Étude de textes
Incipit : chapitre I, 1
Un chapitre qui, comme les suivants, commence par un titre-sommaire : nous avons ainsi deux indications essentielles, le lieu (la ville du Mans) et les personnages (une troupe de comédiens). Quelques remarques sur ces indications :
- La ville du Mans suggère la province, lieu par excellence des nouvelles aux XVIe et XVIIe siècles ;
- La troupe de comédiens annonce un roman picaresque, comique – ce qui se confirmera par la suite.
Lignes 1-8 : une parodie de roman héroïque ou pastoral
Deux phrases, et une métaphore filée, celle du « char du soleil » (usée !!) que l’auteur s’amuse à traiter de manière réaliste et burlesque : le point de vue adopté est celui des chevaux, qui résistent à la pente, hennissent en sentant l’air marin (comme d’autres qui sentent l’écurie !), qui s’amusent en chemin… L’intention parodique est évidente : usage du conditionnel passé 2e forme, longueur de la période… Le paragraphe s’achève abruptement par une intervention de l’auteur : « pour parler plus humainement et plus intelligiblement… »
Cette intervention a pour effet de rompre brutalement le style, et l’illusion romanesque qui commençait à se mettre en place.
Lignes 8-43 : un long passage descriptif suggérant une parade
Scarron se place dans l’optique d’un spectateur, après l’indication horaire (mais l’on ignore la date !) : la première chose qui attise son attention est le véhicule, « une charrette attelée de quatre bœufs fort maigres… » : rupture brutale de ton avec l’introduction ! Retour en effet du prosaïque : la charrette est le mode de transport du peuple, et la maigreur des bœufs témoigne du fait qu’il s’agit de voyageurs assez pauvres. Le lieu (les halles du Mans) est parfaitement réel (c’est l’actuelle place de la République ! Celle-ci s’est appelée « place des halles » jusqu’en 1884 et comportait effectivement des halles couvertes en son centre ; elle était bordée de nombreux hôtels et auberges, dont celui de la Biche, immortalisé par Scarron… C’était le pôle marchand de la ville, le plus populaire.)
La charrette apparaît comme la métonymie de la troupe toute entière : couverte d’un chargement hétéroclite, mêlant la misère (bœufs maigres) et la joie de vivre (une jument « suitée » d’un poulain fantasque)… Le lecteur reconnaît l’univers du roman picaresque (Don Quichotte) ou réaliste, ou encore les nouvelles comiques de Bonaventure des Périers… Les « gros paquets de toiles peintes » évoque déjà l’univers du théâtre.
Puis apparaissent les personnages :
- Une demoiselle : le nom n’évoque pas ici une jeune fille, mais une femme non noble, même mariée. Ainsi, la compagne de Molière s’appellera toujours « Mademoiselle Béjart » ; seules les femmes nobles ont droit à l’appellation « Madame », qui garde son sens étymologique. Ce premier personnage, encore anonyme, a lui aussi une allure hétéroclite : « moitié ville, moitié campagne », ce qui évoque soit un statut incertain, soit un manque de moyens
- Un jeune homme : « pauvre d’habits, riche de mine » : antithèse qui complète le caractère hétéroclite des vêtements de sa compagne, et rappelle l’antithèse entre les bœufs et le poulain. Cela peut aussi suggérer une opposition entre l’apparence et la réalité. On découvrira en effet que ce jeune homme n’est pas ce qu’il paraît être. (un ressort classique du roman ou du théâtre, que Scarron utilise volontiers). Pour compléter sa physionomie, un grand emplâtre (c’est-à-dire un pansement) sur le visage : Diderot s’en souviendra peut-être pour son personnage de Desglands dans Jacques le Fataliste. C’est un déguisement classique, qui renforce l’idée que le personnage se cache. On remarquera le caractère viril du personnage : il porte des armes, des trophées de chasse (mais on est loin de l’héroïsme : il s’agit de petit gibier à peine comestible ! La chasse est toujours réservée aux Nobles) ; et il appartient de toute évidence à la grande confrérie des mauvais garçons (il chaparde oison et poule), aux côtés de Panurge… Son habit est un incroyable mélange que l’on parcourt de bas en haut :
- Chapeau fait de rubans de jarretière (objet féminin) et d’un bonnet de nuit ;
- Casaque (manteau de mousquetaire, donc viril) de grisette (tissu gris dont les femmes pauvres font leurs habits)
- Épée longue jusqu’au ridicule, puisqu’on doit la manier avec une « fourchette », bâton ferré servant à soutenir le canon d’un mousquet !
- Chausses, bas et brodequins évoquent le costume antique des comédiens.
Tout cet ensemble évoque un comédien d’une troupe démunie de moyens, qui taille ses costumes dans tout ce qu’elle trouve ; en même temps, le jeune homme respire l’énergie : c’est un homme d’action. La longueur de la description laisse penser qu’il jouera un rôle important dans l’histoire : c’est en effet le protagoniste. Mais cette prééminence est masquée par le fait qu’il n’est que le second décrit, entre la « demoiselle » et le vieillard.
Un vieillard : « vêtu plus régulièrement, quoique très mal » : extrême brièveté, qui contraste avec la longue description précédente ; notation axiologique (« très mal ») où l’on peut voir la présence du Narrateur. Lui porte un instrument de musique, une basse de viole (ancêtre de notre violoncelle) : la présence de cet objet renforce notre identification des personnages (déjà présentée dans le titre) : il s’agit bien d’artistes ambulants. La comparaison animalière (une grosse tortue) contribue à renforcer le caractère grotesque du personnage.
Ligne 43-47 : intervention de l’auteur
Réponse à une objection de « quelque critique » : nouvelle rupture dans l’illusion romanesque, qui met en évidence le caractère fictif et artificiel du récit ; le narrateur se présente ici comme omnipotent, mais soucieux d’une certaine vraisemblance ; c’est d’ailleurs au nom de la vraisemblance que s’exprime le lecteur trop critique ! Scarron joue donc avec le réalisme, feignant d’y souscrire, mais détruisant en réalité l’illusion romanesque.
