Sophocle, Oedipe-Roi (vers 425 av. J-C)

Oedipe et le Sphinx, par Gustave Moreau (1864)

La tragédie grecque biographie de Sophocle Une adaptation au cinéma : Edipo-Re de Pasolini
Le texte grec : le Prologue  Le personnage de Jocaste  Une adaptation romanesque : Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet
Œdipe comme bouc émissaire Les lieux dans la pièce Le rôle du chœur
Les récits Une enquête policière? citations à retenir

Le Prologue :

Ὦ τέκνα, Κάδμου τοῦ πάλαι νέα τροφή,

τίνας ποθ´ ἕδρας τάσδε μοι θοάζετε

ἱκτηρίοις κλάδοισιν ἐξεστεμμένοι;

Πόλις δ´ ὁμοῦ μὲν θυμιαμάτων γέμει,

ὁμοῦ δὲ παιάνων τε καὶ στεναγμάτων·

ἁγὼ δικαιῶν μὴ παρ´ ἀγγέλων, τέκνα,

ἄλλων ἀκούειν αὐτὸς ὧδ´ ἐλήλυθα,

ὁ πᾶσι κλεινὸς Οἰδίπους καλούμενος.

Ἀλλ´, ὦ γεραιέ, φράζ´, ἐπεὶ πρέπων ἔφυς

πρὸ τῶνδε φωνεῖν· τίνι τρόπῳ καθέστατε,

δείσαντες ἢ στέρξαντες; ὡς θέλοντος ἂν

ἐμοῦ προσαρκεῖν πᾶν· δυσάλγητος γὰρ ἂν

εἴην τοιάνδε μὴ οὐ κατοικτίρων ἕδραν.

{ΙΕΡΕΥΣ}

Ἀλλ´, ὦ κρατύνων Οἰδίπους χώρας ἐμῆς,

ὁρᾷς μὲν ἡμᾶς ἡλίκοι προσήμεθα

βωμοῖσι τοῖς σοῖς, οἱ μὲν οὐδέπω μακρὰν

πτέσθαι σθένοντες, οἱ δὲ σὺν γήρᾳ βαρεῖς,

ἱερεύς, ἐγὼ μὲν Ζηνός, οἵδε τ´ ᾐθέων

λεκτοί· τὸ δ´ ἄλλο φῦλον ἐξεστεμμένον

ἀγοραῖσι θακεῖ, πρός τε Παλλάδος διπλοῖς

ναοῖς, ἐπ´ Ἰσμηνοῦ τε μαντείᾳ σποδῷ.

Πόλις γάρ, ὥσπερ καὐτὸς εἰσορᾷς, ἄγαν

ἤδη σαλεύει, κἀνακουφίσαι κάρα

βυθῶν ἔτ´ οὐχ οἵα τε φοινίου σάλου,

φθίνουσα μὲν κάλυξιν ἐγκάρποις χθονός,

φθίνουσα δ´ ἀγέλαις βουνόμοις τόκοισί τε

ἀγόνοις γυναικῶν· ἐν δ´ ὁ πυρφόρος θεὸς

σκήψας ἐλαύνει, λοιμὸς ἔχθιστος, πόλιν,

ὑφ´ οὗ κενοῦται δῶμα Καδμεῖον, μέλας δ´

Ἅιδης στεναγμοῖς καὶ γόοις πλουτίζεται.

Θεοῖσι μέν νυν οὐκ ἰσούμενός ς´ ἐγὼ

οὐδ´ οἵδε παῖδες ἑζόμεσθ´ ἐφέστιοι,

ἀνδρῶν δὲ πρῶτον ἔν τε συμφοραῖς βίου

κρίνοντες ἔν τε δαιμόνων ξυναλλαγαῖς,

ὅς γ´ ἐξέλυσας ἄστυ καδμεῖον μολὼν

σκληρᾶς ἀοιδοῦ δασμὸν ὃν παρείχομεν,

καὶ ταῦθ´ ὑφ´ ἡμῶν οὐδὲν ἐξειδὼς πλέον

οὐδ´ ἐκδιδαχθείς, ἀλλὰ προσθήκῃ θεοῦ

λέγῃ νομίζῃ θ´ ἡμὶν ὀρθῶσαι βίον.

Νῦν τ´, ὦ κράτιστον πᾶσιν Οἰδίπου κάρα,

ἱκετεύομέν σε πάντες οἵδε πρόστροποι

ἀλκήν τιν´ εὑρεῖν ἡμίν, εἴτε του θεῶν

φήμην ἀκούσας εἴτ´ ἀπ´ ἀνδρὸς οἶσθά του·

ὡς τοῖσιν ἐμπείροισι καὶ τὰς ξυμφορὰς

45 ζώσας ὁρῶ μάλιστα τῶν βουλευμάτων.

Ἴθ´, ὦ βροτῶν ἄριστ´, ἀνόρθωσον πόλιν·

ἴθ´, εὐλαβήθηθ´· ὡς σὲ νῦν μὲν ἥδε γῆ

σωτῆρα κλῄζει τῆς πάρος προθυμίας·

ἀρχῆς δὲ τῆς σῆς μηδαμῶς μεμνώμεθα

στάντες τ´ ἐς ὀρθὸν καὶ πεσόντες ὕστερον,

ἀλλ´ ἀσφαλείᾳ τήνδ´ ἀνόρθωσον πόλιν.

ŒDIPE :

Mes enfants, jeune génération de l’antique Cadmos, pourquoi êtes-vous donc assis devant moi, portant, en suppliants, des rameaux d’olivier entourés de laine ? La cité est pleine à la fois de vapeurs d’encens, à la fois de péans et de gémissements ; cela, je n’ai pas voulu l’entendre d’un messager étranger, enfants, et je suis venu ici moi-même, moi que l’on appelle Œdipe,connu de tous.

