Eschyle (525-457 av. J-C)

Les Perses Les Sept contre Thèbes
Prométhée enchaîné Agamemnon Les Choéphores Les Euménides

Eschyle, Les Suppliantes

Les cinquante filles de Danaos refusent le mariage : or leurs cinquante cousins, fils d’Égyptos, prétendent le leur imposer. Elles se réfugient donc auprès de Pélasgos, roi d’Argos, avec leur père ; dans ce passage, elles expliquent au Roi qu’elles sont elles-mêmes de sang argien, car descendantes d’Io, que Zeus aima, et qu’Héra, jalouse, transforma en génisse… Cette tragédie est probablement la plus ancienne d’Eschyle.

(ΒΑΣΙΛΕΥΣ)
ποδαπὸν ὅμιλον τόνδ´ ἀνελληνόστολον
235    πέπλοισι βαρβάροισι κἀμπυκώμασι
χλίοντα προσφωνοῦμεν; οὐ γὰρ Ἀργολὶς
ἐσθὴς γυναικῶν οὐδ´ ἀφ´ Ἑλλάδος τόπων.
ὅπως δὲ χώραν οὔτε κηρύκων ὕπο,
ἀπρόξενοί τε, νόσφιν ἡγητῶν, μολεῖν
240    ἔτλητ´ ἀτρέστως, τοῦτο θαυμαστὸν πέλει.
κλάδοι γε μὲν δὴ κατὰ νόμους ἀφικτόρων
κεῖνται παρ´ ὑμῶν πρὸς θεοῖς ἀγωνίοις·
μόνον τόδ´ Ἑλλὰς χθὼν συνοίσεται στόχῳ.
καὶ τἄλλα πόλλ´ ἐπεικάσαι δίκαιον ἦν,
245    εἰ μὴ παρόντι φθόγγος ἦν ὁ σημανῶν.
(ΧΟΡΟΣ)
Εἴρηκας ἀμφὶ κόσμον ἀψευδῆ λόγον.
Ἐγὼ δὲ πρὸς σὲ πότερον ὡς ἔτην λέγω,
ἢ τηρὸν ἱεροῦ ῥάβδου, ἢ πόλεως ἀγόν ;
(ΒΑΣΙΛΕΥΣ)
πρὸς ταῦτ´ ἀμείβου καὶ λέγ´ εὐθαρσὴς ἐμοί.
250    τοῦ γηγενοῦς γάρ εἰμ´ ἐγὼ Παλαίχθονος
ἶνις Πελασγός, τῆσδε γῆς ἀρχηγέτης.
Ἐμοῦ δ´ ἄνακτος εὐλόγως ἐπώνυμον
γένος Πελασγῶν τήνδε καρποῦται χθόνα.
καὶ πᾶσαν αἶαν, ἧς δί´ ἁγνὸς ἔρχεται
255    Στρυμών, τὸ πρὸς δύνοντος ἡλίου, κρατῶ.
ὁρίζομαι δὲ τήν τε Περραιβῶν χθόνα,
Πίνδου τε τἀπέκεινα, Παιόνων πέλας,
ὄρη τε Δωδωναῖα· συντέμνει δ´ ὅρος
ὑγρᾶς θαλάσσης· τῶνδε τἀπὶ τάδε κρατῶ.
260    αὐτῆς δὲ χώρας Ἀπίας πέδον τόδε
πάλαι κέκληται φωτὸς ἰατροῦ χάριν.
Ἆπις γὰρ ἐλθὼν ἐκ πέρας Ναυπακτίας
ἰατρόμαντις παῖς Ἀπόλλωνος χθόνα
τήνδ´ ἐκκαθαίρει κνωδάλων βροτοφθόρων,
265    τὰ δὴ παλαιῶν αἱμάτων μιάσμασι
χρανθεῖς´ ἀνῆκε γαῖα μηνεῖται ἄκη
δρακονθόμιλον δυσμενῆ ξυνοικίαν.
Τούτων ἄκη τομαῖα καὶ λυτήρια
πράξας ἀμέμπτως Ἆπις Ἀργείᾳ χθονὶ
270    μνήμην ποτ´ ἀντίμισθον ηὕρετ´ ἐν λιταῖς.
Ἔχουσα δ´ ἤδη τἀπ´ ἐμοῦ τεκμήρια
γένος τ´ ἂν ἐξεύχοιο καὶ λέγοις πρόσω.
Μακράν γε μὲν δὴ ῥῆσιν οὐ στέργει πόλις.
(ΧΟΡΟΣ)
Βραχὺς τορός θ´ ὁ μῦθος· Ἀργεῖαι γένος
275    ἐξευχόμεσθα, σπέρματ´ εὐτέκνου βοός·
καὶ ταῦτ´ ἀληθῆ πάντα προσφύσω λόγῳ.
LE ROI
De quel pays vient cette troupe à laquelle nous nous adressons, habillée de manière non-grecque, parée de vêtements et de bandeaux barbares ? Ce n’est pas l’habit des femmes d’Argolide ni d’aucun pays de Grèce. Qu’intrépidement, sans hérauts, sans protecteurs, sans guides, vous ayez osé venir dans cette région, voilà qui est étonnant. Cependant, conformément aux lois, des rameaux de suppliants ont été déposés de votre part devant les dieux des places publiques ; la terre grecque, selon ma conjecture, s’accordera avec cela seul. Et il serait juste d’imaginer beaucoup d’autres choses, si tu n’étais présente pour t’expliquer de vive voix.
LE CHŒUR
Tu as dit une parole véridique au sujet de notre parure. Mais moi, à qui m’adressé-je ? Est-ce à un simple particulier, au gardien de la baguette sacrée, ou au chef de la cité ?
LE ROI
Quant à cela, réponds-moi et parle-moi en toute confiance. En effet, je suis le fils de Palaichtôn, né de la terre, Pélasge, chef suprême de cette terre. Le peuple des Pélasges qui porte naturellement mon nom cultive cette terre. Et tout le territoire à travers lequel coule le Strymon sacré, du côté du couchant, j’en suis le maître. Je borde la terre des Perrhèbes, au-delà du Pinde, près de la Péonie, et les montagnes de Dodone. Une frontière nous sépare de la mer humide ; je commande aux terres qui sont en-deçà. Cette plaine du pays a été appelée jadis plaine d’Apis, en reconnaissance pour un médecin. Apis, en effet, venu de l’autre côté du golfe de Naupacte, infaillible médecin fils d’Apollon, purifia cette terre de monstres mangeurs d’hommes, et les fléaux que produisit la terre, salie par les souillures de meurtres anciens, il appliqua des remèdes à ces serpents grouillants, funeste compagnie. Ayant appliqué à ces maux des remèdes tranchants et libérateurs, pour la terre argienne, de manière à ne mériter aucun blâme, Apis a trouvé dans nos prières en récompense le souvenir. Maintenant que te voilà informée sur nous, puisses-tu vanter ta race et parler plus avant. Mais notre cité n’apprécie pas les longs discours.
LE CHŒUR :
Mon discours sera bref et clair. Nous nous vantons d’être argiennes de race, rejetons de la génisse aux beaux enfants ; et toutes ces vérités, je les confirmerai par mon discours.

