sont accompagnés d’adjectifs, les groupes nominaux sont longs (un hémistiche), et la rime les souligne encore : le « bonheur » semble bien fragile… Plus bas, la « haine » (« haï », à la césure!) fait écho à l’amour ; et l’excès (mot symptomatique!) condamne par avance cet hymen annoncé… en outre, c’est Orosmane qui impose ses conditions : « j’attends », « je veux »… Or, à la fin de la scène, l’arrivée de Nérestan vient interrompre la réponse de Zaïre.

Conclusion

À ce moment de la pièce, tout semble sourire aux héros : Othello l’emporte sur Brabantio et voit reconnaître son mariage par les plus hautes instances de Venise ; en outre, il s’apprête à repartir pour la guerre – et l’on sait que c’est la vie qu’il aime. De son côté, Orosmane et Zaïre vivent un amour partagé ; ils s’apprêtent à se marier, et rien ne semble pouvoir contrarier leur projet. Mais l’on sait que les menaces s’accumulent, extérieures (haine d’Iago, arrivée de Nérestan) et intérieures, nées du caractère même des héros.

Deux discours contempteurs (Othello II, 1 et Zaïre II, 2)

Deux textes apparemment très différents

  • par la forme : chez Othello, c’est un long monologue de Iago, à peine interrompu par Roderigo, et qui débouche sur une action ; chez Zaïre, c’est un dialogue, d’abord entre Nérestan et Châtillon, puis entre Zaïre et Nérestan ; et il annonce un coup de théâtre, la libération de Lusignan.
  • par le ton : Iago s’exprime presque en « professeur », devant un disciple ébahi, et en l’absence des personnages évoquée ; dans la tragédie de Voltaire, Zaïre est présente, du moins à la fin, et Nérestan exprime son opinion sans chercher à convaincre quiconque.
  • par l’identité de ceux qui parlent : Iago, ici, cherche délibérément à manipuler Roderigo ; Nérestan, lui, est profondément convaincu de ce qu’il dit, et fait preuve d’une certaine honnêteté.

Mais deux textes dont la situation est semblable

Tous deux se trouvent dans l’acte II, au moment où la situation n’est pas encore devenue critique pour les protagonistes, même si les menaces s’accumulent – menaces dont ces textes sont d’ailleurs un exemple :

  • Dans Othello, le couple vient d’arriver à Chypre et de se retrouver ; Iago commence ici ses dangereuses manigances, mais elles sont à peine entamées. Néanmoins, l’acrimonie qu’il exprime ici fait peser une sourde inquiétude sur le sort des héros ;
  • dans Zaïre, Nérestan vient tout juste d’arriver à Jérusalem, et d’éveiller les premiers soupçons d’Orosmane (I, 6) ; mais rien n’est encore joué. Nous voyons cependant que Nérestan, qui ignore la véritable identité de Zaïre, n’a que mépris pour elle, et que Châtillon n’hésitera pas à l’utiliser.

Iago et Nérestan… même combat ?

Rien ne semble à première vue pouvoir rapprocher le valeureux et honnête Nérestan du fourbe Iago ; rien… sinon un mépris affiché de Desdémone et de Zaïre – et peut-être des femmes en général, au moins pour Iago.

  • Iago ne voit en Desdémone qu’une femme, c’est-à-dire un être faible, débauché, tout entier soumis à son sexe et à ses désirs ; sa misogynie est sans limites ;
  • Nérestan ne voit en Zaïre qu’une « infidèle », indigne d’estime, coupable par définition de n’être pas chrétienne, et considérée comme traître parce qu’elle va épouser le sultan.

Cette absence totale d’empathie, névrotique dans un cas, due dans l’autre à une rigidité doctrinale quasi pathologique, déshumanisent les personnages et les rendent évidemment dangereux.

Mais du moins Nérestan doit-il, à contre-cœur, reconnaître la vertu de Zaïre… alors qu’Iago, lui, dénie toute qualité morale à Desdémone !

 

Commentaire comparé : Le mouchoir et la lettre

Dans un commentaire comparé,  vous comparerez les deux textes suivants :

  • William Shakespeare, Othello, acte III, scène 4, p. 301-307, de « je ne l’ai pas sur moi » à « Va au diable ! »
  • Voltaire, Zaïre, acte IV, scène 5,p. 116-119, de « Cette lettre, Seigneur… » à « C’est elle, justes cieux ! ».