Hé bien, vieillard, parle, puisque il convient que tu parles à la place de ceux-ci ; quelle est cette attitude ? Craignez-vous ou souhaitez-vous quelque chose ? Je voudrais vous secourir pleinement ; je serais insensible en effet, si je n’avais pitié d’une telle supplication

LE PRÊTRE :

Hé bien, Œdipe, maître de mon pays, tu vois de quel âge différent nous sommes, nous qui venons vers tes autels : les uns n’ont pas encore la force de voler, les autres sont alourdis par la vieillesse, moi, le prêtre de Zeus, et eux, l’élite de la jeunesse ; le reste de la foule, couronnée de rameaux, est assise sur la place, devant le double temple de Pallas, près de la cendre prophétique d’Isménos. La cité, comme tu le vois toi aussi, est désormais trop secouée, et elle ne peut plus relever la tête des abîmes d’une mer meurtrière : elle périt dans les germes féconds de la terre, elle périt dans les troupeaux paissant et dans les enfantements stériles des femmes. Le dieu porte-feu, qui s’est abattu sur elle, parcourt la cité, le plus odieux des fléaux, par lequel la demeure de Cadmos est vidée ; et le noir Hadès s’enrichit de nos plaintes et de nos gémissements. Assurément ce n’est pas en t’égalant aux dieux, ni moi ni ces enfants, que nous sommes assis en suppliants, mais en te jugeant le premier des hommes dans les malheurs de la vie, et dans les relations avec les démons, toi qui as, par ta venue, délivré la ville de Cadmos du tribut que nous payions à la dure chanteuse, et cela sans rien savoir de plus par nous, sans avoir rien appris, mais l’on dit et l’on pense que par l’assistance d’un dieu tu as redressé notre vie. À présent, Œdipe, notre maître à tous, nous t’implorons tous, suppliants, de nous trouver une assistance, soit en écoutant la voix de l’un des dieux, soit que tu sois éclairé par quelque homme ; car c’est chez les hommes d’expérience que je vois le plus, l’ayant vécu, le succès de leurs conseils. Allons, le meilleur des mortels, redresse la cité ; allons, prends soin de ton honneur ; car cette terre t’appelle son sauveur à cause de ton zèle d’autrefois ; que jamais nous ne gardions ce souvenir de ton règne, qu’ayant été sauvés nous sommes retombés plus tard, mais remets cette cité en sécurité.

Commentaire :

Pour une analyse phrase par phrase, voir ici.

Il s’agit ici d’une « scène d’exposition », en trimètres iambiques. Elle comprend une réplique d’Œdipe, dont c’est la première apparition, suivie de la réponse longuement développée du chef de chœur, prêtre de Zeus.

On notera le caractère conventionnel de cette introduction : il est tout de même très improbable qu’Œdipe, un « bon roi », ne soit pas au courant des cataclysmes qui se sont abattus sur sa ville, et ignore pourquoi la foule s’est massée au pied de son palais pour le supplier d’intervenir !… Mais il faut bien que le spectateur, lui, comprenne à quel moment de l’action l’on se situe, dans ce mythe que par ailleurs, il connaît par cœur…

Une atmosphère tragique :

  • Description d’une foule suppliante, silentieuse – seul parle son porte-parole, le prêtre ; on mentionne aussi les « vapeurs d’encens » (indication de mise en scène ?)
  • Lexique de la supplication, de la plainte
  • Description du cataclysme par le prêtre : une cité en train de mourir, frappée par la triple malédiction (stérilité du sol, des animaux, des femmes) et menacée par la peste.

Mise en évidence d’un personnage hors du commun :

  • Le protagoniste est présent dès la première minute de la pièce ; il est le 1er à parler ;
  • Le prêtre s’adresse à lui avec le plus grand respect ; il existe des relations quasi filiales entre la ville et son roi ; le prêtre rappelle d’ailleurs qu’Œdipe a déjà sauvé la ville du Sphinx (v. 35-39).

Une invite pressante

  • Œdipe ne saurait se soustraire à son devoir, qui est de sauver la cité (le mot πόλις est répété à trois reprises) ; il se doit à elle ; le destin individuel s’efface devant le destin collectif.
  • Ironie tragique : le héros n’est qu’un homme, mais il semble avoir des relations privilégiées avec les dieux : chacun sait ce qu’il en est en réalité…

LE PERSONNAGE DE JOCASTE.

Jocaste n’intéressait guère la légende avant Sophocle : épouse incestueuse sans le savoir, elle donne 4 enfants à Œdipe ; puis, découvrant la vérité elle se suicide. Mais elle n’a pas véritablement de psychologie: elle subit, simplement son destin. Peut-être la place subalterne occupée par la femme dans la société grecque explique-t-elle ce relatif effacement.

LE ROLE DRAMATIQUE :

Dans cette tragédie fortement centrée sur le protagoniste, deux autres personnages jouent un rôle important : Jocaste et Créon.

Le rôle de Jocaste était interprété par le deutéragoniste, qui assumait aussi celui du grand prêtre et celui du serviteur de Laïos. Il est fortement concentré : elle apparaît pour la 1ère fois au milieu du second épisode ; ensuite elle est présente pendant tout le 3ème épisode, pour disparaître définitivement peu avant la fin de celui-ci, quand elle « rentre, éperdue, dans le palais » (p.221)

Son rôle dramatique est important : d’abord elle calme la querelle entre Œdipe et Créon ; puis c’est elle qui par ses confidences sur le passé amène Œdipe à s’interroger sur lui-même, amorce du mouvement de révélation qui va se prolonger durant tout le 3ème épisode.Elle est un peu la mémoire vivante de Thèbes : c’est ainsi qu’elle peut révéler à Œdipe les circonstances de la mort de Laïos, l’ancien Roi.

