L' »Utopie » de Thomas More et le « Voyage au Brésil » de Jean de Léry

Thomas More

Jean de Léry (1536-1613)

Sommaire

Études synthétiques

Textes comparés


Textes comparés

L’arrivée en Utopie : More, incipit du livre II, p. 105-107 / Léry, ch. VII, p. 198-201

Introduction

Ces deux récits sont préparés par une longue attente : pour More, l’ensemble du livre I, qui apparaît comme une sorte de préambule ; pour Léry, le long récit du voyage en mer. On arrive ici, dans les deux cas, au vif du sujet : l’arrivée dans une terre pleine de promesse, l’île d’Utopie pour l’un, la colonie de France Antarctique pour l’autre.

Une géographie suggestive

Les deux textes présentent des points communs remarquables : tous deux commencent par un exposé géographique, le lieu étant en lui-même porteur de sens. Or il s’agit, à chaque fois, d’îles (insularité naturelle ou artificielle), difficiles d’accès et à l’écart du monde.

Toutes deux sont protégées des intrusions et agressions d’un « dehors » toujours perçu comme hostile, et présentées comme inexpugnables… ou, dans le cas de Fort-Coligny, ne pouvant être prise que par traîtrise ou impéritie du chef.

Toutes deux enfin ne peuvent se livrer que par le truchement d’un passeur ou par une parfaite connaissance des lieux.

Le rôle contrasté du « père fondateur »

Utopus est le type même du « Bon Roi », excellent guerrier (il conquiert sans coup férir), bon stratège (il s’arrange pour ne pas humilier les autochtones) et bâtisseur visionnaire… Il est dans la droite ligne des héros fondateurs mythiques.

Villegagnon, lui, est « humain, trop humain » : sujet à l’erreur (il veut, prétend Léry, s’installer sur le Ratier, pourtant manifestement impropre à cela), se préoccupant plus de son intérêt personnel que de celui de ses hommes (la seule maison digne de ce nom, c’est la sienne !), et enfin coupable d’incompétence et de trahison, puisqu’il finira par laisser Fort-Coligny aux Portugais… Villegagnon est un « anti-Utopus » !

Le monde environnant

Là encore, on notera le contraste. Même si les voisins d’Utopia méritent la méfiance (et si, d’ailleurs, il faudra leur faire la guerre), on les voit ici assister, d’abord sceptiques, puis admiratifs, à des travaux pharaoniques qui visent pourtant à les couper d’Utopia !

Plus réels, plus différenciés (et l’on ne sait qui, des Sauvages ou des Portugais, sont les plus dangereux), les voisins de Fort-Coligny représentent pour la nouvelle colonie un péril mortel chez Léry. Et la précarité des bâtiments, la petitesse des îlots soulignent de manière pathétique la fragilité de cette installation en terre australe…

Conclusion

La fiction offre donc une image pleine, achevée, dans toute sa perfection, d’une cité idéale ; la réalité est plus contrastée, plus violente ; dans le texte de Léry, l’espoir de créer un havre pour une petite communauté protestante est déjà miné par le contexte, et surtout par les dissensions internes.

L’attrait des richesses, un vice ignoré. (More, livre II, p. 139-141 / Léry, ch. XIII, p. 310-314)

Introduction

La caractéristique principale des Européens, dans leur conquête du Nouveau Monde, fut une rapacité sans bornes ; c’est elle qui fut la cause – avec l’intolérance religieuse, l’une s’appuyant sur l’autre – du pire génocide jamais commis dans l’histoire : deux cent cinquante millions de morts pour la seule conquête de l’Amérique latine, auxquels s’ajoutèrent, pour faire bonne mesure, cinquante millions en Amérique du Nord. Huit à dix fois la Shoah…

Cet amour immodéré des richesses, pourtant, bien des philosophes et des historiens de la conquête la condamnèrent, entre autres Thomas More, puis Léry, puis Montaigne, avant les Lumières… En vain.

Dans son chapitre II, More met en présence des Ambassadeurs européens, contemplant avec stupeur des Utopiens indifférents à l’or ; Jean de Léry, quant à lui, montre des Indiens stupéfaits de voir l’obsession des Européens à accumuler des biens.

Construction des deux textes

Le texte de Thomas More commence par un récit : des ambassadeurs européens se ridiculisent en Utopie, parce que tout ce qui est marque d’honneur et de noblesse ici, est là-bas signe de bassesse, de folie ou de crime : les chaînes d’or sont réservées aux criminels ou aux esclaves en fuite, les perles et pierres précieuses sont des jouets pour les enfants…

Face à ce spectacle, inattendu pour eux, nos Européens perdent tous leurs repères, et sont prêts alors à entendre la leçon des Utopiens. Celle-ci leur est donnée au travers de conversations, et rapportée au présent gnomique, à partir de la ligne 14.

La leçon tient en quatre partie, chacune étant introduite par une construction similaire : « Lesdits Utopiens s’ébahissent… », « Pareillement ils s’émerveillent… », « ils s’étonnent aussi… », et le point d’orgue, « Du reste les Utopiens s’ébahissent encore plus et détestent… ». Il y a donc crescendo, et ils parcourent quatre vices, tous liés :

  1. L’admiration que l’on voue aux perles ou aux pierres précieuses
  2. Le prestige accordé aux beaux vêtements
  3. L’estime que l’on voue à la fortune d’un homme, et non à ses qualités propres
  4. Les honneurs dont les riches font l’objet, et la soumission des autres à leur égard.

Le texte de Jean de Léry commence par la même expression que celui de More : comme les Utopiens, les Tupinambaoults sont ébahis devant la cupidité des Européens. Ce qui les laisse perplexe, c’est de les voir prendre tant de peine et courir tant de risque pour accumuler des biens dont ils n’ont pas besoin.

Le texte ici se présente comme un dialogue, tantôt rapporté au style direct, tantôt narrativisé, entre un Indien faussement naïf, et le narrateur, au début dans la position de celui qui sait, puis de plus en plus en difficulté ; enfin, la leçon est administrée dans la dernière réplique de l’Indien, puis dans le commentaire de Léry.

Ici, c’est le principe même de l’accumulation des richesses qui est mis à mal, d’abord d’un point de vue purement pratique (pourquoi se donner du mal pour accumuler ce dont on n’a pas soi-même usage, et que nos enfants pourront se procurer eux-mêmes ?) puis d’un point de vue moral et religieux : les Sauvages, ces réprouvés qui ignorent la Providence, font davantage confiance à la nature que nous-mêmes à Dieu !

Le jeu de l’humour et de l’absurde

More et Léry font tous deux œuvre de moralistes ; pour mieux convaincre leur lectorat, ils cherchent d’abord à le faire sourire.

More commence par nous montrer des Ambassadeurs particulièrement ridicules, d’abord d’une folle arrogance : avant notre passage, il décrit par le menu leur accoutrement : « tous trois vêtus de drap d’or, ayant au cou de grands colliers d’or, au doigt de grosses bagues de même, et en leurs chapeaux des chaînes pendantes avec des perles et des gemmes » (p. 138) : un habit magnifique, qui en Europe susciterait une admiration et un respect sans réserve… et qui tombent complètement à plat en Utopie.

