Michel de Montaigne (1533-1592)

Michel de Montaigne
anonyme, domaine public

Biographie

L’époque :

  • 1532 : Pantagruel ; 1534 : Gargantua. Montaigne appartient à la 2ème génération d’écrivains. Epoque troublée (guerres de religion). Après « l’affaire des placards » (1534), la Réforme de Calvin s’oppose au catholicisme, le pouvoir royal poursuit les adversaires de la religion romaine ; d’où plus de 30 ans de guerre.
  • 1560 : conjuration d’Amboise, organisée par les Protestants ;
  • 1562 : massacre de Vassy organisé par le duc de Guise (parti catholique)
  • 1570 : édit de Saint-Germain, pour la tolérance ;
  • 1572 : massacre de la Saint-Barthélémy (lire à ce sujet La Reine Margot, d’Alexandre Dumas, ou voir le film qui en a été tiré) ;
  • 1576 : édit de Beaulieu, nouvel édit de tolérance. Protestants et catholiques s’organisent en partis.
  • 1584 : début de la « guerre des Trois Henri » (Henri III, Henri de Guise, Henri de Navarre) ;
  • 1588 : assassinat du Duc de Guise, commandité par Henri III ;
  • 1589 : assassinat d’Henri III, par un moine ligueur ;
  • 1594 : entrée d’Henri IV à Paris ;
  • 1598 : édit de Nantes.

L’art et la littérature

En Italie, période de l’Arioste, Fra Angelico, Léonard de Vinci, Raphaël, Michel-Ange…

En France, sont connus : Vinci, Primatice, Del Sarto appelés par François Ier ; Delorme, Goujon, Bunel. Littérature dominée par la Pléiade, un art nouveau inspiré de l’Antiquité.

Dès 1560, la littérature s’engage : Ronsard (catholique) ; Agrippa d’Aubigné (protestant) ; Montaigne, lui, reste fidèle à l’idéal humaniste de tolérance : il travaille activement pour la paix.

Montaigne

Michel Eyquem est né au château de Montaigne, en Dordogne, en 1533, dans une famille de riches commerçants bordelais. Après une enfance choyée, il entre à 6 ans au collège de Guyenne, jusqu’à 13 ans.

A 21 ans, il est conseiller à la cour des aides de Périgueux, puis au parlement de Bordeaux. Pendant les 13 ans que dure sa charge (1557-1570) il fait connaissance avec Etienne de la Boëtie, dont l’amitié l’influence fortement, notamment par la doctrine stoïcienne. En 1569, un an après la mort de son père, Montaigne publie la traduction de la Théologie Naturelle de Ramon de Sebonde. En 1571, il renonce à la magistrature, se retire au château de Montaigne, et commence à rédiger les Essais, qui paraissent en 1580. Dès 1580, il est tourmenté d’une lithiase, qui le fera souffrir toute sa vie, et sera la cause de son voyage en Europe (1580-81), dont il rapportera un Journal. C’est pendant son voyage qu’il apprend sa nomination à la mairie de Bordeaux. Réélu en 1583, il œuvra pour la paix, et quitta la ville en 1585, lors de la peste. Il fait encore un voyage à Paris, est emprisonné quelques heures par les Ligueurs (catholiques fanatiques), et fait la même année connaissance avec Mlle de Gournay, sa « fille d’alliance ».

Il meurt le 13 septembre 1592.

Les Essais

4 éditions :

  1. 1580 : 2 livres (a)
  2. 1582, 1587 et 1588 : 3ème livre, et 600 ajouts (b)
  3. 1595 : édition posthume ; mais ses annotations ont été corrigées ;
  4. 1906 : édition de « l’exemplaire de Bordeaux » (c).

Au début, l’œuvre est un recueil d’anecdotes ou de sentences trouvées dans ses livres et reliées entre elles par des commentaires.

La traduction, en 1572, par Amyot de la Vie des Hommes illustres de Plutarque l’influence beaucoup. Il fait appel à sa propre expérience, et abandonne certains sujets (casuistique, politique). L' »essai » est un exercice intellectuel qui consiste à « faire l’épreuve de ses facultés ». Montaigne écrit : « Je suis moi-même la matière de mon livre » : transcription de ses expériences, recherche de sa propre sagesse.

L’évolution de Montaigne, du stoïcisme à l’épicurisme.

Le premier livre date pour l’essentiel de la 1ère édition (1580) ; il est marqué par le stoïcisme, sous l’influence de La Boétie :

  • nécessité de supporter les maux, notamment la Mort, sans se laisser ni surprendre ni désespérer : idéal d’impassibilité, qui est celui des Stoïciens ; Cf. Marc-Aurèle : « Sois semblable à un roc. Contre lui sans cesse les vagues viennent se briser : il demeure immobile et domine les flots. »
  • style sentencieux
  • philosophie élitiste (mépris du vulgaire) et très volontariste.

Mais certains éléments permettent de douter que cette philosophie soit profondément enracinée : l’aveu d’une certaine faiblesse humaine, et l’indulgence face à cette faiblesse ; et surtout la confiance en la Nature : on n’arrive à rien si celle-ci n’y prête un peu la main.

Dans la 2ème édition de 1588 (livre III + « allongeails » des livres I et II), l’’épicurisme triomphe : conception matérialiste de la mort, réduite à « 1/4 d’heure de souffrance » ; conception de la Nature, une nature maternelle qui nous donne désirs et plaisirs nécessaires à notre survie, et nous ôte le désir de vivre lorsque nous approchons de la mort. Conception épicurienne du bonheur : un bonheur privé, marqué par le goût de la solitude, du retrait, qui s’oppose au souci de la vie publique et de la gloire qui était celui du stoïcisme. Ce qui importe seul désormais, c’est le « bien vivre ». L’épicurisme est le fond même de la philosophie de Montaigne.