Pour un corrigé détaillé : voir ici.

Commentaire :

Nous assistons ici à l’’arrivée des filles de Danaos auprès du roi d’Argos, on notera tout d’abord le contraste entre ces femmes, misérables, suppliantes, étrangères, et le Roi, seul, majestueux, qui occupe la majorité des tirades. C’est lui qui domine le dialogue, qui interroge, ordonne, commente.…

Le Roi commence par s’interroger sur la présence de ces femmes étrangères, seules, sans aucun protecteur –– une situation parfaitement incongrue en Grèce, où la femme, éternelle mineure, ne pouvait voyager seule. Cela permet, par un effet de didascalie, de souligner l’apparence étrangère de ces femmes, leur costume barbare –– et cela prépare naturellement le coup de théâtre de la fin.

Puis il se présente : il est Pélasgos, et son peuple, les Pélasgiens, occupent une grande partie de la Grèce continentale, entre le Strymon au Nord-Est, Dodone au Nord-Ouest, la Péonie… et bien sûr Argos. Il faut se souvenir que les Pélasgiens étaient, pour les Grecs classiques, leurs ancêtres, antérieurs aux populations doriennes et ioniennes. Voir l’’histoire grecque. Puis il raconte ’l’histoire d’Apis, médecin et fils d’Apollon, qui régna sur le Péloponnèse (et qu’’il ne faut pas confondre avec Asclépios !).

Il laisse alors la parole au choryphée, porte-parole du chœur (et très probablement joué par un homme). Celui-ci, comme on le lui demande, s’exprime brièvement… et c’est pour introduire un coup de théâtre : ces femmes, ces étrangères, sont en réalité de sang argien, car descendantes d’’, jeune fille d’’Argos que Zeus transforma en génisse.… D’Iô naquit Épaphos, ancêtre des Danaïdes.

Eschyle, Les Sept contre Thèbes.