L’ÉPOUSE AIMANTE D’UN COUPLE UNI.

Chez les modernes, Jocaste a un côté inquiétant : cf chez Cocteau, elle est l’épouse vieillissante attirée par les jeunes gens qui lui rappellent le fils perdu; Rien de tel chez Sophocle : toute différence d’âge est gommée. Il n’y a rien d’ambigu dans ce mariage, d’abord politique, mais qui a donné naissance à un couple heureux.

Ainsi, Œdipe s’adresse tendrement à elle : cf v.950, page 216. Il écoute ses conseils quand elle lui demande d’oublier sa querelle avec Créon, et il accepte de parler avec elle de cette querelle alors que le Chœur refusait de la mettre au courant (v. 700). Pour le Corinthien qui arrive à Thèbes, le couple paraît exemplaire (v.929-930).

L’affection conjugale apparaît plus encore chez l’épouse. Dès qu’elle apprend les prédictions de Tirésias, elle s’attache à calmer son mari en proclamant l’absurdité des oracles. Quand elle le voit épouvanté à la mention du carrefour du crime, elle fait tout pour le rassurer en confirmant le témoignage du berger censé l’innocenter. Enfin, elle exulte de joie en apprenant la mort de Polybe : Œdipe, croit-elle, n’aura plus à craindre de tuer son père !

PARTICULARITÉS PLUS INDIVIDUELLES :

Toutefois, cette tendresse prend une tonalité singulièrement protectrice : elle lui cache ses propres inquiétudes, veut l’aider à vivre par tous les moyens (v 802) et attend d’être seule pour faire en secret des offrandes aux Dieux, dans l’espoir de diminuer les angoisses de son époux (v.914-915). Elle lui propose même de s’abandonner tout simplement aux hasards de la vie (v.979) : il y a une composante maternelle dans son amour pour Œdipe.

Elle lutte pour la vie d’Œdipe : elle se montre agressive à l’égard des Devins et des Oracles. Elle n’est pas mécréante, elle prie les Dieux, mais elle ne pardonne pas aux oracles de lui avoir fait perdre son fils unique (v.857-858). Cette blessure lui donne une sorte d’hybris qui inquiète le chœur (v.873).

LE DESTIN DE JOCASTE :

En tous cas, cette hybris va trouver une punition atroce, mise en scène par l’avolution dramatique : au cours du 3ème épisode, elle écoute en silence les révélations du Corinthien, tout fier d’éclairer Œdipe sur son adoption. Elle se tait et n’intervient que pour supplier Œdipe de ne pas aller plus loin (v1060-1061) : repli terrifié dans la protection du silence, qui est un sommet de la pièce.

Jocaste est donc aussi une victime. Son destin s’achève sur 2 images successives, dressées dans l’imaginaire des spectateurs par la parole du messager : la vision de Jocaste gémissant sur son lit maudit « où misérable elle enfanta un époux de son époux et des enfants de son enfant » (v.1249-1250), et celle de son corps pendu (v.1264-1265). Ici, le pathétique est augmenté par la présence d’Œdipe qui a lui-même ouvert les portes du Gynécée.

Ainsi, à la grandeur d’Œdipe répond une autre forme de grandeur : celle de la femme, ou plutôt de la mère qui se sent irrémédiablement souillée par son union involontaire avec son époux-enfant, mais était prête à se taire pour le protéger jusqu’au bout.

LA JOCASTE D’Œdipe Roi ET LA GERTRUDE D’Hamlet.

De nombreuses analogies :

Dans la situation :

Toutes deux sont reines, et veuves vite remariées ; leurs maris ont été assassinés par un proche. Toutes deux – l’une volontairement, l’autre à son insu – commettent l’inceste. Toutes deux sont attachées par des liens forts à leur fils. Séduction et répulsion entre Gertrude et Hamlet, tendresse conjugale entre Jocaste et Œdipe. Leur condition royale, comme leur destin, les rapproche : Gertrude meurt empoisonnée, Jocaste se pend.

Dans l’importance dramatique :

Certes, Jocaste appraît peu (cf ci-dessus), alors que Gertrude est présente dans 10 scènes sur 20 ; mais dans les deux cas, leur présence intervient à des moments clés.. La scène centrale d’Œdipe Roi (scène 8, la double confidence) comme celle d’Hamlet (III, 4, scène de la chambre) met en présence le héros et sa mère, et fonctionne comme une scène de révélation.

Féminité et souillure :

Dans les deux pièces on retrouve le thème de la souillure : la peste sur Thèbes, le poison qui a tué le roi et contaminé Elseneur au point que le royaume paraît gangrené. Dans les deux cas, la souillure est liée à un double crime : le parricide et l’inceste.

le complexe maternel :

Mère et fils :

« Oh très chère femme, Jocaste que j’aime » (v 950) : les relations Œdipe / Jocaste sont des relations de tendresse. Même chose chez Hamlet, même si l’inceste avec Claudius suscite sa répulsion pour Gertrude. Les deux femmes font preuve de la même tendresse, l’une pour son époux, l’autre pour son fils : « la Reine, sa mère, ne vit que de le voir » (IV, 7).

Le poids de la figure maternelle :

Ce qui est accompli par Œdipe (le parricide et l’inceste) ne l’est que par procuration chez Shakespeare. Claudius réalise le voeu inconscient d’Hamlet. Mais les deux femmes unissent les qualités de mère et d’amante. Quand Jocaste quitte la scène définitivement, elle sait. Et elle a tout essayé pour arrêter son fils dans sa quête de la vérité. Quant à Gertrude, son amour pour son fils s’unit à une sensualité marquée pour Claudius, son beau-frère. Figure féminine qui se dédouble d’ailleurs avec Ophélie, qui concentre le rejet de la féminité chez Hamlet, né de sa réprobation à l’égard de la conduite de sa mère.