Au Lecteur.

Idée directrice : l’auteur dévoile ses intentions au lecteur : écrire pour un petit cercle de familiers. Annonce le sujet de son livre : la peinture de soi.

Structure du texte : avertissement au lecteur. Montaigne n’écrit ni pour le public, ni pour sa gloire personnelle (l. 1-5). Son public = ses proches, « parents et amis ». Montaigne ne cherche que le naturel, même s’il est peu flatteur (l. 11-18). On retrouvera cela dans son autoportrait (texte 2). Le tout suivi d’un Adieu désinvolte au lecteur (l. 19-22).

Avertissement au lecteur (l. 1-5) :

Mise en garde : ne pas chercher dans le livre ce qui n’y est pas. Aveu apparemment modeste de ses propres limites (ne… que) + négations : « nulle », « ni », « pas capable »… Mais orgueil d’auteur : franchise (« un livre de bonne foi ») et familiarité : apostrophe, tutoiement, et une certaine brusquerie : « il t’avertit dès l’entrée », « nulle considération de ton service »…

Le projet des Essais (l. 5-11) :

  • Survivre après sa mort dans la mémoire de ses parents et amis (« perdu » l. 6 ~ « retrouver » (l.7)). Dessein comparable à celui des autoportraits peints.
  • Pour se faire mieux connaître d’eux (l. 10-11) : Montaigne estime que dans la vie quotidienne, nous présentons aux autres un « moi social » incomplet et parfois trompeur, alors que l’écriture donne une connaissance « plus entière » et « plus vive » (l. 9) du moi intime.

La peinture du Moi (l. 11-19) :

Montaigne définit son projet par le procédé de l’opposition :

  • indicatifs ~ conditionnels et subjonctifs : « je veux / s’y liront » (l. 12, 14) ~ si ç’eût été… je me fusse mieux paré (l. 10-11)
  • le naturel (« pas d’artifice » l. 13, « tout nu », l. 19) ~ parure (l. 11)
  • liberté d’allure ~ « marche étudiée » (l. 11-12).

La seule restriction que Montaigne apporte à la peinture est le respect des bienséances (« révérence publique » l. 15). Il aurait voulu porter le naturel jusqu’à l’état de Nature (l. 17) qu’il envie plaisamment à l’homme primitif. Provocation amusante de « tout nu » placé en fin de phrase.

L’Adieu au lecteur.

Sous forme de conclusion : « Ainsi » (l. 19) ; « donc » (l. 22). Montaigne réaffirme son projet autobiographique : « je suis moi-même la matière de mon livre » (l. 19).

Paradoxe désinvolte : l’auteur conseille à son lecteur de ne pas le lire ! Fausse modestie, coquetterie que soulignent les adjectifs « si frivole » et « si vain ».

Portrait de Montaigne par lui-même (Essais, II, 17)

Texte

[…] Il me semble que la mère nourrice des plus fausses opinions et publiques et particulières, c’est la trop bonne opinion que l’homme a de soi. Or je suis d’une taille un peu au-dessous de la moyenne. Ce défaut n’a pas seulement de la laideur, mais encore de l’incommodité, à ceux mêmement1 qui ont des commandements et des charges : car l’autorité que donne une belle présence et majesté corporelle en est à dire2. […]

J’ai au demeurant la taille forte et ramassée ; le visage, non pas gras, mais plein ; la complexion, entre le jovial et le mélancolique, moyennement sanguine et chaude,

Unde rigent setis mihi crura, et pectora villis3 ;

la santé forte et allègre, jusques bien avant en mon âge rarement troublée par les maladies. J’étais tel, car je ne me considère pas à cette heure, que je suis engagé dans les avenues de la vieillesse, ayant piéça4 franchi les quarante ans :

Minutatim vires et robur adultum
Frangit, et in partem pejorem liquitur aetas.5

Ce que je serai dorénavant, ce ne sera plus qu’un demi-être, ce ne sera plus moi. Je m’échappe tous les jours, et me dérobe à moi.

Singula de nobis anni praedantur euntes.6

D’adresse et de disposition7, je n’en ai point eu ; et si8 suis fils d’un père très dispos et d’une allégresse, qui lui dura jusques à son extrême vieillesse. Il ne trouva guère homme de sa condition qui s’égalât à lui en tout exercice de corps : comme je n’en ai trouvé guère aucun qui ne me surmontât, sauf au courir (en quoi j’étais des médiocres9). De la musique, ni pour la voix que j’y ai très inapte, ni pour les instruments, on ne m’y a jamais su rien apprendre. A la danse, à la paume, à la lutte, je n’y ai pu acquérir qu’une bien fort légère et vulgaire suffisance ; à nager, à escrimer, à voltiger10 et à sauter, nulle du tout. Les mains, je les ai si gourdes que je ne sais pas écrire seulement pour moi ; de façon que, ce que j’ai barbouillé, j’aime mieux le refaire que de me donner la peine de le démêler ; et ne lis guère mieux. Je me sens peser aux écoutants. Autrement, bon clerc. Je ne sais pas clore à droit11 une lettre, ni ne sus jamais tailler une plume, ni trancher12 à table, qui vaille, ni équiper un cheval de son harnais, ni porter à poing un oiseau et le lâcher, ni parler aux chiens, aux oiseaux, aux chevaux.

