Hésiode, La Théogonie

Prologue

D’après Marie-Christine Leclerc, La Parole chez Hésiode, à la recherche de l’harmonie perdue, Paris, les Belles-Lettres, 1993, 350 p.

Un prologue exceptionnellement long, puisqu’il compte 115 vers (comparer : L’Iliade, 7 vers ; L’Odyssée, 10 vers ; Les Travaux et les Jours, 10 vers).
Il comporte 3 parties :

  1. v. 1-35 : première initiation du poète par les « Muses de l’Hélicon » : s’achève par le vers mystérieux : Ἀλλὰ τίη μοι ταῦτα περὶ δρῦν ἢ περὶ πέτρην ; « Mais à quoi bon tous ces mots autour du chêne et du rocher ? »
  2. v. 36-79 : célébration des « Muses Olympiennes », récit de leur naissance, et catalogue de leurs noms
  3. v. 80-115 : le don des Muses aux humains, et annonce des développements à venir.

Première partie : métamorphose du pâtre en poète.

Après une énumération de Dieux assez désordonnée, et l’évocation à la fois belle et sensuelle des Muses (elles ont un corps ! v. 5), passage autobiographique, avec mention du nom d’Hésiode. Rencontre avec les Muses, qui s’adressent à lui au discours direct (v. 26-28). Leur discours souligne l’animalité de l’homme (γαστέρες), ce qui contraste avec le caractère divin des Muses. Hésiode, lui, va être initié. Dans le discours des Muses, les ψεύδεα ou « fables » ont « la même valeur » (ὁμοῖα) que les vérités, mais sont destinées aux oreilles imparfaites des mortels. Mais au poète, elles peuvent révéler (γηρύσασθαι) des vérités (ἀληθέα). Et elles lui confèrent l’ αὐδὴν, voix divine (et non version de Mazon : ἀοιδὴν, v. 31).

Le signe de cette inspiration est le rameau qu’elles lui offrent, « détaché d’un laurier florissant », ce qui s’oppose au sceptre des Rois, fait de bois mort. (Iliade, I, 234-236 : τόδε σκῆπτρον τὸ μὲν οὔ ποτε φύλλα καὶ ὄζους / φύσει…)

v. 35 : Ἀλλὰ marque une interruption, et le retour au sujet. En réalité, Hésiode va re-commencer, sur nouveaux frais, tout le prologue. Περὶ + accusatif = sens purement local. Impossible d’expliquer clairement la formule, déjà obscure aux Anciens.

V. 35-79 : Le prologue corrigé.

Premier prologue Deuxième prologue
  • Les Muses ont un corps, des pieds, elles dansent ; leur voix n’est évoquée qu’une fois
  • Le chant n’est présent qu’à la fin
  • Hélicon : montagne divine, mais les hommes se trouvent au pied, et un autel à Zeus s’y dresse
  • Présence indirecte de Zeus : par son autel et par sa paternité
  • caractère nocturne et brumeux (v. 9-10)
  • Elles n’ont pas de nom
  • Les Muses ne sont plus qu’une voix ; elles ont perdu leur corps
  • Le chant occupe tout l’espace de l’évocation
  • l’Olympe n’est fréquenté que par les dieux : aucune trace de présence humaine
  • Présence directe de Zeus, habitant de l’Olympe
  • caractère lumineux
  • Leur évocation s’achève par le catalogue de leurs noms.

Les premières Muses étaient destinées au commun des Mortels ; vêtues de brume, nocturnes, elles sont encore liées aux hommes ; seul le poète, après initiation, peut se rapprocher des Muses Olympiennes, les vraies, délivrées de toute pesanteur.

==> les 52 premiers vers du poème mettent en valeur le statut quasiment divin du poète, remontant de la bestialité vers la « voix divine », et dégagent les Muses de croyances populaires pour les spécialiser dans la fonction de patronnes des poètes. (Leclerc, p. 203)

Les vers 53-79 racontent la naissance des Muses : neuf unions avec Mnémosyne ==> neuf enfants. Sitôt nées, les déesses entament leur chemin vers l’Olympe, pour rejoindre Zeus. Et leur chœur n’est pas de danse (1er prologue) mais de chant.

Enfin, la 3ème partie du prologue énumère les dons des Muses aux humains (80-103), et annonce les développements suivants (104-115).

Vers 453-491, « la légende de Cronos »

Cronos et ses enfants

Ῥείη δὲ δμηθεῖσα Κρόνῳ τέκε φαίδιμα τέκνα,

Ἱστίην Δήμητρα καὶ Ἥρην χρυσοπέδιλον

ἴφθιμόν τ’ Ἀίδην, ὃς ὑπὸ χθονὶ δώματα ναίει              455

νηλεὲς ἦτορ ἔχων, καὶ ἐρίκτυπον Ἐννοσίγαιον

Ζῆνά τε μητιόεντα, θεῶν πατέρ’ ἠδὲ καὶ ἀνδρῶν,

τοῦ καὶ ὑπὸ βροντῆς πελεμίζεται εὐρεῖα χθών.

