Du Bellay, « Les Regrets »

Joachim du Bellay, par Jean Cousin le Jeune

Ce recueil, publié en 1558, au retour de du Bellay en France, après un séjour de quatre ans à Rome, comprend 191 sonnets en alexandrins.

Composition du recueil

Les pièces préliminaires

  • Ad lectorem, en latin ;
  • A Monsieur d’Avanson, 108 vers ;
  • A son livre, sonnet imité des Tristes d’Ovide.

Sonnet 1 à 5 : art poétique

Sonnets 6 à 49 : l’élégie.

  • 6-14 : élégie pure ;
  • 15 : apparition de la satire (description de son « travail » de ménager)
  • 16-48 : élégie pure (thème du « malheureux voyage » : 24-26 ; image d’Ulysse : 31, 32, 40)
  • 49 : élégie et satire : apparition du personnage de Caraffa, neveu haï de Paul IV.

Sonnets 50 à 150 : la satire

  • 50-127 : la vie à Rome, les principaux événements de la période (trêve de Vaucelles, sonnets 123-127), les personnages : Marcel II (109), Jules III (73, 80, 81, 83, 85-86, 104, 105, 106, 118), Paul IV (110, 111, 113, 114, 120) et son neveu Carlo Caraffa (63, 64, 71, 73, 103, 112) ; les courtisans, les prostituées, le carnaval…
  • 128-138 : le retour en France, via Venise, les Grisons, la Suisse et Genève, Lyon et enfin Paris
  • 139-146 : la cour de France, et comment un poète doit s’y comporter ;

Sonnets encomiastiques : 150-191

  • 150-173 : hommages à différents poètes, et autres personnages
  • 174-190 : hommage à Marguerite de France, fille de François Ier et sœur d’Henri II
  • 191 : Adresse au Roi Henri II.

La Rome des Regrets : élégie et satire

Les poèmes élégiaques : création d’un « je » imaginaire

Les poèmes les plus célèbres de Du Bellay, et qui figurent dans les anthologies, sont les poèmes élégiaques ; ils dessinent une histoire : un exil plus ou moins contraint, la terrible déception de ne plus trouver « Rome en Rome », une tâche écrasante et ennuyeuse, au milieu d’une cour papale violente et dépravée ; la douleur de l’éloignement, de la privation d’amis ; le regret de sa terre natale (sonnet 31), la difficulté permanente d’écrire au sein d’un tel milieu (sonnet 6) … et puis les déceptions du retour : la cour de France, égoïste et ingrate, et les problèmes personnels… Tout cela dessine un autoportrait un peu geignard, d’un être bon, triste, facilement victimisé.

Toutefois, il faut se garder de toute identification hasardeuse : s’il y a évidemment une dimension autobiographique dans les Regrets – ne serait-ce que dans la longue liste des noms propres et des dédicataires, tous bien réels – nous ne sommes pas à l’époque Romantique. Le « Dubellay » qui se portraitise dans les Regrets doit au moins autant au poète des Tristes et aux élégiaques latins et grecs qu’au juriste ultra-compétent, au diplomate adroit et actif que ses contemporains ont effectivement connu.

Un exemple précis : « A son livre », imité des Tristes d’Ovide. (1ère élégie) : les premiers vers sont une transcription (en particulier le « nec te inuideo« ) ; mais alors que le poète latin usait d’un ton humble, Du Bellay annonce ici la férocité de la satire, plus proche en cela d’Horace (Satires II). Un tel poème était de tradition en ouverture d’un recueil : cf. les Amours de Ronsard en 1552. En outre, il constitue une « mise en abyme » du recueil tout entier. Voir aussi plus bas, imitation et poésie personnelle.

Le lien avec la satire, qui appartient au « style bas » dans la typologie héritée de la rhétorique ancienne, tient en ceci : l’exil, les circonstances, et surtout l’éloignement du Roi, et de Marguerite, qui seuls pouvaient inspirer le poète et le conduire vers la seule grande poésie qui vaille, la poésie de célébration, le conduisent à renoncer au « style élevé » : louange et connaissance de la Nature, et de Dieu : cf. sonnets 1 à 8. Il ne lui reste donc que la satire, la « Muse pédestre » selon l’expression d’Horace, mi-prose, mi poésie. Il faudra le retour en France, et la présence retrouvée de Marguerite, pour que Du Bellay puisse à nouveau s’exprimer en langage noble : et ce seront les sonnets encomiastiques, finale flamboyant du recueil.

La satire : exemple des Caraffa

La satire est un genre très codifié, depuis les latins Horace, Perse, Juvénal ; et c’est aux satires d’Horace que Du Bellay se réfère le plus, tout en s’inspirant des sonnets « bernesques » contemporains – l’Italie, et en particulier la Rome papale, était féconde en littérature satirique et burlesque.

La satire, selon Horace, est un poème assez long, d’inspiration morale, et qui dédaigne les attaques « ad personam » – du moins théoriquement : protégé par l’Empereur, Horace ne se gênait pas toujours pour désigner nommément ses victimes. Du Bellay fait de même : il « pardonne aux personnes » tout en condamnant des types… même si Jules III, Paul IV, Carlo Caraffa et bien d’autres apparaissent sous des portraits transparents, et mieux encore aux yeux des contemporains qu’aux nôtres.

Voir cours sur la Rome du XVIème siècle, et en particulier entre 1553 et 1557.

Il ne reste pas grand-chose de la Rome antique : on ne retrouve guère que le Colisée, les Thermes de Dioclétien (près desquelles le cardinal Du Bellay installera une superbe villa et ses jardins), et le Panthéon (« la Rotonde ») ; tout le reste est enseveli sous la broussaille ou des mètres de terre. La Rome que voit Du Bellay est une ville de 55 000 habitants (elle en comptait plus d’un million à l’apogée de l’Empire !!), installée essentiellement dans les parties basses ; les collines sont inhabitées. Peu industrialisée, en proie à la fièvre constructrice des papes et des princes, elle est peuplée de prostituées et de mendiants, tandis que sa campagne est ravagée par des brigands ! Peu salubre, elle subira de terribles inondations – en 1539, 1559…) sans parler du sac de 1527, dont elle peine à se remettre… La vie y est donc difficile, et dangereuse : cf. sonnet 94

Mais c’est à l’égard de la cour que Du Bellay se montre le plus féroce : cf. sonnet 86, ainsi qu’à l’encontre du pape : Jules III, d’abord, vieillard lubrique et ivrogne réfugié dans sa villa Giulia, puis Paul IV, et surtout son neveu. Voir ci-dessus, composition du recueil. Mais c’est surtout Paul IV et ses neveux, en particulier Carlo Caraffa, qui sont l’objet de la vindicte de Joachim Du Bellay.

Portrait du pape : Paul IV est d’abord accueilli avec soulagement, après le pontificat désastreux de Jules III : ce Napolitain hostile aux Espagnols qui occupent sa patrie semble proche de la France (sonnet 110) ; mais déjà son caractère guerrier inquiète… Un caractère belliqueux qui s’affirme dès le sonnet suivant, où Du Bellay ironise sur ce vieillard qui devient guerrier au soir de sa vie, tandis qu’un autre vieillard, Charles Quint, qui toute sa vie fit la guerre, se retire lui, dans un cloître !

« Je ne sais qui des deux est le moins abusé :

Mais je pense (Morel) qu’il est fort malaisé

Que l’un soit bon guerrier, ni l’autre bon ermite. »

                                                (sonnet 111)

Et la critique se fait plus acerbe : dans le sonnet 113, Paul IV, « une vieille caraffe », provoque les Espagnols, fait renaître l’Inquisition et multiplie les arrestations arbitraires, tout en se livrant à un népotisme acharné :

« Ne voir qu’entrer soudards, et sortir en campagne,
Emprisonner seigneurs pour un crime incertain,
Retourner forussis, et le Napolitain
Commander en son rang à l’orgueil de l’Espagne ;

Force nouveaux seigneurs, dont les plus apparents
Sont de sa Sainteté les plus proches parents […]
Et force favoris, qui n’étaient que valets… »

Le vieux pape, manipulé par son entourage, est aveugle et sourd, et marche à la catastrophe :

« O trois et quatre fois malheureuse la terre,
Dont le prince ne voit que par les yeux d’autrui,
N’entend que par ceux-là, qui répondent pour lui,
Aveugle, sourd, et mut, plus que n’est une pierre ! »

                                                             (sonnet 114)

Mais la cible privilégiée de Du Bellay, ce sont les neveux, en particulier Carlo Caraffa, qui joua un double jeu entre le Roi de France et le pape. Sa duplicité est dénoncée dès le sonnet 49 (« d’un haineux étranger l’envieuse malice…« ) ; en effet, Carlo Caraffa combat la politique de paix menée par Montmorency, et convainc Henri II de suivre la politique belliciste voulue par les Guise ; il parvient à faire rompre la trêve de Vaucelles (6 février 1556) ; la reprise de la guerre aboutira au désastre de Saint-Quentin (10 août 1557) et le rappel de François de Guise qui se trouvait en Italie avec ses troupes. Paul IV devra alors faire une nouvelle fois volte-face, et conclure une trêve avec Philippe II d’Espagne.

Les sonnets 63 et 64 dénoncent la trahison de Carlo Caraffa, le sonnet 71 le dépeint comme un « soldat fanfaron » et suggère son homosexualité ; est-il encore le « jeune ambitieux » du sonnet 73 ? Il ne fait aucun doute que c’est encore Carlo Caraffa qui est visé par le sonnet 103, à l’occasion de la mort de son « mignon », Ascagne Sanguinio ; enfin, l’on retrouve Caraffa sous les traits du miles gloriosus dans le sonnet 112 :

« Quand je vois ces Seigneurs, qui l’épée et la lance
Ont laissé pour vêtir ce saint orgueil Romain,
Et ceux-là, qui ont pris le bâton en la main,
Sans avoir jamais fait preuve de leur vaillance… »

Allusion transparente au neveu Carlo Caraffa, fait cardinal après avoir été soldat (fanfaron ?) pendant 20 ans…

La satire : morale et herméneutique.