Mes conditions corporelles sont en somme très bien accordantes à celles de l’âme. Il n’y a rien d’allègre : il y a seulement une vigueur pleine et ferme. Je dure bien à la peine ; mais j’y dure, si je m’y porte moi-même, et autant que mon désir m’y conduit,

Molliter austerum studio fallente laborem.13

Autrement, si je n’y suis alléché par quelque plaisir, et si j’ai autre guide que ma pure et libre volonté, je n’y vaux rien. Car j’en suis là que, sauf la santé et la vie, il n’est chose pourquoi je veuille ronger mes ongles, et que je veuille acheter au prix du tourment d’esprit et de la contrainte,

tanti mihi non sit opaci
Omnis arena Tagi, quodque in mare volvitur aurum :14

extrêmement oisif, extrêmement libre, et par nature et par art. Je prêterais aussi volontiers mon sang que mon soin.

J’ai une âme toute sienne, accoutumée à se conduire à sa mode. N’ayant eu jusques à cette heure ni commandant ni maître forcé, j’ai marché aussi avant et le pas qu’il m’a plu. Cela m’a amolli et rendu inutile au service d’autrui, et ne m’a fait bon qu’à moi. Et pour moi, il n’a été besoin de forcer ce naturel pesant, paresseux et fainéant. Car, m’étant trouvé en tel degré de fortune dès ma naissance, que j’ai eu occasion de m’y arrêter, et en tel degré de sens que j’ai senti en avoir occasion15, je n’ai rien cherché et n’ai aussi rien pris :

Non agimur tumidis velis Aquilone secundo ;
Non tamen adversis aetatem ducimus austris :
Viribus, ingenio, specie, virtute, loco, re,
Extremi primorum, extremis usque priores.16

Je n’ai eu besoin que de la suffisance de me contenter, qui est pourtant un règlement d’âme, à le bien prendre, également difficile en toute sorte de condition, et que par usage nous voyons se trouver plus facilement encore en la nécessité qu’en l’abondance ; d’autant à l’aventure17 que, selon le cours de nos autres passions, la faim des richesses est plus aiguisée par leur usage que par leur disette, et la vertu de la modération plus rare que celle de la patience. Et n’ai eu besoin que de jouir doucement des biens que Dieu par sa libéralité m’avait mis entre mains. Je n’ai goûté aucune sorte de travail ennuyeux. Je n’ai eu guère en maniement que mes affaires ; ou, si j’en ai eu, ç’a été en condition de les manier à mon heure et à ma façon, commis par gens qui s’en fiaient à moi et qui ne me pressaient pas et me connaissaient. Car encore tirent les experts quelque service d’un cheval rétif et poussif. […]

Notes

  1. mêmement : surtout.
  2. Y est à dire : y fait défaut.
  3. « Aussi ai-je les jambes et la poitrine hérissées de poils ». Martial, Epigrammes, II, 36, 5.
  4.  piéça : depuis longtemps.
  5. « Insensiblement les forces et la vigueur de la maturité sont brisées par l’âge, et le déclin commence ». Lucrèce, De Natura rerum, II, 1131.
  6.  « Un à un tous nos biens nous sont ravis par les années qui passent ». Horace, Epitres, II, 2, 55.
  7. Disposition : agilité.
  8. Et si : et pourtant.
  9. médiocres : moyens.
  10. voltiger : faire de la voltige à cheval.
  11. clore à droit : cacheter correctement.
  12. trancher : découper la viande.
  13.  « L’ardeur trompant en douceur la dure fatigue ». Horace, Satires, II, 2,12.
  14. « Je ne voudrais pas à ce prix de tout l’or que roulent dans la mer les sables du Tage bourbeux. » Juvénal, Satires, III,54.
  15. et en tel degré de sens que j’ai senti en avoir occasion : et j’ai eu assez de bon sens pour juger que j’avais sujet de m’en contenter.
  16. « L’aquilon favorable n’enfle point mes voiles : mais l’auster ne contrarie pas non plus ma course. En force, en talent, en beauté, en vertu, en naissance, en biens, je fais partie des derniers de la première classe, mais aussi des premiers de la dernière. » Horace, Epitres, II,2,201.
  17. à l’aventure : peut-être.

Explication méthodique

1- Un portrait social.

« ceux qui ont des commandements et des charges » (l.) ; « ni commandant ni maître forcé » (l.) « maniement de mes propres affaires… »(l.) Ces expressions désignent un gentilhomme assez riche, qui évidemment ne travaille pas.

Les occupations qu’il mentionne rappellent aussi cette condition noble (cf Thélème, chez Rabelais, ou éducation de Gargantua…) : musique, danse, jeu de paume, divers sports (lutte), notamment équestres (voltige) ; lectures à voix haute, écriture, art de recevoir (« trancher »)… sans oublier la chasse, notamment la fauconnerie.

Montaigne se peint dans sa condition sociale, celle d’un Noble. Un homme qui a eu à remplir quelques charges (maire de Bordeaux…), mais qui a pu se livrer à l’oisiveté.

2- Disposition et caractères du portrait.

A) Composition du portrait :

D’abord la silhouette et la taille, puis le visage, la complexion et la santé, les capacités physiques – qui ont évidemment un caractère social : il s’agit des savoir-faire qui permettent une bonne intégration à un milieu. Enfin, les dispositions morales, liberté, nonchalance, indépendance. Disposition classique du portrait. A noter que les caractères proprement physiques sont absents : il est impossible de dessiner autre chose qu’une silhouette d’après ce portrait : aucun trait précis (couleur des yeux, des cheveux, du teint ; forme du visage…) Un portrait extrêmement vague, surtout centré sur l’aspect social et moral.

