La Fontaine, « Fables », textes expliqués

Hyacinthe Rigaud, La Fontaine

Biographie de La Fontaine

Livres VII-XI : synthèse

Textes expliqués :

Les animaux malades de la peste (VII, 1)

Première fable de la deuxième série de livres, « Les Animaux… » montrent non pas un procès, comme il a parfois été dit (à cause du « jugement de cour » du vers 64), mais une décision politique : trouver un « bouc émissaire » dont le sacrifice sauvera la société du fléau qui l’accable.

Deux aspects nous intéressent ici :

  •  une peinture de la société animale au travers de laquelle on discerne une satire de la Cour (et de la société humaine)
  • une allusion aux rapports entre les hommes et les animaux.

1ère partie, v. 1-14 : la peinture de la peste.

Cette première partie décrit la peste, fléau moins fréquent au XVIIème siècle, mais qui avait laissé de terribles souvenirs ; ajoutons une dimension intertextuelle : peintures de la peste dans Œdipe-Roi de Sophocle (IVème siècle av. J-C), chez Thucydide (même époque) ou encore chez le poète latin Lucrèce (Ier siècle avant J-C).

C’est surtout le mythe d’Œdipe qui nous intéresse ici : le Roi évoque naturellement le début de la tragédie de Sophocle. Allusions aussi à l’Achéron (fleuve des enfers ; il fallait payer son passage, d’où la richesse !) Tableau édifiant de la peste : ni travail, ni amour, ni même chasse… L’on voit ici se mettre en place la symbolique animale : opposition entre les prédateurs (Loups, renards) et les proies (innocentes !), entre animaux belliqueux et pacifiques (les tourterelles, symbole de l’amour).

2ème partie, v. 15-33 : le discours du Roi.

Ici, celui-ci n’est pas trop malmené. Il apparaît même comme un bon roi, qui prend en charge l’avenir de son royaume. Il propose le sacrifice « du plus coupable », argumente par des références historiques, invite son Conseil à suivre son exemple (impératifs 1ère pers. pluriel), et commence son examen de conscience. Il s’accuse donc d’avoir tué des moutons… et même parfois le berger : voir l’usage ironique de l’hétérométrie, qui met en valeur, dans un vers trisyllabique, ce dernier trait !

L’ironie de La Fontaine transparaît cependant : « je me dévouerai donc / s’il le faut » : restriction qui détruit le bon exemple, et invite les courtisans à s’y opposer ! et le « mais » qui suit achève de montrer que le Roi ne tient nullement au sacrifice qu’il propose : il sait pouvoir compter sur sa cour…

3ème partie, v. 34-48 : la réponse des courtisans.

« Sire, dit le Renard… » : on s’attend à un pareil examen de conscience, mais le Renard, fin courtisan, s’en garde bien. Il se contente d’un plaidoyer des plus flatteurs pour le Roi, justifiant à la fois son comportement de prédateur et ses crimes.

Au passage, nous relevons la hiérarchie animalière – les moutons sont ici les représentants du peuple, profondément méprisé, et que l’on peut impunément exploiter – et une allusion au rapport entre l’homme et l’animal :

« Et quant au berger, l’on peut dire
qu’il était digne de tous maux,
Étant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire »

C’est une allusion, non peut-être à Descartes (qui fut toujours prudent sur le sujet), mais aux cartésiens, qui estimaient que l’homme, seule créature à posséder une âme immortelle, était « maître et possesseur de l’Univers » : une idée que les héritiers de Montaigne contestaient énergiquement !

« et flatteurs d’applaudir » : cet infinitif de narration, qui marque encore plus nettement que le présent de narration la rapidité de l’action, témoigne de l’empressement des courtisans à suivre la règle du jeu : ils y ont intérêt !

Le texte parcourt ensuite toute la hiérarchie des prédateurs : ours et tigre (peut-être les gentilshommes ?), et simple mâtin, l’équivalent de nos pitbulls et autres molosses ; les petits nobles querelleurs ?

4ème partie, v. 49-62 : l’intervention de l’âne.

Par opposition à tous les animaux mentionnés jusque là, l’âne n’est ni un carnivore, ni un prédateur. Appartenant au conseil du Roi, il n’est certainement pas un représentant du peuple ; mais il appartient sans aucun doute au dernier rang de la Cour. Psychologiquement, c’est un naïf, qui prend au sérieux le discours du Roi, et ignore la règle du jeu courtisan. Honnête, un peu ridicule dans son sérieux, il est condamné d’avance, sans pour autant susciter la pitié du lecteur : La Fontaine a l’art de raconter les faits les plus horribles avec le sourire !