Ἑπτὰ ἐπὶ Θήβας

(Ἐτεοκλής)
Κάδμου πολῖται, χρὴ λέγειν τὰ καίρια
ὅστις φυλάσσει πρᾶγος ἐν πρύμνῃ πόλεως
οἴακα νωμῶν, βλέφαρα μὴ κοιμῶν ὕπνῳ.
εἰ μὲν γὰρ εὖ πράξαιμεν, αἰτία θεοῦ·
5        Εἰ δ᾽ αὖθ᾽, ὃ μὴ γένοιτο, συμφορὰ τύχοι,
Ἐτεοκλέης ἂν εἷς πολὺς κατὰ πτόλιν
ὑμνοῖθ᾽ ὑπ᾽ ἀστῶν φροιμίοις πολυρρόθοις
οἰμώγμασίν θ᾽, ὧν Ζεὺς ἀλεξητήριος
ἐπώνυμος γένοιτο Καδμείων πόλει.
10      Ὑμᾶς δὲ χρὴ νῦν, καὶ τὸν ἐλλείποντ᾽ ἔτι
ἥβης ἀκμαίας καὶ τὸν ἔξηβον χρόνῳ,
βλαστημὸν ἀλδαίνοντα σώματος πολύν,
ὥραν τ᾽ ἔχονθ᾽ ἕκαστον ὥστε συμπρεπές,
πόλει τ᾽ ἀρήγειν καὶ θεῶν ἐγχωρίων
15      βωμοῖσι, τιμὰς μὴ ᾽ξαλειφθῆναί ποτε·
τέκνοις τε, Γῇ τε μητρί, φιλτάτῃ τροφῷ·
ἡ γὰρ νέους ἕρποντας εὐμενεῖ πέδῳ,
ἅπαντα πανδοκοῦσα παιδείας ὄτλον,
ἐθρέψατ᾽ οἰκητῆρας ἀσπιδηφόρους
20      πιστοὺς ὅπως γένοισθε πρὸς χρέος τόδε.

Καὶ νῦν μὲν ἐς τόδ᾽ ἦμαρ εὖ ῥέπει θεός·
χρόνον γὰρ ἤδη τόνδε πυργηρουμένοις
καλῶς τὰ πλείω πόλεμος ἐκ θεῶν κυρεῖ.
Νῦν δ᾽ ὡς ὁ μάντις φησίν, οἰωνῶν βοτήρ,
25      ἐν ὠσὶ νωμῶν καὶ φρεσίν, πυρὸς δίχα,
χρηστηρίους ὄρνιθας ἀψευδεῖ τέχνῃ·
οὗτος τοιῶνδε δεσπότης μαντευμάτων
λέγει μεγίστην προσβολὴν Ἀχαιίδα
νυκτηγορεῖσθαι κἀπιβουλεύσειν πόλει.
30      Ἀλλ᾽ ἔς τ᾽ ἐπάλξεις καὶ πύλας πυργωμάτων
ὁρμᾶσθε πάντες, σοῦσθε σὺν παντευχίᾳ,
πληροῦτε θωρακεῖα, κἀπὶ σέλμασιν
πύργων στάθητε, καὶ πυλῶν ἐπ᾽ ἐξόδοις
μίμνοντες εὖ θαρσεῖτε, μηδ᾽ ἐπηλύδων
35      ταρβεῖτ᾽ ἄγαν ὅμιλον· εὖ τελεῖ θεός.
σκοποὺς δὲ κἀγὼ καὶ κατοπτῆρας στρατοῦ
ἔπεμψα, τοὺς πέποιθα μὴ ματᾶν ὁδῷ·
καὶ τῶνδ᾽ ἀκούσας οὔ τι μὴ ληφθῶ δόλῳ.

Étéocle : Citoyens de Cadmos, il faut que celui qui veille sur les affaires de l’État, à la poupe de la cité, tenant le gouvernail, sans reposer ses yeux dans le sommeil, dise ce qui est pertinent ; si en effet nous réussissions, les Dieux en seraient cause ; mais si au contraire –– puisse cela ne pas se produire ! –– il arrivait malheur, c’est Étéocle seul qui serait accusé dans la ville par les lamentations et les plaintes des citoyens –– puisse Zeus protecteur mériter son nom pour la Cité des Cadméens.

Mais vous à présent, et celui qui n’a pas encore atteint l’apogée de sa jeunesse, et celui qui par l’’âge a dépassé le temps de l’’éphèbe, et chacun de ceux qui sont dans la fleur de l’âge, et qui accroissent comme il convient la puissante floraison de leur corps, il faut que vous vous portiez au secours de la cité et des autels des Dieux du pays, afin que ne disparaissent jamais les honneurs qui leur sont dus, au secours de vos enfants et de la Terre maternelle, nourricière bien-aimée ; car elle a nourri les enfants qui se trainaient sur son sol bienveillant, se chargeant de toute la peine de leur éducation, et en a fait des habitants porteurs du bouclier, afin que vous soyez fidèles dans cette nécessité.