Une alternance de présent et de passé : taille et silhouette sont décrits au présent général, puis intrusion du passé et du futur lors d’une méditation sur le temps, et sur les changements qu’il provoque ; le portrait « social » (les « dispositions physiques ») sont traitées en alternant le présent de vérité générale, et le passé simple de l’apprentissage (« on n’a jamais su rien apprendre, je ne sus jamais… »). Le paragraphe de transition, qui souligne l’accord entre les dispositions physiques et celles de l’âme est au présent, un présent qui marque l’état actuel dans lequel se trouve Montaigne : « j’en suis là » ; enfin, le dernier paragraphe est au passé composé, celui du bilan. Montaigne écrit dans un âge assez avancé, et tire un bilan de sa vie, conscient qu’elle ne changera plus d’orientation.

B) Un portrait à la fois positif et négatif :

A priori, le négatif semble l’emporter largement sur le positif. Cela correspond à la pétition de principe de la première phrase. Cependant, ce négatif ne semble pas peser outre mesure sur la bonne humeur de l’auteur : il donne les faits sans les commenter, sans jamais se plaindre, et même avec un certain humour : cf l’accumulation des « ni » (l.25-28), et la comparaison finale avec un cheval rétif.

D’autre part, on souligne certains aspects positifs : les défauts sont compensés par les qualités :

  • la taille est médiocre, mais la santé bonne ;
  • peu de dispositions sportives et physiques, mais il court assez bien ;
  • lit et écrit mal, mais bon clerc ;
  • naturel pesant et mou, qui sait mal se contraindre, mais endurant, indépendant, et sage…

Il reste donc une impression de « juste milieu » : pas de défauts rédhibitoires, pas de qualités éclatantes, mais une insistance sur ce caractère moyen (l.7), « médiocre » (l.20), et en définitive, équilibré et serein. Le bilan final est nettement positif.

3- Une volonté didactique : un portrait de philosophe.

A) Alternance des réflexions personnelles et des sentences générales

Le texte commence par une sentence, et s’achève sur un bilan. Alternance du « je » purement personnel, et de formulations générales.

B) Au centre du texte, une méditation sur la Mort, sur la vieillesse et le temps qui passe

Le « je » n’est plus alors celui du seul Montaigne. L’autoportrait est ici brouillé par le passage du temps ; cf l. 6-10. Rappelle les « autoportraits aux vanités », ou encore ceux qui ont pour thème le vieillissement : Ensor…

C) L’expression d’une sagesse finale :

Ne pas chercher à obtenir plus que ce que l’on a et se contenter des « libéralités de Dieu » = sagesse épicurienne, soulignée encore par les citations : Horace, Lucrèce, grands maîtres de l’épicurisme.D’ailleurs, l’équilibre du portrait entre négatif et positif, le refus de l’excès et la volonté de « médiocrité » fait aussi partie de l’épicurisme.

II, 18, « Du démentir », 1588.

Montaigne ici défend la thèse selon laquelle il n’a pas perdu son temps en écrivant sur lui-même, comme le montre l’anaphore de « Ai-je perdu mon temps », l. 2 et 14. Les arguments qu’il donne sont les suivants :

  • réfléchissant sur lui-même il s’est transformé : « je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre m’a fait, livre consubstantiel à son auteur… » (l. 9-11)
  • il a appris à se connaître à fond, et donc à jouir plus intensément de ses plaisirs ;
  • l’introspection lui a permis de se divertir des contraintes sociales, et parfois même de se « défouler ».

L’introspection n’est donc pas une « occupation frivole » ni un péché, mais au contraire un travail sérieux, utile… et plaisant.

Montaigne fait donc ici un bilan de son œuvre, dans un véritable plaidoyer – ce qui rattache ce texte à la fois à l’autobiographie (il s’interroge sur le sens des Essais) et à l’argumentation et à l’essai.

Nous allons procéder ici à une étude linéaire, § par §.

1er § :

Montaigne décline le « je » de toutes les manières possibles :

  • sujet (2 fois)
  • pronom atone « me » (7 fois)
  • pronom tonique « moi » (2 fois) soit 16 occurrences en 13 lignes !
  • adj. possessif « mon », « ma » : 4 fois
  • adj. possessif substantivé : « les miennes » (1 fois)

Ce premier § utilise le vocabulaire des arts plastiques : peinture (« peint », « couleur ») et de la sculpture (« moulant », « figure », « patron ») ; on peut noter aussi de nombreux possessifs (outre ceux indiqués plus haut) : soi-même, occupation « propre », « membre de ma vie », « consubstantiel ». Ecrire sur soi, c’est une manière de se former, de donner de soi une image nette : c’est se créer soi-même !

A noter l’emploi du futur : « et quand personne ne me lira », qui témoigne d’un souci de la postérité, et du passé composé, temps du bilan : Montaigne se place ici après-coup ; il tire le bilan de son œuvre.

Noter aussi une question rhétorique, « ai-je perdu mon temps », qui sera reprise au 2ème §, des phrases affirmatives, souvent longues et complexes, sans termes de liaison, avec un certain goût pour les images (peinture, sculpture), et les apophonies : formé / fermi.

La question rhétorique suppose la présence d’un destinataire, d’un lecteur à qui l’on démontre quelque chose, et à qui l’on s’adresse avec une certaine familiarité.

2ème §

Le « je » se fait plus discret : 4 occurrences seulement. En revanche, apparaît une opposition entre « je » et « autrui » : « ceux qui se repassent » ~ « celui qui en fait son étude ».