Conclusion :

Bien des traits distinguent ces deux images de la femme, mais toutes deux unissent, à travers le motif de l’inceste, l’ambivalence de la femme, épouse et mère.

LE CHŒUR DANS ŒDIPE-ROI

1- LES INTERVENTIONS DU CHŒUR :

La Parodos :

Le chœur des vieillards, notables de Thèbes, entre en chantant les souffrances de la ville et invoque le secours de la parole éternelle, celle d’Apollon transmise par l’oracle, puis de plusieurs Dieux dont il appelle les pouvoirs avant de terminer par une adresse au Dieu éponyme de Thèbes, Dionysos.(Folio, p.190-192)

Episode 1 :

Dialogue entre Œdipe et le Choryphée : le chœur, troublé par le caractère parcellaire et incomplet de l’oracle, suggère de faire appel à Tirésias, le devin aveugle, en fait déjà convoqué par Œdipe (Folio, p.193-194)

Stasimon 1 :

En l’absence d’Œdipe, le chœur ébranlé dans sa piété par les propos de Tirésias, hésite entre l’espoir de retrouver le coupable, présenté comme un gibier traqué, et son inquiétude sur le sort d’Œdipe, inexplicablement désigné comme le meurtrier. Respectueux de la fonction divinatoire, il se réfugie dans l’absence de preuves pour réaffirmer sa confiance envers Œdipe. (Folio p. 201-202). Voir explication de texte.

Episode 2 :

Créon entre et prend le chœur à témoin : les accusations d’Œdipe sont mensongères. Court dialogue entre Créon et le Choryphée : celui-ci invoque la colère qui a pu pousser Œdipe, et refuse d’entrer dans la querelle. (Folio p. 202)

Puis le Choryphée avertit Œdipe : « trop vite décider n’est pas sans risque, Roi ». (Folio p.205)

Il fait appel à Jocaste pour calmer la querelle (Folio p. 206)

Enfin, il supplie Œdipe de respecter Créon (p. 207) : ici, alternance de vers parlés et chantés. Enfin, il refuse de dire à Jocaste le sujet de la dispute ; et il réitère sa confiance à Œdipe : « Je me montrerais insensé, privé de raison si je me détachais de toi » (p. 208)

Stasimon 2 : (p. 214)

Le chœur – c’est son unique moment de défection – chante sa piété et son obéissance à l’ordre divin en flétrissant indirectement, à travers des formules généralisantes, la démesure (hybris) d’Œdipe, et l’impiété du couple qui met en doute la parole des oracles : « la démesure enfante le tyran » (p. 214). L’appel à une figure tutélaire ne s’adresse plus à Œdipe, mortel, mais à la divinité.

Episode 3 :

Après les révélations sur la naissance d’Œdipe, dans une tension extrême, le Corinthien, puis Œdipe font appel au chœur pour établir le lien entre le berger sauveur et l’unique témoin du meurtre de Laïos (p. 220). Mais Jocaste refuse de confirmer, comme le Choryphée le lui demande, l’évidence qui lie l’un à l’autre. Devant son épouvante, le chœur, moins aveugle qu’Œdipe, pressent quelque grand malheur. (p. 220-221)

Stasimon 3 :

Pour « distraire » Œdipe – manifestement le seul à refuser le cheminement de la vérité – le chœur chante sa foi dans les origines divines du héros, né au creux des montagnes du Cithéron, des amours d’Apollon (Loxias), de Pan, ou de Dionysos. (p. 221–222)

Episode 4 :

Le chœur reconnaît le vieux berger qui a sauvé le nourrisson. (p.222)

Stasimon 4 :

Le chœur psalmodie le topos de la précarité humaine et plaint le destin d’Œdipe dans lequel se conjuguent les extrêmes de l’aventure humaine : l’alliance des contraires, l’apparence et la vérité, l’épiphanie glorieuse et la chute, la toute–puissance et la malédiction. Il lie son sort à celui d’Œdipe, qui le ramène au malheur après l’avoir sauvé. (p. 225–226)

Exode :

Dialogue parlé entre le Choryphée et un messager qui annonce la mort de Jocaste et la mutilation d’Œdipe. Puis commos (dialogue lyrique entre un acteur et le chœur) où la plainte du chœur se mêle à celle d’Œdipe ; le choryphée exprime l’incompréhension des témoins devant le châtiment, redoublement selon lui inutile de la fatalité (p.229–230). Œdipe en revendique la responsabilité face aux choreutes qui déplorent dans une compassion terrifiée son malheur, tout en regrettant le surgissement de la vérité.

Enfin, après avoir assisté à la sortie des deux filles d’Œdipe, puis de celui–ci, le choryphée clôt la tragédie sur une invitation à la prudence dans l’appréciation précoce du bonheur d’un homme.

Conclusion : Le chœur représente donc la cité. C’est une instance de jugement, qui transforme le mythe en procès, dès que le Roi sauveur est ébranlé dans son autorité par la 1ère accusation de Tirésias. Celui que la tuch a transformé en maître absolu, invité une 2ème fois à restaurer l’ordre dans la cité, devient aux yeux de la collectivité qui l’a couronné le facteur du désordre.

La cité (par la voix du grand–prêtre) a demandé à Œdipe de mener l’enquête (p. 186) puis par la voix du chœur a accompagné son espérance (p. 201), ses doutes (le chœur cesse de l’invoquer pour appeler à son secours Phébus (p. 190) puis Zeus (p214)), s’opposant à lui quand la vérité approche (p. 221), elle se retourne peu à peu contre lui : c’est à elle–même que la cité offre un sacrifice expiatoire. Œdipe, le bouc émissaire, prend sur lui toute la souillure, prononçant alors les paroles les plus rassurantes (p. 232).