Et à présent, jusqu’’à ce jour-ci le dieu est favorable, en effet, depuis tout ce temps, pour les assiégés le combat, grâce aux Dieux, tourne bien. À présent, selon ce que dit le devin qui observe le vol des oiseaux, pesant par l’oreille et par l’esprit les signes prophétiques à l’écart du feu, avec une science infaillible,–– celui-ci, maître de telles prédictions, dit qu’’une très grande attaque et un assaut des Grecs contre la ville sont discutés pendant la nuit – – précipitez vous donc sur les remparts et aux portes des fortifications, élancez-vous tout armés.

Corrigé

  • Τὰ καίρια : des choses pertinentes ; pas de notion de temps («occasion… »)
  • Μὴκοιμῶν ὕπνῳ: sans reposer ses yeux dans le sommeil ; χρὴ impose le μὴ.
  • Εἰ εὖ πράξαιμεν… αἰτία < ἐστι> θεοῦ : si nous réussissions (= potentiel) ; mais la principale est à l’indicatif. Traduction Mason : « au dieu tout le mérite ! »
  • ὃ μὴ γένοιτο : souhait négatif : «puisse cela ne pas arriver »
  • Ἐτεοκλέης ἂν εἷς ὑμνοῖτο : Étéocle seul serait chanté ; πολύς : valeur attributive : «démultiplié » : traduire par un adverbe. « un seul nom, Étéocle, démultiplié par toute la ville »
  • ἀλεξητήριος : même famille que ἀλεκω, repousser ou ἀλκή (Homère) : la force qui protège.
  • Pour la cité :
    • Τὸν ἐλλείποντ’ ἔτι ἥβης ἀκμαίας : celui qui n’a pas encore atteint l’apogée de sa jeunesse = les plus jeunes
    • Τὸν ἔξηβον χρόνῳ : celui qui par l’âge a dépassé la jeunesse = les plus vieux
    • ὥραν τ’ἔχοντ’ ἕκαστον : ceux qui sont dans la fleur de l’âge = les hommes mûrs
  • v. 13 : πολὺν… βλαστημὸν : anticipe sur le résultat : « pour la rendre abondante »
  • χρὴ ὑμᾶς ἀρήγειν μὴ ‘ξαλειφθῆναί ποτε = ὡς τε μὴ : valeur de but ou de conséquence finale. «il faut que vous portiez secours, afin que…»
  • πόλει / τέκνοις / Γῇ μητρί : sur le même plan (τε)
  • πανδοκοῦσα : prenant sur elle, se chargeant de
  • πιστοὺς ὅπως γένοισθε / ἀσπιδηφόρους : noter le rejet de πιστοὺς en tête de vers
  • πρὸς χρέος τόδε : « pour cette dette » (un peu forcé) ou « pour cette nécessité »
  • ἐς τόδ’ ἦμαρ : jusqu’à ce jour
  • χρόνον ἤδη τόνδε : pendant tout ce temps, depuis (ἤδη) tout ce temps
  • οἰωνῶν βοτήρ : le pâtre des oiseaux
  • πύρος δίχα : à l’écart du feu = sans avoir recours au feu (en brûlant les viscères…)

Commentaire

Ce texte est l’incipit des Sept contre Thèbes : après qu’Œdipe ait maudit ses fils, ceux-ci se sont partagés le pouvoir – six mois chacun. Mais Étéocle a refusé de céder la place à son frère ; celui-ci attaque donc la cité, Thèbes, avec l’appui de six autres chefs grecs. Eschyle est le premier à nous donner une version littéraire de l’histoire ; mais celle-ci sera reprise de multiples fois, notamment par Stace à l’époque romaine.

Tout s’ouvre sur l’image du chef d’État comme pilote de navire – image fréquente au Vème siècle, éculée au IVème. La mer furieuse est mise en parallèle avec l’attaque des Grecs. Au vers 208, on verra Étéocle abandonner la direction du navire aux Dieux et voguer pour son propre compte. La pièce est donc double : elle porte sur le sort de Thèbes, et celui des Labdacides.

On retrouve ici le thème de la Terre-Mère : ἥβης ἀκμαίας, ὥραν, βλαστημὸν sont des images de croissance végétale, qui rappellent la légende des « spartoi », ancêtres des Thébains, nés de la terre. Œdipe a semé ses fils dans une terre qui était aussi sa mère : le thème est double aussi. Il a maudit ses fils qui n’ont pas respecté les obligations dues au père : les deux nœuds se rejoignent ; Polynice trahit 1) le père, 2) la Terre-Mère ; Étéocle, lui, meurt pour la Terre-Mère.