La première faute de l’âne est de vouloir imiter les grands : « l’âne vint à son tour, et dit » est strictement parallèle à « Le Lion tint conseil, et dit« . Son discours, parfaitement équilibré, tente de « dire le vrai » : la réalité de la faute (v. 33-34), atténuée par avance par les circonstances (la faim, l’occasion, l’herbe tendre…) et par le peu d’ampleur du forfait : « la largeur de ma langue« .

Le « pré de moines » rappelle qu’à l’époque, couvents, monastères et abbayes étaient les plus gros propriétaires fonciers.

La surprise vient de la réaction unanime de la foule, et son immédiateté : « à ces mots on cria haro sur le baudet ». Crier haro signifie « désigner quelqu’un comme le coupable d’un forfait ». Le bouc émissaire est trouvé, et ce vers fait évidemment pendant au v.43 « et flatteurs d’applaudir » : même empressement, et même unanimité.

Et le réquisitoire est prononcé par… un loup, le prédateur par excellence ! Même si celui-ci est quelque peu frotté de droit (« clerc »), l’on voit dans le rythme ternaire qu’il utilise « ce maudit animal, ce pelé, ce galeux… » toute la morgue des grands à l’égard des plus faibles, et toute leur mauvaise foi. La Fontaine utilise ici un discours indirect libre pour traduire le discours (« la harangue ») du loup.

Il est de fait, d’ailleurs, qu’à l’époque, le vol, commis par un pauvre (paysan braconnier, miséreux de la ville, errant sans logis…) était plus lourdement puni qu’un crime de sang (un duel par exemple) perpétré par un Noble. Voir par exemple Rouget le Braconnier ou Jacquou le Croquant… Le cas était jugé « pendable », c’est à dire digne de la pendaison. Même dans les exécutions capitales, la hiérarchie subsistait entre les ordres : les Nobles avaient la tête tranchée à coup d’épée ou de hache en place de Grève, tandis que les roturiers étaient pendus au gibet de Montfaucon…

Si La Fontaine ne s’apitoie guère sur le sort de l’âne, il ironise sur la Cour et les Grands…

5ème partie : la moralité.

Le récit connaît une ellipse : nous ne saurons pas si ni comment l’âne a été exécuté, ni si la Peste s’est éloignée… en revanche, la « moralité » nous ramène, avec le « vous », à la société humaine. La fable n’est pas une satire de la justice : il est question des « jugements de cour », et la décision du Roi, prise en Conseil, est une décision politique.

Or, comme le fait remarquer Marc Fumaroli dans Le Poète et le Roi, parce que celui-ci, contrairement à Œdipe (celui de Sophocle ou celui, plus récent, de Corneille) refuse de se reconnaître coupable, refuse de se sacrifier, il est à prévoir que la peste durera éternellement. Mais qu’est donc la peste, sinon cette atmosphère empoisonnée de mensonge, de calculs, d’hypocrisie, de flagornerie… où seule l’honnêteté est punie ?

La Fontaine ironise sur le fonctionnement de cette cour, dans laquelle les puissants s’arrogent tous les droits, et n’en reconnaissent aucun aux plus faibles ; il ironise sur l’hypocrisie des Grands, qui feignent de se conformer à la morale, de faire leur examen de conscience, mais se dépêchent de s’exonérer eux-mêmes de toute faute ; mais il raille aussi la naïveté des petits, qui prennent au sérieux les discours du Roi et de la Cour, et veulent s’y conformer sans connaître les règles du jeu.

Dans cette jungle qu’est la Cour, seuls s’en sortent les malins, les rusés… même au prix du crime. La Fontaine est sans illusion sur la réalité barbare de Versailles…

« Les deux coqs » (VII, 13) et « La perdrix et les coqs » (X,7)

« Les deux coqs » : une parodie de discours épique

Dès le premier vers, nous apprenons le sujet de la Fable, avec l’opposition entre l’imparfait (vivaient) et le passé simple (survint), renforcée par la parataxe ; s’ensuit le présentatif familier « et voilà » qui pose le récit ; le comique vient de la disproportion entre les acteurs (des animaux de basse-cour) et le lexique utilisé, avec le motif de la guerre de Troie : « guerre », « Troie », « sang des dieux », « Xanthe », « combat », « plus d’une Hélène »…, et l’usage de la prosopopée : « Amour, tu perdis Troie… » ==> cette disproportion crée le burlesque.