La satire dessine une morale, en creux : les défauts et les vices concentrés dans les courtisans (hypocrisie, simonie, orgueil, avarice, luxure, les sept péchés capitaux plus quelques autres) forment un plaidoyer pour une morale, fondée sur l’amitié et la vertu : cf. sonnet 79.

Mais elle dessine aussi une politique : ce monde où n’importe qui – un dresseur de singe, un voyou – peut se voir bombarder cardinal, irrite particulièrement Du Bellay, fidèle aux valeurs aristocratiques de la cour de France : cf. sonnets 101, 102, 105, 113. Les valeurs sont bouleversées, Rome n’est plus qu’un théâtre (« un publique eschafault« , s. 82), et un carnaval ; en bon gallican, Du Bellay oppose en cela la Rome des papes, dévoyée, à la France d’Henri II.

Enfin, la satire pourrait conduire à la désespérance : elle est le constat de ce qui va mal. Mais cette condamnation, qui tend un miroir au lecteur (s. 62) Proche de la plainte, ce « rire triste » ou « rire sardonien » (s. 77) est aussi une invite à ne pas tomber dans de tels vices, à se tenir à l’écart de toute société (car la cour de France n’est pas non plus épargnée). Elle rend aussi possible la louange : si la critique a été féroce, alors la louange est sincère. Dans un monde de vices, la vertu est d’autant plus méritoire.

La grande nouveauté (du moins en français : les sonnets « bernesques » avaient en italien ouvert la voie), c’est d’avoir enfermé la satire, d’ordinaire assez longue, dans la forme brève du sonnet, ce qui la rapproche de l’épigramme – et donc d’une autre source, Martial.

Politique et religion

La politique d’Henri II et le concile de Trente

Gallicanisme et ultramontanisme

Le gallicanisme se réclame de Saint-Louis, et estime que la nécessaire réforme de l’église de France doivent être entreprises par des évêques résident effectivement dans leur diocèse (ce qui va à l’encontre du cumul des évêchés) et non décidées de Rome par le pape. Un tel vœu va à l’encontre des intérêts italiens : un tiers des bénéfices français sont aux mains d’Italiens… résidant à Rome !

Le gallicanisme s’accompagne de critiques sévères à l’égard de la papauté, qui se comporte essentiellement en prince italien ; les gallicans souhaitent réformer le conclave – avec un vote par nation et non par tête, qui favorise les Italiens –, un concile véritablement œcuménique (ce que ne sera jamais le concile de Trente).

Les partisans du gallicanisme sont, sous Henri II, Claude d’Espence (1511-1571), Michel de l’Hospital (cf. sonnet 167 ; L’Hospital est devenu chancelier en 1560), le connétable Anne de Montmorency (1493-1567) et le cardinal Jean du Bellay (1492-1560). Charles de Lorraine, ennemi personnel du Jean du Bellay, est gallican jusqu’à la fin des années 50 ; il devient ensuite ultramontain (= favorable au pape et aux Italiens) ; mais il demeure iréniste, c’est-à-dire favorable à la paix, jusqu’à l’assassinat de son frère François en 1563.

L’irénisme de Du Bellay

Du Bellay et Genève

Bien que partisan de réformes de l’Église catholique, Du Bellay n’est nullement partisan d’un schisme, et n’a guère de sympathie pour les calvinistes qu’il rencontre à Genève lors de son retour en France. L’un de ses sonnets (n° 136) va d’ailleurs susciter les foudres d’un « quidam », auquel il répondra par cinq sonnets cinglants. (Voir Gilbert Gadoffre, Du Bellay et le sacré, pp. 267-270)

« Je les ai vus (Bizet) et si bien m’en souvient
J’ai vu dessus leur front la repentance peinte,
Comme on voit ces esprits qui là-bas font leur plainte,
Ayant passé le lac d’où plus on ne revient.

Un croire de léger les fols y entretient
Sous un prétexte faux de liberté contrainte :
Les coupables fuitifs y demeurent par crainte,
Les plus fins et rusés honte les y retient.

Au demeurant (Bizet) l’avarice et l’envie,
Et tout cela qui plus tormente notre vie,
Domine en ce lieu-là plus qu’en tout autre lieu.

Je ne vis onques tant l’un l’autre contredire,
Je ne vis onques tant l’un de l’autre médire :
Vrai est, que, comme ici, l’on n’y jure point Dieu. »

                       Du Bellay, Regrets, sonnet 136

Que songeais-tu, Bellay, lorsque parmi tes rimes,
Après t’estre mocqué des Papes et des Rois,
Tu as encontre nous osé dresser ta voix,
En nous chargeant, menteur, impudemment de crimes ?

Pour avoir servi Christ coupables nous estimes,
Autre blâme sur nous mettre tu ne pourrois,
Qu’en mentant faussement : cesse, si tu m’en crois,
Jette au feu tes sonnets, tes plumes et tes limes.

Car c’est au Dieu vivant, à qui tu fais la guerre.
Et quoi ? penses-tu bien par là bon fruit acquerre ?
Mais Rome t’a appris ainsi à louer Dieu.

Idolâtre y allas, et si gardois encore
Ce principe, qu’il faut que l’homme un Dieu adore,
Mais cette raison-là vers toy n’a plus de lieu

                                                              Un quidam anonyme.

L’on remarquera, outre la lourdeur du sonnet anonyme, la mauvaise foi (toujours la même !) de ceux qui crient au blasphème dès que l’on critique leur religion : l’accusateur ne peut être qu’ « idolâtre » ou pire, athée… Du Bellay répondra avec humour qu’il n’a fait que reprendre les propres plaintes des prêcheurs genevois :

« Tu me nommes à tort impudent et menteur :
De ce que j’en ai dit je ne suis inventeur,
Car c’est de vos prêcheurs la complainte ordinaire. »

Le mythe d’Ulysse et le thème du « beau voyage »

Le thème d’Ulysse

Ulysse est présent au v.50 du poème liminaire – les Muses ont « englué » Du Bellay comme Circé avait emprisonné les compagnons d’Ulysse – , puis dans les sonnets 31, 88 (« qui choisira pour moi la racine d’Ulysse », retour du mythe de Circé) et 130 : thème du retour malheureux.

Ce dernier sonnet est dédié à Dorat, ce qui éclaire le sens que Du Bellay donne au mythe : comme Dorat, il  propose une lecture morale de l’Odyssée. Le voyage d’Ulysse est un parcours vital, vers la sagesse et le bonheur ; les obstacles qu’il rencontre sur sa route sont ceux que tout homme rencontre sur le chemin de la perfection morale ; en particulier les séductrices, Calypso, Circé, les Sirènes, représentent les tentations…

Trois « voyages » se superposent donc dans les Regrets :

  1. Le Voyage d’Ulysse, modèle littéraire et moral ;
  2. Le voyage réel de Du Bellay à Rome : éloignement de son Itaque, l’Anjou, épreuves manifestées par la perte de la « haute » inspiration (éloignement de Marguerite et du Roi, d’où l’élégie), et par les agressions du réel (d’où la satire),  difficultés du retour, manifestées par la satire de la cour de France, et la comparaison explicite entre ses ennuis judiciaires au retour et les « prétendants » qui assaillaient Pénélope
  3. Enfin, le « voyage » suggéré par le recueil lui-même, qui suggère un itinéraire : départ et « mauvais voyage », séjour à Rome, retour en France par des contrées difficiles (la Suisse, les Grisons), épreuves du retour, avant les retrouvailles avec la grande inspiration, et les sonnets du finale, qui marquent le triomphe final du voyageur – triomphe d’abord sur lui-même. Cette séquence (état initial, voyage, épreuves, retour) marque très exactement les étapes d’un voyage initiatique, comme l’est celui d’Ulysse selon Dorat.

Et l’on peut même imaginer un 4ème voyage, cette fois à l’échelle de l’oeuvre entier : un point de départ déjà néo-platonicien (l’Olive), mais centré sur la Beauté ; l’épreuve marquée par les recueils romains (Antiquités de Rome, Regrets, Poemata) ; les derniers sonnets des Regrets constituant alors un nouveau point de départ, toujours néo-platonicien, mais centré cette fois sur la vertu, et devant déboucher sur une oeuvre plus religieuse…

Les déceptions du retour ; satire de la cour de France

Cette satire semble parallèle à celle contre Rome : mêmes attaques contre les courtisans, même dénonciation de l’hypocrisie. Mais elle constitue les épreuves du retour, et elle prépare à l’éloge.

Poésie et néo-platonisme : les sonnets à Marguerite

Le néo-platonisme

Le néo-platonisme, hérité notamment de Marsile Ficin (1433-1499), s’inspire essentiellement du Phèdre de Platon, de la théorie de l’âme, et du jeu de mot σῶμα σῆμα : le corps est un tombeau. Cf. sonnet 74 :

 Dans l’enfer de son corps mon esprit attaché
 (Et cet enfer, Madame, a été mon absence)
Quatre ans et davantage a fait la pénitence
 De tous les vieux forfaits dont il fut entaché.

Ores grâces aux Dieux, ore’ il est relâché
De ce pénible enfer, et par votre présence
Réduit au premier point de sa divine essence
A déchargé son dos du fardeau de péché […]

Le genre encomiastique

Il ne faudrait pas voir dans les Sonnets encomiastiques un simple « donnant-donnant » : un sonnet d’éloge n’équivaut pas nécessairement à un bienfait matériel de la part de celui qui est loué. La louange est un genre noble, qui est d’abord un don, et a pour première récompense le « plaisir » aristocratique de celui qui donne – en l’occurrence, le poète. Cf. sonnet 182. Le poète, par la louange, se fait le porte-parole des autres hommes (s. 175).