Ligne 47-77 : début du récit
Le début du récit est marqué par un changement de temps, de l’imparfait de la description au passé simple du récit. Il commence par la mention d’un lieu précis et réel : le tripot de la Biche, place des Halles, jeu de paume et auberge gérés par une femme, la veuve Despins.
Jeu sur les sonorités : « attirail / canaille » ; plan général de groupe (les bons bourgeois de la ville, assemblés devant l’auberge) et gros plan sur un personnage, le premier nommé, le lieutenant de prévôt La Rappinière. Le prévôt est un officier de justice subalterne ; le « lieutenant du prévôt » est son remplaçant ; il a en charge l’ordre public. C’est, en somme un policier… dont le nom, qui évoque la « rapine », le désigne déjà comme quelque peu « ripoux »…
S’ensuit un dialogue narrativisé, où le jeune homme apparaît comme détenant l’autorité sur la petite troupe : il est son porte-parole. Scarron continue de le dépeindre d’une manière assez grotesque, embarrassée dans ses armes trop grandes ; nous découvrons donc les pseudonymes (selon une coutume alors vieillissante) des comédiens, Le Destin, La Caverne, La Rancune. On a cherché en vain des clés pour ces noms, qui sont sans doute purement imaginaires. On relève le caractère du jeune homme, fier et doué de réplique.
La scène s’achève sur une bagarre – thème récurrent du roman picaresque. Apparition d’un personnage d’exception, la maîtresse du tripot (anonyme elle aussi), femme aimable, généreuse (jusqu’à l’invraisemblance, soulignée complaisamment par un commentaire ironique du narrateur), aimant la comédie « plus que sermon ni vêpres » (ceci rappelle que les comédiens étaient mal vus de l’Église) : un personnage rabelaisien, en somme.
Lignes 77-79 : ultime intervention du narrateur
Jeu sur les différents plans :
- Le plan de l’histoire racontée « pendant que ses bêtes mangèrent », qui est aussi celui des personnages, de l’illusion romanesque…
- Le plan de la narration, qui détruit précisément cette illusion, en nous rappelant qu’il ne s’agit que d’un récit, que l’auteur construit à mesure ! (ce qui est également une fiction).
Conclusion
Une exposition somme toutes assez classique :
- Indication des lieux (Le Mans, l’auberge de la Biche)
- Les personnages (une troupe de théâtre, avec trois des acteurs, un lieutenant de prévôt, une hôtesse) essentiellement
définis par leur nom, leur habit, et brièvement leur fonction ou leur caractère ; - Une description, suivie d’un récit qui suit l’ordre chronologique : on a une « scène », où le temps de l’histoire est à peu près équivalent au temps du récit.
- Une présence massive du Narrateur, figure fictive de l’Auteur, qui se moque des romans héroïques, prétend respecter la vraisemblance, tout en affirmant son omni-potence ; qui se présente comme en train d’élaborer son récit ; et qui a pour effet de briser l’illusion romanesque, en renvoyant constamment le lecteur au caractère fictif du récit.
Chapitre I, 3, « le déplorable succès qu’eut la comédie »
Une bagarre héroï-comique.
- Ligne 1 à 7 : une introduction très générale sur les tripots
- Ligne 10-38 : première phase de la bagarre
- Ligne 38-60 : l’apaisement progressif
- Ligne 61-74 : seconde phase de la bagarre, l’embuscade
- Ligne 75-78 : conclusion
Introduction : un lieu essentiel, le tripot.
Présentation très ironique, au présent, à la manière d’un documentaire : « dans toutes les villes subalternes du royaume »… mais le sérieux laisse aussitôt place au burlesque : « tous les fainéants de la ville » ; s’ensuit un rythme ternaire cocasse, qui introduit le style héroï-comique : périphrase « on rime richement… », langage moral (on épargne fort peu le
prochain », hyperbole (« on assassine »). L’ensemble, présenté de manière plaisante, avec métaphore familière (« vivre de Turc à More », c’est à dire en fort mauvais termes) et style burlesque (faire quartier appartient au lexique guerrier, « talent reçu du Seigneur », vocabulaire religieux pour une réalité qui ne l’est guère) témoigne d’une grande violence de cette société. Cela annonce évidemment la bagarre qui va suivre, mais cela présente également, pour nous, une valeur documentaire.
Puis retour au récit : « j’ai laissé » – on notera la désinvolture du Narrateur (« si je m’en souviens ») ; double sens ici du mot « comique » : les Comédiens – mais ils sont également comiques, au sens propre, par leur allure et leur pauvreté !
Scarron joue sur les contrastes :
- une troupe misérable et réduite – mais qui joue la Marianne, l’une des premières tragédies « classiques » : on voit ici qu’il s’agit d’une troupe « sérieuse » ; le chapitre II a d’ailleurs montré qu’ils s’en sortaient fort bien.
- « des personnes honorables » doit être entendu par antiphrase : La Rappinière porte un nom qui montre le caractère peu honorable du personnage, et la troupe joue dans un tripot…
La bagarre : une Iliade burlesque (l. 10-38).
Le retour au récit – attendu : il s’agit d’une analepse, la bataille ayant été annoncée à la fin du chapitre précédent, p. 53) se marque par le passage au passé simple singulatif. L’entrée des combattants : ils sortent du jeu de paume attenant au tripot, il est donc normal qu’ils soient « en caleçon » ; mais leur allure, du coup, est aussi peu héroïque que possible ! Quant à la raquette (pleine, comme aujourd’hui celle de la « pala » au pays Basque), elle constitue une arme aussi redoutable que peu glorieuse.
Tout naturellement, comme dans l‘Iliade, les combattants commencent par le rituel des insultes : « fils de chienne » est l’injure qu’Achille lance à Agamemnon… Mais ici, il ne s’agit pas de héros, mais de joueurs de paume en caleçon et de valets apeurés ! Noter le comique des injures (« barbe de cocu » : Scarron est le lointain inspirateur du Capitaine Haddock…) ; on notera l’alternance entre le discours narrativisé ou le discours indirect (la parole du valet est littéralement inaudible) et le discours direct, comique parce que colérique.