Les mots de l’introspection apparaissent également : « rendre compte de soi… curieusement », « s’examinent », « se repassent », « se pénètrent », « laisser trace de soi »… Montaigne s’est livré à un « travail » d’introspection quasi scientifique, beaucoup plus profond qu’une observation occasionnelle.

On trouve également des adverbes et des expressions qui soulignent l’importance de ce travail :

  • « si continuellement et si curieusement » ~ « par fantaisie seulement »
  • « son étude, son ouvrage, son métier » (rythme ternaire ascendant)
  • registre de durée / s’engage / de toute sa foi, de toute sa force (apophonie).

Et des oppositions :

  • « par langue » (oralement) ~ « son étude » suppose l’écrit ;
  • « quelque heure » ~ durée

On trouve donc un double dessein : se connaître, et s’inscrire dans la durée. Le temps est ici le présent de vérité générale : Montaigne tire une leçon du bilan du 1er §.

On retrouve les phrases longues et complexes, notamment ici une période, l. 18-20.

3ème § :

Retour du « je » (8 occurrences en 16 lignes), mais également 7 occurrence de « nous » (je + autrui) : le projet de Montaigne ne vaut pas pour lui seul (même s’il envisage le cas de n’avoir pas de lecteurs) : « publique instruction ». Cf. aussi la célèbre formule : « tout homme porte en lui la forme entière de l’humaine condition ».

Les champs lexicaux sont au nombre de trois dans ce § :

  1. Le plaisir, le défoulement : « agréable », « diverti de cogitations ennuyeuses et frivoles » (paradoxe ! Mais la frivolité n’est ici que l’absence de sens profond), « dégorgé »… Ecrire est un plaisir et un défoulement : il dit ici ce qu’il n’oserait dire en public.
  2. le vocabulaire du « quant-à-soi » : « nous entretenir à part », « nous devons la meilleure partie à nous ».
  3. le vocabulaire de la mise en ordre, ce qui reprend l’idée première de « se former » :
      • « ordre et projet »~ »extravaguer au vent »
      • « donner corps » « mettre en registre »~ « menues pensées »
      • « enrôler » ~ rêverie

Les phrases, toujours longues, montrent une certaine liberté d’allure : pas de connecteurs, ce qui crée une impression de coq-à-l’âne : cf. l. 26 : « Nature… » Pas de lien logique.

On retrouve également le goût des images concrètes, physiologiques : « se dégorger », et parfois des ellipses : « toutes les frivoles ».

On a donc une prose assez oratoire (influence du latin, de ses lectures…) mais en même temps rapide, elliptique : liberté d’une écriture intime. Une prose extrêmement vivante, spontanée ou qui veut s’en donner l’air (images…) ==> familiarité avec le lecteur, volonté de naturel et de sincérité inhérente au projet autobiographique.

Ecrire sur soi :

  • un travail, mais aussi un plaisir
    • un devoir de Nature qui s’oppose au devoir social (« l’arrière boutique »)
    • une manière de se former, de se créer, de donner de soi une image nette (1er §) et ordonnée (3ème §)

Autre plan possible :

I – Travail et agrément :

  • Vocabulaire du plaisir lié à l’introspection ; enthousiasme scientifique ;
    • Style à la fois libre et travaillé, oratoire et spontané
    • Paradoxe : les pensées frivoles l’ennuient !

II – Un travail qui a fait Montaigne :

  • 1er § : peinture et sculpture
    • 3ème § : l’ordre et la construction
    • Dialectique moi / mon livre : bilan positif

III – Un travail pour soi… et pour les autres :

  • « Quand personne ne me lira… » Il est à lui-même son propre public, utilise une parole très privée (« se dégorger ») ;
    • Mais il y a le « nous » du 3ème §, et la mention de la « publique instruction » : les deux encadrent le texte !
    • Enfin l’aspect oratoire du style : il y a bien un destinataire, que l’on veut convaincre… L’introspection est utile pour soi, mais aussi pour les autres !

       

Montaigne et la mort, du stoïcisme à l’épicurisme.

Textes de références :

Que philosopher, c’est apprendre à mourir (I, 20)

La hantise de la mort

La mort est le sort commun des hommes, et c’est folie de n’y pas penser, ou de le la représenter comme une chose lointaine.

Texte précisément daté (version a) : 15 mars 1572 ; avant la Saint-Barthélémy (le 24 août suivant) qui confirmera les vues les plus pessimistes, mais c’est déjà une période de troubles : le roi Charles IX est sous l’influence de Catherine de Médicis, qui prône le massacre ; la haine entre catholique et protestants grandit. En outre, les « caïmans » (bandits de grand chemin) hantent les routes, et provoquent une insécurité permanente…