LES RECITS DANS Œdipe ROI.

Trois récits d’un seul tenant :

  • page 209, récit de Jocaste à Œdipe ;
  • page 211, récit d’Œdipe à Jocaste ;
  • page 227-228, récit du méssager.

Deux récits discontinus, éclatés dans un interrogatoire :

  • récit du Corinthien, page 219 ;
  • récit du vieux serviteur, pages 223-225.

Leur fonction :

Fonction informative, surtout pour le dernier récit (le Messager) : il s’agit d’annoncer au public ce qui vient de se dérouler à l’intérieur du palais, et de clore le destin d’un des personnages principaux : Jocaste. En même temps, prépare la dernière apparition, très spectaculaire, d’Œdipe.

Fonction dramatique : Les quatre premiers récits font référence au passé, et s’emboîtent comme un puzzle, pour reconstruire le passé d’Œdipe. Dévoilement progressif pour les personnages, complet pour le public, montrent en même temps l’aveuglement des personnages. Ex, récit 1 : Œdipe ne retient qu’un élément, le carrefour.
Récit 2 : Ne retient qu’un élément de la souillure, le fait d’avoir épousé la femme de sa victime. = situation d’ironie tragique.

Ce sont les récits qui font avancer l’action.

Fonction tragique : Alors qu’Œdipe considère encore que l’oracle lui parle de l’avenir (donc qu’il peut encore y échapper, cf 2ème récit), les récits lui font découvrir que cet oracle est déjà accompli, donc irréversible. Le récit, c’est la matérialisation verbale du tragique.


ŒDIPE COMME BOUC EMISSAIRE

Dans La Violence et le sacré, René Girard écrit que :

« Œdipe n’est pas coupable au sens moderne mais il est responsable des malheurs de la cité. Son rôle est celui d’un véritable bouc émissaire humain. »
Et il ajoute que :
« L’enquête toute entière est une chasse au bouc émissaire qui se retourne, en fin de compte, contre celui qui l’a inaugurée. »

En vous appuyant précisément sur le texte de Sophocle, vous direz si vous êtes d’accord avec cette interprétation.

Œdipe ne saurait être considéré comme coupable au sens moderne du terme : il n’a tué son père que dans ce qui peut s’apparenter à un acte de légitime défense, et sans savoir qu’il s’agissait de son père. Quant à l’inceste, non seulement il ne l’a pas commis volontairement, mais toute sa vie n’a été qu’un effort éperdu pour y échapper. Œdipe serait donc acquitté devant un tribunal humain.

Il est cependant responsable des malheurs de la cité : c’est en effet très clairement sa présence qui irrite les Dieux, et cause le « loïmos », la peste, dont meurent les Thébains. Il porte en lui une souillure, catégorie religieuse (c’est à dire ni morale, ni juridique).

Il assume d’ailleurs pleinement cette responsabilité : cf. 1ère scène, face au prêtre : en tant que Roi, il se doit d’écarter la souillure. En tant qu’être marqué par le destin, il ne se révolte pas et accepte l’exil qu’il a lui-même prononcé.

Non seulement il est responsable, mais il est même seul responsable : « il n’est pas d’autre mortel qui doive souffrir autant que moi », dit-il pour rassurer le chœur.

Enfin, René Girard a raison de montrer qu’il s’agit d’une chasse au bouc émissaire « qui se retourne contre celui qui l’a inaugurée » : voir les nombreuses métaphores de la chasse (1er stasimon, p. ex, images de la cavale et du taureau). Œdipe cherche d’abord à reporter la responsabilité sur quelqu’un d’autre, des coupables « logiques » : Créon et Tirésias. Mais à la fin, toute la culpabilité (au sens religieux !) retombe sur lui.


En quoi peut-on assimiler Œdipe-Roi à une enquête policière ?

  • Par le thème principal : un meurtre a été commis, il s’agit de retrouver l’assassin. Il y a eu des témoins du meurtre (le vieux serviteur qui accompagnait Laïos), et Jocaste elle-même, mémoire de Thèbes, connaït l’histoire.
  • Par la présence d’un enquêteur, comme toujours un fin limier : Œdipe a déjà fait ses preuves en trouvant l’énigme du Sphinx ;
  • Par la « fausse piste » : Tirésias lui révèle la vérité, mais l’enquêteur ne le croit pas, et part sur une toute autre hypothèse.
  • Par la manière, d’ailleurs brutale, dont Œdipe cherche à arracher la vérité à des témoins qui se dérobent, il y a là comme un interrogatoire.
  • Enfin, par la résolution de l’énigme.

On peut donc dire qu’ Œdipe-Roi est à l’origine de la littérature policière. D’ailleurs, Gallimard vient d’en faire paraître une adaptation… dans la Série Noire ! (N° 2355, traduit par Didier Lamaison)

Deux variantes fondamentales toutefois :

a) le public connaît l’assassin, et il n’y a donc pas de suspense : mais les Colombo sont aussi construits de cette manière ;

b) l’assassin et l’enquêteur ne font qu’un : ce qui a permis de dire que plus qu’une enquête, on avait ici affaire à une analyse : le sujet découvre peu à peu la vérité sur lui-même.

 

Les lieux dans Œdipe-Roi de Sophocle 

Dans toute tragédie, l’espace et sa représentation joue un rôle important ; c’est encore plus vrai d’Œdipe-Roi, de Sophocle, dans laquelle les lieux et les déplacements font partie de la « machine infernale » dont le héros va être la victime.

Espace scénique, espace géographique, politique, et religieux, les lieux sont ici chargés d’une force symbolique sans égale.