Le sonnet 186 explicite le projet : au travers de quelques-unes de ses créatures (le Roi, Marguerite), c’est le Créateur que Du Bellay entend louer : les poèmes laudatifs ont le plus souvent une tonalité religieuse. Cf. poème 188. La louange oblige ceux qui en sont l’objet : grands et poètes ont à faire en sorte que la France reprenne le flambeau tombé des mains de Rome.

La louange crée donc de nouveaux héros, à la manière des « hommes illustres » de Plutarque : des héros contemporains, tels que d’Avanson, ambassadeur d’Henri II à Rome, ou d’autres.

Du Bellay refuse de se livrer à des hymnes, comme Ronsard. Le sonnet 60 fait allusion aux Hymnes de Ronsard, parus en 1555 ; il les cite presque dans l’ordre : Hymne au roi Henri II (v. 2), Hymne de la Justice, dédié à Charles de Guise, cardinal de Lorraine (v. 2), Temple de Messeigneurs le Connétable et des Châtillons (v. 3 et 4), Hymne de la Philosophie (v. 6), Hymne de Fortune ; les Démons (v. 7), Hymne aux Astres (v. 7), Prière à la Fortune (v. 8), Hymne de la Mort (v. 8), à nouveau Hymne de la Justice (v. 8), et enfin l’Hymne de l’Or (v. 9). Seul n’est pas cité l’Hercule chrétien. Au lieu de quoi, le poète propose, plaisamment, un « petit hymne »… à un petit chat !

C’est que Du Bellay a entrepris d’enclore le genre noble de la louange dans la forme brève du sonnet. Il doit donc renoncer aux grands développements que permet l’hymne, et se concentrer sur une ou deux qualités de la personne louée, en allant à l’essentiel : les qualités morales…

Poétique de Du Bellay

Imitation et poésie personnelle

« Son œuvre est un véritable carrefour de rencontres littéraires, un foyer d’influences et de permutation de textes divers, écrit Floyd Gray dans La Poétique de Du Bellay ; elle suppose la métaphorisation du moi du poète, son intégration dans un univers de correspondances sémantiques et linguistiques ».

Les sources sont multiples, et lorsque l’on croit se trouver face à une élégie personnelle, un poème autobiographique, l’on s’aperçoit qu’il s’agit en fait d’un texte inspiré par les Anciens, les Italiens, ou encore ses contemporains français. Faut-il pour autant renoncer à entendre la voix originale d’un « je », et ne plus voir dans ces poèmes que des palimpsestes ? Certainement pas…

Les sources antiques :

Du Bellay est imprégné de poésie latine et grecque, notamment Homère, Lucrèce, Virgile, et les élégiaques grecs et latins ; mais il est également passionné par la rhétorique : Cicéron, Quintilien, la Rhétorique à Herennius… Ancien élève du collège de Coqueret, il s’est inspiré de la lecture morale que Dorat faisait de l’Odyssée : le voyage d’Ulysse est une métaphore de la vie, et les magiciennes, Circé, Calypso, les Sirènes, représentent les mauvaises tentations de la passion (sonnets 26 et 130).

Horace et Ovide sont particulièrement importants à ses yeux : l’Horace des Épîtres et de l’Art poétique (sonnets 2 et 4), et surtout Ovide, dont la situation d’exilé évoque la sienne (même si elle diffère grandement : Ovide a subi son exil, Du Bellay a choisi le sien ; le premier n’a jamais pu revenir à Rome, que le second aspirait à la quitter…) ; mais des notations à première vue autobiographiques – les plaintes contre ceux qui « mangent son bien » (sonnet liminaire, sonnet 38…) doivent moins aux tracasseries d’héritage de Du Bellay qu’aux Tristes d’Ovide… Du Bellay se mesure à Ovide, dont on louait le stylus copiosus, en amplifiant sa source : les 18 distiques des Tristes fournissent les 72 premiers vers de l’Épître à d’Avanson.

Quant au « petit village » du célèbre sonnet 31, il doit autant à Homère qu’au souvenir de Liré… Ulysse a refusé l’immortalité pour revenir à Ithaque ; de même Du Bellay refuse la grandeur romaine et l’immortalité (sonnet 6) pour « accéder à la vraie vertu, qui seule est immortelle » (sonnet 27).

Les Italiens :

Le plus important des poètes italiens est naturellement Pétrarque (1304-1374) : le Canzoniere est la source du sonnet 25, comme des antithèses du sonnet 39. Mais c’est surtout dans les sonnets à Marguerite que l’influence se fait sentir : vassalité de l’amant (176, 178), caractère unique de Marguerite (sonnet 7), exaltation, et sublimation de l’aimée menant vers l’amour de la vertu. On retrouve ici le néo-platonisme.

Mais il faut mentionner aussi les poètes satiristes tels que l’Arioste (Rime, 1554), Alessandro Piccolomini (Cento sonetti, 1549), Francesco Berni (Rime, 1555), et Burchiello (1404-1449), le premier à avoir introduit la satire dans le cadre du sonnet. La poésie satirique est très en vogue dans les années 50 à Rome ; piazza Navona, une statue antique d’Hercule, sans nez ni bras ni jambes, est placée en 1501 ; on la baptise Pasquino (sonnet 108), du nom d’un tailleur, et on lui accroche des vers satiriques à la Saint-Marc, le 25 avril – d’où le nom de « pasquinades ».

Enfin, Du Bellay s’est inspiré des « Noie« , poèmes fondés sur la répétition d’une même formule (sonnets 68, 79, 81…)

Le Roland Furieux de l’Arioste est moins présent dans les Regrets que dans l’Olive, mais il fournit le personnage de Roger (s. 89)

Les contemporains :

Érasme – dont les œuvres seront mises à l’index par Paul IV – fournit une trentaine d’adages : sonnets 18, 61, 64, 102, 115, 142. La parole subjective et la parole générale s’interpénètrent…

Mais il utilise parfois des textes de Ronsard, de Magny, ou d’autres poètes, en un incessant dialogue.

Du Bellay va même jusqu’à s’imiter lui-même, réécrivant en français ses pœmata latins, ou reprenant, dans le sonnet 168, un sonnet antérieur en décasyllabes.

Et l’inspiration personnelle ?

Elle est partout. Dans la « digestion » (pour reprendre un terme de Montaigne) des différentes sources, leur imbrication, leur modulation… ou leur détournement. Du Bellay n’est jamais aussi personnel que lorsqu’il mêle de multiples intertextes, comme en témoignent les derniers vers du sonnet 2 :

« Et peut-être que tel se pense bien habile,
Qui trouvant de mes vers la rime si facile,
En vain travaillera, me voulant imiter. »

Des vers qui sont à la fois une transcription d’Horace (Art poétique, 240-243), et une traduction du satiriste italien Lasca : « Ch’invidiar si puo ben, non gia imitare« . (« envier se peut bien, mais non imiter »).

Unité du recueil, unité de l’œuvre (de l’Olive aux Regrets), unité du « grand projet » :

Longtemps l’on n’a lu qu’une partie des Regrets, en considérant, d’une part, que la dernière partie était plus faible, moins intéressante, et surtout bien embarrassante pour un public qui, anachroniquement, confondait louange et flagornerie, et d’autre part en isolant les Regrets du reste de l’œuvre.

En réalité, l’œuvre forme un tout : les recueils romains forment un tout, avec des effets d’écho, des rappels ; les Antiquités de Rome montrent le passé glorieux et la chute de Rome ; le Songe évoque cette chute en acte ; les Regrets et les Pœmata font appel au présent, et pour les Regrets, à l’avenir. La dernière partie, encomiastique, répond à une idée chère à l’époque : la translatio imperii et studii (Livre de Daniel, II 36-45 et VII, 3-27) : le pouvoir, et la vérité, passent d’un lieu à l’autre, des Grecs aux Romains, puis, disent les contemporains, des Romains à la France, « Mère des arts, des armes et des lois » (sonnet 9).

De même, le néo-platonisme de l’Olive se retrouve dans les derniers sonnets des Regrets : la femme d’exception, ici Marguerite, est médiatrice vers un absolu, la Beauté dans l’Olive, la Vertu dans les Regrets.

Enfin, le sonnet 186 semble indiquer, selon Gadoffre, que Du Bellay envisageait un « grand œuvre » global, qui aurait débouché sur une poésie religieuse.


Textes expliqués

Épître à M. d’Avenson

L’épître dédicatoire est adressée à M. d’Avenson, ambassadeur de France auprès du Saint-Siège (1555-1556) ; ce grand personnage, arrivé à Rome en 1555 accompagné de son secrétaire, le poète Olivier de Magny, jouera un rôle dans la politique belliqueuse de la France jusqu’à la trêve de Vaucelles (6 février 1556) ; puis il sera supplanté par le cardinal de Lorraine. Il a la faveur de Diane de Poitiers, maîtresse d’Henri II, et de Marguerite de France, sœur du Roi.

Le poème est imité de la première élégie du livre IV des Tristes, mais l’on trouve aussi d’autres références aux Tristes : par exemple, l’élégie XIV du livre III ; il comprend 108 décasyllabes – qui est encore le vers noble, peu à peu supplanté par l’alexandrin –, disposés en quatrains à rimes embrassées.

Composition du poème

  • Les deux premiers quatrains, reprise de la première élégie, sont une modeste présentation de l’œuvre : « si je n’ai plus les faveurs de la Muse… » et introduisent déjà le thème de l’abandon des muses de la grande poésie, qui occupe la première partie des Regrets.
  • Les quatrains III à VI, marqués par la répétition « ainsi voit-on (v. 9)… Ainsi flattait (v. 21), offrent une série d’exemples de chants destinés à soulager ou consoler le chanteur : le paysan labourant son champ, le marin, Achille, Orphée ; les deux premiers nous introduisent dans un univers populaire, les deux derniers nous ramènent à l’univers mythologique.
  • Quatrains VII-IX : les Muses l’accompagnent dans son exil : retour du « je » autobiographique.
  • Quatrains X-XVII : Du Bellay voudrait n’être pas poète ; comparaison des Muses et des Sirènes : celui qui s’est laissé prendre est contraint d’aimer son mal qui le rend esclave.
  • Quatrains XVIII-XXI : art poétique
  • Quatrains XXII-XXVI : éloge de d’Avenson et dédicace.

