Biographie | La poésie au 20ème siècle | Textes expliqués |
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Biographie
- 15 novembre 1876 : naissance à Paris d’Anna-Elisabeth de Brancovan-Basarab. Son père, Grégoire Bibesco, prince de Brancovan-Basarab était originaire de Bucarest ; sa mère, Rachel Musurus, était née à Constantinople en 1847, et avait vécu l’essentiel de sa vie à Londres.
En octobre 1875 était né son frère aîné, Constantin ; sa petite sœur Hélène naîtra le 30 juin 1878.
Les premières années d’Anna se déroulent entre l’hôtel particulier de ses parents avenue Hoche, entre l’Etoile et le parc Monceau, et un chalet au bord du lac Léman, à Amphion. Ses parents mènent une vie mondaine, reçoivent beaucoup ; entre autres, Robert de Montesquiou, ami proche de Marcel Proust.
- Le 15 octobre 1886, Grégoire de Brancovan meurt à l’âge de 58 ans.
- En juillet 1887, Rachel emmène ses enfants dans un voyage, par Vienne, Bucarest – pour le souvenir du père – et Constantinople, où l’attend son propre père, âgé. Le trajet se fait par l’Orient-Express, qui a été inauguré quatre ans auparavant. Bucarest n’aura aucune influence sur Anna ; en revanche, le Bosphore et Constantinople sont un éblouissement. La famille est reçue au palais Musurus, d’où l’on apercevait la rive asiatique. Mais Anna ne tarde pas à s’ennuyer, tombe malade ; Paul Musurus, un cousin, lui tient compagnie et lui fait découvrir la poésie parnassienne. En octobre, la famille rentre en France. En chemin, elle croise la route de Pierre Loti.
- Les jeunes filles Brancovan découvrent avec leur mère la littérature française, notamment Zola : Le Rêve (1888) ; Anna, qui n’est pas très bonne élève, n’aime ni jouer du piano, ni dessiner, mais écrit quelques vers, est fascinée par le jeune pianiste Polonais Ignace Paderewski, qui fréquente Rachel, et dont celle-ci s’éprend.
- 1889 : Exposition universelle de Paris, avec la tour Eiffel : à 13 ans, Anna a la chance de la gravir en compagnie de sa mère et de Gustave Eiffel.
- 1891 : sa sœur Hélène tombe malade (pleurésie) : les deux jeunes filles partent pour Monaco, qu’Anna n’aime pas.
- 1893 : Robert de Montesquiou vient à Amphion, sur les bords du Léman, avec Marcel Proust.
- 1894 : Anna souffre d’une appendicite chronique. Elle s’intéresse aux poètes décadents, et à Sully Prudhomme. Elle s’intéresse aussi au scientisme (Renan, Zola, Camille Flammarion, Sully Prudhomme)
- 1895 : elle écrit des poèmes qui figureront dans le Cœur Innombrable (1901) ; elle souffre de plus en plus de son appendicite. Elle part quelques temps se reposer à Pau. Ses poèmes manuscrits circulent dans les salons, grâce à sa mère et à sa sœur. Une publication est envisagée.
- Au printemps 1896, Anna fait la connaissance du comte Mathieu de Noailles, issu d’une prestigieuse famille datant des Croisades. Elle a 19 ans, lui 23. Le mariage, d’abord fixé à la fin avril 1897, sera repoussé à août, car Anna a enfin été opérée de l’appendicite. Proust immortalise ce mariage dans Le Côté de Guermantes :« Un cousin de Saint-Loup avait épousé une jeune princesse d’Orient qui, disait-on, faisait des vers aussi beaux que ceux de Victor Hugo et d’Alfred de Vigny… »
- Éclatement de l’affaire Dreyfus : Anna choisit le camp dreyfusard. À cette époque, elle fait la connaissance de Maurice Barrès, Anatole France, Reynaldo Hahn et Léon Daudet, fils d’Alphonse et ami très proche du couple Noailles.
- 18/09/1900 : naissance de son fils Anne-Jules
- Mai 1901 : le Cœur Innombrable ; la même année, Moréas, Reignier, Jammes, Samain et Renée Vivien publient aussi des recueils.
« Il semblait qu’Anna redonnait le goût de la poésie à un public lassé de tous les excès comme de tous les conformismes, issus du Parnasse, du symbolisme et du naturalisme. » (François Broche, p. 165) – grand succès : Anna devient célèbre. Proust en particulier lui témoigne une admiration qui ne se démentira jamais. - Juin 1902 : L’Ombre des jours. Accueil plus mitigé des critiques.
Anna se désintéresse de l’actualité, et pourtant :- Élections générales ;
- Pelleas et Mélisande
- Éruption de la Montagne Pelée à la Martinique : 40 000 morts.
- Avril 1903 : parution d’un premier roman, « autobiographique et nietzschéen » : La Nouvelle espérance. Succès mitigé également.
Dans une interview à l’Echo de Paris, Anna de Noailles s’affirme… socialiste ! Cela scandalise… ou fait sourire.
Relation amoureuse (platonique) avec Barrès, politiquement son exact opposé. - Juin 1904 : Le Visage émerveillé (roman), apprécié de Proust, Gide et Colette.
- Juin 1905 : La Domination, 3ème roman (inconsistant et trop long : c’est un échec).
Barrès continue sa carrière : en 1906, il est élu dans le camp nationaliste, quand Mathieu de Noailles échoue chez les Républicains. En 1907, il entre à l’Académie française. - 27 avril 1907 : Les Eblouissements, poésie : la dédicace à Barrès est supprimée à la demande de Mathieu, ce qui provoque une brouille. C’est un succès.
Voyage à Londres : Anna rencontre Henry James ; puis en Italie et en Alsace (alors occupée). Elle entend Bergson au Collège de France. - 1909 : début des Ballets Russes à Paris.
Anna éconduit le jeune Charles Demange, neveu de Barrès, qui se suicide. Elle est amoureuse d’Henri Franck, normalien et philosophe. Rodin fait son buste.
Elle se passionne pour les débuts de l’aviation ; elle rencontre Rilke, qui ne l’apprécie guère. - 1910 : rencontre Gide, d’Annunzio, le tout jeune François Mauriac.
S’installe en octobre rue Scheffer, à Paris. - 1911 : voyage en Allemagne ; à son retour, fait la connaissance de Jean Cocteau.
- 1912 : mort d’Henri Franck, de tuberculose.
vie mondaine, insupportable parleuse : « Si Mme de Noailles entrait sous la Coupole, le Dictionnaire lui-même ne pourrait placer un mot ! » - 1913 : Les Vivants et les Morts ; c’est une année de triomphe littéraire.
- 1914-1918 : Mathieu est mobilisé ; Anna part avec les Rostand à Arnaga, dans le pays Basque, puis rentre à Paris. Elle se réconcilie avec Barrès. En 1918, la grippe espagnole emporte Edmond Rostand.
- 1919 : « Le vacarme de son monologue qui tue autour d’elle toute conversation. Elle porte son feu d’artifice à domicile. Toujours le même : après deux ans, je reconnais les fusées. » (François Mauriac, écrits intimes p. 173).
Elle rencontre Paul Valéry – qui va bientôt la supplanter – et déteste les Dadaïstes – qui annoncent la fin de son règne… Elle ignore totalement la peinture moderne : elle s’arrête à Manet (mort en 1883)… - 1920-1921 : le temps des honneurs : chevalier de la légion d’honneur (avec Proust et Colette) ; élue à l’Académie royale de Belgique. Grand prix de littérature de l’Académie française.
Les Forces éternelles. - Elle se lie d’amitié avec Jean Rostand (botaniste), est fascinée par Maurice Chevalier.
- Novembre 1922 : mort de Proust
- 1923 : Les Innocents : accueil mitigé. En septembre, sa mère meurt ; en décembre, Barrès.
- 1924 : Elle fait connaissance de Tristan Derème, qui appartient au groupe des « Fantaisistes » (Carco…)
Elle publie le Poème de l’Amour ; un dessin de Fujita la représente. Mort d’Anatole France. - Mai 1925 : mariage d’Anne-Jules avec Hélène de Wendel.