Du vers 6 au vers 10, la guerre semble se répandre au-delà des deux protagonistes : voir la périphrase homérique « la gent qui porte crête » pour désigner les poules ; le « bruit », par syllepse, porte ici deux sens : le vacarme produit par ces coqs, et aussi la gloire. Chiasme du v. 10 : vainqueur / vaincu s’opposent une dernière fois, tout en étant dépersonnalisés ; Hélène devient ici une antonomase qui désigne… les poules ! « au beau plumage » constitue une épithète homérique : on est bien dans le cadre du burlesque (parodie d’épopée).

Du vers 11 au vers 18, la focalisation du récit porte sur ce vaincu avec un monologue intérieur au style indirect libre : « ses amours qu’un rival […] possédait à ses yeux » ; la multiplication des possessifs témoigne d’une montée de la rage et de l’exaspération ; langage de la tragédie : « cet objet », « sa haine et son courage »… « jalouse rage »… En même temps, agitation vaine et un peu grotesque : « battait l’air de ses flancs » évoque l’expression familière « se battre les flancs », se démener sans résultat ; en outre, notre champion s’exerce « contre les vents » !

Du vers 19 au vers 23 : retournement brutal de la situation, par un véritable coup de théâtre : l’intervention du vautour. On notera une véritable harmonie imitative, par la répétition du son [wa] : toits / victoire /voix /gloire, et le côté tonitruant de cette répétition ; de même que le mot « voix » humanise le coq ; le sot orgueil appartient bien à l’homme. « Adieu » est un commentaire ironique de l’auteur ; en même temps, la rapidité du récit, l’ironie du « adieu », le sujet du verbe « périt » que l’on peut considérer comme une abstraction (c’est le coq qui périt, non l’orgueil !) contribuent à rendre cette mort non-tragique, attendue, comme un bon tour joué à un personnage antipathique…

Du vers 24 au vers 28 : ironie de la situation, car c’est finalement le vaincu qui remporte le succès… Peinture peu flatteuse de la versatilité des femmes… et de l’opinion publique ! L’humanisation est achevée au vers 28 : « il eut des femmes… » tandis que « coquet » conservait encore l’ambiguïté : le mot désigne le « petit coq », mais aussi le « petit marquis », soucieux de son apparence, mais batailleur…

Du vers 29 au vers 32 : moralité qui à la fois élargit le débat (« tout vainqueur ») par l’image traditionnelle de la « roue de la Fortune » (qui fut le symbole des retournements du sort avant d’être un jeu télévisé…) et ramène l’histoire au thème de la guerre… ou de l’amour : quel est au fond le vrai sujet ?

Comparons « Les deux coqs » (VII, 12) et « La Perdrix et les coqs » (X, 7) :

La vision des coqs qui s’exprime dans ces deux fables est assez semblable : dans les deux cas nous avons affaire à des animaux prompts à se faire la guerre, acharnés au combat et assez vaniteux. On peut reconnaître là soit les Nobles toujours prompts à tirer l’épée pour un duel (et le mot « coquet », qui qualifiait les « petits marquis », vient justement du mot « coq » : l’épée dépassant sous la cape leur donnait un peu l’allure de ce volatile…) soit les soldats, mousquetaires du Roi, gardes etc. qui terrorisaient Paris…      

Mais en même temps on peut noter des variantes : l’agressivité des coqs dans la première Fable peut sembler avoir un motif plus noble ; nos coqs se comportent comme des chevaliers. Dans la seconde au contraire, ce sont de pures bêtes brutes, qui se combattent sans motif autre que le goût de la violence, et en arrivent même à maltraiter une dame ! Ils sont plus proches des soudards que des nobles batailleurs…

Qu’en déduire de l’utilisation par La Fontaine des animaux ? tout d’abord que celui-ci en fait un usage symbolique, en s’appuyant sur l’observation ou l’image collective que l’on a de tel ou tel animal : le Renard rusé, le loup brutal, le chien servile et un peu sot, le coq batailleur… A chaque animal correspond soit une classe sociale (le lion = le Roi, les grands prédateurs = les nobles),  soit un caractère.