Introduction

Dans la tragédie, les objets ont souvent un rôle décisif : preuves ou enjeux, ils matérialisent les passions et le destin des héros. Othello et Zaïre nous en offrent deux parfaits exemples.

Dans la quatrième scène de l’acte III de la pièce de Shakespeare, Desdémone vient de s’apercevoir qu’elle avait perdu le mouchoir que lui avait offert son mari ; mais elle ignore qu’Emilia l’a donné à Iago, et que celui-ci s’en est servi comme preuve de son adultère avec Cassio. Aussi, lorsque Othello exige qu’elle le lui montre, elle n’ose lui avouer la vérité, renforçant sans le savoir les soupçons de celui-ci.

Le rôle de la lettre dans Zaïre est légèrement différent : Orosmane a entre les mains un billet de Nérestan fixant un rendez-vous clandestin à Zaïre ; mais il ignore d’une part que Nérestan est le frère de Zaïre, et d’autre part que l’objet du rendez-vous est de nature religieuse, et non amoureuse : il se croit donc trahi.

Nous verrons donc en quoi les objets jouent le rôle de catalyseur tragique, puis nous analyserons l’impact sur les personnages masculins…

Des objets qui matérialisent le crime

Le mouchoir d’Othello

Le mouchoir est apparu dans la pièce dans la scène précédente, au moment où Othello venait d’être violemment troublé par les insinuations d’Iago (III, 3 p. 269) ; or, sitôt apparu dans les mains de Desdémone (pour soigner son mari, dans un geste d’affection!) il tombe à terre, et Emilia le prend et le remet à Iago, sans penser à mal – elle-même ignore toute la vilénie de son mari. Iago torture ensuite Othello par un mensonge : il affirme avoir vu Cassio s’en servir « pour s’essuyer la barbe », ce qui est évidemment trivial et humiliant – et la réaction d’Othello est immédiate : il veut la mort des amants supposés.

Dans la scène qui nous occupe, qui commence à « je ne l’ai pas sur moi » et s’achève par la sortie d’Othello et sa malédiction « va au diable ! », le More veut la preuve irréfutable que Desdémone l’a trahi ; or elle ne peut produire le mouchoir qui la disculperait…

  • Un mouchoir-preuve : d’abord une preuve d’amour, « le plus ancien souvenir qu’elle ait du More » (p. 271) ; on apprend également qu’il résulte d’une transmission féminine : « une femme d’Egypte » l’a donné à la mère d’Othello, qui l’a transmis à Desdémone ; puis une preuve de culpabilité : pour Desdémone d’abord, qui se sent coupable de l’avoir perdu et est donc mal à l’aise face à Othello, pour ce dernier surtout : le mouchoir donné à Cassio (qui d’ailleurs ne le respecte pas), c’est la matérialisation de la trahison et de l’honneur perdu. Par la suite, on retrouvera ce mouchoir dans les mains de la prostituée Bianca, ce qui portera le comble à l’humiliation d’Othello…
  • Un mouchoir-fétiche : Othello lui prête des pouvoirs quasi surnaturels : il incarne en quelque sorte l’amour de l’homme pour la femme :
    « … elle serait désirable
    et ferait son fidèle servant de mon père
    tant qu’elle aurait ce mouchoir. Mais le perdrait-elle
    ou le donnerait-elle, ces mêmes yeux aimants
    la prendraient en dégoût… »
    Son origine même est magique ; par ce mouchoir, Othello semble renouer avec ses origines, à mille lieues de la société vénitienne.

La lettre de Nérestan à Zaïre

Là encore, l’objet fait son apparition au moment où le héros masculins est assailli par le doute. La lettre, interceptée par un garde dans la scène 4 de l’acte IV est apportée à Orosmane au début de la scène suivante, celle qui nous intéresse. Ici, l’objet est présent sur scène, comme l’indique le déictique « cette lettre » (v. 1245). Et c’est Orosmane lui-même qui la fait connaître au public, et à Corasmin son confident, en même temps qu’il la découvre.