Par la suite, nos hommes de cour doivent se rendre à l’évidence, et leur déconvenue est à la mesure de leur arrogance première : « Alors leur plumage se dégonfla, et ils se destituèrent honteusement de toutes cette magnificence dont ils s’étaient si fièrement rengorgés » (p. 139).

Par la suite, le discours se fait plus sérieux ; mais l’on retrouve l’humour, par exemple dans la répétition du mot « mouton » (p. 140), l’animal le plus banal et prosaïque qui soit ; ou encore dans le portrait satirique du « mauvais riche » un balourd comparé à une bûche, et qui serait prêt à se jeter aux pieds de son « souillard de cuisine » si d’aventure celui-ci devenait riche…

Jean de Léry, lui, procède différemment ; il choisit comme porte-parole de sa condamnation un « pauvre indien tupinambaoult », un vieillard, qui se révèlera plutôt madré. Sa première question semble purement informative ; mais la seconde (« mais vous en faut-il tant ? ») introduit le vif de la critique. Léry s’amuse alors à montrer les efforts « pédagogique » qu’il a faits pour faire comprendre cette réalité au Sauvage ; il lui parle de ce qu’il connaît, de manière imagée…

La troisième question annonce la leçon : « mais cet homme tant riche dont tu me parles, ne meurt-il point ? » (p. 311, l. 25-26). S’ensuit alors une leçon philosophique, soulignant à plaisir l’absurdité du comportement européen, acharné à accumuler ce que la Nature offrira d’elle-même aux générations futures…

C’est alors l’Européen qui se trouve dans la position d’un élève, et d’un mauvais élève, face à un Sauvage qui lui administre une leçon de sagesse ! C’est très exactement, avec deux siècles d’avance, la position du Vieillard Tahitien dans le Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot.

Léry redevient ensuite plus sérieux, reprenant à son compte la critique, en lui donnant d’abord un éclairage humaniste, puis chrétien : ce que les Sauvages, qui ignorent la Providence, font d’eux-mêmes, nous sommes incapables de le faire : consacrer nos forces à ce qui est vraiment essentiel, le Salut de son âme, et s’en remettre à Dieu pour le reste. Le ton ici va jusqu’à l’indignation, et à l’imprécation prophétique « contre les rapineurs, portant le titre de Chrestiens » (p. 312, l. 54).

Enjeux moraux et religieux

L’avarice est l’un des sept péchés capitaux ; pour Thomas More, le goût de l’or est à l’origine de bon nombre des tares de la société européenne, que nous pouvons distinguer dans ce texte et dans d’autres : la religion du paraître au détriment des qualités réelles, l’arrogance et l’envie, l’accroissement sans mesure de la richesse des uns et de la pauvreté des autres… Par opposition, la société Utopienne est égalitaire, dépourvue de propriété privée : tous ont accès à ce qui leur est nécessaire, tous vivent dans la concorde et la solidarité.

Léry ici déplace le problème dans la relation entre les peuples : les Chrétiens se montrent des « rapineurs » et ne tarderont pas à commettre le pire. On les voit déjà ici piller le « bois brésil » sans vergogne, comme on les a vus plus haut s’emparer des navires rencontrés en route, et condamner sans états d’âme les équipages à la mort. Le dernier paragraphe, allusion à la rencontre entre Cortès et les Indiens du Pérou, sonne ici comme un terrible glas.

Conclusion

Chacun à sa manière, More et Léry annoncent tous deux les réflexions de Montaigne, et celles des philosophes des Lumières. La question qui leur est commune, plus présente et plus tragique encore chez Léry, est celle de cet effroyable paradoxe : ce sont les Chrétiens, ceux qui ont eu accès à la Révélation, ceux qui devraient, par définition, se montrer les plus respectueux de la morale, les plus éloignés des biens matériels, les plus préoccupés de leur âme, qui se comportent de la manière la plus barbare et la plus contraire à leurs propres principes.

Par la suite, pour excuser leurs crimes, les Occidentaux tenteront d’exclure les Indiens de l’humanité ; mais Léry pas plus que More n’acceptent un tel prétexte : les Indiens de Léry, au même titre que les Utopiens de la fiction, sont bel et bien des hommes.

La religion de l’autre : Léry, p. 395-398, de « ¨Pour donc entrer plus avant dans cette matière… » à « qu’elles ne devinssent soudain enragées » / More, p. 191- 193, de « Leurs religions sont différentes » à « n’en avaient pas encore élu».

Introduction

Les deux textes dont nous nous proposons ici l’étude abordent un point essentiel : la rencontre avec l’Autre, dans un domaine particulièrement sensible au XVIème siècle : la religion ; et un « Autre » radical, plus radical encore que les conflits qui déchiraient l’Europe : un « Autre » non chrétien, qui ignore, du moins en ce qui concerne les Brésiliens, jusqu’à l’existence de la chrétienté.

Chez More, ne perdons pas de vue qu’il s’agit d’un « Autre » imaginaire, dont l’auteur souhaiterait faire un modèle et un idéal : même si, par souci de vraisemblance, il ne peut qu’être non chrétien au départ, toutes les conditions sont réunies pour qu’il le devienne promptement ; et il possède, mieux que les hommes de par-deçà dont il s’agit de faire la critique, toutes les qualités du chrétien idéal : piété, sentiment religieux reposant sur une éducation philosophique, existence d’une église et d’un culte peu éloignés des nôtres, et tolérance religieuse.

Chez Léry, le choc est plus rude : les Indiens présentent la figure de l’Autre radical, sans aucune ressemblance avec l’Europe, ni dans les croyances, ni dans les cultes ; et pourtant cette altérité n’empêche pas une forme de compréhension, voire de sympathie… excepté en matière religieuse, quand on s’appelle Léry, que l’on est un protestant intransigeant, et que l’on ne peut que voir en ces peuples qui ignorent la Révélation, que des réprouvés et des pêcheurs.

Nous traiterons donc plusieurs aspects :

  • La peinture de l’Autre : comment rendre l’altérité et la faire connaître ;
  • Soi-même face à l’Autre : peignant l’Autre, on peint son propre rapport à l’Autre, à la religion, et à soi-même.

La peinture de l’autre

Chez More, une peinture délibérément positive.

La multiplicité des religions est posée en tête de chapitre, confirmée d’abord par les pronoms « les uns… les autres… d’autres… il y en a certains qui… » ; et l’on découvre alors une forme de paganisme proche des religions déjà connues des Anciens : culte de la lune, du soleil, de héros… Rien qui puisse dépayser des lecteurs habitués à fréquenter les mythologies latines et grecques. Tout ceci n’occupe que 8 lignes ; les verbes employés sont ceux de la croyance ou de la superstition : « croient », « adorent », « tiennent pour »…

S’ensuit un exposé beaucoup plus long à propos de ceux qui ont dépassé le stade du polythéisme (et de l’animisme) pour un monothéisme rationnel et philosophique : l. 10, le verbe « penser » surgit à la place des verbes de croyance. Cet exposé se prolonge jusqu’à la ligne 19, aussi long à lui seul que tout ce qui précède. Et les termes élogieux témoignent de la sympathie du narrateur à leur égard : « la plus grande partie d’entre eux, et la plus sage » (l. 10) ; les phrases s’allongent, deviennent rythmées, avec des rythmes ternaires (éternelle, immense, inexplicable) ; enfin, le contenu même du discours semble s’appliquer à la religion chrétienne plus qu’à une forme de paganisme.

