Voyages extraordinaires et cités idéales : l’invention d’un autre monde

Les utopies « positives », de Platon à Voltaire

Les mondes imaginaires et autres cités idéales ont d’abord été créés pour deux objectifs :

  1. Pour montrer ce que devrait être une cité, une société idéales
  2. Pour critiquer, par contraste, la société réelle.

Il s’agit, dans tous les cas, de sociétés purement fictives, et présentées comme telles, même l si, comme dans toute fiction, l’auteur multiplie d’autant plus les « attestations de vérité » que ce qu’il décrit est plus improbable.

Toutes ces sociétés présentent des points communs évidents.

Des mondes clos, éloignés du monde réel

Qu’il s’agisse, comme chez Platon ou Rabelais, d’une Cité ou d’une abbaye bien gardée, comme chez Voltaire ou More, d’un lieu éloigné, inaccessible (Candide découvre l’Eldorado après une longue marche et de grands obstacles), ou encore, comme chez Lucien ou Cyrano, d’un pays situé… sur la lune, l’Utopie est toujours un lieu protégé, clos, protégé du nôtre par une frontière quasi étanche ; seul un voyageur exceptionnel peut y accéder. L’Utopie est d’abord « ou-topie », le non-lieu, le lieu qui n’existe pas ! C’est à cette seule condition qu’il préserve sa pureté… Les utopistes se méfient et de l’Histoire, et des échanges, et rêvent d’un monde immobile et fermé.

Un monde réservé à une élite

Les Utopies sont rarement démocratiques ! La République de Platon s’est construite en réaction contre le régime démocratique athénien : ici, le peuple n’a plus son mot à dire, il se soumet à « celui qui sait » et peut seul gouverner, le Roi-philosophe assisté des Gardiens. Et toute contestation, notamment littéraire, est bannie… Il y a donc une stricte hiérarchisation : d’un côté l’élite, de l’autre, un peuple entièrement soumis et enfermé dans ses tâches productives.

Pour être plus aimable, l’abbaye de Thélème n’est pas beaucoup moins élitiste ; si l’égalité règne à l’intérieur, et une forme d’auto-organisation, la sélection est sévère à l’entrée : les Thélémites constituent une toute petit élite aristocratique et cultivée, qui exclut impitoyablement tous les autres.

Nous verrons ce qu’il en est chez Thomas More : ici, par exception, le pouvoir semble mieux partagé. Mais l’on apprend tout de même que les Utopiens pratiquent le servage…

Une société régulée à l’extrême

Ce qui frappe dans ces sociétés, c’est que l’intérêt général prime sur les droits de l’individu, au point que toute liberté semble exclue. Tout est réglé par l’État, dans les moindres détails : habitat, vêtements (avec une curieuse prédilection pour l’uniforme), repas en commun, éducation des enfants, jusqu’aux points les plus intimes, comme la vie sentimentale ou sexuelle ! Aucune latitude n’est laissée aux individus, aucune déviance n’est tolérée… Dans la recherche éperdue de l’équilibre et de la perfection, toute différence est perçue comme une menace. Et les auteurs, de Platon à More et de Rabelais à Voltaire, n’y trouvent aucune objection et présentent cette uniformité, non comme un cauchemar, mais comme un idéal… inatteignable dans la vraie vie, à vrai dire.

Le socialisme utopique : moment du basculement

Charles Fourier (1772-1837)

Charles Fourier

Fils d’un marchand de draps de Besançon, né en 1772, autodidacte, c’est l’une des personnalités les plus originales de l’école socialiste. « Lui seul avait eu la force de concevoir la possibilité d’un ordre nouveau » (Jaurès)

Il est l’auteur d’une œuvre abondante, dont une grande partie n’a été connue qu’en 1967 ; trois livres sont essentiels :

  • Harmonie universelle (1804)
  • Théorie des quatre mouvements et des destinées générales (1808)
  • Traité de l’association économique agricole (1822).

Fourier est philosophe avant tout : il ne remet pas seulement en question les réalités économiques, mais toutes les valeurs et la morale. C’est un spiritualiste, qui cherche à donner l’interprétation globale de l’univers. Il croit atteindre au-delà des avatars historiques, un invariant : la nature humaine passionnelle.

Selon lui, l’âme humaine est faite de 12 passions radicales : 5 sensuelles, 4 affectives, 3 distributives.

L’essentiel est l’existence de rapports permanents analogues aux propositions mathématiques. Les séries humaines sont analogues aux séries mathématiques. Tout dans cette société est déterminé par les passions.

Le diagnostic

Comme Sismondi ou Saint-Simon, Fourier s’indigne d’une société où les vrais producteurs consomment peu, les parasites beaucoup, aux dépens des premiers, où le progrès de la production apporte le chômage.

Les vices du capitalisme sont :

  • Le morcellement de la propriété, obstacle au développement de la production ;
  • L’anarchie du commerce, qui provoque spéculation, hausse des prix, concentration des richesses à un pôle de la société ;
  • Le désordre économique, qui crée l’indigence, la paupérisation de la masse, l’oppression des faibles, les crises.

Ce système ne peut se maintenir que grâce à la puissance de l’État aux mains d’une élite.

Le remède

Il faut instituer l’ordre sociétaire fondé sur le principe de l’attraction caractérisée par l’association en vue de la production, de la distribution et de l’équitable répartition des profits.