Aux paroles succèdent immédiatement les coups : on remarquera ici que l’on a quasiment abandonné tout registre épique : c’est un coup « de raquette », « sur les oreilles » qui est « déchargé » : on est dans la plus pure trivialité… sauf pour l’expression « démesuré coup », ou l’adjectif, antéposé, crée avec le nom une cadence mineure en forme de couperet La phrase suivante est au contraire une phrase à traîne, qui mime l’immobilité et les hésitations de La Rappinière : « ou d’admiration, ou parce qu’il n’était pas… et qu’il lui en fallait beaucoup… » : se dessine ici l’éthopée comique du poltron grand parleur, à la manière de Matamore… type comique fort répandu. Le portrait sera complété lorsque La Rappinière, deux lignes plus loin, « prendra en queue », c’est-à-dire attaquera par derrière son adversaire !
L’intervention du valet relance la bagarre : « un coup de poing avec toutes ses circonstances », expression comique et décalée, où le coup de poing tient lieu de discours ! grêle de coups : le combat épique devient une furieuse, mais banale, bagarre à coups de poing, épisode fort attendu de la littérature populaire (cf. encore aujourd’hui, le thème de la bagarre dans le village gaulois ou au saloon…)
S’ensuit une concaténation (un parent, un ami, un autre, un autre…) qui montre comment la bagarre devient générale en se répandant de proche en proche. Le combat culmine avec un nouveau rythme ternaire (l’un, l’autre, tous) : l’ensemble des combattants ne forment plus qu’une masse compacte et bruyante ! Seule émerge une voix féminine, celle de la tripotière (invention verbale comique !), qui jette des cris de détresse… Les « cris pitoyables » renvoient encore à une situation épique : les femmes, témoins d’un combat auquel elles ne participent pas, crient leur détresse sans pouvoir intervenir.
Accalmie… (l. 38-61)
L’épisode est assez curieusement construit : on nous montre d’abord la fin de la bataille, avec l’intervention des magistrats, puis celle des Pères capucins ; puis l’on revient sur l’héroïsme du Destin (48-54) ; enfin tout le monde sort (54-61) ; il y a donc à la fois un effet de retour en arrière, et de focalisation sur un personnage.
Intervention des pacificateurs :
On notera encore une fois les procédés du burlesque : langage grandiloquent de la guerre et de la diplomatie (combattants, champ de bataille, paix, trêve, négocier…), langage tragique (« ils devaient tous périr ») contrastant avec la trivialité (« à coup d’escabeaux », « deux ou trois seaux d’eau ») ; les Pères Capucins font ici office de Sabines séparant des combattants… déjà épuisés !
Le fameux tableau de David sera peint un siècle plus tard, mais tout le monde connaît le texte de Tite-Live…) ; le dernier membre de phrase montre que l’on s’est jeté dans la bataille sans même prendre des informations!…
Le combat du Destin :
Sans transition, retour sur le combat d’un héros : le comédien Destin, qui réalise « des prouesses », exploits « dont on parle encore dans la ville du Mans » : on revient aux héros de l’Iliade… mais à l’échelle de la province ! Le « encore » fait référence au temps de la Narration. On remarquera qu’il ne se sert nullement de sa monstrueuse épée (cf. chapitre I)…
Les pluriels rendent l’exploit hyperbolique : le personnage donne des coups sans en recevoir, et apparaît invincible ; la perte de son emplâtre sert uniquement à renforcer son portrait : beau, et vaillant… C’est l’intrusion d’un héros romanesque dans une troupe de comédie ! On remarquera que la Narration est ici neutre, distancée, sans intervention du narrateur
L’apaisement :
Une série de termes passifs, ou dont le sujet est un « on » indéfini : « les museaux sanglants furent lavés… » Le terme de « museaux » évoque des animaux ou des enfants, et rabaisse les combattants ; série d’expressions en ; le champ de bataille redevient un lieu familial, quotidien (eau fraîche, collets, couture, cataplasmes…), et la scène s’achève par la sortie des comédiens, devenus des victimes : « pauvres comédiens ».
Nouvelle alerte (l. 61-79).
Un effet de réduplication comique où chacun joue imperturbablement son rôle : attaque sournoise à sept ou huit contre trois (le mot « braves » est évidemment une antiphrase…), poltronnerie de La Rappinière, exploit extraordinaire du Destin, où il témoigne à la fois de sa bravoure, de sa générosité, et de son caractère quasi surhumain. Les rôles sont inversés : le lieutenant de prévôt devrait maintenir l’ordre et protéger ; or il est fauteur de trouble, et c’est lui qu’on protège ! Nouveau retour en arrière sur les origines de l’embuscade – peut-être faut-il voir là un trait de satire contre une Noblesse provinciale brutale et arrogante, qui s’en prend à un bourgeois… Répétition du terme « vaillant » : Scarron ne recule pas devant les redites ! On notera la présence discrète du Narrateur : « notre » vaillant comédien.
Nouvelle intervention du burlesque : « son cœur de roche », les « pauvres restes d’une troupe délabrée » appartiennent au registre épique ou romanesque.
Conclusion :
- Une scène à faire, celle de la bagarre, qui permet tous les effets comique et de burlesque ; de Gargantua à Astérix, cela marche à tous les coups !
- Complète l’éthopée des personnages, essentiellement de La Rappinière, dont on constate qu’il n’est pas très courageux, et du Destin, qui s’affirme de plus en plus comme le héros « sans peur et sans reproche » des romans héroïques ; l’aspect grotesque qu’il avait pu avoir dans le premier chapitre tend donc à s’estomper, au profit d’une stature héroïque.
Chapitre I, 8
Le chapitre VIII intervient peu après l’arrivée des Comédiens au Mans, leurs premières mésaventures et l’entrée en scène des principaux personnages. Ici le lecteur va découvrir l’un des plus importants d’entre eux : Ragotin. Tout ce chapitre alterne récit et description, sans oublier une intervention du narrateur.
Lignes 1-19 (jusqu’à « de son écriture ») : description de la troupe.