Un écueil à éviter dans l’explication de ce poème : ne voir que le caractère autobiographique, et oublier l’intertextualité. Du Bellay s’adresse à un fin lettré, évidemment latiniste, et connaissant probablement son Ovide par cœur : l’un des aspects fondamentaux sera le « certamen« , l’imitation et la rivalité assumée avec Ovide.

Les deux premiers quatrains

Il s’agit de la traduction presque littérale de la première élégie du livre IV d’Ovide, assortie d’une allusion autobiographique : le départ signifie l’éloignement de la Muse ; cf. sonnet 6. On peut parler ici de « poésie négative »…

« exsul eram » dit Ovide ; « j’étais à Rome » écrit Du Bellay. Le mouvement est inverse, puisque Ovide a justement quitté Rome. Là encore, il annonce la suite : la guerre (s. 83), les travaux pénibles auxquels il est soumis (s. 39, 84, 85) ; ses motivations (requies, non fama) sont un calque d’Ovide.

On voit donc bien ici le mélange de l’intertextualité et de l’expression personnelle.

Quatrains III-VI :

« un vers fait sans art » reprend le indocili numero d’Ovide, et annonce en même temps l’inspiration burlesque, et les sonnets 11 et 12. L’on remarquera que pour le paysan (un esclave, chez Ovide), Achille ou Orphée, Du Bellay pratique l’amplificatio : quatre vers de Du Bellay pour deux vers d’Ovide. En revanche, il resserre les exemples : berger et servante, qui faisaient double emploi avec le paysan et le marin, ont disparu ; marinier et matelot sont fondus en un seul personnage.

La peinture d’Achille diffère chez les deux poètes ; outre l’amplificatio, il faut noter la réapparition de la colère, premier mot de l’Iliade, mais absente chez Ovide (Achille est seulement « tristis« ), et la plaintive assonance en [i], renforcée par l’allitération en [s] et par la rime en [ir] / [ire] qui unifie toute la strophe :

« On dit qu’Achille, en remâchant son ire
De tels plaisirs soulait s’entretenir,
Pour adoucir le triste souvenir
De sa maîtresse, aux fredons de sa lyre. »

Pour Orphée, Du Bellay pratique aussi l’amplification ; mais en outre, il inverse les termes. Chez Ovide, la puissance du chant, qui meut les forêts et les rochers, est première, et semble provenir de sa tristesse ; chez le poète français, la douleur semble au contraire, comme chez lui-même, affaibli l’inspiration : « cil qui jadis… » Il rappelle ainsi la « Muse perdue » du premier vers.

Me quoque Musa… Du Bellay reprend ici Ovide, tout en annonçant le thème du voyage.

Quatrains VII-IX : éloge de la poésie.

Ici on peut noter une forme de « minutio » par rapport à Ovide : Rome, une des cours les plus brillantes d’Europe, n’est certes pas comparable à une contrée barbare ! Du Bellay, dans le premier quatrain, fondé sur un strict parallélisme souligné par les anaphores, s’en tient donc à des généralités, là où Ovide donnait des détails concrets. Il s’éloigne aussi d’Ovide sur les détails biographiques : contrairement au poète latin, qui semble avouer ici une « faute » poétique, – l’immoralité des Amours ?, la poésie n’est pour rien dans l’exil de Du Bellay, qui ressemble d’ailleurs davantage à une promotion sociale (cf. introduction).

Quatrains X-XVII : « je voudrais n’être pas poète ! »

Là encore, Du Bellay doit s’éloigner d’Ovide : la poésie ne lui a pas valu autant de malheur ; il en est réduit au cliché de la « pauvreté » (toute relative, dans son cas !), inspiré d’Horace, et qui annonce probablement les ironiques sonnets de la dernière partie, consacrés aux « conseils » donnés au poète de cour (139 et suivants) ; allusions mythologiques savantes : les « neuf sœurs » sont les muses, et la « source de Méduse », la source d’Hippocrène, qui coule sur l’Hélicon, leur patrie.

Le quatrain suivant (XI) amplifie le poème d’Ovide, en gardant le même mouvement : « sed nunc quid faciam ? » ; il remplace une expression un peu abstraite et alambiquée (« carmen demens carmine laesus amo« ) par une image familière, celle de l’oiseau pris dans la glu, peut-être d’origine pétrarquiste ; la poésie est ainsi évoquée dans le langage de l’amour. L’on retrouve l’image d’Ulysse et ses compagnons chez les Lotophages (Odyssée, IX, v. 82 sqq.) et le thème amoureux de la blessure aimée. Le thème du « poison doux-amer », trouvé chez Marsile Ficin, court dans toute la poésie amoureuse de la Renaissance.

« Pour ce me plaît… » Du Bellay amplifie encore Ovide : « nos quoque delectant, quamuis nocuere, libelli / quodque mihi telum uulnera fecit, amo. » (les livres me plaisent, bien qu’ils m’aient nui, et j’aime le trait qui m’a blessé) ; le passage se clôt sur un nouvel éloge de la poésie : elle est utile, puisqu’elle nous rend aveugle à notre propre malheur. Et Du Bellay reprend l’image de la Bacchante, ce qui nous renvoie à une image de la poésie comme « furor », enthousiasme, inspiration, sans lesquels l’art n’est rien. Il existe 4 sortes de fureur selon Platon, repris par Marsile Ficin :

  • la fureur poétique, provoquée par les Muses
  • la fureur bachique, ou mystique, liée à Bacchus ;
  • la fureur prophétique liée à Apollon ;
  • et la plus élevée, la fureur amoureuse, liée à Vénus.

Quatrains XVIII-XXI : art poétique

Les trois quatrains suivants s’éloignent du modèle ovidien ; peut-être trouve-t-on des images semblables (celle du fruit) chez des contemporains italiens. Nous trouvons d’abord une comparaison : « comme de l’arbre… ainsi » : l’expression revendique une certaine sincérité de la plainte élégiaque – comme dans toute la littérature classique, le jeu intertextuel ne s’oppose nullement à l’expression personnelle ; le lecteur est invité à la fois à écouter une voix originale, et à apprécier, en connaisseur, le « certamen » avec les grands textes antérieurs ou contemporains. Le poète a fait choix des vers, comme Ovide, s’inscrivant ainsi dans la tradition élégiaque.

« Et c’est pourquoi d’une douce satire
Entremêlant les épines aux fleurs?
pour ne fâcher le monde de mes pleurs
j’apprête ici le plus souvent à rire. »

Ces vers très célèbres ont été abondamment cités ; ils constituent le manifeste de la plus grande partie des Regrets. « douce satire » est une allusion à Horace, qui invitait à critiquer les vices « en pardonnant aux personnes », c’est à dire en évitant les attaques personnelles. Il fait également la théorie d’un genre « mêlé », pratiquant, comme le « beau style bas » selon Cicéron, la uarietas, le mélange des tons : éloge et « épines », pleurs et humour s’entremêleront donc. L’essentiel est de « plaire » : « pour ne fâcher le monde »…

Quatrains XXII-XXVI : éloge de d’Avenson et dédicace.

Le dédicataire, et inerlocuteur, apparaît enfin dans le quatrain XXII. L’éloge est à la fois traditionnel, et personnel. Traditionnel, car il reprend l’image du « bon dirigeant » depuis Platon : sagesse, droit, équité, auxquels s’ajoute l’ancienneté de la famille : « et qui portez de toute antiquité / joint à vertu le titre de noblesse ». Il faut se souvenir que Du Bellay était un fervent partisan d’un ordre social stable, fondé sur la naissance. (cf. s. 81, 102 etc.). Plus personnel, lorsqu’il évoque la carrière de D’Avenson : son appartenance à la noblesse de robe, son rôle d’ambassadeur, et son retour en France en 1556.

Enfin, il conclut sur l’immortalité qu’il attend de son livre : écho du exegi monumentum aere perennius d’Horace ?

Conclusion : à bien des égard, cette épître dédicatoire est une « ouverture », au sens musical. L’on y retrouve les thèmes principaux – la perte de la Muse et l’éloignement de la « grande poésie », le choix de la satire, de l’élégie, et de la variété, donc d’un « beau style bas » ; l’évocation des sources principales de Du Bellay, ce qui nous renvoie à la Défense et illustration : la poésie française ne pourra naître que d’un « certamen » avec les poètes latins et grecs, Homère, Ovide, Horace.

« Las ! où est maintenant ce mépris de Fortune ? » (sonnet 6)

Voici l’un des sonnets les plus connus, avec le sonnet 31. Il ouvre la partie élégiaque des Regrets. Son sujet est en apparence paradoxal, puisqu’il porte sur l’impossibilité d’écrire ; mais ne confondons pas le sujet de l’énonciation et celui de l’énoncé ! Il s’agit davantage d’un choix poétique, au sein d’un parcours (le renoncement – provisoire – à la grande poésie), que d’une plainte autobiographique. L’opposition entre passé et présent était déjà présente dans le sonnet 3.

Structure du sonnet

La plainte est présente dès le premier mot : « las », déjà vieilli, et qui fait écho au « hélas » du poème à d’Avanson. Le poème n’a pas de destinataire, ce qui est rare dans les Regrets.

Un premier vers qui reprend une formule très classique : « ubi sunt… » que l’on trouve dans l’Ancien et le Nouveau testament, ainsi que chez Horace (Odes IV, VII) et qui a été remise à la mode par Villon (« Ballade des Dames du temps jadis »). Ce lieu commun exprimait l’effroi devant la fuite du temps, et la précarité de la gloire et de la puissance. Il y a sans doute un peu d’ironie à l’appliquer à soi-même…

Il s’agit d’un schéma questions (rhétoriques, mais angoissées) / réponses (constat amer). La liaison entre les quatrains et les tercets se fait par la rime Lune / fortune (hémistiche du vers 9), qui souligne un rapport de ressemblance : la Fortune est « lunatique »…

Les cinq éléments retenus par le poète : Série de variations rythmiques à l’intérieur de ce partage rigoureux des questions et des réponses.