Καὶ τοὺς μὲν κατέπινε μέγας Κρόνος, ὥς τις ἕκαστος

νηδύος ἐξ ἱερῆς μητρὸς πρὸς γούναθ’ ἵκοιτο,              460

τὰ φρονέων, ἵνα μή τις ἀγαυῶν Οὐρανιώνων

ἄλλος ἐν ἀθανάτοισιν ἔχοι βασιληίδα τιμήν.

Πεύθετο γὰρ Γαίης τε καὶ Οὐρανοῦ ἀστερόεντος

οὕνεκά οἱ πέπρωτο ἑῶι ὑπὸ παιδὶ δαμῆναι

καὶ κρατερῶι περ ἐόντι – Διὸς μεγάλου διὰ βουλάς·῍ .  465

τῷ καὶ ὅ γ’ ἄρ’ οὐκ ἀλαοσκοπιὴν ἔχεν, ἀλλὰ δοκεύων

παῖδας ἑοὺς κατέπινε· Ῥέην δ’ ἔχε πένθος ἄλαστον.

Ἀλλ’ ὅτε δὴ Δί’ ἔμελλε θεῶν πατέρ’ ἠδὲ καὶ ἀνδρῶν

τέξεσθαι, τότ’ ἔπειτα φίλους λιτάνευε τοκῆας

τοὺς αὐτῆς, Γαῖάν τε καὶ Οὐρανὸν ἀστερόεντα,             470

μῆτιν συμφράσσασθαι, ὅπως λελάθοιτο τεκοῦσα

παῖδα φίλον, τείσαιτο δ’ Ἐρινὺς πατρὸς ἑοῖο

παίδων θ’ οὓς κατέπινε μέγας Κρόνος ἀγκυλομήτης.

Οἳ δὲ θυγατρὶ φίληι μάλα μὲν κλύον ἠδ’ ἐπίθοντο,

καί οἱ πεφραδέτην ὅσα περ πέπρωτο γενέσθαι              475

ἀμφὶ Κρόνῳ βασιλῆι καὶ υἱέι καρτεροθύμῳ.

Πέμψαν δ’ ἐς Λύκτον, Κρήτης ἐς πίονα δῆμον,

ὁππότ’ ἄρ’ ὁπλότατον παίδων ἤμελλε τεκέσθαι,

Ζῆνα μέγαν· τὸν μέν οἱ ἐδέξατο Γαῖα πελώρη

Κρήτῃ ἐν εὐρείηι τρεφέμεν ἀτιταλλέμεναί τε.               480

Ἔνθα μιν ἷκτο φέρουσα θοὴν διὰ νύκτα μέλαιναν,

πρώτην ἐς Δίκτον· κρύψεν δέ ἑ χερσὶ λαβοῦσα

ἄντρῳ ἐν ἠλιβάτῳ, ζαθέης ὑπὸ κεύθεσι γαίης,

Αἰγαίῳ ἐν ὄρει πεπυκασμένῳ ὑλήεντι.

Τῷ δὲ σπαργανίσασα μέγαν λίθον ἐγγυάλιξεν            485

Οὐρανίδῃ μέγ’ ἄνακτι, θεῶν προτέρωι βασιλῆι·

τὸν τόθ’ ἑλὼν χείρεσσιν ἑὴν ἐσκάτθετο νηδύν,

σχέτλιος, οὐδ’ ἐνόησε μετὰ φρεσὶν ὥς οἱ ὀπίσσω

ἀντὶ λίθου ἑὸς υἱὸς ἀνίκητος καὶ ἀκηδὴς

λείπεθ’, ὅ μιν τάχ’ ἔμελλε βίῃ καὶ χερσὶ δαμάσσας     490

τιμῆς ἐξελάειν, ὃ δ’ ἐν ἀθανάτοισι ἀνάξειν.