Alors que jusqu’à maintenant, le trouble de Zaïre, sa volonté de différer le mariage pouvaient apparaître innocents – même si Orosmane n’en comprenait pas la cause – cette lettre vient donner une existence matérielle, tangible à ses soupçons,

Moins obsessionnel que le texte de Shakespeare, celui de Voltaire ne donne par ailleurs pas de didascalies, mais on peut imaginer le circuit de la lettre entre les personnages : à l’ouverture de la scène, Orosmane la tient, l’ouvre, la lit ; par la suite il la désigne par « cet écrit » qu’il tend alors probablement à Corasmin :

« Cours chez elle à l’instant, va, vole, Corasmin :
Montre-lui cet écrit… » (v. 1263-64)

Puis il se ravise, garde la lettre et la brandit :

« Le voilà donc connu, ce secret plein d’horreur ! » (v. 1271)

Par la suite, Corasmin suggère de confondre Zaïre en feignant d’ignorer cette lettre :

« Cachez cette lettre à sa vue » (v. 1301)

Et pour finir, juste avant l’entrée de Zaïre, Orosmane accepte la suggestion de Corasmin, et lui confie la lettre, afin qu’elle soit remise à Zaïre.

Des objets trompeurs, par leur présence ou leur absence

Un mouchoir n’est qu’un objet sans grande importance – même si Othello pare celui-ci d’une puissante valeur sentimentale et magique ; accessoire de la vie quotidienne (Cassio « s’en sert pour s’essuyer la barbe », et ne s’étonne pas d’en trouver un dans sa chambre), il a d’ailleurs un caractère trivial qui obligera Voltaire à y renoncer dans Zaïre : le mot même ne pouvait, dans le théâtre classique, figurer dans une tragédie.

C’est donc moins le mouchoir lui-même que son absence, qui semble, dans la scène, accuser Desdémone : elle est incapable de le lui montrer, doit avouer qu’elle ne l’a pas sur elle ; et quand elle refuse d’aller le chercher, et cherche désespérément à revenir à l’affaire de Cassio, pour laquelle elle est entrée, Othello ne peut y voir qu’une preuve de sa culpabilité.

Shakespeare joue ici sur l’ironie tragique : le spectateur connaît toute l’histoire du mouchoir, sait quand elle l’a perdu, a vu Emilia, puis Iago s’en emparer… mais les deux protagonistes ignorent tout cela !

Si le mouchoir est présent « en creux » (soit par les anaphores grammaticales « le », « en », « il », soit en toutes lettres, finissant par constituer les seules répliques d’Othello), la lettre, elle, est matériellement sur scène ; et son contenu est un chef d’oeuvre de double lecture :

– pour le lecteur averti, le « chère Zaïre » est l’expression normalement affectueuse d’un frère envers sa sœur enfin docile ; et les mots « espoir », « zèle » et « fidèle » ont évidemment un sens religieux.

– mais pour Orosmane, qui ignore tout des pressions que Zaïre subit de la part de Nérestan et Lusignan, ils ne peuvent qu’avoir un sens amoureux !

Ainsi, les objets cristallisent brutalement la jalousie des protagonistes. Par leur réalité, leur matérialité, ils ont toute l’apparence de preuves irréfutables. Leur poids est d’autant plus grand que le spectateur, averti de la vérité, connaît leur caractère anodin : le mouchoir a été perdu quand Othello a repoussé les soins de Desdémone dans un geste brusque (dans le film d’Orson Welles, c’est même lui qui le piétine au passage!) ; et le billet de Nérestan n’est qu’un rendez-vous sans aucune connotation amoureuse.

Des héros emportés par la jalousie

Deux héros qui n’en sont pas au même point

Lorsque commence la scène, Othello est déjà intimement persuadé que Desdémone l’a trahi avec Cassio ; à la fin de la scène 3, il a déjà envisagé la mort de Cassio et celle de sa femme. Lorsqu’il lui réclame le mouchoir, il sait donc pertinemment qu’elle ne l’a plus, et l’on a affaire à une véritable scène d’affrontement. Othello tend un piège, obligeant dans un premier temps Desdémone à avouer qu’elle ne l’a pas sur elle, puis à refuser d’aller le chercher ; elle, de son côté, ment maladroitement, tente désespérément de détourner la conversation, choisissant pour cela, sans le savoir, le pire moyen : évoquer Cassio.

C’est peut-être Othello lui-même qui empêche Desdémone de se livrer à un aveu tout simple qui la disculperait : en évoquant, sur un ton brutal et menaçant, l’importance de ce mouchoir, il enferme Desdémone dans le malaise et la culpabilité.