Cependant, cette identification n’a rien de mécanique, et cela permet à La Fontaine des variantes, qui rendent ses récits plus vivants et plus subtils : ainsi, le coq n’est pas absolument  identique d’une fable à l’autre ; l’âne, pure victime dans « Les Animaux malades de la peste » devient coupable dans « L’Âne et le chien » ; le chien, servile et pas très malin dans de nombreuses fables, l’emporte quand même par une ruse sur le loup dans « Le Loup et le chien maigre »…

Les deux pigeons (Fables, IX, 2). 

© Michèle Tillard

Composition de la fable :

  1. 1-4 : Exposition : strophe octosyllabique à rimes croisées
  2. 5-17 : Discours du pigeon qui reste
  3. 18-19 : transition en rimes plates
  4. 20-29 : réponse du voyageur (un seul argument)
  5. 30-53 : l’odyssée du pigeon : l’orage, le filet, les oiseaux prédateurs
  6. 54-62 : le coup de grâce (l’enfant) et le retour du pigeon
  7. 63-64 : conclusion
  8. 65-69 : moralité
  9. 70-83 : la confidence personnelle
  10. 70-77 : souvenir
  11. 78-83 : nostalgie

Vers 1-17 :

Exposition  de quatre vers correspondant à une strophe à rimes croisées, puis passage à l’alexandrin, mais continuité assurée par les rimes : maux / travaux.

« cruel » : langage quasi racinien ; ironie : il ne s’agit que de pigeons ! « travaux » (= épreuves), « soins » = souci : rythme ternaire et voc. archaïque < tragédie.

Les zéphyrs symbolisent le printemps. La Fontaine use d’un langage précieux, que l’on trouve dans la tragédie et la littérature romanesque de l’époque.

Le corbeaux, traditionnellement, annonce le malheur aux hommes. La Fontaine s’amuse ici à en faire un prédicateur chez les oiseaux !

Le pigeon qui reste se montre généreux : il ne se plaint pas de l’absence, mais s’inquiète pour son ami.

Vers 18-30

D’abord deux vers de transition à rimes suivies. « Notre » établit une connivence avec le lecteur. « Humeur inquiète » : désir de bouger (péjoratif). L’enjambement mime peut-être l’hésitation du pigeon. Argument (peut-être de mauvaise foi) : l’autre profitera aussi du voyage : sentence. « Mon voyage dépeint » = la peinture de mon voyage ; tournure latine.

Vers 31-53 : l’odyssée du pigeon.

Le récit commence par un attendrissement, suivi d’une rupture brutale : « et voilà ». La première prédiction se réalise : il pleut (cf. v. 15). Le pigeon subit une accumulation de malheurs qui vont crescendo. « maltraiter » : hostilité de la nature « morfondu » = transi de froid. Puis le réseau (v. 15). Les aventures sont liées les unes aux autres par les rimes ([ie] et [du]. « Auprès » est ici un adverbe ; brièveté du récit : « il y vole, il est pris » (parataxe + monosyllabes).

Le rythme ternaire des vers 41-42 mime l’effort du pigeon : « de son aile, de ses pieds, de son bec » ; la 3ème aventure commence au milieu du vers 43 : elles se suivent sans interruption ! Cf. « que faucons » v. 15.

« A la serre cruelle » ; « aux ailes étendues » = épithètes homériques ; le passage mime le style épique.

Vers 54-62 : le coup de grâce.

La 4ème aventure n’a pas été prévue ; elle est aussi la plus douloureuse, la plus dangereuse. Rythme boitillant comme le pigeon : on ne peut prendre au tragique cette histoire ! Cf. « un fripon d’enfant », style familier.

Vers 63-69 : la moralité

Liaison 1ère / 2ème partie par les rimes [er/eines] et les mètres (alexandrins). Toute la moralité est homéométrique, sauf le dernier vers (decrescendo), idée d’inachèvement.

Rives = synecdoque : la partie pour le tout. « Rives » est un latinisme un peu usé ; s’oppose ici à « monde », plus moderne.

Rythme ternaire ascendant, avec anaphore de « toujours ». Parallélisme « vous » / « tout » ~ « rien » / « le reste » et chiasme.

Morale très large : tous les amants, le monde entier.

Vers 70-84 : la confidence personnelle

« quelquefois » = un jour, une fois. Gonflement du rythme : enjambement, longue période oratoire.

Contre … contre… = crescendo ;

Les bois, les lieux…

        Honorés… éclairés

Le Louvre  Le firmament

La Bergère : la pastorale, avec ses lieux : les bois ; sa mythologie : Eros, fils de Vénus ; son vocabulaire : « je servis, engagé… » (confusion du langage militaire et du langage amoureux)
= pastiche, qui déguise l’émotion sous l’humour.