Les questions : 4 éléments dans le 1er quatrain (un par vers : mépris de Fortune, cœur, désir d’immortalité, inspiration « au peuple non commune » : cf. Horace, « odi profanum uulgus et arceo« … Une attitude caractéristique de la Pléiade.) ; le 5ème élément, le « doux plaisir » est décrit sur 4 vers, en un tableau allégorique, une vision nocturne.

Les tercets reprennent chacun de ces 5 éléments, dans le même ordre ; le cœur a droit à deux vers, et le dernier élément se condense en un seul vers, la « pointe » du sonnet.

Les Muses soulignent le rôle éminent de la fantaisie, de l’imagination. Jouissance, plaisir, figure féminine et collective : c’est une conception de la poésie qui tend vers le plaisir : y renoncer est d’autant plus cruel !

1er quatrain : Le « mépris de Fortune », qui ouvre le sonnet, rappelle le « contemptus Fortunae » du néo-stoïcisme chrétien ; les mêmes mots se trouvaient au v. 36 de l’épître à d’Avanson. On retrouvera ce thème au sonnet 56, puis la vertu triomphera, avec le retour de l’inspiration, au sonnet 180, au contact de Marguerite.

Au vers 2, le discours se fait héroïque, le vocabulaire épique, avec « ce », repris du « hic » latin (= mon) : « cœur vainqueur » avec une paronomase soulignant le lien sémantique, « immortalité », la répétition du mot « honnête » qui a ici un sens fort : « honorable », « glorieux » ; l’honneur est la notion centrale de l’idéal noble – ce qui est confirmé par le quatrième vers, soulignant le rejet aristocratique du « profanum uulgus« . (Horace). Nous sommes en présence d’une quadruple question rhétorique, indiquant le regret, et introduisant une « poésie négative » : Du Bellay chante l’absence, le manque, le regret. La simplicité relative du lexique donne une impression de litanie.

2ème quatrain : Apparition des Muses, en une ecphrasis (description d’une scène ou d’un tableau) : les Muses ne sont pas seulement l’allégorie de la poésie, mais de vrais personnages, qui avaient un rapport privilégié avec le poète. On ne peut que songer à Hésiode, notamment dans le prologue de la Théogonie. Il n’y a plus ici qu’une seule question, mais une remarquable amplification. Le « rivage écarté » évoque le thème récurrent de la « solitude », qui fait partie des « loci amoeni » traditionnels. La danse des Muses évoque celle d’Hésiode, sur l’Hélicon ; selon le néo-platonicien Marsile Ficin, la danse est l’image de la perfection, par son mouvement circulaire ; on le retrouvera chez Magny ou Ronsard. L’imparfait itératif souligne l’idéalisation du passé, en opposition avec le présent décrié du premier quatrain.

Le rythme du quatrain, 6 + 2 + 4 / 6 + 6, avec les enjambements (v. 5-6 et 6-7) s’élargit ; le verbe « danser » constitue l’acmé non seulement du vers, mais de la strophe ; « aux rayons de la Lune » constitue une apodose, en cadence mineure. Le poète, maître des Muses, est sujet de la phrase.

1er tercet : il constitue le début de la seconde partie. La rupture est nette : « maintenant ». La reprise se fait terme à terme, mais les rapports sujet / objet sont inversés ; la Fortune a repris le pouvoir ; plus de stoïcisme possible, comme en témoigne la figure dérivative maîtresse / maître. Le serf constitue la condition la plus humble, et la moins libre, puisqu’il est attaché à la terre, et cette dégradation est encore renforcée par l’hyperbole : « mille maux »  ; on notera les allitérations en [s] et surtout en [m], plaintives : maintenant / maîtresse / moi / mon cœur / maître / mille / maux / m’ennuient ; maîtresse / soulait / soi / serf… ; la fin du premier tercet voit l’apparition du son [i] (mille / qui m’ennuient), ce qui fait le lien sonore avec le dernier tercet. Noter le sens très fort du mot « ennui ».

Dernier tercet : De la situation de déréliction du poète s’ensuit l’abandon de la grande poésie – poésie d’éloge et de célébration, poésie épique… – ; la divine ardeur représente la « fureur poétique » dont il était question dans l’épître à d’Avanson, liée à Apollon et aux Muses, et condition du travail poétique. Chaque terme se retrouve, mais dégradé : ainsi « l’immortalité » du vers 3 n’est plus qu’un vague désir de « postérité » au vers 12. Et le poème s’achève sur une nouvelle hypotypose : « et les Muses de moi, comme étranges, s’enfuient ». Ce dernier vers est marqué par la coupe lyrique sur « étranges » : la coupe tombe juste après un -e muet. La fuite des Muses est l’image pathétique de la perte d’inspiration.

Le sonnet 6 témoigne donc d’une faille, d’un manque, que l’écriture ne comblera pas, mais dont elle doit rendre compte. Le poète renonce à la poésie épique (1er quatrain) comme à la poétique de l’ode (2ème quatrain) : il lui reste donc la satire, et le « style bas » pour « chanter ses ennuis ».

Lecture des sonnets 7 à 8

Les trois sonnets 7, 8 et 9 forment un ensemble, qui montre la grande variété de l’élégie ; deux sonnets métaphoriques et allégoriques, le sonnet 6 et le sonnet 9, encadrent des sonnets à expression directe, dont l’un est dédié à Ronsard, et annonce le thème de l’hiver…

Le sonnet 7

Il reprend l’élégie latine Desiderium patriae ; le premier quatrain est à l’imparfait, et évoque le bonheur passé : « bel œil divin » rappelle le néo-platonisme de Du Bellay : la contemplation de la beauté et de la vertu  mène à celle de Dieu. « Cependant » (= pendant que) annonce le « ores » du premier tercet.

Dans le deuxième quatrain, la fureur devient une allégorie munie d’aile : un ange ? tandis que le « docte troupeau » des Muses rappelle le sonnet 6 ; dans le sonnet 9, le même mot désignera, cette fois, les poètes. Le champ lexical du feu (feu / ardeur / fureur / flamme) appartient au lexique de l’amour, et de l’inspiration poétique. Comme dans le premier quatrain, le lexique est noble (noter les nombreuses inversions), voire épique : « honneur », « mérite ».

Le premier tercet commence par une brève affirmation : « ores je suis muet » : paradoxal, puisque justement il écrit… Puis le vers s’allonge grâce à l’enjambement. La Prophète est la Sybille de Cumes – allusion à Virgile ? qui perdait la voix lorsque le dieu l’abandonnait… L’on retrouve le même paradoxe que dans le sonnet 6. Et le poème s’écrit désormais au présent.

Le second tercet introduit une rupture : le sonnet devient encomiastique. Le vers 12 peut nous surprendre, mais il est normal à l’époque : un poète écrit naturellement pour acquérir la faveur de son prince – surtout si l’on songe aux positions gallicanes de Du Bellay. Le vers 13 est repris des Tusculanes : « Honos alit artes« , et des Adages d’Érasme : l’idée du poète maudit eût semblé parfaitement incongrue à l’époque. « Honneur » => peuple => rois : fermeture du cercle, où les Rois l’emportent tout naturellement sur les peuples.

Ce sonnet reprend la structure du recueil tout entier : de la perte d’inspiration liée à l’absence du Prince et de la Dame, à une série d’épreuves (ennuis, et nouvelle poésie, élégiaque et satirique), et aux retrouvailles avec le Prince et la Dame à la fin du recueil : mais après l’épreuve, l’on sort différent : Du Bellay s’apprêtait à aller vers une poésie plus haute.

Le sonnet 8

Il répond au sonnet 3 de la Continuation des Amours de Ronsard : « la moitié de mon âme » est l’expression hyperbolique de l’amitié et de l’admiration, déjà employée par Horace à propos de Virgile. « Ton Du Bellay » est familier et affectif, et montre les liens ambigus entre Ronsard et Du Bellay. « France », sans article, est à la fois métonymique et allégorique, et annonce le Sonnet 9 ; au vers 3, le « ciel itali-en » (noter la diérèse) rappelle que l’Italie est traditionnellement mère de la poésie (Dante, Pétrarque…) – ce qui sera démenti dans le sonnet 9.

Le second quatrain contient une allusion aux Amours : « ta dame »… et peu importe qu’il s’agisse de Cassandre, Marie ou Hélène : la répétition du mot « sainte » rappelle le « bel œil divin » du sonnet 7, tandis que la « sainte faveur » montre que le Roi est un personnage sacré. L’épizeuxe « cela, cela, cela » prend un caractère pathétique, tandis que la métaphore du feu est reprise du sonnet 7.

Le premier tercet commence par une coupe inhabituelle : « mais moi // » et la reprise des termes : « échauffer, soleil, échauffement, flamme ».

Le second tercet reprend le terme « soleillés » (Virgile, Géorgiques II, 522) : par opposition surgissent les Hyperborés, métonymie de l’hiver, « saison mentale » du poète dans le dernier vers, comme au vers 13 du sonnet 9. Les deux vers se recouvrent :

  • « ne portent que le froid // la neige // et la bruine » (coupe lyrique à neige et diérèse)
  • « Ils ne craignent le loup // le vent // ni la froidure« 

Les rythmes sont très similaires, avec des accents aux mêmes places, et un même rythme ternaire ascendant.

Le sonnet 8 fait donc la transition avec le sonnet 9, en initiant le thème de l’hiver.

France, Mère des arts… (sonnet 9)

Sonnet appartenant à la partie élégiaque du recueil, ce texte exprime toute la souffrance du poète exilé, à travers une métaphore suivie : celle de l’agneau égaré.