Chez Léry, des préventions…

Aux yeux du protestant militant Léry, les prêtres des « autres » ne peuvent être que des charlatans et des imposteurs : « faux Prophètes » (l. 2), comparaison avec les « porteurs de rogatons », c’est-à-dire vendeurs de reliques catholiques ; enfin ils « font accroire » (l. 5)… La comparaison est reprise plus loin, l 44 : « ceux qui barbotent leurs heures ».

Après la présentation théorique, Léry introduit un récit : celui de la grande cérémonie qui a lieu tous les 4 ans, et à laquelle il a eu la chance d’assister. Nous voyons tout d’abord Léry surpris de ce qu’il voit, avec un regard purement extérieur : arrivée des Sauvages, répartition en trois « bandes », désignation méprisante de « messieurs les Caraïbes »… Le regard se fera encore plus méprisant dès qu’il sera question des femmes, peu à peu assimilées à des sorcières :

  • voix tremblante
  • Cris et hurlements
  • Violence corporelle (« sautant en l’air, faisant branler leurs mamelles »)

Toutes ces attitudes vont exactement à l’encontre de la « modestie », de la réserve prescrite aux femmes dans les sociétés occidentales.

Finalement, allusion au diable : ces femmes semblent littéralement possédées, « enragées », à la fois désignées comme sorcières (la chasse aux sorcières battait son plein) et animalisées.

Il faudra un passage par la musique pour que Léry, presque malgré lui, se laisse aller à une sorte de communion avec les Sauvages (p. 400 et suivantes).

…Mais un intérêt quasi anthropologique

Léry, quelles que soient ses préventions, est d’abord curieux : découvrant un phénomène inattendu – un rassemblement de 600 sauvages – il pense à s’informer. C’est d’abord pour lui un spectacle : voir les nombreuses occurrences du verbe voir (l. 20, 27, 29) ; il prend lui-même l’initiative de rester pour assister à la cérémonie, non directement, mais dans la maison des femmes. Puis la cérémonie commence par une sorte de mélopée : non seulement Léry la décrit exactement, mais il ajoute même un document, p. 611 – un précieux témoignage, à l’heure où n’existait aucun moyen d’enregistrer le son…

Mais l’on notera aussi l’incompréhension totale du narrateur, qui reste complètement extérieur à la cérémonie, et ne permet pas de lui donner le moindre sens. Nous entendons la mélopée et les cris, voyons les gestes jusqu’à la transe finale, mais rien ne nous permet d’interpréter ces chants ni ces transes. Nous sommes face à une altérité radicale, contrairement à ce qui se passait dans le texte de More.

Soi-même face à l’autre

Chez More

Une relative supériorité des Utopiens : religion rationnelle, tolérance. La religion utopienne semble répondre à la lettre aux souhaits des humanistes !

Mais les Européens possèdent un atout majeur (comme chez Léry) : le christianisme. En ce sens, ils peuvent se montrer instituteurs des Utopiens (« Après qu’ils ont su de nous et ouï parler de notre Seigneur Jésus-Christ », l. 48-49) ; cela n’est possible que parce qu’ils avaient anticipé, par leur mode de vie, cet enseignement. Ainsi, le mode de vie des premiers chrétiens s’apparente à la vie collective des Utopiens – critique à peine voilée du mode de vie de l’Église européenne, bien éloignée de cette simplicité originelle !

La position de More est donc ici très nuancée : ni critique virulente du « par-deçà », ni rejet de l’autre.

Chez Léry

La supériorité des chrétiens ne fait aucun doute : eux seuls détiennent la vérité religieuse. S’il y a comparaison avec le monde par-deçà, c’est pour mettre les adversaires catholiques pratiquement sur le même plan que les « Caraïbes ». Il y a un regard surplombant sur l’altérité.

Néanmoins transparaît, dès cet extrait, une certaine fascination : la cérémonie, malgré le grand nombre de gens présents, est parfaitement organisée, presque chorégraphiée. Il faut noter également qu’il s’agit ici uniquement de la première phase, inquiétante et bizarre, parce qu’incompréhensible ; par la suite, s’établira une harmonie qui finira par séduire notre témoin. Mais ici, l’altérité est double : il s’agit de Sauvages – et de femmes !

Léry se montre donc circonspect, mais aussi curieux, et relativement ouvert à l’Autre. Mais cette ouverture a des limites très étroites : l’autre ne peut être qu’inférieur, mauvais ou pervers, qu’il s’agisse des Indiens non chrétiens, ou des adversaires catholiques, renvoyés quasiment à la même superstition que les Indiens : voir le propos sur les « porteurs de rogatons ». Homme de son temps, Léry considère qu’il n’y a qu’une seule religion possible et légitime : la sienne.

Conclusion

Chacun à sa manière, More et Léry illustrent parfaitement ce qui a fait la tragédie du XVIème siècle : l’impossibilité de concevoir que l’Autre, en matière de religion, puisse avoir la même légitimité que soi-même.

Chez More, les Utopiens, gens tolérants et rationnels, ont toutes les qualités requises pour devenir de parfaits chrétiens – mais il faudra la rencontre avec des Européens pour qu’ils atteignent véritablement cette perfection.

Chez Léry, malgré une certaine curiosité, voire une capacité inattendue de notre auteur à entrer en communion, par la musique, avec les Sauvages, ce qui prédomine, c’est le rejet, le mépris envers ces peuples qui n’ont pas pu ou voulu comprendre la Révélation, et sont donc à jamais des réprouvés. L’Altérité est donc fondamentalement perçue comme négative et inquiétante – et la plus grande altérité, celle des femmes, suscite plus d’horreur encore.

Les deux auteurs révèlent donc, plus ou moins involontairement, une tare majeure de la société où ils vivaient : l’intolérance et le rejet de l’autre, et la volonté de lui imposer nos propres valeurs, nos croyances et notre mode de vie.

More, livre II, p. 185-187, de « dans chaque cité on choisit les soldats » à « s’il ne se sauve par la fuite » / Léry, ch. XIV, p. 345-348, de « or allans ainsi ordinairement vingt-cinq ou trente lieues… » à « comme font les bouchers les bœufs de par-deçà ».

Pour les hommes du XVIème siècle, et plus généralement de l’Ancien Régime, la guerre était une réalité quotidienne : les princes européens ne cessaient de s’affronter, et dès le milieu du XVIème siècle, à la guerre étrangère succéda une guerre civile impitoyable et sanglante, qui dura jusqu’à l’Édit de Nantes. Il n’est donc pas étonnant que tous les grands esprits se soient penchés sur cette question, soit pour glorifier la vaillance et l’esprit guerrier, soit pour en condamner la brutalité et la vanité.