  • Un « essai » philosophique
    • Une thèse classique :
      • La mort est inévitable => ne pas s’y préparer, ou se laisser aller à la peur, est inutile et néfaste
        • les gens ne veulent pas la voir
          ex du testament bâclé dans l’affolement
          ex des euphémismes romains désignant la mort
        • Il n’est guère sage de se fonder sur une durée prévisible de la vie : jeunes et vieux sont également menacés :
          Ex. du Christ
          Ex. d’Alexandre, mort brutalement de malaria (ou peut-être d’empoisonnement) à 33 ans.
          C’est une thèse assez banale de la philosophie stoïcienne : il faut se préparer à une mort inévitable, et ne pas s’en effrayer. Cf. Sénèque, La Vie brève, p. 105.
    • Une volonté de (se) convaincre
      • multiplicité des arguments, des exemples
      • affirmations péremptoires (« le but de notre carrière, c’est la mort, c’est l’objet… » l. 1) ; questions oratoires (« comment est-il possible ? »)
      • Le jeu des pronoms personnels :
        • d’abord un « nous » inclusif : Montaigne et le lecteur se moquent ensemble de l’attitude du peuple (« nos gens »)
        • Puis un « vous » qui interpelle le ou les lecteur(s), instaurant la même connivence ;
        • bref retour au « nous » pour une notation étymologique
        • Puis un « je » manifestement autobiographique, qui rappelle à la fois la portée personnelle du texte, et le but des Essais : se connaître, s’impliquer…
        • Un « tu » ambigu : le lecteur ? ou Montaigne lui-même ? Qui est donc le destinataire du texte ? Il est double sans doute : Montaigne cherchant à se convaincre, et le lecteur pris ici à témoin.
    • Une pensée – ou un état de la pensée ?
      • Voir le jeu des différentes versions du texte : la plus grande partie est (a), soit 1580 (ou 1572, si on se fie au texte lui-même) ; en 1588, il n’ajoute qu’une illustration supplémentaire. Enfin l’exemplaire de Bordeaux (c) n’ajoute qu’une seule formule.
      • Il est permis de penser qu’il ne s’agit pas là d’un état définitif de sa réflexion.
    • Une certaine mise en scène de la pensée.
      • Le texte commence par une sentence : « le but de notre carrière, c’est la mort » : l’accent porte sur le mot « mort » pour un effet de dramatisation, aussitôt renforcé par une question : « comment ? »
      • Puis il indique les faux remèdes : ne pas y penser, ne pas prononcer le mot sauf à toute extrêmité – et nous assistons alors à une « scène » : le malade, le médecin, les spectateurs pris à témoin.
      • On attendrait alors les « vrais » remèdes ; au lieu de cela, Montaigne nous donne un 2ème argument, la précarité de la vie, avec son propre exemple, et l’apostrophe rhétorique du lecteur (« tu »)… Notons une certaine rudesse de l’expression : « mais quoi », « pauvre fol », et les impératifs : « compte », « fais-en registre ».
      • La vérité elle-même est difficile à admettre : « tu as passé le terme accoutumé de vivre », alors que cela va contre le sens commun. Enfin, on passe d’un exemple particulier à un ex. à valeur universel.
      • Montaigne crée ainsi un effet d’attente : le lecteur est bien convaincu 1) que la mort est inévitable, 2) qu’elle peut être proche : il accueillera avec soulagement et reconnaissance le « remède » proposé..
      • Cette mise en scène sert-elle à convaincre le lecteur ? Ou montre-t-elle que Montaigne « se force », ayant adopté une philosophie qui ne lui est pas complètement naturelle ?

Ce texte en dit long sur l’époque : on est encore proche des « grandes peurs » du Moyen-âge (danses macabres…) ; guerre, famine, insécurité, épidémies, maladies… La vie était alors très incertaine.

Pour une méditation plus contemporaine : voir les livres d’Hervé GUIBERT, ou encore Permis de séjour, de Claude Roy.

La préméditation de la mort

C’est la continuité de l’extrait précédent. Montaigne poursuit son dialogue avec le lecteur : » me direz-vous ». Cet extrait contient deux parties distinctes :

  • du début à « et pour commencer » ;
    • de « et pour commencer » à la fin.
  • Continuation des « faux remèdes »
    • Premier § : « je ». Montaigne poursuit à une sorte d’autoportrait ironique, provocateur (« fût-ce sous la peau d’un veau ») et humoristique (« je ne suis pas homme à y reculer ») : bravade. Montaigne se défend d’être un héros : critique implicite de la philosophie stoïcienne ? Référence à Horace, épicurien, et anti-stoïcien par excellence.
      • 2ème § : « mais c’est folie… » Pronom « ils » = le vulgaire, les gens. On retrouve l’élitisme stoïcien. Verbes d’action sans COD ni circonstanciels : agitation un peu dérisoire. Style bref, phrases nominales : « de mort nulles nouvelles ». Ton de la fable.
        Un peu plus loin, il revient au « vous » : même situation que dans le premier texte : Montaigne prend à témoin le lecteur pour lui montrer un spectacle.
        Doublets (en dessoude / à découvert) ; rythme ternaire élargi à 4 éléments, et gradation jusqu’au désespoir. Rythme ternaire : « rabaissé, changé, confus » qui souligne à nouveau la nécessité d’un remède.
        Puis, réduplication de la pensée : la couardise ne sert à rien.
      • Pourquoi cette répétition, cette insistance sur la « fuite », la « couardise » que Montaigne non seulement accepte (1er §) mais conseille ? Il s’agit de rendre son raisonnement plus convaincant. si, lui qui est un homme comme les autres, donne un conseil, c’est que celui-ci est valable, et applicable par tous.
        Langage vif, animé, images concrètes (« denrées »), goût des scènes…
    • Le remède longtemps attendu.
      • Métaphore militaire longuement préparée, dès la 1ère partie : « ennemi », « emprunter les armes », « cuirasse », « soutenir de pied ferme », « combattre »… Le remède est en réalité une stratégie : « ôter son plus grand avantage contre nous ».
      • S’ensuit une série de verbes à l’impératif pluriel :
        • rythme ternaire : « ôtons-lui », « pratiquons… », « accoutumons »
        • rythme binaire : à tous instants / en tous visages
        • rythme ternaire : les trois exemples
        • rythme binaire : raidissons-nous, efforçons-nous
        • => alternance très régulière : nécessité de convaincre.
      • Parmi les fêtes et la joie… = longue période et ex. des Egyptiens.
      • Enfin, une série de sentences :
        • quatre consécutives :
          • chisame : « il est incertain où la mort nous attende, attendons-la partout »
          • parallélisme : mort // liberté
          • antithèse : appris / désappris ; mourir /servir, et formule latine : « qui… il… » = quis… ille
          • combinaison antithèse + chiasme : »rien de mal en la vie / la privation de la vie n’est pas mal »
        • Le tout suivi d’un exemple historique…

C’est un texte manifestement inspiré directement par les philosophes grecs et latins. Très corseté (sentences, rhétorique), très abstrait, il ne correspond guère avec ce que nous savons de Montaigne… Il représente un « moment » qui ne dure pas : dans la 3ème partie, retour à la confidence, au « je », et confiance en la nature.