Nous découvrons d’abord le reste de la troupe, plus nombreuse décidément que les premiers chapitres ne l’avaient laissé entrevoir ; les trois acteurs masculins sont flanqués chacun d’un valet ; et Scarron focalise aussitôt sur l’un d’eux : celui de Destin, dont on sait déjà (chapitre VII, ligne 1) qu’il est le plus jeune de la troupe. Il apparaît donc comme un double de Destin ; comme lui, il est excellent comédien, et comme lui, on découvrira qu’il n’est pas un acteur-né, mais un jeune noble déguisé. D’ores et déjà, la présentation élogieuse qui est faite de lui (malgré des restrictions : « assez »… qui peuvent d’ailleurs passer pour des litotes) le désigne comme un personnage romanesque, et non pas comique – moins ambigu, de ce fait, que Destin lui-même.
S’ensuivent deux phrases à peu près parallèles, concernant l’une les comédiennes (l’Étoile et Angélique), l’autre La Caverne. Les rôles ainsi distribués correspondent aux emplois traditionnels dans une troupe théâtrale, et à la hiérarchie correspondante : jeunes premiers et premières, seconds rôles pour les comédiens débutants, rôles plus âgés pour les vieux comédiens… Rien ici ne marque la moindre ironie ou le moindre aspect burlesque : le caractère documentaire domine.
Mais l’on retrouve le burlesque avec l’apparition d’un « type » éminemment comique : le « Poète », ici topos du poète crotté, de l’écrivain prolifique mais sans lecteurs ; toute la fin du passage lui est consacrée, moins pour son rôle dans l’intrigue, que pour sa « uis comica » (déjà connue par les personnages moliéresques de Diafoirus et d’Oronte).
« un poète, ou plutôt un Auteur, car toutes les boutiques d’épicier… » : plaisanterie déjà éculée, qui sera reprise par le Cyrano de Rostand : les livres invendus servaient à emballer la marchandise dans les boutiques. Le contraste est évidemment cruel entre le mot « Poète » et ce comble de trivialité et d’esprit bourgeois qu’est la boutique d’épicier… Le « de plus » tend à montrer que le personnage est superfétatoire !
Le portrait se précise par petites touches : le Poète « s’est donné à la troupe, quasi malgré elle » : le « de plus » est ainsi cruellement confirmé ! L’on retrouve le comique burlesque : le personnage n’est admis que parce qu’il paye, et ne « partage pas » (c’est-à-dire qu’il ne participe pas au partage des recettes, une scène qui évoque l‘Illusion comique) ; répétition du « on » : on lui donnait… on voyait bien… Le Poète semble n’avoir de lien privilégié avec personne dans la troupe ; il demeure un élément étranger. Autre ridicule : il est amoureux, mais non seulement il n’est visiblement pas payé de retour, mais on ignore même l’objet de ses sentiments ! Moquerie contenue dans les termes « suborner » (séduire par des manœuvres ; il ne saurait faire autrement !) et « sous espérance d’immortalité » : topos qui remonte à Ronsard…
Enfin, nous découvrons le Poète dans ses œuvres : la métaphore filée « menacer / faire grâce » laisse entendre que celles-ci seraient une calamité pour la troupe ; et le titre qui nous est donné évoque une pièce d’actualité un peu bizarre, puisqu’elle ne saurait être ni une comédie (le protagoniste ne s’y prête pas) ni une tragédie (qui ne traite que de sujets grecs ou romains) : un genre hybride, donc, et un sujet passablement dangereux ! Sur Luther et le luthérianisme, voir ici.
Est-ce pour illustrer la « folie » du personnage ?
Lignes 19-45 (jusqu’à « qui ne lui plaisaient guère ») : un récit itératif.
Le passage de la description au récit se fait par un verbe au passé simple : « quand nos comédiens arrivèrent… » ; ils trouvent alors une scène déjà commencée, qui se prolonge, et qui va nous être décrite à l’imparfait. Il s’agit d’une scène de genre, où se complète l’éthopée des personnages.
La Chambre apparaît ici comme une sorte de salon, où l’on parle d’amour et de belles-lettres – mais sur un mode burlesque. Au début du siècle en effet, les dames recevaient dans leur chambre, les visiteurs s’installant dans la « ruelle » (espace qui sépare le lit du mur). Mais ici, les dames sont des comédiennes, et les galants les « plus échauffés godelureaux de la ville » – ce qui en dit long sur le statut des comédiennes dans la société : elles sont automatiquement considérées comme des femmes légères… Jeu de mot cocasse sur « échauffés » (épithète de nature) et « refroidis » (conséquence immédiate de l’accueil reçu). Quant aux discussions littéraires, menées par le Poète déjà cité, elles ne peuvent être que ridicules : on crie à tue-tête, et le discours du Poète vise uniquement à une satisfaction de vanité : il a « vu », « fait la débauche », « perdu un ami »… mais il n’a, semble-t-il, jamais « lu » : les noms connus ne sont pour lui que des références mondaines. On peut interpréter diversement l’anachronisme : le roman est censé se dérouler en 1638, et Roquebrune parle de « feu Rotrou » mort en 1650 ! Étourderie de Scarron ? Mensonge de Roquebrune ?… Mais les références de celui-ci sont celles de Scarron lui-même : Saint-Amant est un poète libertin, et il a bien pu voir le vieux Corneille…
Puis Scarron se livre à un double portrait contrasté d’Angélique et l’Étoile, suivant le double « emploi » de la jeune première vertueuse et timide, et de la servante, ou suivante, non moins vertueuse, mais délurée. « Honnête fille » mais simple et joyeuse, elle n’hésite pas à donner gifles, coups de pieds et même morsures à ceux qui s’approchent trop près ; l’Étoile, au contraire, est timide, réservée, presque résignée – une attitude qui n’est guère celle d’une comédienne et laisse entendre qu’elle aussi cache son identité ; une attitude qui, également, semble réclamer une protection (rôle qu’endossera Destin). Elle est présentée comme une victime (« douce », « complaisante », « sans force », « souffrir »…).