Anna affirme détester le vers libre : elle cesse d’appartenir à son époque. - Novembre 1926 : Passions et Vanités (chroniques)
elle est amie avec Bernanos, et découvre la peinture. - 1927 : elle commence à éprouver les premiers effets de la maladie (une tumeur au cerveau ?) ; en avril, L’Honneur de souffrir, qui exprime son obsession de la mort. Elle expose ses peintures en juin : c’est un succès.
- 1928 : Poèmes d’enfance
- 1929 : mort de sa soeur Hélène
- Juin 1930 : Exactitudes, un titre qu’elle devra défendre contre son éditeur, Grasset ;
- Janvier 1931 : première femme commandeur de la légion d’honneur
- Mai 1932 : Le Livre de ma vie, autobiographie.
- Février 1933 : Derniers vers.
Elle meurt le 30 avril.
Bibliographie
Sur l’époque :
- Bona Dominique, Les Yeux noirs, éditions Lattès, 1989, 369 p. Une biographie des sœurs Hérédia, pour connaître l’époque et le milieu d’Anna de Noailles. Voir ici.
Sur Anna de Noailles :
- Broche François, Anna de Noailles, un mystère en pleine lumière, collection « biographies sans masque », Robert Laffont, 1989, 460 p.
- Perche Louis, Anna de Noailles, collection Poètes d’aujourd’hui, Seghers, 1964, rééd. 1969.
- Anna de Noailles, poétesse extraordinaire :
Textes expliqués
L’offrande à la Nature (p. 49) | Le Vallon de Lamartine (p. 173) | Déchirement (p. 185) |
Aux Soldats de 1917 | Lamentation |
L’offrande à la Nature (p. 49)
Premier texte du recueil Le Cœur innombrable, et en ce sens avec une valeur programmatique.
Composé de 7 quatrains en alexandrins, à rimes croisées, d’un rythme parfaitement classique, pour ne pas dire académique : une phrase par strophe. Une forme très classique ; qu’en est-il du fond ? Ouvrage d’une toute jeune femme de 25 ans, imprégnée de la poésie romantique, baudelairienne et symboliste.
1ère strophe
Le premier mot indique le destinataire : « Nature », avec un N majuscule, une allégorie dans la grande tradition romantique et symboliste ; cette « Nature » est humanisée (« au cœur profond ») ; en même temps, adresser ce qui ressemble à une prière à la Nature évoque une forme d’animisme ou de paganisme qui sera une constante de l’œuvre d’Anna de Noailles.
2ème vers : « moi » placé à la césure. La poésie d’Anna de Noailles est une poésie à la première personne ; c’est l’expansion du moi, le lyrisme personnel à la manière romantique, avec une dimension autobiographique.
Lumière, douceur, vie : la nature est vue positivement, comme force de vie. On pourrait penser ici à une poésie de célébration, optimiste. En même temps, « aura aimé » est un futur antérieur, « a germé » un passé composé : ce sont les temps du constat, du bilan. Une pointe d’amertume dans la joie ?
Dénominations : « les cieux », « la lumière », « les jours », « les choses », « l’eau », « la terre », « la vie » : absence d’adjectifs, termes définis mais génériques, voire vagues : « estompage » à la manière de Verlaine, absence de couleur et de pittoresque. C’est une nature très générique qui est ici honorée, mais non un paysage particulier. Isotopie de la vie, mais distance provenant du temps verbal, et évocation discrète d’une mort : « repose »
2ème strophe
Mêmes remarques : « la forêt », « les étangs », « les plaines » : une nature très conventionnelle, peu colorée, mais le « je » prend plus d’importance, avec une nuance sensuelle : « mes yeux » / « mes mains ». Encore une fois la Nature est humanisée : la comparaison entre les éléments naturels et les « regards humains » semble suggérer que la Nature aussi a un regard. Anna de Noailles joue des paradoxes : s’appuyer (concret) sur la beauté (abstrait) ; tenir une odeur dans ses mains… (synesthésie?) Souvenir de Rimbaud (« j’ai embrassé l’aube d’été ») ?
Alliance parfaite du « je » et de la Nature, qu’elle oppose aux rapports humains.
3ème strophe
« Vos soleils » : s’adresse toujours à la Nature, mais pluriel assez étrange, exprimant une démesure : on n’est plus dans le monde simplement humain, mais dans un univers infini ; oxymore ensuite « orgueil / simplicité ». S’identifie elle-même à une déesse ? Série d’oppositions : jeux/travaux, pleuré/été. Exaltation, mais toujours ce temps du bilan, du passé : quelque chose est désormais achevé.
4ème strophe
Le « je » est à nouveau en tête de strophe ; le « vous » s’adresse, de manière solennelle, à la nature. Volontarisme du « je suis venue à vous » ; « sans peur et sans prudence » (oxymore) évoquant le chevaleresque « sans peur et sans reproche » ; une forme d’échange entre la femme et la nature, la première donnant sa « raison » à la seconde (rationalisme… et offrande), et la seconde donnant une sorte d’animalité ; en même temps, le poète exprime une confiance très romantique dans la nature. D’un côté, raison, bien et mal (= morale), connaissance ; de l’autre, « âme impétueuse », « ruse d’animal » – opposition entre raison humaine et âme du monde ; mais osmose entre le sujet et la Nature.
Beaucoup de noms abstraits : prudence et connaissance à la rime.
5ème strophe
On revient à une Nature plus familière, quasi ronsardienne, et ce retour à des dimensions humaines se marque par les indéfinis ; la strophe commence par une comparaison, très classique aussi dans la poésie Renaissance et romantique. Ensemble d’images positives : symbolisme des abeilles (sacrées dans la Grèce antique) ; devient ici plus sensuelle : abeilles, parfums, chants. Seconde comparaison : « comme une corbeille ». Dessine une scène de genre : renvoie au titre (« offrande ») et désigne les sacrifices antiques (corbeille, offre…) ; la seconde moitié de cette strophe est au présent. Notons le « cœur matineux » : évoque la jeunesse, le matin, l’aube. Synonyme de « matinal », plus banal.
Symbolisme du lierre, chez les Grecs lié à Dionysos, et chez les Égyptiens il est symbole d’immortalité.
6ème strophe
Retour au passé : « soumise », « j’ai connu »…
La Nature est liée maintenant au désir, à la force de vie. C’est un fil rouge tout au long du texte : du « cœur profond » de la première strophe aux plaines « fécondes » (v. 5) ; l’amour dans la 3ème strophe ; puis on relève une accélération : « Joie, âme impétueuse, animal » (str. 4), « fleur ouverte », offrande (str. 5), et cette strophe où la vie semble triompher.
On a aussi l’impression d’une durée, d’une succession chronologique : lumière et soleils (str. 1 à 3), auquel répond le cœur « matineux » (str. 4) ; mais dans la strophe 5, le temps semble avoir passé : « vos soirs ».
7ème strophe
Premier vers : retour au présent : « je vous tiens toute vive », rappelle cette appropriation : « j’ai porté vos soleils… », « j’ai tenu… dans mes mains »… Tout en honorant la Nature, Anna de Noailles se donne une position surplombante, presque dominante.
Le vers 26 introduit une rupture avec le Ah ! Et l’allusion au futur, un futur mortifère, où dominent les négations : « ombre », « sans vent et sans verdure », « ne visitent pas… ». La mort apparaît ici comme l’anti-nature, où s’opposent terme à terme les éléments naturels.
Ce tout premier poème apparaît donc comme un autoportrait : la poétesse témoigne de sa relation privilégiée à la Nature, une nature divinisée et identifiée aux forces de la vie. Elle exprime son exaltation (amour, désir) mais sur le ton déjà d’un bilan, comme si ce lien était déjà passé, révolu. L’autre thème est celui de la mort, redoutée et inévitable, une mort qui se manifeste par l’absence, l’ombre, la négativité.
Le Vallon de Lamartine (Les Éblouissements, p. 173)
Voir la comparaison de ce texte avec « Rives du Douro » d’Antonio Machado.