Premier quatrain :

Ce poème commence par un hymne (1er vers), d’ailleurs polémique :  à l’imitation de Ronsard, Du Bellay célèbre la France avec les mots traditionnellement appliqués à l’Italie ; Le premier vers est tonitruant, et semble annoncer une poésie de célébration : « France », apostrophe qui d’emblée personnifie la patrie, mot mis en valeur par la coupe lyrique ; puis la dénomination de « mère » qui déjà introduit discrètement l’image ; et enfin le rythme ternaire « arts / armes / loi », marqué par la paronomase « arts / armes » – à la fois opposition et totalisation, et par le son éclatant [a]. L’ensemble des trois éléments définit à la fois la puissance et la civilisation.  Cela renvoie aux Antiquités de Rome et au Songe, et à l’idée de « translatio imperii » chère aux Gallicans : les empires se succèdent, et à Rome doit en succéder un autre, la France.

Mais aussitôt s’exprime un regret personnel, un constat d’abandon qui renvoie aux sonnets 7 et 8. « Longtemps » à l’hémistiche et « ores » (maintenant) en début de vers marquent cette nostalgie. Dès le premier vers, présence de la mère, image symbolique développée au second : c’est un symbole qui s’anime, devient plus consistant. Le second vers rappelle la faveur dont jouissait le poète avant de partir. L’agneau, parangon de l’innocence, rappelle l’agneau égaré de la Bible. Les répétitions de sonorités créent un effet de « lamento » pathétique : figure dérivative « nourri / nourrice », rime riche « mamelle / appelle » (avec la répétition des sons [a] et [è]). Le dernier vers évoque le sonnet 189, celui des retrouvailles avec la France, et avec Marguerite :

                                  « Je remplis de ton nom ce grand espace vide« . (v. 8)

tandis que le second hémistiche est directement inspiré d’un poème de Pamphilo Sasso (1519).

Second quatrain

Dans la seconde strophe, l’appel se fait plus pressant : questions, interjections, apostrophe, répétitions, et chute du dernier vers. Le conditionnel « si tu m’as… » évoque une « condition réelle » et non une vraie hypothèse : cf. v. 2. L’interjection « ô cruelle » inscrit le poème dans une veine pétrarquiste, et appartient au lexique amoureux. Quant à l’appel désespéré « France, France », il est lui-même imité de Virgile, Bucolique VI, 44. Notons le pathétique créé par l’épizeuxe. Les deux quatrains forment donc une unité. Les rimes en [elle] évoquent le bêlement de l’agneau. Ce monde est saturé d’allégories : outre « France », voici maintenant la nymphe Écho… Notons la répétions du verbe « réponds » aux vers 6 (syllabes 4-5), 7 (syllabes 5-6) et 8 (syllabes 8-9) : effet de glissement d’un vers à l’autre, comme si la voix attendue, et l’espoir, s’éloignaient.

Premier tercet

La troisième strophe atteint l’horreur, avec l’arrivée des loups, et le jeu sur les sonorités [è] et [r] (cruels / erre /  plaine / hiver / haleine) ; ces loups désignent sans doute les courtisans romains – mais dessinent une situation plus cruelle qu’elle n’est en réalité ; n’attribuons pas trop vite une valeur autobiographique à ce sonnet ! D’autant que le thème est fréquent, et évoque des fables telles que « Le Loup et l’Agneau » d’Ésope, qui sera plus tard reprise par La Fontaine. A la souffrance de la solitude et de l’abandon s’ajoute le danger.

L’enjambement des vers 10-11 évoque la longueur de la souffrance. Le tableau s’élargit : « j’erre » montre qu’on est passé de la comparaison (« comme un agneau ») à l’assimilation. Ce thème est assez courant, par exemple chez Marot, Suite de l’adolescence clémentine, épître 24 :

« Le Parc est clos, et les Brebis logées
Toutes, fors moi, le moindre du troupeau,
Qui n’a toison, ni laine sur la peau »
                            (v. 14-16)

L’hiver apparaît comme une véritable « saison mentale » du poète. Lui aussi est personnifié par la « froide haleine » ; les allitérations en [r] (un [r] roulé à l’époque !) produisent un effet d’harmonie imitative, tandis que « tremblante horreur » est presque une hypallage : l’horreur fait trembler, et c’est le poète qui tremble ! Enfin, « horreur » peut ici être compris au sens étymologique, et formerait alors avec « hérisser » une figure dérivative.

Second tercet

Enfin, la 4ème strophe témoigne d’une solitude d’autant plus insupportable qu’elle est injuste. Elle commence par « Las », déjà utilisé dans le sonnet 6, et marque de l’élégie. Expression de la mélancolie, comme plus haut « triste ». Jusque là, nous avions assisté à un tête à tête entre « France » et le poète ; les loups étaient à peine mentionnés. A présent, « les autres agneaux », les poètes, occupent tout un tercet… Reprise des éléments précédents, dans le désordre : « pâture » renvoie à la première strophe (nourri, lait, mamelle, nourrice), le loup au vers 9, le vent et la froidure aux vers 10 et 11 ; en même temps, il y a dégradation : la « pâture » n’a pas la connotation affective de l’allaitement, le vent n’est plus personnifié comme dans « froide haleine », et la froidure semble banalisée par rapport à la « tremblante horreur » du vers 11. Enfin, par un effet de « minutio », tout ce qui précède se trouve résumé en deux vers.

Et le poème se termine par une pointe : « si ne suis-je pourtant… », affirmation de fierté, sous forme atténuée. Du Bellay revendique toute sa place dans la « troupe » des poètes de la Pléiade – ce qui relativise, encore une fois, le thème de la perte d’inspiration, et de l’abandon des muses.

Poésie personnelle et poésie savante.

Elles ne s’opposent pas (cf. « Contre les Pétrarquistes ») : la poésie savante ne vaut que si elle est animée par un sentiment vrai. Ce qui appartient à la poésie savante :

  • La forme sonnet, nouvelle au XVIème siècle ;
  • Un vocabulaire assez simple, mais directement issu du latin : « antre », « querelle » ;
  • les tropes : personnifications de l’Echo, de l’hiver ;
  • La forme comparaison, souvent reprise par les poètes de la Pléiade, mais inspirée par Homère
  • La comparaison elle-même :
    • une bucolique à la manière de Virgile ou de la poésie alexandrine ;
    • Une fable d’Esope, Le Loup et l’agneau
    • la référence biblique à l’agneau égaré.

C’est donc une poésie humaniste, par cette importance des références, mais aussi par sa célébration de la civilisation conquérante : arts, armes, lois. La France est une déesse antique, une Athéna.

Du Bellay allie donc la confession pathétique (v. 14 : dans sa protestation, il oublie un peu sa comparaison) et une poésie humaniste, résolument novatrice.

Comment sont liés les quatre poèmes 6, 7, 8 et 9 ?

  • Par l’élégie « Desiderium patriae » :
    • Les vers 60-64 = sonnet 6
    • les vers 65-70 = sonnet 7
    • les vers 70 et suivants = sonnet 10
    • Les derniers vers de l’élégie = sonnet 7
  • Par le thème de l’hiver et de l’abandon, mis en place peu à peu dans les sonnets 8 et 9
  • Par la composition : les sonnets 6 et 7 opposent le passé et le présent, le sonnet 8 la France et l’Italie (c’est la même opposition, mais sur un plan spatial) ; enfin le sonnet 9 synthétise l’ensemble, opposant le passé et le présent, et la France à l’Italie.
  • Enfin, les reprises de termes créent le lien entre les poèmes : « ores », « troupeau », « voix », l’opposition de la chaleur et du froid, l’hiver.
  • Deux allégories (6 et 9) encadrent deux poèmes plus directs (7 et 8) : l’ensemble forme bien un tout.

Lecture du sonnet 12 : « Vu le soin ménager… »

Appartenant à un ensemble de 4 sonnets (10 à 13) dans lesquels Du Bellay présente la poésie comme sa seule consolation face à un contexte à la fois trivial et dangereux (sonnet 9), ce sonnet offre une composition inverse de celle dont nous avons l’habitude : il commence par le comparé (« je »), et s’achève par le comparant (« ainsi »). Comme Magny à la même époque, il déplore la trivialité des soucis qui l’accablent : « soin ménager » évoque son travail d’intendant d’une grande maisonnée de 300 personnes, « importun souci » sera repris (sonnets 14, 24…).

1er quatrain : « vu… vu… » semble une parodie du langage juridique, en un rythme ternaire ascendant : du « soin » au « souci » (tourment) et aux « regrets », allusion au titre, et pluriel.

S’ensuit toute une variation sur les termes « pleurer », « chanter », « enchanter » qui sont déclinés sous toutes leurs formes, avec un jeu sur la figure dérivative (« chanter / enchanter ») et l’homéoptote « pleurant / chantant ». La voyelle [an] se trouve ainsi répétée six fois en deux vers (v. 5-6), après avoir été présente dans le premier quatrain (sans fin, tormente, lamente, souvent, comment, chanter) : cette voyelle grave, la plus ouverte de la langue française, forme donc le lien entre les deux quatrains.

Les deux tercets sont, eux, liés par l’anaphore « ainsi » présente à chaque vers : ouvrier / ouvrage forment une figure dérivative, renforcée par la synérèse ouvr[i]er, comme laboureur / labourage : l’image était déjà présente dans l’épître à d’Avenson, et nous vient des Tristes ; de même, l’ensemble formé par le pèlerin, l’aventurier, le marinier (épître, v. 9-24), tout en introduisant le thème du « mauvais voyage » ; les vers 9-10, qui forment le distique, sont donc une transition, avant l’introduction de ce thème. Le quatrain final s’achève par le verbe « maudire », qui appelle le « pardon » du sonnet 13.

Enfin, ce sonnet est dédié à Olivier de Magny, lui-même poète, et qui dans ses Soupirs de 1557, avait déjà traité ce thème : alors, confidence personnelle, ou « certamen » avec un ami poète ?