A l’inverse, il est intéressant de noter comment sont désignés les galants : « les plus échauffés godelureaux », « endémenés et patineurs », « galants à toute outrance », « tous ces gracieuzeux », « les plus doucereux »… Pluriels indifférenciés qui fait d’eux une masse grouillante d’où rien ne ressort ; archaïsmes (endémenés = saisis par le démon), « gracieuzeux » (fabrication de Scarron à partir du « gracioso », valet de la comédie espagnole) et « doucereux », enfin « patineurs », c’est à dire qui tripotent… Des dragueurs particulièrement lourds, donc, grossiers et surtout « provinciaux » : le terme revient à deux reprises, et montre le regard méprisant du Parisien sur les mœurs assez peu raffinées de la Province ! De même, la Province est toujours en retard d’une mode, et Scarron ironise sur le goût toujours vivace des « pointes » (une ironie qui le fâchera avec Cyrano !)
Lignes 45-52 : intervention de l’auteur
Passage au présent gnomique, présence du Narrateur en train d’écrire son livre (« mon livre », l. 52) ; celui-ci commence par une longue période définitoire (« c’est une des grandes incommodités… ») ; s’ensuit une description du métier de comédien évoquant déjà un « paradoxe » à la Diderot : les acteurs sont à distance des rôles qu’ils jouent. Puis satire : ils sont souvent laids et vieux, même quand ils continuent à jouer des rôles de jeunes premiers ! Portrait ironique de la « belle vieille », sans cheveux ni dents !
Puis remarque auto-réflexive assez désinvolte, et qui fait référence à une règle rhétorique classique : le souci de la diversité (uariatio).
Lignes 52-65 : portrait de Ragotin
Après un nouveau tableau des « galants provinciaux », Scarron focalise sur un personnage essentiel, Ragotin, dont tout le caractère semble tenir dans un seul adjectif : « petit » – une qualité qui fera que même amoureux, même blessé, même mort, il ne pourra jamais être pris au sérieux ; il y aura une forme de sadisme, chez Scarron et ses continuateurs, à accabler cette victime désignée de tous les maux possibles ! Veuf, il hésite entre le remariage et l’Église – mais dans un but bien bourgeois : se faire de l’argent. (« prélat à beaux sermons comptants« ) ; sa « folie » semble tenir dans l’opposition entre sa taille minuscule et la démesure de ses ambitions (il sera, de fait, successivement écrivain, amoureux d’une Étoile, acteur…). On notera l’oxymore humoristique : « grand petit fou » qui le dépeint tout entier ; il est à la fois minuscule physiquement, et immense par sa folie…
Portrait en un rythme ternaire ascendant :
- – menteur comme un valet
- – présomptueux et opiniâtre comme un Pédant
- – assez mauvais poète pour être étouffé s’il y avait de la police dans le royaume.
Tout semble donc fait pour que Ragotin (dont le nom même est un diminutif et désigne un « petit nabot », redoublement de petitesse…) apparaisse comme antipathique, et responsable de ses propres malheurs : condition nécessaire pour qu’il fasse rire, et qu’on ne soit jamais tenté de le plaindre.
Lignes 65-80 : Ragotin en action
Sa première proposition suscite un effroi hyperbolique ; il est vrai qu’elle est remarquable par son ridicule : un sujet chevaleresque voué au ridicule depuis Dom Quichotte, une longueur démesurée alors que les règles des 5 actes et des unités commence à s’imposer ! En retard sur la mode, Ragotin est un provincial superlatif… Comique du discours épique : « dresser les cheveux en la tête = horresco referens du latin, évocation des Enfers ; panique et épouvante générale (contraste évidemment avec la petitesse du responsable), sang-froid du héros en pareille circonstance…
Mais Ragotin a de la ressource, et va donc raconter une histoire « par défaut » : une courte nouvelle espagnole, tout à fait au goût du jour, elle (les récits espagnols font fureur depuis les Nouvelles exemplaires de Cervantès, et le livre vient de Paris !), et d’une longueur tout à fait raisonnable. Scarron souligne à plaisir l’invraisemblance de cette histoire plaisante racontée par une telle « marionnette », mauvais poète de surcroît… Et il en rajoute à la fin : « ce n’est pas Ragotin qui raconte, c’est moi ».
Conclusion :
- Texte de transition, qui permet d’achever la présentation de la troupe, tout en complétant l’éthopée des personnages (en particulier l’Étoile et Angélique), et en décrivant, de manière réaliste mais amusante, la réalité de la vie de comédien.
- Annonce d’une des quatre « Nouvelles espagnoles » insérées dans le roman ; le texte la présente de manière très alléchante malgré son improbable narrateur !
- Texte qui introduit, surtout, un personnage essentiel : Ragotin, le souffre-douleur de la troupe (et du Narrateur), exact contraire du Destin, et versant burlesque de Scarron : minuscule, contrefait, grotesque, il concentre sur lui tous les malheurs possibles, et lorsqu’il lui arrive de présenter une belle histoire, le Narrateur lui en « souffle » la paternité !
Chapitre II, 10, de « elle envoya sa servante »à « qu’il ouvrît promptement »
Le texte que nous nous proposons d’expliquer se trouve dans la seconde partie et va montrer le « jeune premier », héroïque et amoureux, aux prises avec un adversaire redoutable : une femme, dont l’embonpoint n’a d’égal que l’appétit sexuel et l’absence totale de pudeur – un « type » comique amplement utilisé dans la littérature populaire et satirique, toujours un peu misogyne.
Le personnage principal de cette petite histoire nous a été présenté au chapitre précédent : mère d’un jeune homme qui vient de se marier (elle n’est donc pas de toute première jeunesse), elle pèse « 30 quintaux de chair » (un chiffre évidemment fantaisiste, qui avoisinerait les 1500 kg !) bien qu’elle soit « fort courte » : elle est donc le type même de la femme ridicule, totalement dépourvue de séduction, mais fort gourmande elle-même !
Le narrateur va donc nous raconter un assaut dans les règles
- Lignes 1-11 : les préparatifs
- Lignes 11-42 : le repas, interrompu par une longue digression du Narrateur (l. 15-29) ;
- Lignes 42-60 : attaque verbale
- Lignes 60-79 : l’assaut final, heureusement interrompu par l’irruption de Ragotin.
Nous aurons tout loisir, tout au long de la scène, d’observer les effets comiques recherchés par Scarron dans cette scène de comédie (ou même de farce).