Composition du poème
144 vers, répartis visuellement en trois blocs :
- vers 1-72, une ode en octosyllabes à rimes plates exaltant la beauté de la Nature ; (72 vers)
- vers 71-106, une forme identique, mais commençant par « hélas » et exprimant une méditation mélancolique ; (35 vers)
- vers 107-144, toujours des rimes plates, mais cette fois des alexandrins ; Anna de Noailles s’adresse alors au fantôme de Lamartine. (37 vers)
On constate donc que la première partie correspond au double de chaque partie suivante. En réalité, cette première partie se divise en deux :
- vers 1-49, évocation d’une nature joyeuse, sonore, colorée et pittoresque ;
- vers 50-72, première évocation du temps et de la mort.
Ce n’est donc pas en réalité un triptyque, mais une composition en 4 parties, quasi égales, une joyeuse et lumineuse, et trois mélancoliques. Le tout sous le patronage du poète romantique par excellence, Lamartine.
1ère partie, vers 1-49
- l’expression naïve, presque enfantine du bonheur et de la vie : champ lexical de la joie et du bonheur, nombreuses mentions du mouvement ; exclamations, phrases nominales (v. 7, 14), rythmes ternaires…
- Une nature pittoresque et habitée : noms d’insectes (guêpe, papillon, cigale), de plantes (influence de Colette?) : sureaux, angélique, scabieuse, pampre, lin, gruau…
- Une nature musicale, d’abord perceptible par ses bruits : soupirs, combats « stridents », comparaison du bruit des insectes au chant du violon (métaphore filée v. 15-18) ; cigale « cymbaline » (notation très exacte : on dit que la cigale « cymbalise » . Enfin, bruit de la source (v. 41)
Attrait aussi pour les harmonies imitatives : v. 9, 25… - Une nature colorée : harmonie de vert, bleu, feu, jaune, clair, violet, argent, blanc ; nouvel attrait pour la couleur et la peinture (peut-être influence des impressionnistes?)
- Le plus original sans doute : l’intérêt pour le parfum. C’est une nature odorante : « sureaux aux parfums framboisés », « odeur… de sucre, de poivre, de rose, de pampre, de lin, de gruau… » et enfin le parfum de la menthe. Tous ces parfums sont doux, sucrés… presque gourmands.
C’est donc une nature profondément sensuelle et vivante, et en même temps bienfaisante, accueillante : le ciel se noie, mais dans un « calice bienheureux » ; l’ivresse est « ménagère » ; la touffe d’herbe est « douce, amoureuse », l’angélique protège la scabieuse du soleil, les sources, comparées à de petites filles qui jouent, sont « sœurs »… Image de la joie et de l’insouciance.
2ème partie, vers 50-72
La transition est invisible : au milieu d’un bloc de vers, et au milieu d’une rime plate. Elle se situe aussi au milieu d’une évocation, celle des sources, et d’une apostrophe à ces sources (« vous »).
La rupture de ton est pourtant très forte : « Ô », passage d’une image de joie à « pauvres sources », et prosopopée du torrent.
- métaphore du courant comme image du temps
- sentiment d’urgence tragique : « si pressé, si hâtif », « courons vite », « un peu de temps essentiel », « fuir »… On retrouve le vieux thème du « carpe diem » d’Horace et Ronsard.
- présence de la mort : formule rituelle v. 60, universalité de la mort (« ravin universel »)
- La nature perd également son caractère joyeux : « fureur » du torrent qui « crie » ; terre âpre, ronces, ravin ont remplacé les fleurs et fruits précédents. Violence des sonorités [k], [r]…
Anna de Noailles rejoint ici la sensibilité romantique : le goût de la Nature, le sentiment du tragique, l’obsession du temps et de la mort. Et omniprésence du « je », expansion lyrique… et même prosopopée : la Nature prend la parole !
3ème partie
Rupture visuellement très marquée, mais estompée par le dialogisme qui établit une continuité. La vraie rupture se situe deux vers plus bas, marquée par le « mais ».
- son des cloches au loin, exprimé de manière originale et sensuelle : douceur, caractère aérien, métaphore de l’oiseau, annonçant la colombe du v. 87… Elles font partie des éléments naturels.
- Retour des couleurs, atténuées, de la lumière et des sons de la première partie (v. 85) ; synesthésie (son « opalin »)
- Personnification : les cloches incarnent la religion
Seconde rupture v. 87 : le refus d’une consolation illusoire. « Il n’est plus de cieux et de dieux » : Anna de Noailles se veut résolument athée, « dionysienne » (allusion à la fois à la Grèce antique et peut-être à Nietzsche).
En même temps, une certaine nostalgie : multiplication des négations, et plaisir malgré tout de les entendre…
4ème partie
La présence de Lamartine marquée par le vers privilégié de ce poète, l’alexandrin.
- Une intertextualité assumée : le terme même de vallon, le nom de Lamartine…
- Opposition terme à terme « vous » / « moi » :
- multiplication des « vous », mais toujours associés à une négation : « vous avez moins souffert », « vous ne pouvez savoir », « vous étiez un archange »…
- La nature qu’a connue Lamartine toute entière imprégnée de religion : comparaison des vers 123-129
- force du « mais moi », assorti du mot « raison » : oppose son propre rationalisme à la religiosité romantique… mais pour en déplorer la conséquence : la mort est une destruction sans recours. La religion propose une paix à laquelle elle n’a pas droit.
- Une forme d’animisme : le désir, la vie sont divins… mais mortels
- poussière, cendre, muet horizon… et désir vain « d’être » (v. 122)…
Dialogue pathétique entre Lamartine, qui trouvait en Dieu une consolation, et Anna de Noailles, qui refuse celle-ci – mais sans non plus le recours de la philosophie, épicurienne par exemple, ou stoïcienne : ici, il ne reste que la douleur nue et sans recours d’une perte inévitable et terrifiante.
Conclusion
Le « Vallon de Lamartine » est donc doublement un texte de mémoire :
- un paysage d’enfance, aimé et sensuel, dans la Savoie qu’elle aimait ;
- Un texte qui fait écho à un autre texte, et qui débouche sur une méditation sur la Mort.
« Déchirement » (Les Éblouissements, p. 185)
Voir la comparaison de ce texte avec le poème CXXV de Machado, « Dans les campagnes de mon pays »
- Un titre, « déchirement »
Construction du poème
Une première strophe programmatique
- Adresse à un « vous » non identifié (le lecteur?)
- opposition de deux temps : « enfance » / « maintenant »
strophes II à IV (v. 13) : évocation des jardins d’enfance
- « locus amœnus » : soleil, eau, brise, matin
- nature méditerranéenne et sensuelle : odeurs, lumière, plantes aromatiques, oiseau (« vive prestesse du hochequeue » : souvenir de Hugo, N-D de Paris)
- isotopie des commencements : réveil, aube, « encor », enfant…
- présent du souvenir, mais passé de la nostalgie : les verbes éloignent l’évocation dans le temps.
strophes IV-VI : le discours de l’enfant (anaphore « tu te disais »)
- Distance établie par le « tu » : la narratrice se distingue de l’enfant ; elle est celle qui « sait » : « ton sort… »
- Mais = rupture (v. 16) ;
- un « plus tard » qui sonne ironiquement comme un « trop tard » ;
- Contenu du rêve : « le bonheur vague et doux », les voyages, d’autres jardins… sonne ironiquement : l’enfant avait déjà, sans le voir, ce qu’il souhaitait.
strophes VII-VIII : avertissement de l’adulte aux enfants (« regardez bien »)
- solennité de la mise en garde (« regardez bien »)
- opposition entre « avant » (positif, sensuel, heureux : « plaines rondes, capucine, abeille, étang, champ…) et « après » : multiplication des négations.