Thomas More, dans le livre second de son Utopie de 1516, tout comme Jean de Léry, dans le chapitre XIV de son Histoire d’un voyage en terre de Brésil, pubiée en 1578, décrivent la manière dont deux peuples aussi différents que les Utopiens et les Topinambaoults conçoivent et mènent la guerre. Rien ne semble rapprocher la fiction idéalisante de More du témoignage direct de Léry sur un peuple primitif ; néanmoins nous verrons que malgré leurs différences, les deux peuples font montre des mêmes valeurs – et que cette peinture permet à nos deux auteurs de donner implicitement une leçon à leurs contemporains.

Deux textes à visée différente

More nous raconte une fiction, dans un but philosophique : il s’agit pour lui de montrer un peuple idéal. Le texte est donc de nature argumentative :

  • présent gnomique
  • multiplication des connecteurs logiques (parce que, mais, ainsi, si bien que, car, pour cette raison, en outre, enfin…
  • Caractère très théorique du texte : on ne nous raconte pas un combat particulier, mais la guerre en général ; aucune arme précise n’est mentionnée (tout au plus trouvera-t-on des « navires » – Utopie est une île ! – et des « murailles »), et un seul exemple de stratégie, le « bataillon des jouvenceaux », dont la formation « en triangle » évoque celle des oiseaux migrateurs (« quand certains sont lassés, ils sont incessamment remplacés par des troupes fraîches », l. 70-71).

Léry au contraire apporte un témoignage vécu, sur un peuple bien réel qu’il a longuement côtoyé : il se met lui-même en scène (« dequoy ayant moy-mesme esté spectateur, je puis parler à la vérité », l. 36-37 ; ou encore l. 39-40), et multiplie les détails concrets :

  • Après une introduction itérative (l. 1 à 35), il passe au récit singulatif d’un combat (à partir de la ligne 36) : la scène devient ainsi plus vivante, et plus impressionnante.
  • Il donne de nombreux détails concrets, sur les armes, les stratagèmes et les pièges, les mœurs des combattants et les différentes phases du combat…
  • Il n’hésite pas à recourir à des comparaisons familières, (« comme font les bouchers… ») pour donner à son lecteur, qu’il interpelle d’ailleurs directement par un « vous », une image plus précise de la réalité qu’il décrit.

More théorise en utilisant une fiction, Léry veut transmettre une réalité ; tous deux s’opposent en cela, mais ce n’est pas leur seule différence.

Rationalité contre sauvagerie.

Chez More règne une rationalité parfaite. Pour les Utopiens, la guerre n’est nullement recherchée pour elle-même : elle s’impose comme une réalité pénible, que l’on tente d’abord d’éviter, puis que l’on fait avec courage et détermination quand elle s’impose.

  • Rationalisation et optimisation des moyens : importance de la famille pour soutenir le moral des combattants, utilisation judicieuse des talents de chacun – y compris les moins courageux, organisation des « commandos » chargés d’éliminer le chef adverse… tout est rigoureusement pensé et exécuté.
  • Absence d’états d’âme : les combattants utopiens sont aussi imperméables à l’exaltation héroïque (ils ne prennent aucun risque inconsidéré) qu’à la peur de la mort. Il n’y a chez eux aucune forme de « romantisme » guerrier.

Chez Léry, on peut croire au premier abord que les Indiens se comportent comme une horde sauvage : ils se précipitent en foule sans chefs apparents, ils hurlent comme des forcenés, et multiplient les gestes d’intimidations pour le moins barbares.

Cependant, il y a un ordre dans le déroulement du récit, qui témoigne d’une réelle stratégie :

  • recherche de la surprise, à laquelle répondent les pièges défensifs
  • déroulement de la bataille, qui évoque celui des batailles européennes : intimidations de loin par des cris (équivalent de nos musiques militaires), préparation par des flèches (notre artillerie), puis l’assaut et le corps à corps.
  • Tout cela semble parfaitement concerté : la recherche de l’ennemi et le choix des avant-gardes, les ruses, le combat frontal qui semble ritualisé.

Malgré les apparences, ce sont peut-être finalement les Barbares qui ressemblent davantage aux Européens que les trop parfaits et trop rationnels Utopiens…

Valeurs de la guerre

Chez Léry, on voit s’exprimer l’horreur du narrateur face à la brutalité, au sang, au carnage auquel il assiste – on peut même parler de « boucherie » : traitement des prisonniers (l. 10-14), blessures (30-31 et 64-65), cannibalisme (32-35), et abattage (73-75).

Inversement, chez More, on trouve une mort « propre », qui peut évoquer la « belle mort » des héros de l’épopée grecque. Elle est omniprésente, mais on ne mentionne ni blessure, ni sang : on est dans la pure littérature de l’héroïsme.

Pour tous deux, la vaillance est une vertu cardinale, et partagée entre tous les peuples, Européens, Utopiens et Indiens, à l’égard desquels Léry exprime une certaine admiration. Une vertu si essentielle que More, qui montre ses Utopiens trop raisonnables pour rechercher la guerre, ne peut faire autrement que d’insister sur le courage de ces soldats, quand ils doivent se résoudre à combattre. Une vertu partagée aussi par Montaigne…

Conclusion

More et Léry se rejoignent sur la condamnation de la guerre à outrance et de ses horreurs : les Utopiens de More cherchent par tous les moyens à l’éviter, et ne s’y résolvent qu’en tout dernier recours ; et Léry exprime son horreur face à la « bestialité » des guerriers indiens. C’est une condamnation implicite des guerres continuelles en Europe…

Mais tous deux se rejoignent aussi sur l’admiration qu’ils vouent au courage, à la vaillance – une valeur unanimement reconnue de l’ensemble des philosophes jusqu’au 18ème siècle : il faudra attendre Voltaire ou Marmontel pour que soit radicalement mise en question la « boucherie héroïque »…


Études synthétiques

More, Léry et l’influence d’Amerigo Vespucci

Amerigo Vespucci (Musée des Offices, Florence)

De toutes les Chroniques du Nouveau Monde, c’est celle d’Amerigo Vespucci qui revêt la plus grande importance aux yeux de nos deux auteurs : tandis que le personnage principal de Thomas More se présente comme un des compagnons de l’explorateur, pour Léry, l’Amérique se réduit pour l’essentiel à la côte occidentale du continent sud-américain, découvert par Vespucci. Dès son chapitre I, p. 105, il ne fait référence qu’à celui-ci, oubliant au passage la découverte de Christophe Colomb.

Description d’un monde étranger chez More et Léry : la nature.