Commentaire

  1. Vers 457-458 :
    1. ἠδὲ est une conjonction poétique : « et » ; θεῶν πατέρ’ ἠδὲ ἀνδρῶν = « père des hommes et des dieux », appellation habituelle de Zeus, et particulièrement en situation ici.
    2. Τοῦ καὶ ὑπὸ βροντῆς πελεμίζεται εὐρεῖα χθών :
      1. τοῦ est ici employé comme un relatif ; il est complément du nom βροντῆς ; Τοῦ καὶ ὑπὸ βροντῆς se traduira donc par « par le tonnerre duquel » πελεμίζεται εὐρεῖα χθών « la vaste terre est ébranlée ».
    3. vers 461-462 :
      1. τὰ φρονέων ἵνα μή τις ἀγαυῶν Οὐρανιώνων / ἄλλος ἐν ἀθανάτοισιν ἔχοι βασιληίδα τιμήν : craignant que (τὰ φρονέων ἵνα μή…) quelque autre des nobles petits-fils du Ciel ( τις ἀγαυῶν Οὐρανιώνων ἄλλος) aient l’honneur royal ( ἔχοι βασιληίδα τιμήν) parmi les immortels ( ἐν ἀθανάτοισιν)
    4. vers 463 : πεύθετο est une forme poétique de l’imparfait de πυνθάνομαι : il était informé, il savait.
    5. Οὕνεκα οἱ πέπρωτο ἑῷ ὑπὸ παιδὶ δαμῆναι / καὶ κρατερῷ περ ἐόντι :
      1. Οὕνεκα : que (après verbe déclaratif) il lui (οἱ = Cronos) était fixé par le destin
      2. ἑῷ ὑπὸ παιδὶ δαμῆναι : d’être dompté par son fils
      3. καὶ κρατερῷ περ ἐόντι (s’accorde à οἱ) : bien qu’il soit plus fort.
    6. Vers 468-473 :
      1. ἔμελλε… τἐξεσθαι : le sujet est Rhéa, dont il faut souligner l’initiative ! « mais quand elle fut sur le point de donner naissance à Zeus, père des hommes et des dieux »
      2. « elle supplia ses chers parents, Gaia et Ciel étoilé, d’inventer une ruse,
      3. ὅπως λελάθοιτο τεκοῦσα παίδα φίλον : « afin qu’elle accouche en cachette de son enfant » ( λελάθοιτο a pour sujet Rhéa)
      4. τείσατο δ’ ἐρινῦς πατρὸς ἑοῖο παἰδων : et que l’Erynnie de son père lui fasse payer les enfants…
      5. οὕς κατέπινε μέγας Κρόνος ἀγκυλομήτης : qu’avait dévorés (sens plus-que-parfait de l’imparfait κατέπινε : le texte insiste ici sur la répétition du phénomène) le grand Cronos aux pensers fourbes.
    7. Vers 474-476 :
      1. Οἵ δὲ… κλὐον καὶ ἐπίθοντο : eux écoutèrent leur fille et se laissèrent persuader
      2. καὶ οἱ πεφραδέτην : un beau duel de φράζω ! « et tous deux lui dirent… »
      3. « tout ce qui, fixé par le destin, allait arriver au roi Cronos et à son fils au cœur fort. »
    8. ὁππότ’ ἄρ’ ὁπλότατον παίδων ἤμελλε τεκέσθαι : alors qu’elle (sujet = Rhea) était sur le point d’enfanter le plus jeune de ses enfants, le grand Zeus.
    9. Τραφέμεν, ἀτιταλλέμεναι sont des formes d’infinitif. « l’énorme Gaia le lui reçut dans la vaste Crète pour l’élever et le soigner ». (les infinitifs, construits ici librement, ont une valeur de but).
    10. Là, l’emportant à travers la rapide nuit noire, elle arriva aux bords de la Dictè.
    11. Vers 488-491
      1. οὐδ’ ἐνόησε μετὰ φρεσὶν : et il ne se rendit pas compte en son esprit
      2. ὥς οἱ ὀπίσσω : que pour lui, plus tard
      3. ἀντὶ λίθου ἑὸς υἱὸς ἀνίκητος καὶ ἀκηδὴς λείπετο : qu’à la place de la pierre, son fils était resté invaincu et sans souci
      4. ὅ μιν τάχ’ ἔμελλε βίῃ καὶ χερσὶ δαμάσσας τιμῆς ἐξελάειν : qui bien vite, l’ayant dompté par la violence et de ses mains, allait lui prendre sa part d’honneur,
      5. ὅ δ’ ἐν ἀθανάθοισι ἀνάξειν : et régner parmi les immortels.

Vers 570-602, « la première femme »

Αὐτίκα δ’ ἀντὶ πυρὸς τεῦξεν κακὸν ἀνθρώποισιν·

γαίης γὰρ σύμπλασσε περικλυτὸς Ἀμφιγυήεις

παρθένῳ αἰδοίῃ ἴκελον Κρονίδεω διὰ βουλάς·

ζῶσε δὲ καὶ κόσμησε θεὰ γλαυκῶπις Ἀθήνη

ἀργυφέῃ ἐσθῆτι· κατὰ κρῆθεν δὲ καλύπτρην

δαιδαλέην χείρεσσι κατέσχεθε, θαῦμα ἰδέσθαι·

[ἀμφὶ δέ οἱ στεφάνους, νεοθηλέος ἄνθεα ποίης,

ἱμερτοὺς περίθηκε καρήατι Παλλὰς Ἀθήνη.]