- Une image calamiteuse de l’amour : dépossession, obsession et servitude, et pour un bien triste personnage… Totale désillusion !
strophes IX-XII : les regrets (« ah ! Si l’on t’avait dit… »)
- quatre strophes marquées par l’irréel du passé, et l’anaphore rhétorique
- 4 strophes qui racontent une histoire : « être tous les deux » = le temps de l’union, de la passion, du bonheur ; 2 vers seulement ; puis viennent « les larmes », mais il y a encore une certaine douceur (gouttes d’eau, soirs attiédis) ; 2 vers également. Puis « cœur toujours malade », « blessé », et les premières négations ; 3 vers ½ ; et enfin la rupture totale entre le cœur souffrant et la nature : « ce serait atroce qu’il fît beau ». La douleur a pris toute la place, et obéré la jouissance de la nature. Le tout, présenté comme une généralité, une loi naturelle, et non une confidence personnelle…
strophes XIII-XIV : apostrophe à la Douleur
- hymne à la douleur, par une série d’oxymores : « brisement délectable », « inconsolable et mortelle allégresse » ; opposition entre la « paix » insatisfaisante et la douleur, seul vrai bonheur ;
- retour au « je » ;
- appel et attente d’inspiration franchement romantique (et baudelairienne : « Sois sage, ô ma Douleur… ») ; image de la Douleur en pietà (v. 55-56) – ou enfant qui prend une fessée ?
strophe XV : conclusion et « moralité » (« Faisons… »)
grandiloquence finale : « ardente », « âpre gloire », « illustre », « fleuve immense »… langage héroïque, également dans la tradition romantique.
Synthèses
La nature dans la poésie d’Anna de Noailles
Le tout premier poème du premier recueil est une « ode à la nature » : cela dit l’importance de ce thème, hérité des Romantiques, pour Anna de Noailles. Héritière déclarée de Lamartine (en particulier) du Vallon (voir p. 173), mais aussi proche de prosateurs comme Colette (dont on sait le goût pour les jardins, par exemple), Anna de Noailles trouve son inspiration dans les paysages, le ciel, les fleurs…
Des paysages fétiches
Le proche orient méditerranéen
Originaire de Turquie par sa famille maternelle, Anna de Noailles effectuera un voyage à Constantinople, par l’Orient-Express, en 1887, à l’âge de 11 ans : elle en sera durablement marquée à la fois par l’Orient, et par les trains. Par la suite, elle effectuera plusieurs voyages en Italie ou sur la côte d’Azur.
Il y a donc une thématique méditerranéenne dans son œuvre.
- Omniprésence du Soleil (thème d’époque : voir « l’hymne au soleil » de Chantecler…) et de la lumière : 68 (Émerveillement), 83, 150, « la prière devant le soleil », p. 154-158) ; « l’aurore » p. 164 ; « Aube sur le jardin » p. 181
- saison mentale : l’été (cf. « la mort fervente » p. 52) ; cf. « Silence en été » p. 161
- importance des parfums : p. 54,
- plantes méditerranéennes : oranger (148, 168), jacinthe (149, arbouse (150), cèdre (168), musc (168)
- Voir aussi les poèmes entiers : Éblouissement (p. 147-149), Commencements (p. 152) – où elle se décrit comme « la chaude Arabe aux yeux de loup » ; L’ambition :
« Sang rouge des rosiers, sang bleu des fleurs de lin,
Sucre du lis, pollen mouillé du romarin,
Des blancs bégonias, et de la balsamine…
[…] dans un jardin d’été que le soleil embrase ! » (p. 159)
- L’Orient : voir p. 167 (« la nostalgie ») :
« – Ah ! Par ces nuits d’été, dans l’Orient immense,
Être un cœur qui s’éveille, une âme qui commence !
Être encore une enfant, qui rêve, espère, attend,
Dans un petit jardin de l’antique Ispahan… »
Et p. 169, la lune comparée à une « sultane regardant au bord de la Kasbah » ; « Verger d’Orient » p. 178 ; ou encore « délire d’un soir d’été » p. 190 (« douceur d’Anatolie », « ports du Levant », « livres de Loti », tout un folklore extrême- et moyen-oriental.
- Les trains : « Tumulte dans l’aurore » p. 168-169 ; « Trains en été » p. 171 ; « Embrasement » p. 193 – le train synonyme d’exotisme :
«Miroir de la beauté des mondes, à ton flanc
Tu portes l’Archipel, le Maroc vert et blanc
L’Égypte où l’épervier flotte en fermant une aile,
Les Îles du Bengale et leur bois de cannelle… »
[NB : la Prose du Transsibérien de Cendrars date de 1913, six ans après les Éblouissements.]
La Savoie et le lac Léman
Dans un poème des Éblouissements qui ne figure pas dans notre anthologie, intitulé « l’Occident », Anna de Noailles oppose sa fascination pour l’Orient, et son choix pour l’Occident :
« Repousser l’Orient, qui jamais ne nous livre
Le secret de vouloir, de jouir et de vivre,
Couronner de tilleul, d’orge, de pampre ardent
Le fécond, le joyeux, le vivace Occident,
Et noyer dans vos flots nos languissants malaises,
Longs étés épandus sur les routes françaises!… »
De ses vacances d’enfant à Amphion, au bord du lac Léman, Anna de Noailles garde le goût de ces paysages frais, montagneux, des forêts, de l’eau…
- « Chants dans la nuit » p. 67 (« Genève lumineuse et paisible ce soir / Dort dans les eaux du lac… » ; « Enfance dans la Savoie » p. 177, évoquant notamment la rencontre avec les Clarisses
- « Jardin d’enfance » p. 180 (« sur les bords du lac chaud »…), 183, 185 (parfois des jardins peu définis, mi-savoyards, mi-méditerranéens…)
De l’univers entier au « microcosme »
- Les « grandes forces de la nature », l’immensité du ciel et de la mer, le cycle des saisons, la Terre dans son ensemble, évoquant l’éternité en contraste avec la finitude humaine et la mort toujours présente ;
- Finalement assez peu de détails pittoresques : noms de fleurs, insectes – notamment abeilles – permettent de suggérer un paysage précis, malgré des noms propres assez rares.
Pour cette Parisienne si fière de l’être, pas de paysages urbains.
Si l’on compare Anna de Noailles aux poètes qui l’ont inspirée, Baudelaire (et ses « tableaux parisiens »), ou qui sont ses contemporains (Le Rimbaud des « Ponts » ou, plus récent, Apollinaire) on constate une relative indifférence d’Anna de Noailles à la ville.
Une fois encore, elle semble plus proche de Colette, par exemple, que des autres poètes.
Peut-être, en revanche, doit-elle davantage aux peintres de son temps, du moins les Impressionnistes, qui peignaient « sur le motif » et ont été extrêmement sensibles aux lumières, aux couleurs, et à la nature en général.
La guerre
Anna de Noailles, née en 1876 et morte en 1933, n’a connu que la « Grande guerre », celle de 1914 ; mais elle a vécu toute sa jeunesse dans une ambiance marquée par un fort nationalisme, xénophobe, antisémite et revanchard : le souvenir de la défaite de 1870 et de la perte de l’Alsace-Lorraine était encore cuisant. Elle-même vit dans un milieu aristocratique et mondain, perméable cependant aux préjugés du siècle : quasiment tout le monde, de droite ou de gauche, se dit nationaliste.
L’Affaire Dreyfus illustre parfaitement cette ambiance ; si Anna de Noailles, à l’instar de Zola et de Clémenceau, est dreyfusarde, nombre de ses amis se retrouvent dans l’autre camp, à commencer par Barrès et Léon Daudet.
Dans les années 1910-1911, Anna de Noailles effectue un voyage en Allemagne et en Alsace ; elle songe un moment à écrire un ouvrage patriotique, mais elle y renonce.
En 1914, c’est une femme de 38 ans, poète célèbre ; elle voit partir son mari Mathieu de Noailles au front, en qualité d’officier – il en reviendra. Paris étant menacé, elle se réfugie au pays Basque, dans la villa Arnaga que possède son ami Edmond de Rostand ; puis elle rentre à Paris. En 1916, elle se réconcilie avec Barrès.
La guerre occupe une place relativement restreinte dans l’œuvre poétique d’Anna de Noailles : on ne peut citer que la première partie de son recueil de 1920, Les Forces éternelles. Soit, dans notre anthologie, cinq poèmes :
- Aux soldats de 1917 ;
- La jeunesse des morts ;
- Lamentation ;
- Le jeune mort ;
- Entre les tombeaux et les astres.
Tous ces poèmes sont exactement datés, à l’exception du second : 4 août 1917, avril 1915, avril 1918 et Février 1917. On voit que la chronologie n’est pas respectée, qu’aucun événement précis, aucun lieu particulier, aucun nom propre ne figure dans ces poèmes : il s’agit essentiellement d’une déploration et d’une méditation sur la mort de jeunes soldats de vingt ans.