Un espace scénique qui est aussi un lieu politique :

La pièce se déroule dans un décor unique, représentant une place publique face à un palais royal. Cela permet un resserrement de l’action, qui se concentre dans un espace réduit, à forte charge symbolique :

  • De même que le chœur représente la Cité, le Palais représente le cœur politique de la ville ; or la malédiction qui frappe Thèbes vient précisément de ce palais.
  • On note de nombreuses allées et venues des personnages de l’intérieur vers l’extérieur (Jocaste sort pour s’interposer entre Œdipe et Créon, Œdipe sort pour recevoir les messagers…) ou de l’extérieur vers l’intérieur : ce retour vers le lieu privé, notamment le cœur du Palais, la chambre nuptiale, – lieu où se joue l’avenir de la dynastie – correspond toujours à un moment de crise profonde : Jocaste, puis Œdipe, entrent au Palais au moment du dénouement.
  • Enfin, le Palais est le lieu où convergent tous les mouvements : arrivée de Créon, puis de Tirésias, du messager corinthien, du vieux berger… Venus de Delphes, Corinthe ou du Cithéron, tous se retrouvent sur cette place centrale qui est le lieu de la révélation.
  • Inversement, lors du dénouement, Œdipe quitte ce lieu central pour l’exil.

 

La configuration de ce lieu est elle-même symbolique : au début de la pièce, Œdipe se trouve sur la skènè, estrade surélevée par rapport à l’orchestra, où se tiennent d’abord les figurants (enfants suppliants), puis le chœur.  Cf. p. 192 : Œdipe parle au chœur « du haut de son seuil ».

Le seuil du palais est donc un lieu hautement symbolique, lieu de passage entre l’intérieur et l’extérieur, le privé et le public, le Roi et son peuple, la cité et les messagers venus de l’extérieur.

 

Quitter le palais est le signe d’une chute : l’exil est l’équivalent de la mort politique et sociale ; le vieux serviteur s’est de lui-même exilé sur le Cithéron ; Œdipe annonce solennellement que le coupable sera tué ou exilé ; il menace Créon de cette peine… et finit par la subir lui-même.

Comme dans la tragédie classique, quitter la scène est l’équivalent de la mort ; cf. le dénouement de Bérénice, de Racine.

 

Un espace géographique :

Au delà du lieu unique représenté sur scène, tout un espace familier aux Grecs nous est présenté.

Tout d’abord, la pièce se joue entre trois villes : Thèbes, Corinthe et Delphes.

  • Thèbes, c’est la ville, représentée par le chœur ; peu de choses nous en est dit : il est fait mention de temples, d’autels dédiés à Apollon, auprès desquels Jocaste vient prier… C’est une ville marquée par la violence : première violence infligée à l’enfant rejeté et abandonné, mort violente de son Roi, violence de la Sphinx, et pour finir la peste, qui ne se résout que par la mort de la Reine et l’exil d’Œdipe.
  • Delphes, ville de l’oracle (on l’appelle aussi Pythô) : c’est de là que revenait le père d’Œdipe lors de la fatale rencontre ; c’est de là que vient Créon au début de la pièce. C’est là que Tirésias invite Œdipe à se rendre… c’est le lieu de la parole vraie, mais toujours obscure : un exemple parmi d’autres, c’est l’oracle sur le parricide et l’inceste qui a fait oublier à Œdipe la réponse qu’il était venu chercher : le nom de son  vrai père et la vérité sur sa naissance ! Ville sacrée aux yeux des Grecs, Delphes est ici chargée d’une puissance tragique.
  • Corinthe représente le troisième sommet du triangle : ville où Œdipe a grandi, elle aurait dû  être son refuge le plus sûr, si une partie de la vérité ne lui avait été révélée trop tard. C’est de Corinthe que vient le messager, qui révèle à Jocaste la vérité sur Œdipe et précipite le dénouement.

Enfin, deux autres lieux prennent évidemment une importance considérable :

  • Le Cithéron, montagne quasi sacrée (voir le « chant épisodique » du 3ème épisode) où Œdipe enfant aurait dû mourir, et qui lui servira, croit-il, d’ultime refuge dans son exil ; lieu sauvage, où vivent des ours et des loups, et qui s’oppose donc aux lieux civilisés, aux villes, où le banni n’a plus sa place ;
  • Le carrefour de Phocide, où s’est déroulé le meurtre : inutile d’insister sur la valeur symbolique des carrefours, lieux par excellence où se joue le destin… où l’on fait généralement le mauvais choix…

Ainsi, dans Oedipe-Roi, tous les lieux ont une valeur tragique : lieux où s’accomplissent les crimes, et les oracles (le carrefour, la chambre nuptiale), lieux où les héros, pour un temps, croient échapper au destin (Corinthe, les remparts de Thèbes où Œdipe se croit vainqueur, le Palais où il pense exercer un pouvoir sans menaces), lieux enfin d’où part, inexorablement, une vérité qui les rattrape…

 