Ἀμφὶ δέ οἱ στεφάνην χρυσέην κεφαλῆφιν ἔθηκε,

τὴν αὐτὸς ποίησε, περικλυτὸς Ἀμφιγυήεις

ἀσκήσας παλάμῃσι, χαριζόμενος Διὶ πατρί·

τῇ δ’ ἐνὶ δαίδαλα πολλὰ τετεύχατο, θαῦμα ἰδέσθαι,

κνώδαλ’ ὅσ’ ἤπειρος πολλὰ τρέφει ἠδὲ θάλασσα·

τῶν ὅ γε πόλλ’ ἐνέθηκε, χάρις δ’ ἀπελάμπετο πολλή,

θαυμάσια, ζῷοισιν ἐοικότα φωνήεσσιν.

Αὐτὰρ ἐπεὶ δὴ τεῦξε καλὸν κακὸν ἀντ’ ἀγαθοῖο,

ἐξάγαγ’ ἔνθα περ ἄλλοι ἔσαν θεοὶ ἠδ’ ἄνθρωποι,

κόσμῳ ἀγαλλομένην γλαυκώπιδος ὀβριμοπάτρης.

Θαῦμα δ’ ἔχ’ ἀθανάτους τε θεοὺς θνητούς τ’ ἀνθρώπους,

ὡς εἶδον δόλον αἰπύν, ἀμήχανον ἀνθρώποισιν·

[ἐκ τῆς γὰρ γένος ἐστὶ γυναικῶν θηλυτεράων.]

Τῆς γὰρ ὀλῷόν ἐστι γένος καὶ φῦλα γυναικῶν,

πῆμα μέγα θνητοῖσι· μετ’ ἀνδράσι ναιετάουσιν,

οὐλομένης πενίης οὐ σύμφοροι, ἀλλὰ κόροιο.

Ὡς δ’ ὁπότ’ ἐν σμήνεσσι κατηρεφέεσσι μέλισσαι

κηφῆνας βόσκουσι, κακῶν ξυνήονας ἔργων·

αἳ μέν τε πρόπαν ἦμαρ ἐς ἠέλιον καταδύντα

ἠμάτιαι σπεύδουσι τιθεῖσί τε κηρία λευκά,

οἳ δ’ ἔντοσθε μένοντες ἐπηρεφέας κατὰ σίμβλους

ἀλλότριον κάματον σφετέρην ἐς γαστέρ’ ἀμῶνται·

ὣς δ’ αὔτως ἄνδρεσσι κακὸν θνητοῖσι γυναῖκας

Ζεὺς ὑψιβρεμέτης θῆκε, ξυνήονας ἔργων ἀργαλέων.

ἕτερον δὲ πόρεν κακὸν ἀντ’ ἀγαθοῖο.

Aussitôt, à la place du feu il créa un mal pour les hommes. Avec de la terre, l’illustre Boîteux façonna un être tout à fait semblable à une vierge, selon la volonté du Cronide ; Athéna, la déesse aux yeux pers la ceintura et la para d’un vêtement blanc ; elle fit tomber de ses mains, le long de son front, un voile brodé, admirable à voir. [Autour de sa tête, Pallas Athéna posa des couronnes ravissantes, faite de fraîches fleurs des prés.] Autour de sa tête elle plaça une couronne d’or, qu’avait lui-même fabriquée l’illustre Boîteux, de ses mains habiles, pour plaire à son père Zeus. Sur elle seule il avait formé de nombreuses ciselures, merveille à voir, image de toutes les bêtes innombrables que nourrissent la terre et la mer ; il en avait mis des quantités, et un immense charme y brillait, merveilles, semblables à des animaux qu ont de la voix. [585] Mais quand, à la place d’un bien, il eût créé ce beau mal, il l’amena là où se trouvaient dieux et hommes, superbement parée par la fille aux yeux pers du puissant dieux ; cet objet admirable tenait les dieux immortels et les hommes mortels, car ils virent un piège profond, sans issue pour les hommes. [590] [Car c’est d’elle que naquit la race des femmes nées femmes.] C’est d’elle que provient la race et la tribu des femmes, grand fléau pour les mortels ; elles habitent avec les hommes, ne partageant pas l’odieuse pauvreté, mais l’abondance. Comme dans leurs abris porteurs d’essaims les abeilles nourrissent les frelons, qu’accompagnent les mauvaises actions ; [596] elles, tout le jour, jusqu’au coucher du soleil, accomplissent leur tâche quotidienne et forment de la cire blanche, eux, demeurant à l’abri des ruches, remplissent leur ventre de la peine d’autrui ; [600] c’est ainsi que pour les hommes mortels, Zeus tonnant dans les nuées a créé un mal, les femmes, accompagnées des œuvres d’angoisse, et leur a donné un mal à la place d’un bien.