La nouvelle unité sera la commune sociétaire ou PHALANSTÈRE qui comprendra 1620 individus (810 x 2). Chaque individu est la 810ème partie de l’âme intégrale.

Chaque individu possèdera une lieue2 ; ils formeront une société par actions incluant le palais, les bâtiments d’exploitation, les terres et le travail salarié ; ils pratiqueront l’autogestion.

Les revenus seront divisés en 12 parts égales (cf. les 12 passions !) et répartis ainsi :

  • 4/12ème au capital
  • 5/12ème au travail
  • 3/12ème au talent

Théoriquement la subvention au capital subsiste, en pratique elle ira aux sociétaires-actionnaires.

Une coopérative de consommation sera instituée : la vie sera autarcique, communautaire, ce qui résoudra le problème de la paix sociale (cf. les corporations) et unira les activités utiles et les plaisirs, par une osmose entre travail et loisirs.

Le Phalanstère signifie la dispersion du travail, la fin de la grande ville (aucune unité ne dépassant le chiffre fatidique de 1620 couples), et la négation de la grande industrie. Inspiré par Rousseau, Fourier va à contre-courant de la société en gestation.

La mise en œuvre de l’Utopie : les Fouriéristes ou « Phalanstériens »

Les hommes et les idées

Après la mort de Fourier en 1837, Victor Considérant écrit de nombreux ouvrages :

  • Destinées sociales
  • Manifeste de l’école sociétaire
  • Exposition abrégée du système phalanstérien
  • Manifeste de la Démocratie pacifique, ou principes du socialisme
  • Manifeste de la Démocratie au XIXème siècle.

Jean Leclaire, industriel, met ses idées en pratique : il instaure la participation, puis laisse aux ouvriers la propriété de l’entreprise.

Pellarin, chirurgien de la Marine, est aussi un théoricien fouriériste.

Beaucoup moins sympathique, Toussenel est un antisémite violent, qui identifie juifs et grandes compagnies, banques, entreprises capitalistes ; il commet un pamphlet, Les Juifs rois de l’Europe.

La librairie phalanstérienne édite de nombreuses brochures, donne des conférences et publie des journaux : La Phalange (périodique) et La Démocratie pacifique (1843), un quotidien.

Les Phalanstériens dénoncent l’industrie trop dispersée, la libre concurrence qui conduit à la prolétarisation ; ils réclament le droit au travail et la réforme des conseils de Prudhommes.

Pour l’avenir, leur solution consiste en la formation et la généralisation des Phalanstères. Cette refonte se fera sans recours à la force ni intervention de l’État, par la seule vertu de l’exemple.

Par ailleurs, s’ils reconnaissent l’existence de la lutte des classes, ils ne croient pas à l’efficacité de l’action de classe.

Ils se déclarent a-politiques et acceptent la Monarchie. Toute réforme sociale doit venir de la base, par une réforme de la cellule de base.

Orthodoxes et dissidents

Les tenants du fouriérisme orthodoxe, comme V. Considérant, sont avant tout des théoriciens. Pendant plusieurs années, ils s’abstiennent de publier les œuvres de Fourier ; lorsqu’ils se décident, ils procèdent aux choix et aux coupures les plus contestables. C’est pourquoi certains ouvrages de Fourier n’ont été connus que dans les années 1960.

Les dissidents sont plus soucieux de réalisations concrètes : ils sont à l’origine d’une tentative pour créer des coopératives. L’échec d’un phalanstère fondé par Fourier à Condé sur Vesgre ne les a pas découragés, et plusieurs projets sont mis en œuvre :

  • Le Commerce Véridique et Social de Lyon (1835-38)
  • La Colonie sociétaire de Citeaux (Côte d’Or), 1840-44 ; il s’agissait d’une colonie agricole.
  • L’Union nationale de Saint-Denis-de-Sig (Algérie), 1846
  • En 1848, V. Considérant demande à la Constituante une concession de 1600 ha dans la forêt de Saint-Germain.
  • En 1850, il part aux USA et crée la Société de colonisation du Texas (1850-1860)
  • Enfin, le Familistère de Guise (Aisne) est créé et fonctionne de 1867 à 1878.

Ces dissidents fouriéristes ont influencé tous les mouvements coopératifs en France, et même certaines associations. Un phalanstère a été organisé en Roumanie par un journaliste en 1844 ; en Russie, le mouvement inspirera certains doctrinaires comme Herzen ou Dostoïevsky ; en Allemagne, Bebel s’en inspirera, et en Suède, Swedenborg. Aux USA, entre 1830 et 1860, publications et expériences fouriéristes se multiplient.

Bibliographie critique

  • Élias Norbert, L’Utopie, Éditions La Découverte, collection Laboratoire des sciences sociales, Paris, 2009, trad. 2014, 152 p.
  • Gilbert C et Dubois, Problèmes de l’Utopie
  • Jean Georges, Voyages en Utopie
  • Jeury M., Escales en Utopie
  • Ricœur Paul, Idéologie et Utopie
  • Rouvillois F., L’Utopie
  • Royer Raymond, L’Utopie et les utopies
  • Servier Jean, Histoire de l’Utopie
  • Trousson R., D’utopie et d’utopistes
  • Versins Pierre, Encyclopédie de l’Utopie, des Voyages extraordinaires et de la Science-fiction