La mort « est bien le bout, non le but » de la vie (III, 12)

Ce texte appartient au livre III : il date de 1580 et après, alors que le texte précédent datait de 1572-1580. Montaigne, entre temps, a fait des expériences : personnelles (le sommeil, l’évanouissement (II, 6)) et collectives : la peste en Guyenne, et le courage populaire. Il en tire une conclusion : la Nature elle-même fait en sorte de rendre la mort moins redoutable quand elle approche.

On va donc voir ici un exemple flagrant d’une pensée qui évolue, se transforme, abandonne certaines positions.

Une pensée épicurienne

  • échapper à la souffrance inutile, quand on le peut : voir le début du texte.
    • Une conception très matérialiste de la mort : 1/4 d’heure de souffrance sans conséquence. Elle est « le bout, non le but » de la vie, ni son objet ; c’est une mort biologique, sans aucune mention ni du jugement dernier, ni d’un quelconque au-delà, ni de la résurrection.
      ==> Montaigne se dit chrétien parce que ce sont les coutumes de son pays ; mais il n’est pas un philosophe chrétien !
    • Une conception naturaliste : Nature vous en informe sur le champ… Nature lui apprend… prescriptions naturelles… Idée sous-jacente, là encore contraire à la philosophie chrétienne : l’homme est naturellement sage. Il cite les paysans (il citera aussi les « cannibales ») ; c’est à trop vouloir philosopher qu’il s’est fait peur, et finalement se corrompe. La sagesse = le retour à la Nature.

Montaigne est un étonnant précurseur des philosophes du 18ème siècle, qui associeront « nature » et « raison ».

Un texte didactique, mais vivant.

Un texte didactique
  • nombreuses citations classiques (Quintilien, Properce, Gallus, Horace, Sénèque, et il mentionne César) : grande diversité des sources ; connivence avec un lecteur cultivé.
    • style gnomique : « nous troublons la vie par le soin de la mort, et la mort par le soin de la vie » : jeu de mot (chiasme et antithèse) qui souligne ironiquement l’absurdité des préceptes stoïciens. Nous devons nous préparer… contre les préparations ! La comparaison (peu flatteuse) avec des médecins charlatans montre le caractère polémique du texte. Montaigne règle ses comptes avec une philosophie en laquelle il a cru.
    • Usage du « nous » inclusif : il implique son lecteur, puis passe au « vous » : « ne vous chaille ».
    • Exemples : les gladiateurs.
Un texte personnel

Ce n’est pas un texte de morale (« pour les autres ») mais de recherche personnelle : d’où des jugements personnels (« un bien judicieux auteur », dès le 1er §) ; et il multiplie les marques de ce genre : « a dire vrai », « il m’est avis »… ajoutant même un exemple de son entourage : « paysan de mes voisins »

Le fin mot :  non savoir mourir, mais savoir vivre.

C’est la vie, la manière dont on aura vécu qui fera notre mort : mais il n’y a pas là l’idée d’un « jugement dernier », comme par exemple chez Platon (voir le Gorgias). Simplement, le lâche, le méchant « paie » par sa peur de mourir. Et réciproquement.

On trouve une conception semblable chez Sénèque : ceux qui auront vécu dans la vertu et la raison, et n’auront pas gaspillé leur vie, verront venir leur mort sans inquiétude et sans regret…

C’est donc la vie qu’il convient de régler : insistance du rythme ternaire et binaire : « sa visée / son dessein » ; « se régler / se conduire / se souffrir ».

Savoir mourir n’est donc qu’un article parmi d’autres du savoir vivre.

Une philosophie humaniste

Amour et respect de la vie ; savoir vivre est le but de toute philosophie. Ce qui relève de l’épicurisme, mais n’est pas si éloigné non plus du Sénèque de la Brièveté de la vie et de la Vie heureuse.

Respect des hommes, de leur diversité (« les hommes sont divers en goût et en force…« ), confiance absolue en la Nature, et en la nature humaine : les gens simples savent mourir. Cela contraste fortement avec l’élitisme du premier texte !

Ce refus de l’élitisme est épicurien, et non stoïcien.

Vivre à propos (III, 13)

Une notion omniprésente : le plaisir.

« quand je danse, je danse.. » La première partie du texte contient des idées essentielles :

  • être à ce que l’on fait, profiter des sensations présentes (ex. de la promenade) ; se donner à soi-même : « … à moi » (cadence mineure, qui s’achève sur cette chute : phrase couperet). Mot très fort, accentuée par sa place. Il y a une forme d’égotisme chez Montaigne : il faut cultiver le « moi » (comme chez Stendhal, Gide… ou Sénèque ! cf. la Brièveté de la vie)
    • Le plaisir est chose naturelle : c’est ce par quoi la nature nous pousse à satisfaire nos besoins vitaux. ==> la nature est bonne, le plaisir est donc bon, ce qui s’oppose à la fois à la morale platonicienne et stoïcienne qui se méfient du plaisir, et des mortifications chrétiennes, pour qui tout plaisir corporel est par essence diabolique.
      Cet hédonisme annonce l’esprit libertin du 18ème siècle.
    • Respect de l’homme et de son intégrité, confiance en la nature, réhabilitation du corps : des aspects essentiels de l’humanisme de Montaigne. « Plaisirs naturels et par conséquent nécessaires et justes : philosophie épicurienne.