« Aux soldats de 1917 »
On est alors à la veille du déclenchement de la bataille de Verdun, qui commence le 20 août : c’est une journée ordinaire sur le front, avec son lot d’attaques et de replis. On ne sait pas à quoi correspond cette date précise du 4 août.
Le poème est composé de 80 vers, en distiques élégiaques (alexandrin + octosyllabe), réunis en 20 quatrains à rimes croisées. Une forme on ne peut plus classique, donc, au moment où éclatent le vers libre, le dadaïsme, le surréalisme… Anna de Noailles se refuse à tout compromis avec les avant-gardes.
- L’héroïsme des soldats : occupe toute la première partie, des strophes I à XIII. Les quatre premières évoque les soldats héroïques, grandis démesurément par leurs actes : « dompteurs infaillibles », « ardents remueurs de la terre » – une grandeur à laquelle s’oppose l’humilité du poète : « faible chant » ; « quelle voix au lointain oserait les traduire ? » ; et cela s’achève par la prosternation du v. 16.
Puis Anna de Noailles s’adresse directement aux soldats : Ô soldats, v. 17. Avec l’anaphore de « concevez », elle semble demander aux soldats de comprendre l’humilité du poète… Elle oppose alors la vanité du travail poétique (« vaine activité des phrases ») par opposition à la grandeur presque cosmique du « labeur » des soldats, qui se confond avec la nature (strophe 6 et 7 : ils sont les saisons.)
Enfin, le début d’un long monologue intérieur sous forme de discours direct : Anna de Noailles rapporte non les pensées des soldats, toujours perçus de l’extérieur… mais ceux du public, d’un « on » qui n’est autre qu’elle-même… L’héroïsme des soldats se manifeste par l’acceptation simple de leur sort et de leur devoir (v. 31-32, ou encore v. 43 – « sans refus » : on est en 1917, année des premières mutineries…) ; la guerre apparaît presque comme une force naturelle (métaphore de la « forêt bleuâtre », v. 45-46) ; l’horreur semble gommée : « ils font la guerre avec l’esprit ! » v. 52. - L’horreur de la guerre est néanmoins présente dès la première partie, quoique estompée : l’affreux côtoie le sublime (v. 10) ; la rudesse du climat est à peine évoquée dans la strophe 6 et surtout la strophe 10 ; la mort même n’est présente que par le « sang » du vers 48…
Tout change avec la seconde partie, qui commence avec le « hélas ! » du vers 53 : la guerre alors est « inique » ; si le discours direct continue, la perspective a changé. Les jeunes soldats ne sont plus vus de l’extérieur, mais de l’intérieur, avec empathie ; l’héroïsme s’éloigne, laisse place à la douleur : évocation des mères strophe 15 ; « tristesse », « eau amère », méditation de chacun dans sa solitude, silence douloureux des soldats – et pour finir, association à une image christique : les jeunes soldats sont voués au supplice comme le Christ au jardin des Oliviers.
Curieusement, rien n’est dit des blessures physiques, ni de la mort, à peine évoquée : les seules « douleurs » semblent de nature morale ou affective… On est ici dans une forme de déni. - Retour de l’héroïsme dans la dernière strophe : l’hommage de la poétesse à des hommes qui ont « renoncé » volontairement à « leurs désirs, leurs vœux, leur raison » qui les « inclinaient vers la claire et la spatieuse vie »… (strophe 7) : un hommage sincère, sans aucun doute, une réelle empathie… mais aussi une singulière atténuation de la réalité !
« La jeunesse des morts »
Déploration d’une jeunesse fauchée à l’âge « où l’on ne meurt jamais » ; souvenir du Dormeur du Val ? [colle]
« Lamentation »
16 quatrains de distiques élégiaques à rimes croisées : on retrouve exactement la forme du premier poème, avec 4 quatrains, soit 16 vers de moins.
Mais le ton a radicalement changé : ici c’est l’omniprésence de la mort qui est au cœur du poème.
- Omniprésence de la mort collective : des strophes I à VIII, « les morts », « leur innombrable poids », « le silence des morts », « les garçons de vingt ans »… Une mort épouvantable par le nombre (les morts sont innombrables), mais aussi abstraite, anonyme : aucun mort ne se détache, n’a de nom ; on ne sait rien des circonstances, étrangement intemporelles (un soldat de 1915 avait très peu de chance de mourir « d’un coup de lance »!) ; Anna de Noailles semble se placer au-dessus de la mêlée, ou après : « À présent qu’ont péri ces épiques phalanges… »
- Injustice de cette mort, qui contraste avec l’indifférence de la nature : strophe 2, strophe 4 (de ces morts naît « un candide été »), strophes 6 et 7… La douceur et la beauté de la nature, sa sérénité, et même la « fourmilière humaine » continuent de vivre, indifférentes à la mort des jeune soldats.
=> Anna de Noailles ne peut qu’en déduire l’absence de sens, l’absence d’un Dieu : il ne reste qu’une Nature indifférente à l’homme, un univers vide (« le vide de l’azur et l’empire du vide », v. 35) – chiasme et épanadiplose.
Injustice aussi d’une mort prématurée : « pourquoi sont-ils passés devant ? » v. 4. Grande simplicité du style, des mots familiers : refus de l’éloquence guerrière. - Omniprésence aussi du « je » : Anna de Noailles parle en son nom propre, de manière simple, exprimant sa révolte :
- j’écoute respirer…
- je ne peux plus aimer…
- j’ai honte…
- Mon âme…
- tout me semble néant…
Un « je » qui s’élargit à « on » et « nous », strophes 8 et 9.
Une révolte exprimée d’abord au présent, comme une conséquence actuelle, puis au futur, à partir du vers 47 : ils apparaissent comme une prédiction ou un programme ; une série de 6 verbes au futur, dont 3 accompagnés de la négation « ne… plus » : renoncement ; rupture entre la Nature, la vie et elle-même, il ne peut plus y avoir ni harmonie, ni confiance métaphysique. Tous les termes désignant le monde deviennent négatifs : invisible tache que fait la douleur, abîme creusé sans fin, crime, soubresauts de peur, chaos vaste et cruel ; inversement, toute beauté s’annule. La mort collective, omniprésente, démultiplie l’effet de la méditation sur la mort individuelle…
- Une dernière strophe un peu étrange : on quitte brusquement cette « lamentation » métaphysique, liée à la guerre, pour un regret tout individuel, tout personnel, le regret d’une passion amoureuse éteinte… On ne sait qui est le « timide ami » en question : Franck, mort en 1912 ? Barrès ? Quoi qu’il en soit, un curieux rétrécissement de la perspective…
« Le jeune mort »
S’agit-il d’un poème de la guerre, comme semble l’indiquer la date, « avril 1918 » ? Rien dans le texte ne l’indique ; il s’agit d’une mort individuelle, de la stupeur qui saisit le poète devant cet événement, de ses interrogations, dans toute une série de questions sans réponses ; mais l’on peut davantage penser à une méditation personnelle, après les deuils qui ont frappé Anna de Noailles, de Charles Demange à Henri Franck.
« Entre les tombeaux et les astres »
73 vers, répartis en une longue strophe de 9 vers (AAbCbCbEE), suivie de 16 quatrains (3 alexandrins, 1 octosyllabe) en rimes croisées.
Encore une fois Anna de Noailles évoque la mort collective, les « morts de 20 ans », en se plaçant après-coup, sans jamais parler des circonstances de ces morts. À peine est-il question des bruits de la guerre (« ces bruits qui tonnent », « mal guerrier », le « sang ») ; les jeunes morts sont devenus « immortels », dans la paix de la nature, et dans la mémoire des hommes… C’est une image à la fois édulcorée et apaisante du carnage !