« Faut-il… » questions … Regret de ne plus souffrir. « Ah ! si… » = douleur.

Charme = sens fort. Echo du vers 79 au vers 83.

Il ne s’agit pas d’une morale banale (cf. Pilpay) ni d’une simple dénonciation du voyage (cf. Sénèque). L’amour est toujours menacé ; quand on le possède, on le risque inconsidérément ; on le regrette quand on l’a perdu. Le badinage de la pastorale rend plus profond le « hélas ! ».

Tristesse des derniers vers, qui s’achèvent sur une plainte, une interrogation douloureuse.

Conclusion de Pilpay (Le Livre des Lumières, p. 23-31) :

« J’ai rapporté cet exemple à Votre Majesté afin qu’elle ne préfère pas au repos dont elle jouit les incommodités du voyage ».

« Les Poissons et le Cormoran » (X, 3), et « Les Souris et le chat-huant » (XI, 9) :

« les souris et le chat-huant » (XI, 9)

Cette fable clôt le recueil, et témoigne combien la question de l’intelligence animale préoccupait La Fontaine. Elle raconte l’invention d’un hibou, qui se livrait littéralement à l’élevage de souris, auxquelles il avait brisé les pattes pour les empêcher de s’enfuir.

La Fontaine insiste sur la véracité du fait, dans une note, fait tout à fait exceptionnel. C’est que le débat, identique à celui du « discours à Mme de la Sablière », est d’importance : il s’agit de savoir si l’on peut ou non accorder une âme aux bêtes, une pensée – et donc d’évaluer la place de l’homme dans la création. Est-il véritablement cet être unique, seul dans la Création à disposer d’un langage, d’une pensée, d’une âme immortelle, créature privilégiée de Dieu qui l’a faite à son image ? Ou n’est-il qu’un animal parmi les autres, seulement un peu plus développé ?

La théorie de Copernic, et de Galilée, l’a obligé à renoncer à la place privilégiée de la Terre, qui n’est plus au centre de l’univers – et la condamnation de l’Eglise n’y a rien changé. « Le silence de ces espaces infinis m’effraie », disait Pascal. Ne serait-il pas aussi en passe de perdre sa prééminence parmi les êtres vivants ?

Comparaison entre les deux fables

Les points communs sont nombreux : dès le titre, La Fontaine oppose un « peuple proie » (poissons, souris) à un prédateur unique, cormoran ou hibou. Dans les deux cas, nous voyons un oiseau qui, trop vieux pour chasser ou prévoyant, se met à  pratiquer l’élevage !

Mais la « mise en scène » est différente. Dans « Les Poissons et le Cormoran », nous avons un véritable drame en plusieurs actes : la décrépitude du prédateur, le discours qu’il tient à ses proies par l’entremise de l’Ecrevisse (qui n’est pas proie mais simple ambassadeur), le transport des poissons dans le bec du Cormoran jusqu’au vivier… et enfin, la morale, qui élargit le débat bien au-delà du monde animal. C’est  ici une fable classique, sur un sujet fantaisiste ; fantaisie marquée par le fait que les animaux parlent !

« Les Souris et le Chat-huant » diffèrent nettement de ce schéma. L’histoire est d’abord présentée comme véridique bien qu’extraordinaire ; puis l’on nous indique les circonstances dans lesquelles le fait fut découvert : l’abattage d’un arbre où logeait un hibou, et dans lequel on découvrit tout un élevage de souris sans pattes. Enfin, seulement, La Fontaine reconstitue (non sans humour) les étapes du raisonnement qui a dû conduire le hibou à pareil comportement… Il n’y a pas ici la moindre trace d’une condamnation quelconque de la « cruauté » du hibou, mais une réflexion sur son degré d’intelligence. En un mot, ce récit n’a rien d’une fable, et pour l’indiquer plus nettement encore, La Fontaine lui-même le dit, chose exceptionnelle, dans une note.

Enfin, si la fable X, 3 comporte une morale assez désabusée (il vaut mieux ne pas se fier aux beaux discours des prédateurs… mais de toutes façons, les proies sont destinées à être mangées !), le récit XI, 9 en est dépourvu. Il s’agit en effet non d’une morale au sens strict du terme, mais d’une conclusion philosophique qui rejette la thèse cartésienne des « animaux-machines », rejet déjà exprimé à la fin du livre IX, dans le « Discours à Mme de la Sablière ».