« Maintenant je pardonne »… (sonnet 13)

Le treizième sonnet des Regrets appartient encore à l’élégie, mais il exprime un apaisement, après la souffrance exprimée dans les sonnets 6 à 9 ; il forme un groupe, avec les sonnets 10 à 12, dans lequel le poète dit le soulagement qu’il trouve dans la poésie.

1er quatrain

« Maintenant crée le lien, à la fois avec le « maintenant » du sonnet 6, et avec le second quatrain, qui reprend mot à mot la même formule. « Douce fureur » est un oxymore ; la fureur évoque l’inspiration poétique, mais en même temps une passion destructrice ; « douce » atténue ce terme ; désormais, le poète ne maudit plus (sonnet 12), il pardonne. Cette strophe évoque Pétrarque, Canzoniere I, 1,  1-4 :

« Voi ch’ascoltate in rime sparse il suono
di quei sospiri ond’io nudriva ‘l core
in sul mio primo giovenile errore
quand’era in parte altr’uom da quel ch’i’ sono… »

 » Vous qui écoutez, aux rimes que j’ai répandues, le son de ces soupirs dont je nourrissais mon cœur, dans l’égarement premier de ma jeunesse, quand j’étais en partie un autre homme que je ne suis... »

Comme Pétrarque, il semble regretter d’avoir cru en la poésie ! Mais la thématique est courante : la poésie ne nourrit pas son homme. « consumer, sans, ingrat, vain, passe-temps, erreur » = lexique de la perte et de l’erreur, qui disqualifie la poésie, en contradiction avec le « je pardonne », et renforcé par l’allitération en [r].

2ème quatrain

Il reprend la même formule, dans une rigoureuse symétrie ; « plaisant labeur » est encore un oxymore, le terme de labeur évoquant à la fois effort et torture ; il semble annoncer le 1er tercet du sonnet 18 ; l’on commence à entrevoir le thème de la poésie consolatrice, annoncé dès l’épître à d’Avenson, et dans les sonnets 11 et 12, ainsi que dans le dernier vers du sonnet 5 : « moi qui suis malheureux, je plaindrai mon malheur ». Ce second quatrain, très répétitif, est marqué par une seconde anaphore : « puisque seul » ; le terme de « souci » doit être pris au sens le plus fort, « tourment » ; quant à « l’orage », il initie le thème du « mauvais voyage » et de la tempête. La peur rappelle le sonnet 9, dans lequel le poète se représentait sous les traits d’un agneau égaré au milieu des loups. Cette thématique évoque Ulysse, Énée… beaucoup plus que la vraie biographie de Du Bellay ; dans le voyage initiatique, la poésie joue ici le rôle du guide-consolateur, dévolu à la Sybille chez Virgile. Le vers 8 est remarquable par sa lourdeur : le premier hémistiche n’est composé que de mots-outils, dont l’adverbe « auparavant » qui compte à lui seul 4 syllabes ; le tout renforcé par une assonance en [an] (« auparavant, tremble »).

Les tercets

Ils sont fondés sur une série d’antithèses : vers à vers (9/10), hémistiche à hémistiche (vers 11 et 12), d’un 1/2 vers à un vers et 1/2 (v. 13-14) : Du Bellay s’efforce donc d’appliquer le principe de la « uarietas« .

Dans le premier tercet, les vers 9 et 10 sont fondés sur une rigoureuse symétrie : « les vers » + vere être + paronomase « abus / appui », + la rime « jeunesse / vieillesse », à la fois antithétique sémantiquement, et formant un homéoptote avec la reprise de la désinence « -esse » ; le premier tercet s’achève sur l’opposition classique « folie / raison » qui reprend à la fois le poème de Pétrarque, et le premier quatrain. Les temps verbaux sont parfaitement symétrique, avec la succession du passé composé (ou passé simple) et du futur.

Le second tercet rebondit avec une nouvelle image (la blessure / la guérison), thème traditionnel de la poésie amoureuse, et l’allusion mythologique à Achille, instruit par son maître, le centaure Chiron, dans l’art de la médecine, et ayant lui-même soigné la blessure qu’il avait infligée à Télèphe. Cette anecdote est reprise des Métamorphoses d’Ovide (XIII, 171-172), ou des Troyennes de Sénèque (215-218) ; les deux derniers vers, plus originaux et plus concrets, sont empruntés à Pline l’ancien : on pensait que pour guérir une piqûre de scorpion, il fallait poser l’animal dessus, en somme guérir le mal par le mal ! un nouvel oxymore, « scorpion utile » est mis en valeur par la diérèse « scorpi-on ». Le poème s’achève donc par un hymne à la poésie, qui occupe dix vers sur les quatorze du sonnet. Trois oxymores permettent une définition de cette réalité fondamentalement ambiguë qu’est la poésie : « douce fureur » consolatrice, « plaisant labeur » qui enchante les maux, et « scorpion utile » qui guérit les plaies qu’il a lui-même causées…

La muse présente / absente (sonnet 6), la poésie « plaisant labeur », le remède-poison qui n’apporte rien, mais console et aide à vivre… L’ensemble de ces premiers sonnets des Regrets donne de la poésie une image double, équivoque, inquiétante.

« Heureux de qui la mort de sa gloire est suivie » (sonnet 20)

Parmi les sonnets élégiaques, le sonnet 20 appartient plutôt au genre encomiastique : c’est un éloge de Ronsard.

Un rythme est créé par la reprise d’un mot, sa place particulière par rapport à la syntaxe normale de la phrase. Ainsi, dans le 1er vers, « de qui… de sa… » reprend « heureux » (début imité de Virgile : Felix qui… Géorgiques II, 490, ou de Lucrèce : Felix qui potuit rerum cognoscere causas.) Du Bellay lui-même l’utilise deux autres fois : sonnet 31 et 94. L’adjectif sera lui-même repris, avec une amplification (« plus ») suivie d’un élargissement au vers 3, permis par l’enjambement.

Au milieu du second quatrain, la montée marque un palier, mais elle reprend avec la répétition de « devant que ». L’élévation continue dans les deux tercets avec « courage », puis « jà » et « jà ». L’étude des attaques de vers doit permettre de définir la ligne rythmique d’un poème.

Etude du vocabulaire : « gloire, mort, honneur, vertu, courage, victoire, laurier vainqueur » appartiennent au lexique guerrier, héroïque. Tout le poème est bâti sur une image épique, couronnée par la vision du triomphe militaire romain. Peut-être Du Bellay suggère-t-il les luttes intestines entre poètes de cour ; plus probablement, il identifie la geste du poète à celle du héros. Les poètes de la Pléïade ont voulu affirmer l’égalité entre gloire militaire et gloire poétique – et l’iréniste Du Bellay penchait probablement pour la deuxième. Voir sa dénonciation de la guerre ! (cf. sonnet 116)

Il y a dans ce poème une thématique délibérée, qui  tend à immortaliser de son vivant la gloire d’un grand poète, du génie duquel Du Bellay est sûr, et que la cité ne sait pas encore reconnaître.

Les trois derniers vers se distinguent du reste du poème. Le jeu de rimes, EDE au lieu du plus régulier EED attire l’attention. L’image guerrière disparaît, remplacée par celle d’Orphée aux Enfers, non nommé explicitement, mais suggéré par la périphrase du dernier vers. Le dernier tercet ouvre sur un ailleurs ; nous entrons dans une cour que dominera le « grand prêtre de Thrace, c’est-à-dire Orphée, figure suprême du poète : il apaise les animaux, adoucit les mœurs, attire les pierres pour construire les cités. La couleur blanche clôt le poème, et corrige la noirceur supposée de la mort.

« Heureux qui comme Ulysse… » (sonnet 31)

Une version « modernisée » mais pertinente, par le chanteur Ridan : cliquez ici.

Le thème principal de ce sonnet en alexandrins est la nostalgie du pays natal. Un thème traité dans les Élégies latines de Du Bellay (cf. Élégie 7, « Regrets de la patrie »), édition Roudault p. 316.

1er quatrain : allusions mythologiques à Ulysse et Jason (non nommé, mais désigné par une périphrase v. 2) ; le voyage ici est présenté comme formateur ; une double opposition se fait jour : voyage ~ âge / toison ~ raison : d’un côté la légende, la jeunesse, la richesse, l’aventure ; de l’autre, la maturité, et la rationalité. Le mot « âge » est le calque du « aetas » latin : la vie. Plus que le voyage, Du Bellay célèbre donc le retour à la maison. Le point d’exclamation témoigne de l’émotion personnelle. Le terme « Heureux » qui ouvre le poème (en écho à d’autres, comme le sonnet 20, « Heureux de qui la mort… ») renvoie à « retourné », à l’hémistiche du 3ème vers. Enfin, le dernier vers dessine déjà un milieu intime : « entre ses parents », qui s’oppose à la solitude de l’exil; voir le  sonnet 19, où l’on retrouve d’ailleurs « angevine » à la rime. Le thème d’Ulysse fait écho à la première Épître d’Horace, qui donnait déjà des aventures d’Ulysse une lecture symbolique. Ulysse a fait un « beau voyage » car il a su échapper à tous les périls, et résister à toutes les tentations (cf. plus haut, la lecture de Dorat). Quant à Jason, une version de la légende indique qu’il vécut plusieurs années heureux, avec Médée à ses côtés, avant que la tragédie n’éclate…

2ème quatrain : Nostalgie et éloignement ; la ponctuation interrogative marque l’incertitude, l’exclamation le regret, le ton élégiaque. Le « je » est  omniprésent, par opposition au 1er quatrain, tout entier occupé par des figures mythologiques. Les adjectifs « petit », « pauvre » évoquent l’intimité d’un milieu modeste, une certaine convivialité à l’opposé des grandeurs romaines. « Maison, village, cheminée, province » renvoient à l’enfance, avec une progression ascendante.