Rupture au vers 38 : « et pourtant… » Il manque aux « jeunes morts » d’avoir connu la passion amoureuse – ce qui d’ailleurs est très loin de la réalité historique : la plupart des « Poilus » avaient laissé derrière eux une épouse ou une fiancée, parfois des enfants…
Les quatre dernières strophes évoquent une scène fantastique, où le « peuple féminin » transformé en oiseaux iraient rejoindre les jeunes morts, et leur enseigner la passion amoureuse ! Fantasme d’un amour qui ignorerait la trahison…
Conclusion
Anna de Noailles a sans aucun doute été sensible à l’horreur de la guerre ; la mort omniprésente fait écho à ses obsessions personnelles (cf. les poèmes déjà étudiés). Mais elle n’a de la guerre qu’une image très édulcorée, peu réaliste, et à peu près apolitique : une seule mention, très convenue, de ses causes (« mais l’offense est venue », p. 258).
Après « Entre le tombeau et les astres », plus aucune mention de la guerre ; Anna de Noailles revient à des préoccupations personnelles et individuelles, la Nature, l’univers, la mort individuelle et le destin.
La passion amoureuse chez Anna de Noailles
Anna de Noailles a eu une vie sentimentale à la fois tourmentée et quelque peu frustrante, pour autant qu’on le sache. Vers 1888, elle est fascinée par le jeune et beau pianiste Ignace Paderewski… mais c’est de sa mère que le jeune homme s’éprend.
Au printemps 1896, elle rencontre le comte Mathieu de Noailles, qu’elle épouse en 1897 ; elle lui donnera un fils, en 1900. Mais c’est un couple d’amis plus que d’amants ; et ils s’éloigneront progressivement l’un de l’autre.
À partir de 1899, elle devient l’amie-amante de Maurice Barrès ; ce sera un amour passionné, mais platonique et orageux ; ils ne sont d’accord sur rien. Elle est dreyfusarde, lui anti-dreyfusard Il est le porte-parole de la droite nationaliste, elle se dit socialiste ! De plus, ils sont en rivalité littéraire – en 1907, il entre à l’académie française. Ajoutons enfin qu’il est marié, et n’a nullement l’intention de divorcer. En 1907, ils se brouillent, lorsque Mathieu de Noailles, dont la complaisance a malgré tout quelques limites, interdit à Anna de dédicacer les Éblouissements à Barrès. En 1909, le suicide du jeune Charles Demange, neveu de Barrès éconduit par Anna de Noailles les sépare encore davantage. Elle se réconcilie avec lui pendant la guerre ; mais il meurt en 1923.
De 1909 à 1912, Anna de Noailles est amoureuse d’Henri Franck, un jeune philosophe normalien ; mais il meurt de tuberculose.
On lui prête quelques autres « coups de cœur », sans doute platoniques : Jean Rostand, Maurice Chevalier…
Les poèmes amoureux dans les premiers recueils
Dans les premiers recueils, l’amour semble d’abord être un pur thème littéraire, quasi obligé, et soigneusement mis à distance : s’inspirant des Idylles de Théocrite et de Longus, Anna de Noailles décrit dans Le Cœur innombrable les premiers émois de tous jeunes personnages, le « je » de la page 57 étant sans doute la Rhodocléia de la p. 59. L’amour apparaît comme un tourment, qui surprend les jeunes gens, leur coupe l’appétit, et les fait souffrir. Anna de Noailles s’en méfie : « La Conscience » ou « L’Enfant Éros », tous deux p. 59 – mais toute son expérience semble tenir à des rêves (p. 60). L’amour est déjà lié à la mort.
Dans le recueil suivant, L’Ombre des jours, l’amour est encore associé au « thème grec » (p. 72, 73) et est source d’inspiration (p. 76) mais la tonalité se fait plus amère : « L’amour n’est ni joyeux ni tendre » (p. 74). Elle s’associe à l’image d’Ariane abandonnée à Naxos ; puis, plus sobre et sans masque, elle exprime le désarroi de l’amour sans retour : « je voyais bien que rien de moi ne t’occupait » (Premier chagrin, p. 77 ; et p. 78) ; et finalement « la détresse » (p. 80) et la mort comme refuge. On voit, dans ces derniers poèmes, l’aspiration à l’amour laisser place à une aspiration, mêlée de crainte, à la mort.
Curieusement, les Éblouissements laissent assez peu de place à l’amour. Le désir y est présent, comme une dimension de la sensualité et de la vie (« un Éros souriant qui nourrit des colombes » p. 149). Le « je » est seul face à la nature ; le « nous » exalté de la p. 159 n’est pas identifié à un amant précis. De même « La Promesse » ne s’adresse à personne en particulier, mais aux « jeunes hommes » de la p. 187… Anna de Noailles chante plus une aspiration à l’amour, ou un amour rêvé, parfois un amour redouté (p. 195), qu’un amour réellement vécu. (p. 189). On peut dire, globalement, que les Éblouissements sont le recueil de l’amour absent.
En 1913, avec Les Vivants et les morts, l’amour fait son retour dans l’œuvre. Les deux premiers, dont « l’Amitié », qui devait être la dédicaces des Éblouissements, sont dédiés à Barrès – et ils entremêlent l’amour et la mort. Anna de Noailles semble anticiper la mort de l’être aimé. Ici, c’est un amour plus vrai qui s’exprime : le partage (l’Amitié), le don de soi (p. 212), la douleur commune (p. 214), et l’incompréhension (p. 215). Mais l’amour semble condamné : « J’ai vécu pour cela, qui est déjà fini ! » (p. 216) ; elle parle de l’amour au passé : « La morte que je suis, qui vous a tant aimé. » (p. 225) ; elle ne voit plus l’amour qu’à travers le prisme de la mort ; p. 227. Les derniers poèmes sont ceux du deuil ; l’être aimé n’est plus, et l’amour n’est qu’une terrible solitude (p. 250-253) : allusion sans doute à la mort d’Henri Franck…
Les Forces Éternelles voient le retour à un amour plus joyeux, plus sensuel, mais beaucoup moins personnel : récompense des « jeunes morts » de la guerre (p. 268), « crime enivrant du plaisir » pour les biches (p. 270), aspiration à l’amour (p. 272) et au désir (la bacchante en lutte avec la nonne, p. 278) ; Anna de Noailles parle au nom de toutes les femmes (p. 287).
C’est pourtant là que l’on trouve les poèmes les plus concrets et les plus audacieux, évoquant l’acte sexuel… mais toujours sur le mode du « déjà fini », de l’incompréhension et de la mort : « C’est après les moments… » p. 293, et « il n’est pas un instant » p. 294 forment un triptique, où Anna de Noailles oppose le tourment, et la lucidité de la femme après l’amour, à l’indifférence ou au sommeil de l’amant comblé… Le 3ème volet est cette fois incarné en un faune : la satisfaction du désir est plus amère que le désir même… à quoi répond Praxô, la nymphe : la femme que représente Anna de Noailles est toujours celle que l’on quitte… L’image terrible qui clôt ici le recueil, « rossignol aux yeux crevés », n’est pas la dernière du recueil ;
Le « Poème de l’Amour »
Daté par la poétesse de 1920-1923, et publié en 1924, ce recueil compte 175 poèmes, séparés par des astérisques : ils forment un tout, dédié à un interlocuteur inconnu (et peut-être multiple) ; peut-être, comme on l’a dit, à Maurice Chevalier, avec sans doute une pensée pour Barrès, mort en 1923.
La dédicace pourrait le laisser penser :
À L’AMITIÉ,
Sentiment divin
par qui, selon la présence ou l’absence,
nous sommes vivants ou tués,
je dédie ces poèmes d’imagination sur l’amour,
passion cruelle et vaine.
Mais peut-être aussi s’agit-il de « poèmes d’imagination » sans destinataire précis.
Dans une forme très simple, des vers souvent courts, un langage pour une fois sans hyperbole, c’est une histoire d’amour qui se raconte au fil des poèmes – des 40 choisis dans notre Anthologie.