La scène est donc d’une extrême violence, et entièrement dirigée par Othello : d’abord deux tirades explicatives, des ordres (« veille bien sur lui » ; « parle » ; « va le chercher, montre-le ») ; finalement, Othello refuse tout dialogue, se contentant de répéter, sur un ton de plus en plus agressif : « le mouchoir ! ». Face à lui, Desdémone, qui ignore ses soupçons et ne sait rien des manipulations d’Iago, est encore persuadée qu’Othello ne saurait être jaloux :

« Si mon noble More
n’était d’une âme droite, sans rien de la bassesse
qui enflamme la jalousie, c’en serait assez
pour lui donner des pensées mauvaises. » (p. 295)

Sa violence la laisse donc désarmée, dans le plus grand désarroi.

Orosmane, lui, a commencé à avoir des soupçons, mais il croit encore à l’amour et à l’innocence de Zaïre au moment où il lit cette lettre : elle agit donc comme un coup de tonnerre : ce qu’il a refusé jusque là de croire lui saute, croit-il, aux yeux.

Sa réaction est d’abord l’incrédulité (« hé bien, cher Corasmin, que dis-tu ? »), puis l’humiliation (« tu vois comme on me traite ») et enfin la rage.

Contrairement à Othello, il ne prémédite rien, et semble au contraire osciller d’un parti à l’autre : tuer Zaïre (« de cent coups de poignard que l’infidèle meure ») ; puis la confronter à Nérestan (« je veux que ce chrétien, devant elle amené… »), et enfin, il ne veut plus rien. On est très loin ici de la rage froide d’Othello : Orosmane, sous le choc, réagit avec affolement.

Par la suite, évoquant un passé récent, il recouvre un peu de sang-froid pour évoquer la « trahison », la « perfidie » et surtout l’ingratitude des amants supposés : Orosmane est trahi dans son amour, mais aussi dans sa confiance : il est blessé et humilié.

Finalement, au comble du désarroi, il s’en remet à son conseiller – un bien mauvais conseiller en l’occurrence, qui au lieu d’exiger une explication qui aurait pu permettre à Zaïre de prouver son honnêteté et son amour, lui suggère d’avoir recours à la ruse. Corasmin n’a sans doute guère de sympathie pour Zaïre, et désapprouve l’amour de son maître pour ce qui reste, à ses yeux, une esclave chrétienne. Mais il ne cherche pas sciemment la perte de Zaïre : il prend simplement fait et cause pour son maître, le rappelle à ce qu’il estime être sa dignité, et le pousse à une décision qui s’avèrera fatale. Mais n’oublions pas que lui non plus ne sait rien des intentions de Nérestan et Lusignan.

À ce stade, cependant, une fin moins tragique demeure possible chez Voltaire, alors que le sort de Desdémone semble déjà scellé.

Vers une issue tragique

Par sa détermination, par sa violence (évoquée par Desdémone : « pourquoi me parlez-vous de façon si brusque et si désordonnée ? »), Othello semble avoir franchi un cap : il ne voit plus en Desdémone que l’épouse adultère qui le déshonore. Tout son discours est saturé d’allusions à la mort : le « lit de mort » de la mère, le « désastre » annoncé en cas de perte du mouchoir, et enfin le « va au diable ! » de la dernière réplique… C’est la première fois qu’Othello se montre aussi violent envers Desdémone ; puis la violence ira grandissant : la gifle, la « scène du bordel », et enfin le meurtre.

Orosmane, dès le départ, évoque le caractère décisif de la lettre : « ce billet contient ma destinée ». Puis les menaces de mort se précisent : mort de Zaïre, de Nérestan (devant elle amené…), et la sienne propre (« je me meurs… je succombe »). Même s’il ne veut pas encore y croire tout à fait (« penses-tu qu’en effet Zaïre me trahisse ? »), le terme « fatal » du vers 1316 semble sceller le sort des trois protagonistes.

Conclusion

Les objets sont donc d’une matérialité trompeuse : leur absence ou leur présence apparaît comme une évidence incontestable. Nérestan a bien écrit à Zaïre, en des termes qui révèlent leur proximité ; et Desdémone n’a plus le mouchoir.

Mais cette évidence repose à chaque fois sur un malentendu, soit savamment entretenu par un tiers – Iago en l’occurrence, soit sur les doutes du protagoniste lui-même. Et à chaque fois, les accusées sont dans l’incapacité de se défendre : Desdémone, tétanisée, ment maladroitement au lieu d’avouer simplement cette perte, et Zaïre est absente – et la suggestion de Corasmin empêchera par la suite une claire explication de la lettre.

Les protagonistes masculins s’enferment donc dans une jalousie furieuse, qui ne pourra avoir qu’une issue tragique.