Chez Thomas More

Hythlodée est censé décrire à ses amis, notamment Morus, un monde radicalement différent du leur, et situé quelque part entre l’Amérique latine et l’Océan indien. Or Thomas More, qui pourtant fait référence (voir p. 50) à Amerigo Vespucci, semble n’avoir prêté aucune attention au caractère exotique des pays étrangers. Il rejette d’ailleurs tout ce qui pourrait s’apparenter à des mirabilia :

« Point ne fut question de l’interroger sur les monstres qui pourraient être dans ces régions-là, car il n’est rien de moins nouveau, parce qu’on trouvera presque en tous lieux des Scylles, des Célènes rapaces, des Lestrygons mangeurs d’hommes, et de cruels monstres de cette sorte ; mais des citoyens bien éduqués et sagement instruits, on n’en trouvera pas partout. » (p. 53)

Nous sommes donc prévenus :

  • More ne s’intéresse guère à tout ce qui peut paraître étrange et pittoresque ;
  • Son seul intérêt est porté à ce qui peut donner une leçon aux gens de par-deçà : les institutions, les mœurs. La nature le laisse de marbre.
L’exotisme des noms propres

C’est la seule concession de More à l’exotisme : les noms donnés aux lieux et aux institutions, qui nous rappellent qu’il ne s’agit pas d’un pays européen. L’île s’est appelée Abraxa ; sa capitale est Amaurot… La rivière qui traverse Amaurot, l’Anydre (« sans eau »), évoque la Tamise.

Les magistrats sont des « phylarques » ou des « syphogrants »

Une île européenne, voire purement anglaise.
  • Les laboureurs cultivent la terre, produisent du blé et de la vigne, élèvent des poules (en batterie, déjà !), des bœufs et des chevaux.
  • « ils boivent du vin, du cidre, du poiré », parfois de l’eau parfumée à la réglisse ou au miel (p. 109)

Les détails purement concrets sont donc extrêmement réduits, et le peu qu’en donne l’auteur renvoie à une nature purement familière.

Il s’agit donc, pour More, de teinter d’exotisme, avec le seul moyen des noms, une réalité parfaitement connue du lecteur.

Même quand il décrit des mœurs différentes des nôtres, il ne procède que par négation, ou retournement d’une réalité existante : « les prêtres sont mariés »…

Chez Léry

La situation est rigoureusement inverse : Léry découvre et décrit un pays dans lequel absolument rien ne ressemble à ce qu’il connaît, et à ce que le lecteur connaît. Il est fasciné par ce qu’il découvre , mais il n’a pas les mots ni les notions pour décrire ce qui lui est radicalement étranger ; il doit sans cesse tenter de le ramener au connu.

Jean de Léry s’engage sur la vérité de ce qu’il décrit, refusant les créatures fantastiques encore présentes chez Thévet ou d’autres cosmographes. Mais il se heurte au problème du langage : à une époque où l’on n’a pas encore répertorié les espèces végétales et animales, comment décrire l’inconnu ? Le problème se complique d’ailleurs, du fait que Léry n’a pu avoir recours à l’iconographie, incapable lui-même de dessiner, et n’ayant pu convaincre son compagnon Jean Gardien de se livrer à ce travail (p. 275).

Premier problème : les mots n’ont pas encore, en l’absence de dictionnaire, de référent unanimement partagé : un même mot peut désigner des réalités différentes selon l’origine du locuteur.

Second problème : de nombreuses réalités « exotiques » n’entrent pas dans les taxinomies habituelles, telles la baleine (mammifère ? poisson ?), ou l’éponge (végétal ? animal ?)

Il faudra donc des expressions référentielles « obliques », procédant par approximation ou métaphores.

Premier moyen : la désignation par analogie. On rapporte l’inconnu au connu : Les Indiens sont basanés « comme les Espagnols ou les Provençaux » (peut-être sent-on ici une petite pointe de xénophobie : la comparaison, aux yeux d’un Français, protestant de surcroît, est peu flatteuse…) ; mais en même temps, la comparaison (« comme vous diriez… ») marque qu’aux yeux de Léry, les Indiens sont des hommes. Une reconnaissance qui ne sera pas si fréquente parmi les conquistadores…

Second moyen : l’approximation.

  • p. 260 : « vraiment de cerfs et de biches… »
  • p. 261 : « du sanglier de ce pays-ci… » : ici Léry procède à la fois par assimilation (le sanglier, réalité bien connue des Européens) et distance (« de ce pays-ci »).

Inversement, Montaigne choisit de rester dans le vague, refusant toute assimilation pour décrire le manioc ou le hamac : cf. Essais, I, 31.

Troisième moyen : le baptème.

Pour les animaux, Léry commence souvent par donner le nom indien : tapiroussou, seouassous, hay… Puis il va le désigner en utilisant l’analogie : ainsi le tapir est-il décrit comme une sorte d’hybride, mi-âne, mi-vache. Par la suite, ce qui était description devient un véritable nom composé : l’âne-vache. Léry est donc par là devenu l’inventeur d’une nouvelle espèce, à qui il a donné un nom, par lequel l’animal sera ensuite constamment désigné. Il avait procédé de même pour le poisson-chat… nom qui, lui, est resté !

La dystopie selon More et Léry : une condamnation de l’Europe

Deux auteurs peu satisfaits de la société dans laquelle ils vivent

Thomas More et Jean de Léry sont deux auteurs très critiques à l’égard des hommes et de la société de leur temps.

Le jeune Thomas More – il n’a que 37 ans en 1515, lorsqu’il écrit l’Utopie – a pu juger sévèrement le Roi d’Angleterre Henri VII, et sa tendance à pressurer le peuple pour financer ses guerres ; familier de la cour, il n’apprécie guère l’arrogance des Nobles, et constate chaque jour bien des dysfonctionnements de la société anglaise : la justice, les mutations économiques et leurs tragiques conséquences…

De son côté, Jean de Léry, protestant, a vécu de plein fouet les guerres de religion. Admirateur de Coligny, il a vu sombrer le rêve d’une « France Antarctique » qui aurait pu servir de refuge à ses frères de religion ; les horreurs de la guerre civile ont achevé de le persuader de la violence, de la cruauté des hommes. Par ailleurs, bien des aspects lui semblent amoraux : le luxe, l’éducation des enfants par des nourrices…

Une démarche commune aux deux auteurs

Tous deux ont fait un détour par « l’ailleurs » : l’un, se fondant sur les premiers récits de voyage, imagine une Cité idéale, située quelque part entre le Brésil et l’Océan indien, loin de l’Europe, et impossible à atteindre ; un pays où règnent la justice, l’équité, et la prospérité.

L’autre est réellement parti vers un « ailleurs », le plus lointain qui se puisse imaginer : le monde des Sauvages. On aurait pu penser qu’une population aussi barbare, aussi violente, pratiquant le cannibalisme, aurait pu, par contraste, donner de l’Europe une image de civilisation ; or il n’en est rien.

Dans les deux cas, la comparaison entre l’ailleurs et le « par-deçà » tourne au désavantage de notre monde : gangréné par la violence et la haine, l’injustice et la cupidité, cette société pourtant chrétienne n’a rien à envier, pour la barbarie, aux Sauvages les plus primitifs ; pire encore, nous dit More, faute de savoir écouter ses conseillers, elle est incapable de se réformer– au point qu’Hythlodée, son narrateur, ne veut pas entendre parler de devenir conseiller des Rois.

Mais des procédés bien différents.

Le but de Léry n’était pas de dénoncer la société Européenne, mais de décrire un monde nouveau dont la découverte fut la grande affaire de sa vie ; il s’agissait aussi et surtout de répondre à des écrits calomnieux qui affirmaient qu’il avait tout inventé. La comparaison s’est donc en quelque sorte présentée d’elle-même, sans préméditation ni plan ; c’est au fil de sa description qu’il aborde ici le sujet de la santé ou des liens familiaux, là, l’art de la guerre ou le cannibalisme.