- l’aveu et ses conséquences (poèmes 1 et 2)
- le sentiment de dépossession : la poétesse a perdu sa liberté, l’amour, l’être aimé ont tout envahi (poèmes 3 à 7)
- l’indolence de l’aimé (poèmes 8 et 9)
- dangers des paroles et de la passion (poèmes 10 à 12)
- opposition entre la passion de l’amante et l’indolence, ou l’ennui, de l’aimé (13 à 21)
- poème 22 : « enfin je puis ne plus épier le printemps ! »
- poèmes 23-26 : souffrances de la passion ;
- poèmes 27-28 : usure de la passion
- poèmes 29-34 : une certaine résignation à l’amour, à son quotidien : les non-dits, l’abdication… et aussi l’indifférence de l’aimé : « cher cœur sans tendresse » p. 345
- poèmes 35-39 : elle s’imagine déjà morte, et lui vieux, se souvenant d’elle : situation inversée du « quand vous serez bien vieille » de Ronsard, mais sans cette invitation à profiter de l’instant.
- Le dernier poème scande le mot « rien » : et une adresse à l’Amour, consolateur et cruel. Et ce poème est bien le dernier du recueil (édition intégrale).
Anna de Noailles donne donc de l’amour une image à la fois pathétique et décevante ; c’est d’abord un élan vital, mais qui apporte incompréhension et souffrance : d’où le dialogue (de sourd!) entre le Faune et Praxô, ou le poème dédié à Ariane. C’est aussi un amour vécu, à la fois sur le mode sensuel et sentimental ; mais dominent alors le sentiment de dépossession – l’être qui aime ne s’appartient plus, il n’est plus en adéquation avec la nature et l’univers, il ne vit plus qu’en l’être aimé, l’absence de réciprocité – l’on n’est jamais aimé à la mesure de son propre amour, et la perte inévitable, soit que l’être aimé meurt, soit que l’on meure soi-même ; et si l’amour subsiste par le souvenir, Anna de Noailles ne croit nullement que la mort apporte la fusion des amants : la mort est une séparation radicale. Enfin, Anna de Noailles est toujours celle que l’on quitte ; elle se sent vouée à la solitude.
Il n’y a donc pas de véritable existence sans amour, mais l’Amour est une « divinité maligne », un « consolateur cruel »…
La mythologie grecque dans les poèmes d’Anna de Noailles
Le Cœur innombrable
- « Offrande à Pan », p. 57 : offrande de la narratrice à Pan, après une rencontre amoureuse avec le berger Damis (nom traditionnel dans la pastorale)
- « Rhodocléia », p. 58 – un nom trouvé dans l’Anthologie palatine (5, 36, 73, 74) : une des nymphes ayant enlevé Hylas, le berger, dont Héraklès était amoureux, pour assouvir la vengeance d’Héra ? (tableau de Waterhouse, 1896) ; ou simplement un nom choisi pour sa consonance grecque… Amour = morsure ; coupe l’appétit…
- « L’enfant Éros », p. 59 : s’adresse au petit dieu, dont on souligne constamment l’ambiguïté constitutive : amour/colère, miel/haine, douceur/acidité…
L’Ombre des jours
- « L’Étreinte », p. 72 (Mélissa et Rhodon) : chant amœbée entre Mélissa (l’abeille) et Rhodon (la rose ou le rosier) : dialogue amoureux, voire érotique : approche amoureuse.
- « La Chanson de Daphnis », p. 73 : idem. Daphnis, amant du dieu Pan et joueur de flûte, ou personnage de Longus ? C’est en tous cas Daphnis qui parle, et exprime la plénitude (mais aussi l’aliénation) de l’amour.
- « Les plaintes d’Ariane », p. 75 : Ariane abandonnée à Naxos par Thésée… thème repris de Catulle (poème 64). On passe donc de l’amour réalisé à la souffrance de l’abandon…
Les Vivants et les Morts
- « Ainsi les jours s’en vont… », p. 230 : très différent ici : il ne s’agit plus du thème amoureux, mais de l’évocation de figures historiques ou mythologiques : Homère ; la « jeune Milésienne » : une statue ? Comme celle de l’Amazone ; Zeus et Ganymède, Harmodius le « tyrannoctone »… L’ensemble ressemble à un « carnet de voyage », ou plutôt à des notes prises durant la visite du Musée National de Naples.
Les Forces éternelles
- « Deux êtres luttent… » p. 277 : image de la « bacchante », être sensuel et passionné, opposé à la « nonne »…
- « Le chant du faune », p. 295 et « Le chant de Praxô », p. 297 : ces deux poèmes fonctionnent en diptique. Dans le premier, un « vieux faune » reproche à la jeune fille de lui avoir cédé ; Praxô lui répond par un humble chant d’amour.
Image du faune : Mallarmé (1876), et Debussy (1892-1894) ; Ambiance « Fin de siècle ».
On constate que les thèmes de la mythologie grecque sont présents chez Anna de Noailles ; la Grèce est à la mode, depuis notamment le romantisme (et les luttes pour la libération de la Grèce) : Byron, Hugo… Du coup, intérêt nouveau pour cette mythologie, dans une perspective différente de celle de l’époque classique. Passions, amours, symbolisme… Ce qui intéresse particulièrement Anna de Noailles c’est le thème panthéïste (Pan), et l’amour, dans une tradition lyrique et hellénistique. Elle est particulièrement inspirée par la pastorale, essentiellement dans les débuts de son œuvre (les deux premiers volumes), et à la fin de sa vie.
Influence du symbolisme, avec Moréas, Henri de Regnier, Pierre Louÿs ; en musique, Debussy ; en peinture, influence de Gustave Moreau et quelques autres…
L’exotisme chez Anna de Noailles
Qu’entend-on par exotisme ? Par définition est « exotique » tout ce qui est étranger à notre culture, tout ce qui provient d’un horizon lointain, et étranger. Cela exclut donc à la fois la mythologie grecque et ce qui appartient à notre monde propre.
Pour Anna de Noailles, les sources de cet exotisme sont doubles :
- D’une part, une expérience personnelle, due peut-être aux récits et traditions familiales (un père roumain, une mère d’origine grecque et turque), et surtout à un voyage à Constantinople par l’Orient-Express quand elle avait 11 ans et qui l’a durablement inspirée ;
- D’autre part, une mode ambiante, mettant à l’honneur les romans exotiques et les récits de voyage : elle fut l’amie de Pierre Loti, et grande lectrice de Hugo (Les Orientales), Baudelaire (« L’Invitation au voyage »)…
Un exotisme fait de sensations… et de clichés
- « Les Parfums », p. 54 sqq. : l’exotisme se traduit par des parfums, encens, santal ou myrrhe ;
- Il se réduit aussi, trop souvent, à des clichés :
« L’orient dilaté, engourdi, haletant,
tressaille dans mes bras… » (p. 219), ou encore :
« Je songe à mes brûlants voyages,
au sol oriental, crayeux, sombre et vermeil… » (p. 231)
Un exotisme largement imaginaire
- L’Afrique, p. 148 ;
- « La chaude Arabe aux yeux de loup » p. 153 ;
- « Mes désirs, cherchant leur brûlante compagne
s’inclinaient vers l’Afrique en s’enivrant d’Espagne » (p. 160) - le rêve, dans « l’Orient immense » d’un « jardin d’Ispahan »… (p. 167)
- Le thème oriental, toujours sensuel, s’accorde à celui du voyage, et du train :
« Sultane regardant au bord de la Kasbah,
soudain, comme une ardente et langoureuse almée,
Vient danser au sommet de leur longue fumée... »
Ou encore p. 193 :
« Miroir de la beauté des mondes, à ton flanc
tu portes l’Archipel, le Maroc vert et blanc,
l’Égypte où l’épervier flotte en fermant une aile,
les Îles du Bengale et leur bois de cannelle... » - p. 178, le « Verger d’Orient » est assimilé au jardin d’Eden.
- Enfin p. 190, le poème intitulé « Délire d’un soir d’été » (Les Éblouissements) définit la perception qu’Anna de Noailles a de l’exotisme : un rêve de nature étrangère, violente et sensuelle, des couleurs, des parfums… mais surtout une rêverie littéraire : « … des livres de Loti« .