Lignes 1-11 : les préparatifs
Madame Bouvillon s’étant débarrassée de tous ceux qui l’accompagnaient, s’apprête maintenant à assouvir ses désirs sur la personne du Destin. Comme dans toute scène galante, elle commence par se faire belle. On notera l’accumulation des verbes : « se recoiffa, frisa et poudra » (avec jeu sur l’homéoptote), « se mit, se fit » (même jeu), et la polysyndète : c’est tout un travail que de s’habiller ! Mais cette scène de toilette devient ridicule, parce que la dame use de tout ce qui lui tombe sous la main pour un résultat des plus hétéroclite : tablier et peignoir ne sont guère compatibles ; la cornette est faite d’un collet de son fils (on pense à l’accoutrement des comédiens), et la jupe est celle de sa bru… Le tout la transforme en une
« petite Nymphe replète » : les deux adjectifs complètent, mais surtout contredisent le nom, les Nymphes étant des personnages mythologiques qui d’ordinaire fuient les avances des satyres… On insiste sur les deux caractéristiques physiques qui la rendent grotesque par nature : la petitesse (qui en fait un pendant de Ragotin) et l’embonpoint.
Les réticences du Destin sont également comiques : il va dîner à contre-cœur avec elle, ce qui contraste évidemment avec le soin (inutile !) qu’elle met à lui plaire. Et c’est une relation de pouvoir qui s’installe : le Destin, simple comédien, ne peut dire non à une bourgeoise. C’est elle qui domine toute la scène.
On notera la litote transparente : « d’une manière qui voulait dire quelque chose » : une atmosphère de « gaillardise »
s’installe progressivement, la dame étant toute entière soumise à ses envies… que ne partage nullement son vis-à-vis !
Lignes 11-42 : Le repas
Si l’on apprend que Le Destin « ne mangeait point » – la perspective lui coupe l’appétit ! on ne sait ce qu’il en est de la
Bouvillon ; mais si elle ne mange peut-être pas, elle parle ! Le thème est introduit dès la ligne 12 : « lui reprocha si souvent » ; cela introduit un de ces contrastes qui font rire à chaque fois : la bavarde ~ le taciturne. Tout le passage ne contient pas moins d’une trentaine d’occurrences des verbes « dire », « parler » ou de leurs synonymes !
On notera que l’intervention du Narrateur, qui joue ici au moraliste, n’apporte absolument rien – si ce n’est, justement, un exemple de ces paroles oiseuses qui ne font que retarder l’action et ennuyer tout le monde ! Comme s’il s’amusait, précisément, à « parler autant et plus » que la Bouvillon elle-même ! Le « je » se moque ici ouvertement de lui-même et prend à témoin le lecteur…
Après cette interruption, le Narrateur nous livre le discours narrativisé de la Bouvillon, tout naturellement médisant à l’égard du prochain, et sottement vaniteux en ce qui la concernait. La phrase mime à la fois le discours moralisateur, et les circonlocutions de la dame : « protestant, que pour elle, encore qu’elle eût plusieurs défauts, etc. »
C’est un véritable dialogue de sourds, le Destin répondant par politesse, mais ne se donnant pas la peine d’écouter : mini scène de comédie, mais où l’on retrouve la situation de pouvoir : Le Destin subit, et ne peut faire grand-chose.
Lignes 42-60 : attaque verbale.
On revient alors au récit, avec des verbes d’action : « desservit, cessa de manger, fit asseoir » ; l’on découvre que la Bouvillon a en réalité une complice – ce qui laisse supposer qu’elle n’en est pas à son coup d’essai. On note le contraste entre la perversité de Mme Bouvillon et la simplicité du Destin, qui ne s’est pas aperçu de la manœuvre (thème récurrent de la ruse féminine…)…
Puis nous assistons à une véritable scène de comédie, avec la réplique constamment répétée : « je ne dis pas cela », dont Molière se souviendra probablement 15 ans plus tard en écrivant le Misanthrope (1666) !
1ère réplique, avec une belle anacoluthe : « deux personnes enfermées ensemble, on en peut croire… » : comique de situation, car Mme Bouvillon, elle-même responsable de cette situation, semble soudain s’aviser qu’il y a danger pour sa réputation ! Comique aussi de geste, les actes contredisant systématiquement les paroles.
Comique de mots : « les personnes qui vous ressemblent » (l. 51) peut s’entendre de bien des façons ! de même, lorsque Destin parle du « peu de proportion » : certes, il veut souligner la différence sociale, mais l’on entend aussi les proportions physiques…
Cette joute verbale s’achève par un geste décisif de la Bouvillon : elle ferme la porte au verrou. Voilà le Destin prisonnier ! On notera l’ironie de « notre consentement » : sans aucun doute, la dame se soucie peu de celui du Destin !
Lignes 60-79 : l’assaut final.
Une fois Le Destin coincé, la Bouvillon ne se retient pas plus longtemps, et Scarron non plus dans ses dénominations : « gros visage » ~ « petits yeux », « la grosse sensuelle », « les dévergondées », « la Bouvillon qui n’en avait plus » (de pudeur)… Il donne du désir féminin une image absolument écoeurante : rougeur (« enflammé », « rougir », « rougissent », « rouge », « tapabor (= bonnet) d’écarlate », et enfin « rougissait je vous laisse à penser de quoi » ; en outre il crée une connivence avec le lecteur (masculin) grâce à deux parenthèses : « car elles rougissent aussi, les dévergondées » et « je vous laisse à penser de quoi » ; pour couronner le tout, la dame n’est plus d’âge à séduire, et son physique peu avantageux rend ses avances effrayantes : 10 livres de tétons qui ne sont que la « 3ème partie »… C’est donc un personnage de comédie, ridicule et odieux à la fois.
Elle est décrite de manière purement physique, et presque bestiale : elle « étale » ses chairs, rougit, sue (l. 79), se remue, tâte les flancs… Son discours n’est pas plus distingué : elle crie « qu’elle a quelque petite bête » (connotation sexuelle évidente), évoque démangeaisons et chatouilles…
Autre point, la métaphore de la bataille : « bataille » (l. 63), « harnais » (l. 73, terme évoquant la cuirasse d’un chevalier), « au défaut du pourpoint » évoquant là encore le défaut de la cuirasse, et enfin l’expression « il fallait combattre ou se rendre » : on s’attend à une bataille burlesque, où le malheureux jeune homme aura forcément le dessous ! Le Destin est ici un
personnage romanesque, comiquement pris dans un roman comique. La grossièreté de la scène contraste avec drôlerie avec le caractère noble du lexique.