Les deux quatrains fonctionnent donc sur l’opposition voyage / retour à la maison, et mythologie / univers familier. Mais l’on peut aussi y voir une interprétation morale : cf. plus haut.

Les deux tercets n’entrent pas en opposition avec les quatrains : le même thème se prolonge, et ils forment un tout, marqué par l’anaphore de « plus ».

  • Première opposition : « le séjour qu’ont bâti mes aïeux ~ des palais romains le front audacieux : la solennité des seconds s’exprime au travers de l’inversion, et de la diérèse (audaci-eux), et l’opposition du singulier et du pluriel. On pourrait noter aussi un paradoxe : le « séjour des aïeux » évoque l’ancienneté, alors que l’adjectif « audacieux » renvoie à la jeunesse. Un paradoxe qui s’explique : voir les Antiquités de Rome, et le cours sur Rome au XVIème siècle. Il ne reste quasiment rien de la Rome antique, la seule qui comptât vraiment aux yeux de Du Bellay ; en revanche, sous l’impulsion des papes, de nombreuses grandes familles font bâtir de magnifiques palais (palais Farnèse, villa Médicis…)
  • Le marbre dur ~ l’ardoise fine : forme un chiasme avec les deux vers précédents ; les matériaux sont un peu la métonymie de la région toute entière.
  • L’anaphore « plus que » se prolonge dans le 2ème tercet : « mon Loire », « mon petit Liré » s’opposent à l’article défini « Le » ; importance des noms propres (noter que la Loire est ici masculinisée, allusion peut-être au fait que les fleuves étaient souvent représentés comme des dieux barbus…) ; après un parallélisme des vers 12 et 13, retour au chiasme v. 14, qui permet de clôturer le poème sur la « douceur angevine ». Le poème se clôt aussi sur lui-même, l’air marin évoquant les voyages du premier quatrain.

Les sonnets 31 et 32 en correspondance ?

Au sonnet 31 succède le sonnet 32 : « Je me ferai savant… » ; or  le premier vers de l’un correspond au dernier vers de l’autre :

« Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage, (…) »
« Ayant fait, comme moi, un malheureux voyage. »

Les correspondances se multiplient :

  • -A la double comparaison du sonnet 31 correspond la comparaison finale du sonnet 32 :
    « Heureux qui, comme Ulysse (…) / Ou comme cestuy-là qui conquit la toison, « 
    « Ainsi le marinier souvent pour tout trésor / Rapporte des harengs en lieu de lingots d’or »
    Si Ulysse et Jason étaient des aventuriers prestigieux, des héros, qui réussissaient dans leur quête, le poète, lui, n’est qu’un simple « marinier » qui échoue. Les seuls « trésors » qu’il ait trouvés sont l’ennui et le souci…
  • Les bénéfices du voyage (des autres !), vers 3 et 4, correspondent aux « bénéfices » dont s’est « enrichi » le poète, vers 10 et 11 :
    « Et puis est retourné, plein d’usage et raison, / Vivre entre ses parents le reste de son âge ! »
    « Pour m’enrichir d’ennui, de vieillesse et de soin, / Et perdre en voyageant le meilleur de mon âge. »

    • Le verbe « perdre » répond bien tristement au verbe « vivre », deux monosyllabes qui portent l’accent tonique et sont mis en valeur en tête de vers …
    • L’usage et raison des uns (expérience et sagesse) correspondent à l’enrichissement « d’ennui, de vieillesse et de soin » du poète …
    • Les uns pourront « vivre » « le reste de leur âge » ; et lui « perd » le meilleur de son âge » …

Le second quatrain du sonnet 31 exprimait l’angoisse de l’exilé ; le second quatrain du sonnet 32 témoignent des illusions perdues ; le « voyage d’étude », le « beau voyage » a tourné au cauchemar et au vide, et il n’a rien appris de ce qu’il espérait.

  • L’énumération des six vers des deux tercets du sonnet 31 correspond … à l’énumération des six premiers vers du sonnet 32 :

« Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux, / Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine / Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin, / Et plus que l’air marin la douceur angevine. »

« Je me ferai savant en la philosophie, / En la mathématique et médecine aussi :
Je me ferai légiste, et d’un plus haut souci / Apprendrai les secrets de la théologie :
Du luth et du pinceau j’ébatterai ma vie, / De l’escrime et du bal. »                                                         

Aux six vers de considérations humaines opposant Rome et l’Anjou, correspondent six vers qui énumèrent les ambitions du poète.

Les deux sonnet forment donc un tout : évocation du « beau voyage » et nostalgie du retour, « flash back » sur les illusions du départ, retour au constat désabusé : le voyage a été un échec. La structure des deux textes fonctionne non seulement en miroir, mais en cercle : « Heureux… voyage » répond à « malheureux voyage ».

« Marcher d’un grave pas… » (sonnet 86)

Ce sonnet fait partie des sonnets satiriques : Du Bellay décrit férocement la cour de Rome. La cour pontificale est essentiellement masculine, et fort nombreuse ; prince très puissant en même temps qu’autorité spirituelle, le Pape voit défiler devant lui tout ce que l’Europe compte d’ambassadeurs… et d’ambitieux. Le poète nous offre ici, sous la forme d’un sonnet burlesque à l’infinitif, la « recette » de la vie à la cour.

Le ridicule des courtisans

Une foule anonyme en train de marcher, et voilà la cour qui se transforme en… basse-cour ! Le rythme et l’allitération en [a] du premier vers, assorti de la répétition de « grave » témoignent d’une solennité ridicule, d’une démarche étudiée et mécanique, auquel s’ajoute le « grave souris », plaisant oxymore montrant la prétendue gravité d’une cour hypocrite, et débauchée. Allusion aux prétentions moralisatrices de Paul IV ?… A la démarche correspond le balancement de la tête (v. 3) évoquant naturellement des volailles.

Et cette cour est aussi bruyante : utilisation plaisante de mots italiens (Messer non, Messer si) qui devaient sonner de manière cacophonique aux oreilles d’un Français, et évoquer aussi le cri désagréable des volailles : des paons peut-être….

Une cour immorale et hypocrite

Neuf infinitifs se succèdent, donnant une sorte de « mode d’emploi » de la cour, et un effet d’accumulation caractéristique des poèmes burlesques. L’on retrouve cette construction dans un sonnet contemporain de Magny :

« Ne valoir rien à rien sinon à rapporter
Ce qu’on dit en secret afin de mieux complaire,
A tous les bons esprits toujours être contraire
Et savoir dextrement poulâtres apporter,

Médire d’un chacun, blasphémer et flatter,
Se plaire extrêmement de vivre sans rien faire,
Près des hommes savants honteusement se taire
Et près des ignorants hardiment caqueter,

Faire entre les peureux du vaillant Diomède,
S’adextrer bravement aux jeux de Ganymède,
Être en tous bons effets lentement ocieux,

Avoir le cœur pervers tout rempli de fallace,
Être ingrat, négligent, traître et malicieux,
Ce sont, mon cher Rousseau, tes vertus et tes grâces. »

                      Magny, Les Soupirs, sonnet 153.(Cité dans l’édition Roudault, Livre de Poche p. 238)

Il s’agit bien de cuisine (« entremêler souvent »…) ; rien ici n’est spontané, tout est étudié… mais d’une manière totalement mécanique et stéréotypée. Les amabilités sont systématiques – et donc sans valeur. « L’ami du genre humain n’est pas du tout mon fait » dira plus tard Alceste… Le mot « chacun » revient deux fois : « à chacun faire fête », « seigneuriser chacun », donc en chiasme. Noter le néologisme plaisant. Et les politesses sont interchangeables : l’article indéfini « un » revient huit fois.

A l’hypocrisie s’ajoute la vanité, souvent appuyée sur le mensonge : « discourir sur Florence et sur Naples aussi » – et voilà nos courtisans changés en « miles gloriosus » ; « seigneuriser chacun » comme si le baise-main de leur part suffisait à anoblir celui qui le reçoit ! Florence avait choisi, avec Côme de Médicis, le camp de Charles Quint ; les partisans de Pierre Strozzi, hostiles à cette alliance, avaient été bannis, et l’on trouve à Sienne, puis à Rome, un grand nombre de ces « forussis » (fuorusciti). Quant à Naples, c’était la patrie du pape Paul IV Caraffa ; or elle se trouvait aux mains des Espagnols, donc de Charles Quint… Elle fut reconquise par François de Guise.

Du Bellay laisse enfin éclater son indignation, par l’ironie cinglante du v. 12 (Voilà de cette cour la plus grande vertu) ou la rudesse du propos : « contrefaire l’honnête », « cacher sa pauvreté ».

Un autoportrait ironique

Les deux derniers vers retournent l’ironie contre le poète lui-même : anaphore de « mal monté, mal sain, mal vêtu » évoquant la pauvreté du vers 11, et dont le rythme suggère une démarche boitillante ; il n’a même plus de quoi s’acheter un cheval !… L’alliance comique « sans barbe et sans argent », proche du zeugma, fait référence à une réalité bien triviale de la vie à Rome : la pelade sévissait, notamment liée aux maladies transmises par les prostituées, dont le nombre était à Rome considérable.

Conclusion

La satire est féroce, et joyeuse, teintée d’autodérision. Les courtisans romains sont dessinés d’un coup de crayon rapide et précis, et l’humour tempère l’amertume de la critique.

Bibliographie

  • Argod-Dutard Françoise, « ‘Les ‘Regrets’ de Du Bellay, de la lecture à la rédaction d’un sujet. » in L’Ecole des Lettres II, n° 1, 1995-1996, p. 31-44.
  • Bellenger Yvonne (sous la direction de), Du Bellay et ses sonnets romains, Champion, Paris, 1994, 332 p.
  • Mourad François-Marie, « Rome et la France dans les ‘Regrets’ de Du Bellay », in L’Ecole des Lettres II, n° 6, 1993-1994, p.75-95.
  • François Roudaut, Joachim du Bellay, les Regrets, coll. « Études littéraires », PUF, 1995, 128 p.