Un exotisme servant de comparaison
- p. 180, le « jardin d’enfance » est comparé à un « jardin des Indes » ;
- p. 183, le ciel est bleu « comme l’air dans Corinthe » ;
- p. 184, à nouveau le jardin semble incarner
« la poésie / de l’Europe, des Amériques, de l’Asie… » - Un peu plus tard, dans Les Vivants et les Morts, c’est son propre cœur qui s’épand « comme un Nil » (p. 207) ;
- Enfin, p. 210, dans le même recueil, c’est la douleur qui « emplit le poumon »
« Comme l’odeur du sel sur les routes marines
comme les chauds parfums de Corse ou d’Orient«
Après 1913, Anna de Noailles semble abandonner cette rêverie exotique ; les images se raréfient et disparaissent. Le poème « L’Occident« , dans les Éblouissements (qui ne figure pas dans l’anthologie, mais que l’on peut lire ici) est un adieu à l’exotisme : la première partie du poème exalte le voyage vers l’Orient, l’éblouissement des parfums et des saveurs (la pastèque, le « sorbet d’oranges« , « le noyau dur, pointu, luisant de la pistache« ) ; puis soudain ce paradis apparaît à la fois pesant et insatisfaisant :
« Partir, fuir, s’évader de ce lourd paradis,
Écarter les vapeurs, les parfums engourdis,
Les bleuâtres minuits, les musiques aiguës
Qui glissent sous la peau leurs mortelles cigües… »
Et toute la fin du poème est un hymne à Paris, à la Seine, et à la France :
« Repousser l’Orient, qui jamais ne nous livre
Le secret de vouloir, de jouir et de vivre,
Couronner de tilleul, d’orge, de pampre ardent
Le fécond, le joyeux, le vivace Occident,
Et noyer dans vos flots nos languissants malaises,
Longs étés épandus sur les routes françaises !…«
La religion chez Anna de Noailles
Après la période Romantique, le 19ème siècle connut une nouvelle phase de déchristianisation, avec le positivisme et le scientisme. Parallèlement, l’Église, qui gardait malgré tout une forte influence, apparut comme une alliée indéfectible des forces les plus réactionnaires (alliance du sabre et du goupillon), notamment dans l’Affaire Dreyfus, où elle soutint l’armée.
Cependant, à la toute fin du 19ème siècle, et au début du 20ème, on nota un renouveau de la foi, avec le philosophe Jacques Maritain (1906-1973), ou les poètes Paul Claudel, Charles Péguy (mort en 1914) ; Apollinaire lui-même (cf. Zone), ou Max Jacob, converti au catholicisme… Il y a donc une atmosphère religieuse, dans la première moitié du 20ème siècle, en particulier dans les élites mondaines, milieu auquel appartenant Anna de Noailles.
Une exaltation païenne de la Nature, du Soleil
- Offrande à la nature p. 49
- prière au Soleil, p. 154
- voir cours sur la Nature
- Un paganisme teinté d’hellénisme
Religiosité et aspiration à la religion
Une religiosité faite de sensations et de réminiscences
- Usage fréquent d’un vocabulaire religieux : offrande, péché, « mon Dieu » (p. 68, 141…) mais sans la foi ; voir les titres des poèmes.
- réminiscences enfantines : les Clarisses (p. 177 ; voir aussi texte « Ce que j’appellerais le Ciel ») ; voir aussi le roman Le Visage émerveillé : une nonne renonce à l’amour pour ne pas perdre la sécurité de son couvent… ou encore l’image de la nonne (« deux êtres luttent » p. 277)
- Des sensations, comme le bruit des cloches.
Une aspiration à la religion
- Le Vallon de Lamartine, p. 176
- Verger d’Orient, p. 178
- Un abondant amour, p. 228
« Je m’arrête, et me livre à ta bonté nouvelle,
Cher être, où je m’achève enfin… »
- La prière, p. 234
- On étouffait d’angoisse atroce, p. 240 :
« Quel baume, quel secours subit, quelle allégeance
me mêlera, Nature, à votre calme essence ? »
Mais impossibilité de la foi.
Terreur de la mort comme fin absolue
Dès le début de son œuvre et de sa vie :
- p. 63 (« parle-moi de la mort… ») ; la mort comme « nuit éternelle » ;
- p. 82 : « je ne saurai plus rien de la douceur de vivre »…
Rejet des consolations illusoires
- p. 233 :
« Je regarde la voûte immense, où les mortels
ont suspendu les vœux de leur vaine espérance.
Et je ne vois qu’abîme, épouvante, silence ;
Car, ô Nuit ! Vous gardez le deuil continuel
De ce que rien d’humain ne peut être éternel…
- p. 242 : « j’ai la sérénité d’être sans espérance » ;
- p. 243 : Anna de Noailles reproche à Dieu de ne pas aimer les vivants.
« Ô Dieu mystérieux qui n’aimez pas les êtres,
qui les avez jetés, pleins d’amour et d’espoir,
dans un monde où jamais rien de vous ne pénètre… »
- dans « Les espaces infinis » (p. 275), en écho à Pascal, Anna de Noailles recommande de se détourner des inquiétudes métaphysiques :
« Abaisse tes regards, interdis à tes yeux
le coupable désir de chercher, de connaître,
puisqu’il te faut mourir comme il t’a fallu naître,
résigne-toi, pauvre âme, et guéris-toi des cieux… »
Enfin, dans L’Honneur de souffrir, p. 354, le refus le plus net de toute croyance :
« je refuse l’espoir, l’altitude, les ailes » et l’affirmation qu’il n’y a pas d’au-delà :
« il n’est rien qui survive à la chaleur des veines. »
La mort dans la poésie d’Anna de Noailles
La mort est omniprésente dans la poésie d’Anna de Noailles ; c’est pour elle une obsession permanente, d’ailleurs liée intimement à ses interrogations religieuses, et à son amour de la vie.
Une fin inéluctable et redoutée
- « Nocturne » p. 197
- La Mort est pour elle une source d’ « angoisse atroce » (p. 240)
Une mort sans espérance
- Mourir, c’est se fondre dans la nature, et parfois cela semble une fin désirable : « la mort fervente » p. 52 ; ou du moins acceptable, consentie : p. 64. Voir aussi p. 163 : imaginant sa propre mort, elle se voit « s’enfoncer dans le soleil »…
- Elle est une guérison des plaies amoureuses : p. 80-81 (« la détresse »)
« – La mort ! comme elle éteint la plaie avec son givre ! » - Mais c’est surtout une fin, une plongée vers le néant : p. 63 ; et p. 82
« Moi, je ne verrai plus, je serai morte, moi,
Je ne saurai plus rien de la douceur de vivre... » - La mort n’est qu’un « éternel repos » p. 83 ;
- Toute espérance métaphysique est vaine : voir la fin du « Vallon de Lamartine » p. 177.
La mort de l’autre / la mort du « moi »
- p. 50, elle imagine sa propre mort, mais avec un espoir de laisser une trace (« L’empreinte ») ; on retrouve la même idée dans « les Regrets » p. 82 : elle laissera un souvenir d’elle dans ses livres…
- Pire que sa propre mort, celle des êtres aimés :
« Mon enfant, je me hais, je méprise mon âme?
ce détestable orgueil qu’ont les filles des rois,
puisque je ne peux pas être un rempart de flamme
entre la triste mort et toi ! » (p. 208)
et, même page, « L’amitié ».
Dans « Hélas, il pleut sur toi » elle imagine la pluie tombant sur le cimetière… (p. 253) - Au-delà de sa propre mort, et de celle de ses proches, Anna de Noailles envisage la mort de l’univers entier, ou du moins de la terre :
« Que je meure n’est rien, mais faut-il qu’elle meure,
Elle, la Terre heureuse et grave, la demeure
des humaines ardeurs, des travaux et des jeux !… » (p. 155) - La Mort est universelle : cf. p. 160, la fin du poème « L’Ambition ».
- Une mort glorieuse et inacceptable à la fois : celle des « jeunes morts » de 1914-1918.
De la révolte à l’acceptation
- Dans « Les morts », p. 247, après la révolte, vient l’acceptation : la mort, c’est aussi la paix…
- Mais c’est surtout le cas dans L’Honneur de souffrir :
« Je songe au jour parfait où, le souffle arrêté,
entraînant avec moi mon ineffable été,
je serai parmi vous dans ce pays de pierre
que mon œil offensé contient sous sa paupière. »
La douleur, la solitude sont telles que la mort devient une « nuit secourable ». (p. 359).