Enfin, pour une fois, Ragotin intervient (à son insu) comme un véritable « deus ex machina » qui délivre in extremis le Destin du danger qui le menaçait. Un Ragotin toujours excessif en ses gestes, tambourinant sur la porte et criant…
Conclusion :
Le texte procède donc à une sorte d’inversion des rôles : une bonne bourgeoise et un avocat se trouvent être les protagonistes d’une scène grotesque, alors que de simples comédiens se comportent en personnages romanesques.
Dans une scène hilarante (et qui d’ailleurs n’a pour tout rôle que de divertir : elle ne fait guère avancer l’action !) Scarron s’en donne à coeur joie avec les ingrédients traditionnels d’un comique assez misogyne : une dame mûre et grassouillette se livre sans frein à sa libido effrénée, tandis qu’un malheureux jeune homme tente de résister à ses assauts ! Si la matière n’est pas neuve, la vivacité du récit conserve toute son efficacité.
Le Roman Comique II, 15
Le chapitre 15 de la 2ème partie constitue en réalité le dénouement (provisoire) du Roman comique, les chapitres suivants accumulant seulement des mésaventures de Ragotin, et une ultime « nouvelle espagnole ». C’est donc ici que s’achève le « roman romanesque », ou roman du Destin et de l’Étoile : au chapitre 13, le héros avait déjà récupéré la jeune fille, enlevée par Saldagne, et pris son propre valet, qui l’avait trahi. Il avait ainsi appris que La Rappinière avait voulu également kidnapper l’Étoile. Ici, les méchants vont être punis, tandis que les héros vont repartir vers la suite (inachevée) de leurs
aventures.
Composition et art de la jointure.
Le texte se compose de plusieurs parties imbriquées les unes dans les autres, si bien qu’il est quasi impossible de déterminer une rupture nette.
- Lignes 1 à 19 : La Rappinière, convoqué par La Garouffière, doit avouer qu’il a tenté d’enlever Mlle de l’Étoile. Cette partie pourrait aller jusqu’à la ligne 22 (suite du récit), mais Scarron indique alors qu’il va s’agir d’une autre affaire.
- Ligne 19 à 42 : Introduction à la seconde affaire ; aveux circonstanciés de La Rappinière sur l’enlèvement de Mlle de l’Étoile, avec plusieurs sous-parties :
- 19-22 : introduction
- 22-26 : aparté du Narrateur
- 26-34 : discours de La Rappinière
- 34-42 : discours de La Garouffière
- Lignes 42-61 : seconde affaire : restitution de la boîte de diamants
- Lignes 62-75 : analepse : l’histoire de la boîte ; puis restitution à Mlle de l’Étoile
- Lignes 76-fin : départ de toute la troupe pour Le Mans.
Ici se voit en partie achevée l’histoire du Destin et de Mlle de l’Étoile ; le ton est donc à la fois sérieux, et moralisateur, laissant peu de place au comique, sauf dans les dernières lignes : un méchant se voit confondu, et les héros recouvrent un bien qui leur faisait cruellement défaut. Nous sommes donc dans un passage purement romanesque, où La Garouffière fait figure d’adjuvant (c’est lui qui par son autorité dénoue l’affaire et impose à La Rappinière d’avouer). Une énigme est également résolue : l’aveu de Doguin au moment de sa mort, et le trouble de La Rappinière en apprenant
cela.
La Rappinière confondu (1-19)
La confusion de La Rappinière va intervenir en plusieurs temps :
- Il entre « en étourdi » dans la chambre, le « visage épanoui » : absence totale à la fois de lucidité et de sens moral du personnage ! Scarron va jouer sur le contraste entre un La Rappinière railleur, arrogant et immoral, et un La Garouffière, représentant de l’ordre, sévère et droit. (d’où quelques contorsions pour expliquer que ledit La Garouffière ait si longtemps protégé un tel escroc, qu’il connaissait… ch. 13, p. 247) : voir les dénominations des deux côtés : « le scélerat », « mauvais dessein », « mauvaises excuses », « cet inique Prévôt », « ce méchant homme »… De l’autre
côté, un homme qui affirme son autorité par un visage sévère (qui est peut-être un rôle !) : « prenant un visage sérieux », « le prit d’un ton si sévère »… - Une scène d’interrogatoire, qui annonce un peu le roman policier ;
- Éthopée des personnages : outre La Rappinière et La Garouffière, Le Destin est témoin muet mais indigné de la scène ; point de vue interne (avait eu besoin de toute sa sagesse) et évolution du personnage, qui semble avoir gagné en contrôle de soi ! Le vocabulaire qui le concerne est ici mi-romanesque mi-moral, et fait de lui le héros par excellence : « faire raison », « offensé », « obligé » : lexique noble ; et rappel d’une action héroïque. Première intervention du Narrateur, qui se fait témoin, et prend fait et cause pour le héros.
Les aveux (19-42)
Annonce de la « seconde affaire »
Scarron fait allusion à une « seconde affaire » qui oppose Le Destin et La Rappinière ; or on se souvient que leur relation avait un passé, assez mystérieux, et que Doguin, le valet de La Rappinière, avait voulu parler en particulier au Destin avant de mourir (chapitre 6). Scarron suit donc bien tous les fils de l’intrigue, et les dénoue au fur et à mesure.
Le portrait de La Rappinière s’aggrave : « cet inique prévôt » n’est plus seulement un homme qui a enlevé une comédienne au mépris de ce qu’il devait à son sauveur ; on soupçonne toute une vie de crimes plus graves. L’expression « méchant homme » est ici répétée, avec une tonalité plus grave.