Pour More, au contraire, la leçon est au cœur du projet ; d’où le caractère systématique de la critique, la construction rigoureuse du propos, en diptique d’une part, et dans un exposé parfaitement construit de l’autre, qui aborde tous les aspects de la vie politique et sociale. (voir la construction de l’œuvre, notamment du livre II).

Conclusion

More et Léry sont tous deux des moralistes, révulsés par l’égoïsme et la cupidité, le cynisme et la cruauté. Ils ne critiquent pas les institutions en tant que telles ; ils n’ont rien contre la royauté, mais souhaiteraient des Princes ouverts, lucides et honnêtes, et une société moins inégalitaire et cruelle, moins gangrénée par l’esprit de parti et l’intolérance. Tous deux souhaitent une sociabilité plus apaisée, plus frugale aussi…

Sans doute auraient-ils pu se comprendre dans les premières années de la vie de More ; plus tard, hélas, ils appartiendront à des partis irréconciliables.

More, Léry et les femmes

Introduction

On pourrait presque dire, en manière de boutade, que la Renaissance a un problème avec les femmes.

Les hommes de la Renaissance sont en effet au confluent de trois héritages :

  1. L’héritage chrétien, qui voit en la femme la descendante d’Ève, la tentatrice et la responsable de la Chute ;
  2. L’héritage antique et plus précisément gréco-romain, qui ne laissait guère de place aux femmes, et les considérait volontiers, à l’instar d’Hésiode, comme un « beau fléau » et la descendante de Pandora
  3. L’héritage médiéval, marqué entre autres par la « Querelle des femmes« , et l’image misogyne que donnent les Fabliaux.

On ne saurait donc s’attendre à une image positive des femmes chez nos deux auteurs.

Une méfiance instinctive et partagée à l’égard des femmes

Nos deux auteurs se méfient des femmes : chez More, elles sont associées à la mollesse et à la lâcheté (p. 63), et More ne peut imaginer qu’elles vivent sans mari ; dès l’âge de 18 ans, il convient de les marier, afin qu’elles jouent le seul rôle qui leur est dévolu, celui de servir celui-ci, la famille et la communauté (on apprend ainsi que ce sont elles qui cuisinent pour les repas pris en commun…)

Chez Léry comme chez More, et plus encore chez le pasteur protestant, la femme est associée au maquillage, à la parure, c’est- à-dire à la fausseté et à la séduction : la femme est dangereuse, car, éternelle tentatrice, elle pousse l’homme à la luxure. C’est pourquoi les deux auteurs condamnent avec la même rigueur les parures féminines : « nulle grâce ou beauté ne rend une femme recommandable à son mari autant que la bonté des mœurs et la déférence » dit More p. 170 ; « Je maintien que les attifets, fards, fausses perruques, cheveux tortillez, grands collets, fraisez, vertugales, robbes sur robbes, et autres infinies bagatelles dont femmes et filles de par-deça se contrefont et n’ont jamais assez, sont sans comparaison, cause de plus de maux que n’est la nudité ordinaire des femmes sauvages », renchérit Léry, p. 234.

Quand le détour par l’Autre permet la critique

On a vu que chez Léry, la nudité féminine, qui le révulse, lui permet de critiquer sévèrement les parures européennes, plus dangereuses à ses yeux. Mais la critique ne s’arrête pas là.

La femme sauvage a, avant tout, un rôle domestique, et de ce point de vue elle suscite l’admiration de Léry. Outre qu’elle prépare le « caouin » (p. 247), elle règne sur la maisonnée, et abat bien plus de travail que les hommes (p. 430) ; les femmes sauvages sont même meilleures mères que les Européennes, qui emmaillotent leurs bébés et les confient à des étrangères (p. 432-433) ; Enfin, si la polygamie est considérée comme un péché, Léry ne peut s’empêcher d’admirer la bonne entente qui règne entre les différentes épouses, ce dont les Européennes seraient bien incapables…

La femme sauvage apparaît donc plus proche de la nature, c’est-à-dire de l’ordre divin, que la femme européenne, qui s’en est éloignée.

Chez More, si la femme garde un rôle traditionnel auprès de son mari, elle est mieux intégrée à la société : elle participe au travail, à la culture, et même à la guerre : on est loin du « bel objet inutile » en quoi la société européenne tend à transformer les femmes, du moins celles de la haute société !

Conclusion

Le sentiment de More et de Léry à l’égard du féminin est donc ambigu : tous deux condamnent sans ambages ce qu’est devenue la femme européenne, pur objet de désir, incapable de jouer son rôle « naturel » tant auprès de son mari que de ses enfants, fondamentalement jalouse et difficile à vivre, en somme un « artefact » peu différent de la Pandora antique.

Mais il y a un autre rôle possible pour la femme, imaginé par More dans son Utopie et constaté par Léry chez les femmes Tupinambaoults, celui d’une véritable compagne, jouant pleinement son rôle de mère et de gardienne du foyer. Un rôle qui passe, au moins chez More, par une certaine égalité dans l’éducation…

Droit, crimes et châtiments chez More et Léry.

Le droit, c’est-à-dire l’existence de lois, et d’une police qui garantit leur exécution (quelles que soient les formes que prennent ces lois et cette police), est le fondement même de toute civilisation ; les fondateurs, tels que Lycurgue ou Solon, ont tous été des législateurs. L’état du droit en dit long sur l’état d’une société…

Chez More

Livre I, le monde réel

L’Utopie de Thomas More commence par une sévère critique de la société anglaise, et plus particulièrement de la manière dont celle-ci traite ses larrons : après les avoir contraints à la misère, elle les punit avec une sévérité disproportionnée. Le narrateur propose alors une autre manière d’agir, sous la forme d’une première fiction : l’utopie des « Polylérites », p. 72-74.

Livre II, l’Utopie

L’Utopie étant une société idéale, on peut s’attendre à ce qu’il n’y ait pas besoin de lois ni de forces de répression. Pourtant, il n’en est rien, et l’on peut même dire que cette « cité parfaite » revêt parfois un caractère quelque peu répressif !

Les interdits sont nombreux :

  • Interdiction de voyager sans y avoir expressément été autorisé (p. 132) ;
  • Interdiction d’avoir des rapports sexuels avant le mariage (p. 165)
  • Interdiction de l’adultère, et de la répudiation (p. 168)
  • Interdiction de l’athéisme (p. 196) et du fanatisme (p. 195)

L’essentiel des crimes concerne donc la famille, et s’exerce au sein de la famille, qui reste la cellule fondamentale de la société.

Les châtiments restent humains et proportionnés.

Comme chez les Polylérites, en Utopie, on corrige les coupables par le travail – mais ici par l’esclavage, qui présente en outre l’avantage d’être économiquement très intéressant… (p. 163). La peine de mort n’est utilisée que dans les cas de récidive. (p. 169)

Et l’on sait manier la carotte et le bâton : ils « invitent à la vertu ceux qui ont vouloir de bien faire par des prix et honneurs qui leur sont offerts » (p. 171).