QUELQUES CITATIONS A RETENIR DANS ŒDIPE-ROI

  • « Oui, prends garde pour toi-même ! Ce pays aujourd’hui t’appelle son sauveur ,pour l’ardeur à le servir que tu lui montras naguère : ne va pas maintenant lui laisser de ton règne ce triste souvenir qu’après notre relèvement il aura ensuite marqué notre chute. » Le prêtre, prologue p. 186.
  • « Comment retrouver à cette heure la trace incertaine d’un crime si vieux ? » Œdipe, prologue p. 188
  • « Hé bien ! je reprendrai l’affaire à son début, et je l’éclaircirai, moi. […] Je me charge de la cause à la fois de Thèbes et du dieu. Et ce n’est pas pour des amis lointains, c’est pour moi que j’entends chasser d’ici cette souillure. quel que soit l’assassin, il peut vouloir un jour me frapper d’un coup tout pareil. Lorsque je défends Laïos, c’est moi-même aussi que je sers. » Œdipe, prologue p. 189
  • « Si le dieu m’assiste, on me verra sans doute triompher – ou périr. » Œdipe, Prologue p. 190
  • « Sache-le, c’est toi, c’est toi, le criminel qui souille ce pays ! » Tirésias, 1er épisode p. 197
  • « Quel est donc celui qu’à Delphes a désigné la parole prophétique comme ayant de sa  main sanglante consommé des forfaits passant tous les forfaits ? » Le chœur, 1er stasimon, p. 201
  • « A l’épouse du mort j’inflige une souillure, quand je la prends entre ces bras qui ont fait périr Laïos ! Suis-je donc pas un criminel ? suis-je pas tout impureté ? puisqu’il faut que je m’exile, et qu’exilé je renonce à revoir les miens, à fouler de mon pied le sol de ma patrie ; sinon je devrais tout ensemble entrer dans le lit de ma mère et devenir l’assassin de mon père, ce Polybe qui m’a engendré et nourri. Est-ce donc pas un dieu cruel qui m’a réservé ce destin ? » Œdipe, 2ème épisode, p. 212.
  • « Nous nous inquiétons, à voir Œdipe en désarroi, alors qu’il tient entre ses mains la barre de notre vaisseau ». Jocaste, 3ème épisode, p. 215.
  • « Ne redoute pas l’hymen d’une mère : bien des mortels ont déjà dans leurs rêves partagé le lit maternel ». Jocaste, 3ème épisode, p. 217
  • « Si je suis bon prophète, si mes lumières me révèlent le vrai, oui, par l’Olympe, je le jure, dès demain, à la pleine lune, tu t’entendras glorifier comme étant, ô Cithéron, le compatriote d’Œdipe / son nourricier, son père… » Le chœur, chant épisodique du 3ème épisode, p. 223.
  • « Hélas ! hélas ! ainsi à la fin tout serait vrai ! Ah ! lumière du jour, que je te voie ici pour la dernière fois, puisque aujourd’hui je me révèle le fils de qui je ne devais pas naître, l’époux de qui je ne devais pas l’être, le meurtrier de qui je ne devais pas tuer ! » Œdipe, 3ème épisode, p. 225.
  • « Apollon, mes amis ! oui c’est Apollon qui m’inflige à cette heure ces atroces, ces atroces disgrâces qui sont mon lot, mon lot désormais. Mais aucune autre main n’a frappé que la mienne, la mienne, malheureux ! » Œdipe, 5ème épisode, p. 230.
  • « Ah ! croyez-moi, n’ayez pas peur : mes maux à moi, il n’est point d’autres mortels qui soit fait pour les porter. » Œdipe, 5ème épisode, p. 232.
  • « Ne prétends donc pas triompher toujours : les triomphes n’ont pas accompagné ta vie. » Créon, 5ème épisode, p. 235.
  • « C’est donc ce dernier jour qu’il faut, pour un mortel, toujours considérer. Gardons-nous d’appeler jamais un homme heureux, avant qu’il ait franchi le terme de sa vie sans avoir subi un chagrin. » Le coryphée, exodos p. 236.

 

ŒDIPE-ROI ET LES GOMMES D’ALAIN ROBBE-GRILLET

Les Gommes est un roman d’Alain Robbe-Grillet, qui fut l’un des auteurs phare du « Nouveau Roman », qui prétendait rénover le roman en renonçant à l’illusion réaliste, en mettant en doute la notion même de personnage (et plus encore de psychologie…), et en donnant une place primordiale à la description des lieux et des objets. Parmi les auteurs les plus connus de ce mouvement figurent notamment Nathalie Sarraute, Michel Butor, Claude Ollier…

Les Gommes a été publié en 1953 aux Editions de Minuit. C’est à cette édition  que nous ferons référence.

Résumé de l’action :

Un inspecteur des services spéciaux, Wallas, vient dans une ville dont on ne connaît pas le nom enquêter sur un meurtre : un certain Daniel Dupont aurait été assassiné par une mystérieuse organisation de terroristes, auteur de huit crimes en  neuf jours, tous commis à la même heure, et concernant des rouages discrets du pouvoir.

Au cours de son enquête, Wallas rencontre de nombreux personnages, qui tous le mettent sur de fausses pistes : en effet, il ignore un élément essentiel : en réalité, Daniel Dupont n’est pas mort…

C’est ainsi qu’il sera amené, à la suite de quiproquos, à devenir lui-même l’assassin qu’il recherche !

 

Les rapports avec Œdipe-Roi : 

Outre le fait que Wallas, l’enquêteur, est en réalité l’assassin qu’il recherche – et l’on aura reconnu la trame de la tragédie de Sophocle -, Alain Robbe-Grillet a semé de nombreux indices qui nous font penser à Œdipe-Roi :