Commentaire du Narrateur
En une sorte d’épiphonème, le Narrateur, non seulement conforte ce portrait calamiteux, en une double proportion : moins… que, moins… que ; insistance sur les quantitatifs : moins, moins, plus, en plus éminent degré… Il se dessine la figure du « monstre moral », du « méchant intégral »… qui fera fortune dans la littérature ultérieure ! Ricanant quand il se croit fort, lâche et tremblant dans les cas contraires, il est l’archétype même du méchant et du traître… On est loin du « Rieur » des premiers chapitres !
On notera qu’ici, contrairement à ce qui se passait dans le reste du roman, le Narrateur, non seulement ne fait preuve d’aucune ironie, mais conforte par une parenthèse morale le jugement sur son personnage, comme s’il acceptait ici
l’illusion romanesque.
Aveux de La Rappinière
Après une présentation par anticipation de son discours (« hardiment », « effrontément », « se vanter »), nous avons le discours de La Rappinière au style direct ; effet « in medias res » : nous n’avons que la fin de son discours. Il ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà, mais vu par un autre des protagonistes : la trahison du valet, le piège où est tombée L’Étoile,
l’intervention de Saldagne… Cette version des événements met en lumière non seulement la scélératesse du personnage, et son cynisme (la perte d’un cheval compte plus à ses yeux que celle du valet, et même de la jeune fille !) mais aussi la dangerosité du monde où se meuvent les héros : un traître peut toujours être « doublé » par un pire que lui ! On notera que La Rappinière continue de croire que l’Étoile est sœur du Destin…
Discours de La Garouffière
Cette parole, qui en soit n’apporte rien de particulier, sert essentiellement à faire le lien avec la seconde affaire, et la 3ème partie du chapitre, qui apparaît au cœur même de ce discours. La Garouffière fait comprendre au Lieutenant de Prévôt à qui il accorde désormais sa protection : « monsieur le Destin »… Dans cette société très hiérarchisée, le lieutenant de prévôt n’a qu’à se soumettre !
Lignes 42-61 : restitution de la boîte à portrait.
Cet accessoire – l’équivalent, très luxueux ! de nos porte-photos, appartient à la plus lointaine tradition romanesque ; il témoigne à la fois de la richesse de son possesseur (ou de celui qui l’a offert), des relations qui unissent celui ou celle qui est représenté(e) à celui ou celle qui possède la boîte, et de l’identité de tel ou tel personnage. Ici, ornée de « 5 diamants
d’un prix considérable », elle vaut moins pour cette richesse que par le fait qu’elle signifie la véritable identité de Mlle de l’Étoile, et donc le dénouement final de cette histoire d’amour. On peut en effet penser que tandis que Le Destin se révélera le véritable fils du comte de Glaris, Mlle de l’Étoile découvrira qu’elle est une riche et noble héritière…
L’on comprend à présent la première rencontre du Destin, de Doguin et de La Rappinière : alors que le 1er détenait cette boîte, les deux autres, alors bandits, la lui avaient volée… Outre le méchant, La Rappinière incarne donc un double personnage qui aura un succès considérable dans la suite : le policier « ripoux » et le brigand devenu policier… (Vidocq/Vautrin !)
Cette seconde affaire achève de déconcerter La Rappinière, qui se voit désormais vaincu sur toute la ligne : cela fait l’effet d’un coup de théâtre.
Le portrait-charge du personnage se complète : si son « audace » et son cynisme avait pu garder une trace de prestige, sa déconfiture ici est complète : il « se trouble », « bégaie », en somme devient mauvais comédien. Il prête des « serments exécrables », s’efforce de gagner du temps par un petit mensonge assez minable, et un aveu « entre hommes » à La Garouffière, qui n’est pas moins méprisable. Le coupable dévoilé veut encore être courtisan !…
On notera enfin son mépris à l’égard des femmes en général, et de l’héroïne en particulier : il voulait tout simplement acheter ses faveurs, la prenant donc pour une prostituée ! La longueur et la complexité des phrases veulent peut-être singer l’embarras du personnage…
Lignes 62-75 : analepse.
Le lecteur ne sait toujours pas quelle est cette boîte : le Narrateur se livre donc à une analepse, à l’imparfait. Scarron en profite ici pour annoncer ce qui aurait dû figurer dans la 3ème partie : la reconnaissance touchante de Mlle de l’Étoile par son père.
S’ensuit une réflexion qui ramène encore une fois au réalisme social : dans un conflit, un « pauvre Comédien » pèse peu face à un « prévôt », même s’il a le droit pour lui ! La fin de la phrase, « qui est un dangereux bâton… » est au présent gnomique : c’est un commentaire du Narrateur (parembole)
Retour à l’analepse : « quand cette boîte fut ôtée au Destin… » L’insistance sur l’importance de ce bijou, pour l’ensemble des personnages, peut également passer pour une annonce, une amorce : la boîte aurait sûrement joué un rôle considérable dans la suite. « Déplaisir », « extrême joie » : vocabulaire noble, du romanesque.
Lignes 76-85 : retour au Mans.
Un épisode s’achève donc, par la sortie des personnages, après un repas pris en commun (on songe au banquet qui clôt les albums d’Astérix…) ; les quatre personnages « romanesques » partent ensemble à cheval ; Ragotin, la Rancune et l’Olive, personnages comiques, les ont précédés au Mans. Monsieur de la Garouffière et la Bouvillon font chacun à sa manière leurs adieux au Destin, l’un par des « offres de service » (comme si son unique fonction consistait à jouer un rôle de protecteur !), l’autre par une ultime comédie, qui rappelle évidemment la scène cocasse (II, 10) dont elle a été la
malheureuse héroïne…
Conclusion :
L’intrigue romanesque connaît donc ici une fin provisoire : Léandre et Angélique se sont retrouvés, comme Le Destin et l’Étoile ; les méchants, du moins une partie d’entre eux, sont punis, et Le Destin a récupéré un objet essentiel à la suite de l’histoire : la boîte contenant le portrait du père de l’Étoile. L’on ne sait ce qu’il advient de La Rappinière après cette
déconfiture, mais du moins a-t-il perdu son crédit auprès de La Garouffière. C’est le registre sérieux qui l’emporte ici, avec des considérations morales et sociales, un lexique noble et le triomphe du bien sur le mal.