Enfin, dernière qualité de la justice utopienne, leur code est très simple et accessible à tous (p. 172), ce qui rend inutile la présence d’un avocat ; et permet à chacun de connaître les lois et de se défendre seul.

En conclusion, l’Utopie reste un calque de l’Europe ; elle doit donc avoir des lois et un appareil répressif, même si les premières sont rationnelles et simples, et le second plus humain et plus efficace…

Chez Léry

La justice des Européens est, en France Antarctique, incarnée par le seul Villegagnon ; là-bas comme ici on ignore la séparation des pouvoirs. Elle s’exerce à la fois sur les Européens, en régentant les rapports entre eux, les Indiens, et enfin les rapports entre Européens et Indiens. (p. 180) : toute relation entre un Européen et une Indienne non convertie est punie de mort ! Or dans ce dernier cas, Léry approuve cette sévérité.

On notera pourtant qu’il n’y a aucune réciprocité, ou en tous cas Léry ne mentionne aucune réaction des Indiens à l’encontre de l’un ou l’une des leurs qui aurait une relation avec un Européen…

Léry ne critique pas, en soi, l’omnipotence de Villegagnon et ne revendique pas un partage du pouvoir judiciaire ; en revanche il critique vertement l’extrême cruauté de celui-ci, qui n’hésite pas à enchaîner ses prisonniers, Européens comme Indiens, et à leur infliger les pires tortures : voir p. ex. p. 188-190 (chapitre VI).

La justice chez les Indiens : chez eux, il n’y a peu ou pas de droit à proprement parler ; aucune loi écrite, évidemment, mais il ne semble pas non plus être question de lois coutumières…

Pourtant, on retrouve les mêmes interdits, notamment l’adultère (p. 429) ; quand il y a crime ou faute, c’est tout simplement la loi du Talion qui s’exerce (p. 464), c’est-à-dire une justice purement privée…

De ce point de vue, on peut donc dire que les Indiens représentent un stade très archaïque de la civilisation.

On notera cependant que, du fait de la bonne entente qui règne chez eux, et de la rareté des méfaits, cette dure loi du Talion a finalement peu d’occasion de s’exercer ; une fois encore, la société Tupinambaoult semble moins violente que la société européenne.

Conclusion

Encore une fois on peut noter une certaine convergence entre More et Léry : tous deux constatent la violence, pour ne pas dire la barbarie de la justice, telle qu’elle s’exerce en Europe ; peine de mort (y compris pour de simples larcins), torture et mauvais traitements… Cette violence est particulièrement révoltante, parce qu’en plus, elle est inefficace : En Angleterre, le nombre des « larrons » ne diminue pas, parce que la cause du phénomène n’est ni analysée, ni traitée.

Si Léry en reste au stade du constat, More témoigne d’une véritable aspiration, chez les Humanistes, à une justice à la fois plus efficace et plus humaine.

Dissertation comparée : Les effets de la distance temporelle.

Sujet

Dans un entretien avec Dominique-Antoine Grisoni, Claude Lévi-Strauss fait la remarque suivante :

« Léry attend dix-huit ans avant de rédiger son Voyage ; j’en attends quinze avant d’écrire Tristes Tropiques. »

Dans un développement composé, vous vous demanderez quels sont les effets de la distance temporelle sur la narration et la réflexion dans les deux œuvres au programme.

Plan détaillé

Une distance temporelle diversement présente

Chez More : On reconnaît plusieurs niveaux de narration : Morus raconte avoir rencontré Hythlodée (R1), et celui-ci raconte son séjour en Utopie (R2).

Il n’est pas difficile de dater R1 avec précision : la rencontre a eu lieu lors de l’ambassade en Flandres, à l’été 1515 ; or la rédaction du livre II est concomitante à cette ambassade ; il n’y a pas de distance temporelle, mais au contraire un effet d’ « ici et maintenant », qui rend très actuelle la leçon pédagogique.

Essayons maintenant de dater R2, le voyage en Utopie. Le narrateur, Hythlodée, est « déjà âgé », et son aventure commence lors du « quatrième voyage de Vespucci » (p. 51) ; cela nous ramène donc à 1505, soit dix ans avant R1. Ensuite, les durées sont plus floues : quelle distance géographique (donc, temporelle) entre l’escale de Vespucci et l’Utopie ? À quoi il faut ajouter la durée du séjour en Utopie – 5 ans – et celle du retour.

Utopie disparaît dans un brouillard temporel qui la rend à la fois toujours actuelle et lointaine, et désirable. Raphaël l’évoque avec nostalgie : « Jamais n’en aurai voulu partir » (p. 99).

C’est une cité éternellement présente, dotée d’une antiquité remarquable (nécessaire au prestige et à la crédibilité) et sans histoire : organisée dès le départ selon les volontés d’un sage fondateur, elle ne saurait évoluer ; elle est irréelle et idéale. Seul moment d’historicité (moment unique et non reproductible) : l’arrivée, 1200 ans plus tôt – soit à la fin de l’Empire Romain – d’un navire, qui leur permet d’acquérir ce qu’il peut y avoir de bon dans les civilisations Romaine et Égyptienne. Depuis, notre monde n’aurait plus rien à leur apprendre.

Chez Léry : Le Voyage a été publié en 1578, alors que l’aventure elle-même datait de 1557-58 ;

  • Malgré le temps passé, extrême précision des souvenirs, sans doutes étayés par des notes et de la documentation.
  • Effet de nostalgie :
    • Un monde inaccessible : on ne refait pas un tel voyage ; par ailleurs, la France Antarctique n’existe plus. C’est un monde disparu…
    • C’est un monde rendu désirable par les événements qui ont eu lieu dans l’intervalle.

D’autant que le retour fut pénible et dangereux, et riche en déconvenues : trahison de Villegagnon, difficultés du retour, famine et attitude des pécheurs Bretons, p. 539, contrastant avec l’hospitalité des Sauvages…

  • Un autre regard sur l’aventure vécue :
    • Sancerre s’interpose sans cesse dans l’image du cannibalisme
    • La « trahison » de Villegagnon contamine son portrait initial

Le monde décrit : Un éternel présent dans un lointain plus ou moins grand.

L’Utopie, on l’a vu, se perd dans un brouillard temporel ; l’île semble éternellement présente et actuelle, difficile à situer aussi bien dans l’espace que dans le temps.

Le monde des Indiens, lui, semble très éloigné : vingt ans se sont écoulés depuis le voyage, mais le monde Indien apparaît comme intemporel, dépourvu d’histoire… Avant l’arrivée des Européens, ils avaient vécu sur le même mode pendant une durée indéterminée.

Ces mondes s’opposent à l’historicité tragique de « par-deçà » : l’ici et maintenant dystopique de Thomas More, l’ici et maintenant barbare et sanguinaire de Léry.

La nostalgie d’un monde perdu

  • Deux voyages sans retour : ni Hythlodée, ni Léry ne repartiront…
  • Un « ailleurs » idéalisé par le temps et la distance, un regret qui s’exprime sans détour. Y compris chez Léry, qui a la nostalgie d’un monde plus pur, non corrompu par l’argent, ou la haine religieuse.
  • Faire revivre l’ailleurs dans le monde de Par deçà : chez More, vague espoir final ; chez Léry, ce ne sera possible que par l’écriture.