  • Le roman commence par un prologue, au cours duquel apparaît un personnage récurrent ensuite : il s’agit d’un ivrogne qui a la manie des devinettes ; or celles qu’il pose font directement allusion soit à la légende de la Sphinx, soit à l’histoire d’Œdipe (cf. notamment p. 233-234 : « quel est l’animal qui est parricide le matin, inceste à midi et aveugle le soir ? »). De surcroît, l’ivrogne s’obstine à confondre Wallas et Garinati, l’assassin maladroit qui a raté Daniel Dupont ! La ressemblance des deux hommes sera d’ailleurs confirmée par de nombreux témoins : demoiselle des postes, etc. (voir p. 122-123)
  • Dès la p. 61, nous apprenons que Wallas est jadis venu dans cette ville avec sa mère… or Wallas finit par se souvenir, p. 238-39 que le parent qu’ils étaient venus chercher n’était autre que son père !
  • A propos du crime, p. 72, le commissaire Laurent affirme que le criminel est étranger à la ville : « le coup de pistolet qui a tué Daniel Dupont est parti d’un autre monde ! »
  • La ville apparaît comme un véritable labyrinthe : à chaque carrefour Wallas se trompe de route, car elles se ressemblent toutes. Cependant à l’endroit central, place de la préfecture, se dresse une statue à sujet grec, dont le sculpteur s’appelle… Daulis : allusion sans doute au « carrefour de Delphes et de Daulie » de Sophocle (p. 89). Quant à la clinique du Docteur Juard, chez qui se cache Daniel Dupont, elle se trouve… rue de Corinthe ! Or Wallas est sans cesse empêché de s’y rendre, par toutes sortes de contretemps… Corinthe, le refuge impossible ! S’il avait pu s’apercevoir que D. Dupont, bien vivant, s’y cachait, il aurait évidemment éviter de devenir un assassin.
  • P. 108, le motif d’un rideau (derrière lequel se cache un témoin décisif) représente un enfant abandonné, nourri à la mamelle d’une brebis, tandis que deux bergers se penchent vers lui… Allusion évidente à l’abandon d’Œdipe sur le Cithéron. D’ailleurs, quelques pages plus loin (p. 119), l’ivrogne déjà mentionné traite confusément Wallas « d’enfant trouvé » : il a donc le double rôle de la Sphinx et de l’ivrogne qui par ses propos avait chassé Œdipe de Corinthe dans la tragédie de Sophocle.
  • Wallas est perpétuellement à la recherche d’une gomme mystérieuse, (« très douce et friable »), dont il a vu autrefois un modèle. Le nom de la marque était à demi effacé, mais il subsistait la syllabe centrale : … di … (p. 132)
  • Dans la boutique de l’ex-épouse de Daniel Dupont, se trouve une vitrine un peu étrange : un cliché agrandi représentant le pavillon de la victime – située précisément à un carrefour -, et un peintre en train de représenter un paysage… les ruines de Thèbes ! (p. 131-132 et p. 177)
  • Il est fait allusion à une épidémie p. 208 ; et dans le salon d’attente de la clinique du Docteur Juard se trouve tout un rayonnage de livres consacrés à la peste !
  • Dans une sorte de rêverie éveillée, Wallas se voit dans le rôle d’Œdipe, dans le prologue de Sophocle (p. 238) :

« La scène se passe dans une cité de style pompéien – et, plus particulièrement, sur une place rectangulaire dont le fond est occupé par un temple (ou un théâtre, ou quelque chose du même genre) et les autres côtés par divers monuments de plus petite dimension, isolés entre eux par de larges voies dallées. Wallas ne sait plus d’où lui vient cette image. Il parle – tantôt au milieu de la place – tantôt sur des marches, de très longues marches – à des personnages qu’il n’arrive plus à séparer les uns des autres, mais qui étaient à l’origine nettement caractérisés et distincts. Lui-même a un rôle précis probablement de premier plan, officiel peut-être. Le souvenir devient brusquement très aigu ; prendant une fraction de seconde, toute la scène prend une densité extraordinaire. mais quelle scène ? Il a juste eu le temps de s’entendre dire :
– Et il y a longtemps que cela s’est passé ?
Aussitôt tout a disparu, l’assemblée, les marches, le temple, le parvis rectangulaire et ses monuments. Il n’a jamais rien vu de semblable. »

  • La montre de Wallas s’est arrêtée, dès le début du roman, à sept heures trente – l’heure présumée du crime, et l’heure à laquelle, lui, Wallas, sera effectivement amené à tuer Daniel Dupont. Mais cette coïncidence n’apparaît qu’à la fin, lorsqu’une fois le crime accompli, la montre redémarre… Le temps repart.
  • Enfin, à la fin du roman, « Wallas […] a retiré ses chaussures qui lui faisaient mal ; ses pieds sont enflés à force de marcher » (p. 259).

La tragédie de Sophocle sert donc constamment de contrepoint à l’histoire de Wallas ; le lecteur est invité à anticiper sur les aventures du personnage – à condition, bien sûr de connaître Œdipe-Roi ! et à deviner qu’en réalité sa mission n’est pas celle qu’il croit : il a été envoyé là, non pour trouver un assassin, mais pour exécuter lui-même la victime. Les conséquences seront certes moins tragiques que pour le personnage d’Œdipe : destiné dès le départ à quitter le Service des Enquêtes (il lui manque quelques millimètres carrés de surface crânienne), il réalise effectivement ce destin en démissionnant. Un départ qui évoque, de loin, l’exil d’Œdipe…

S’agit-il d’un modèle ?

Dire qu’Œdipe-Roi a servi de modèle à Robbe-Grillet serait très excessif : le climat tragique n’est guère présent (on ne s’émeut guère du sort de la victime, personnage peu sympathique au demeurant, ni à vrai dire sur celui de Wallas, enquêteur maladroit et sans envergure, constamment gêné par un sentiment de culpabilité…) ; le personnage de Jocaste est absent : on ne saurait l’identifier à l’ex-épouse de Dupont, belle jeune femme qui ne semble qu’intéresser Wallas que de très loin…

Il s’agit donc, plutôt que d’une réécriture, d’un jeu avec le lecteur, qui a pour fonction de rompre avec le réalisme, l’illusion de réel, et de souligner le caractère ludique, artificiel de la fiction. Les Gommes sont l’un des tous premiers « nouveaux romans », qui précisément, dans les années soixante, refuseront aussi bien la notion de personnage que celle de fiction romanesque. Nous entrons dans « L’Ère du Soupçon », pour reprendre un titre de Nathalie Sarraute…