Or, au même moment, sous l’influence espagnole, les dévots :

  • pratiquent de féroces châtiments corporels sur les enfants
    • prônent et pratiquent le jeûne, les mortifications, les flagellations…
    • pratiquent et font pratiquer la torture, tout suspect étant présumé coupable !

Toutes ces pratiques révoltent Montaigne. Il n’est d’ailleurs pas le seul : cf. les protestations de Rabelais, d’Érasme…

Une deuxième partie fondée sur une opposition : exemple, puis dialogue.

César et Alexandre = l’archétype du grand homme. Mais ici, Montaigne oppose :

  • grande besogne ~ plaisirs naturels et nécessaires
    • violentes occupations et laborieuses pensées ~ usage de la vie ordinaire
    • extraordinaire vacation ~ ordinaire vacation

Dialogue : l’essentiel n’est pas ce qu’on fait, « les grands maniements », pour les autres, mais simplement de vivre, méditer et manier sa vie, composer nos mœurs, gagner ordre et tranquillité à notre conduite (ce qui s’oppose à « composer des livres » et « gagner des batailles »). On croirait entendre Sénèque conseillant, dans La Brièveté de la vie, à Paulinus d’abandonner sa charge pour se consacrer à la philosophie !

C’est la théorie de « l’arrière-boutique » : on peut accepter de participer à la la vie publique si cela vous échoit : mais là n’est pas l’essentiel. Ce qui compte, c’est ce que l’on est pour soi. Montaigne ne s’est jamais pleinement engagé dans la vie politique, conservant toujours une part de « quant-à-soi ».

Une morale active : ne pas vivre passivement sa vie, mais la composer : le plaisir est quelque chose de volontariste. cf. à propos de César : « vigueur de courage ». Ce n’est pas un paradoxe : il faut un effort pour ne pas se laisser absorber par la vie publique.

Conclusion : la sagesse de Montaigne

  • Un hédonisme qui, comme celui des Épicuriens de l’Antiquité, fait confiance à la nature, et ne confond pas plaisir et intempérance ;
    • Une attitude nuancée face à la vie publique, proche de celle de Sénèque :
      • Montaigne, comme Sénèque, ne la refuse pas (~ épicuriens)
      • Mais volonté de préserver une « vie privée », une certaine liberté d’être soi-même.
    • Et surtout, une relativisation : réussir sa vie, ce n’est pas être connu, puissant ou riche, c’est être intimement en accord avec soi-même.

Montaigne et les « Sauvages »

Les deux essais, « Des Cannibales » (I, 31) et « Des Coches » (III, 6) peuvent être lus à part, chez Ellipses, avec une traduction de Michel Tarpinian.

La problématique du Sauvage naît au moment des Grandes découvertes : les « Sauvages » sont-ils bons, ou voués à la perdition (comme le pensait Léry) ; peut-on, doit-on les convertir ? Bientôt se posera, de surcroît le problème de l’esclavage : s’ils sont des hommes, celui-ci est-il légitime ?

Montaigne, après Léry, tend à inverser la proposition : dans le domaine de la barbarie, nous n’avons rien à envier aux Sauvages.

Ne désirant rien, ils vivent en harmonie avec la Nature, et donc sont heureux.

Leurs coutumes sont cruelles, mais pas plus que les nôtres, et souvent inspirées par des motifs plus nobles.

Cette euphorie contraste avec le pessimisme de Léry : ignorant le vrai Dieu, ils sont condamnés à la perte et aux enfers, quelles que soient leurs qualités par ailleurs.

Le chapitre « Des Cannibales » est une declamatio, c’est-à-dire un libre exercice de pensée poursuivi, hors de tout contexte historique ou politique, jusqu’à ses ultimes conséquences : d’où un éloge paradoxal du Sauvage. Après une digression sur les changements géographiques qui ont pu affecter le monde, et expliquent la présence d’un continent inconnu, Montaigne procède à une sorte de résumé de Léry, qu’il ne cite jamais nommément : habitat, régime alimentaire (où l’on reconnaît le « cahouin » et le manioc), coutumes guerrières… Mais Montaigne prétend se fonder sur le témoignage direct d’un compagnon de Villegagnon, un homme simple, qui n’a donc pu déformer la vérité.

Montaigne se heurte au problème du cannibalisme, qui obsède aussi Léry ; il le relativise, montrant qu’il s’agit d’une vengeance… et rapportant ce fait à la torture et aux sévices que les Chrétiens s’infligent entre eux, sous prétexte de religion :

« Il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à deschirer par tourmens et geénes un corps encore plein de sentiment, le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l’avons non seulement leu, mais veu de fresche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rostir et manger après qu’il est trespassé. »

Léry ne dit pas autre chose, dans son chapitre XV bis, qui recense les horreurs commises par les Turcs, et les Européens.

Enfin, la première et la seule vertu des Indiens, qui méprisent les biens matériels, est le courage : une vertu que Montaigne partage.

Montaigne présente la polygamie de manière également positive, et montre la bonne entente qui règne entre les épouses.

Le chapitre « Des Coches » s’achève par un long réquisitoire contre la barbarie des Conquistadores, et la dénonciation de ce qu’on n’appelait pas encore un génocide (et qui fut pourtant le plus massif de toute l’histoire de l’humanité : 250 millions de morts…).