Dissertation comparée : l’art de séduire le lecteur.

Sujet

Répondant à un critique qui suspecte l’Utopie de n’être qu’une fiction, Thomas More répond :

« Si j’avais pris la décision d’écrire sur la République, et qu’une telle fable me fût venue à l’esprit, je n’aurais peut-être pas répugné à cette fiction qui, en enveloppant le vrai comme du miel, lui permet de s’insinuer un peu plus suavement dans les esprit » (Utopie, p. 268)

Comment les deux auteurs au programme se soucient-ils de séduire leurs lecteurs respectifs ?

Introduction

Thomas More et Jean de Léry se proposent tous deux un objectif fort sérieux : il s’agit, pour l’un, de montrer au travers de la description d’Utopie, ce que devrait être une République rationnelle et juste, et pour l’autre, de rapporter avec la plus grande exactitude ce que fut la « France Antarctique », tout en incitant le lecteur à une réflexion religieuse et morale.

Toutefois, tous deux savent bien que l’on ne peut corriger sans plaire, et qu’il convient, comme le disait Lucrèce, d’adoucir une potion bienfaisante mais amère d’une bonne cuillerée de miel.

« Si j’avais pris la décision d’écrire sur la République, et qu’une telle fable me fût venue à l’esprit, je n’aurais peut-être pas répugné à cette fiction qui, en enveloppant le vrai comme du miel, lui permet de s’insinuer un peu plus suavement dans les esprit », écrit ainsi Thomas More dans L’Utopie, p. 268.

Comment donc nos auteurs vont-ils s’y prendre pour séduire les lecteurs ? Quels seront leurs moyens pour plaire, et ainsi enseigner (placere et docere, disaient les Romains), créer une connivence avec le public, et traiter de sujets graves sans être ennuyeux ?

L’art du conteur

I. More comme Léry vivent à une époque où l’art du conte atteint son apogée, et où se met en place un genre littéraire très en vogue : le récit à devisants, dans lequel un narrateur donne la parole, au cours d’une réunion d’amis, à différents conteurs. Cette structure d’un « récit cadre » et de « récits enchâssés » se retrouve à plusieurs reprises dans l’Utopie :

  • Morus racontant sa rencontre avec Raphaël Hythlodée
  • Hythlodée racontant son dîner en présence du cardinal Morton
  • Hythlodée racontant son séjour en Utopie…

(voir cours sur la composition du livre)

II. Cette structure permet une très grande diversité de formes et de tons : récit, dialogues, anecdotes, scènes comiques (on peut penser à la visite des ambassadeurs en Utopie…) ; on retrouvera chez Léry cette légèreté et cette auto-dérision, par exemple lors du dialogue avec un vieillard à propos du « bois Brésil » (p. 311-312), ou encore lorsqu’il est réveillé en sursaut par un Indien qui lui présente… un pied boucané !

III. Jean de Léry adopte quant à lui une structure plus simple – un seul narrateur, pas de « récit-cadre », mais il n’use pas moins de l’art du conteur.

  1. Un récit d’aventure haletant, usant d’anecdotes, de suspens et de scènes dramatiques, rigoureusement construit – une découverte terrestre encadrée par deux navigations, dont le caractère dramatique va croissant (voir cours sur les dangers de la navigation) – et même une sorte de « feuilleton », avec l’aventure des deux Français égarés en pleine jungle, que l’on trouve à deux reprises, une première fois (chapitre X, p. 268) lors de la rencontre avec un lézard monstrueux, et une seconde fois, la suite en somme, (chapitre XVIII, p. 461) lorsqu’ils sont recueillis par des Indiens.
  2. Si More use peu du ressort de l’exotisme – l’étrangeté de l’Utopie se résumant, pour lui, à quelques noms propres – il n’en va pas de même de Léry, dont tout l’effort vise à rapporter, de la manière la plus exacte, mais aussi la plus plaisante, une réalité totalement étrangère au lecteur, tout en rivalisant avec les voyageurs qui l’ont précédé : il doit être à la fois plus crédible, mais aussi plus lisible que Thévet, par exemple ! Voir par exemple le cours sur l’art de décrire l’inconnu.

Implication du lecteur

Nos deux auteurs n’ont pas seulement pour but de décrire un monde différent du nôtre, pour le seul plaisir de l’exotisme ; il s’agit aussi d’inciter à une réflexion, politique et morale chez More – l’Utopie étant l’équivalent moderne de la Cité idéale de Platon dans la République, ou de l’Athènes antique (voir le cours sur les intertextes : réflexion religieuse et morale chez Léry. Il faut donc pour cela créer une connivence avec le lecteur, qui ne sera pas seulement convaincu par des raisonnements directs, mais aussi persuadé par des « voies obliques », selon la formule de More.

  1. Plaire en mêlant l’inconnu au connu, en faisant appel à une « connivence intellectuelle » fondée sur des références communes : c’est le jeu sur les intertextualités, références à Platon chez More, à la Bible chez Léry ; références à une actualité partagée pour tous les deux : figure de Morton chez More, de Coligny, Villegagnon, ou Gomarra chez Léry.
  2. Implication du lecteur par des moyens divers : adresses directes, dialogismes, clins d’œil divers…
  3. On notera le caractère ambigu de la fiction chez More, à la fois niée (voir l’intitulé du sujet : More « n’aurait peut-être pas répugné… » c’est-à-dire qu’il ne l’a pas fait ! Mais par ailleurs, les références platoniciennes, les noms (Hythlodée est le « diseur de balivernes », Amaurot est traversée par un fleuve « sans-eau » (Anhydre)… indiquent assez à un lecteur cultivé que nous sommes dans l’imaginaire. Là encore, l’auteur joue sur sa connivence avec le lecteur.

Le livre comme « bel objet »

Enfin, il faut se souvenir que les livres étaient des objets rares et précieux, destinés à des gens fortunés et esthétiquement exigeants : les livres devaient aussi séduire par leur apparat.

  1. Le livre de Thomas More est accompagné, dès la première édition, d’une carte de l’Utopie (p. 244), qui sera complétée lors de la seconde édition par la gravure d’Holbein (frère du grand peintre) ; ces gravures ont une portée à la fois esthétique, explicative (il s’agit de « donner réalité » à la fiction, dans la tradition des récits de voyage) et symbolique : la première gravure, surtout, évoque une « vanité ».
    Ajoutons le « quatrain en langue utopienne » (p. 242), véritable jeu avec le lecteur…
    Pour plus d’informations sur ces « parerga », voir ici.
  2. Chez Léry, les illustrations sont multiples et très variées, constituant à la fois une véritable galerie d’art, et un document très riche sur les mœurs et coutumes des Indiens. On ne peut que regretter vivement, avec Léry, que le dessinateur n’ait pas daigné s’intéresser aussi aux végétaux et animaux… Pour cela il faudra attendre Audubon, au début du XIXème siècle…
    Pour plus d’informations, voir ici.