Les animaux seuls : une société animale ?
Une typologie traditionnelle
Le animaux représentent des types humains et sociaux depuis l’antiquité et probablement avant : soit par leur place supposée dans la hiérarchie animale (le lion, et en général les prédateurs, représentent la force et le pouvoir, tandis que les herbivores, proies des premiers, s’identifient souvent au « peuple », aux « petits » : l’âne ou le mouton, ou le cerf ; voir par exemple « Les obsèques de la Lionne », « Les animaux malades de la peste »…), soit par leur comportement (le renard = la ruse, le singe, par ses grimaces, évoque un bouffon de cour, le héron, par son allure, semble exprimer un sot orgueil…), soit encore dans leur rapport avec l’homme : le chien symbolise la soumission, l’âne est une bête de somme assez souvent méprisée…
Les tableaux suivants permettront d’en avoir une idée plus précise :
Prédateurs et puissants
Animal | Symbolise… | Fable |
Lion
Lionne |
Roi
Reine |
Les Animaux malades de la peste (VII,1), La cour du Lion (VII, 6), Les obsèques de la Lionne (VIII, 14), Le Lion (XI, 1), Le Lion, le singe et les deux ânes (XI, 5) La Lionne et l’ourse (X, 12) |
Renard |
Courtisan, beau parleur Courtisan rusé hypocrite mais naïf Prédateur prédateur rusé |
Les Animaux malades de la peste (VII,1) La Cour du Lion (VII, 6), Le Lion, le loup et le renard (VIII, 3) Les deux rats, le renard et l’œuf (IX, discours à Mme de la Sablière), Le Fermier, le chien et le renard (XI,3) Le Loup et le renard (XI, 6) |
Tigre | puissant, courtisan | Les Animaux malades de la peste (VII,1) |
Ours |
Puissant, courtisan courtisan trop franc rustre, ami sincère mais maladroit Sincérité |
Les Animaux malades de la peste (VII,1) La Cour du Lion (VII, 6) L’Ours et l’amateur de jardin (VIII, 10) La Lionne et l’ourse (X, 12) |
Loup |
Courtisan, beau parleur Courtisan malhonnête et maladroit Avare prédateur naïf et sot prédateur, mais humain |
Les Animaux malades de la peste (VII,1) Le Lion, le loup et le renard (VIII, 3) Le Loup et le chasseur (VIII, 27) Le Loup et le chien maigre (IX, 10), Le Loup et le renard (XI, 6) |
Chat |
Ennemi du peuple rat Tartuffe et juge malhonnête et cruel prédateur rusé et hypocrite, mais parfois trompé par plus malin hypocrisie et ruse – échappe au prédateur |
Le Rat qui s’est retiré du monde (VII, 3) Le Chat, la Belette et le petit lapin (VII, 15) Le Chat et le rat (VIII, 22) ; Le Singe et le chat (IX, 17)
Le Chat et le renard (IX, 14) |
Héron | sot orgueil | Le Héron, La Fille (VII, 4) |
Singe |
Courtisan flatteur L’esprit Animal malfaisant et rusé |
La Cour du Lion (VII, 6) ; Le Lion, le singe et les deux ânes (XI, 5) Le Singe et le Léopard (IX, 3) Le Singe et le chat (IX, 17) |
Coq | Personne belliqueuse, guerrier | Les deux coqs (VII, 12), La perdrix et les coqs (X, 7) |
Belette | accapareur sans scrupule mais naïf | Le Chat, la Belette et le petit lapin (VII, 15) |
éléphant | force | Le Rat et l’éléphant (VIII, 15) |
Milan | prédateur brutal et rustre | Le Milan et le rossignol (IX, 18) |
Cormoran | prédateur rusé | Les Poissons et le Cormoran (X, 3) |
Hirondelle | prédateur : les forts | L’Araignée et l’hirondelle (X, 6) |
Chat-huant | intelligence | Les Souris et le chat-huant (XI, 9) |
Proies et victimes
Animal | Symbolise… | Fables |
âne |
homme du peuple, naïf et victime Refus de l’entraide entre faibles Sot orgueil |
Les Animaux malades de la peste (VII,1) L’Âne et le chien (VIII, 17) Le Lion, le singe et les deux ânes (XI, 5) |
rat |
moine égoïste ignorant et présomptueux Sot orgueil proie mais lucide et rusé Adresse et intelligence |
Le Rat qui s’est retiré du monde (VII, 3) Le Rat et l’huître (VIII, 9) Le Rat et l’éléphant (VIII, 15) Le Chat et le rat (VIII, 22) Les deux rats, le renard et l’œuf (IX, discours à Mme de la Sablière) |
lapin | homme du peuple, naïf et victime | Le Chat, la Belette et le petit lapin (VII, 15) |
chien |
Serviteur habile mais peu honnête Serviteur, « petit », qui se venge de n’avoir pas été aidé Sot et gourmand proie habile à tromper son prédateur Animal belliqueux Chien victime de son maître |
Le Chien qui porte à son cou le dîné de son maître (VIII, 7) L’Âne et le chien (VIII, 17)
Les deux chiens et l’âne mort (VIII, 25) Le Loup et le chien maigre (IX, 10) Le chien a qui on a coupé les oreilles (X,8) Le Fermier, le chien et le renard (XI,3) |
chèvre | victime résignée | Le Cochon, la chèvre et le mouton (VIII, 12) |
mouton |
victime résignée manque de courage |
Le Cochon, la chèvre et le mouton (VIII, 12) Le Berger et son troupeau (IX, 19) |
cochon | victime qui se plaint | Le Cochon, la chèvre et le mouton (VIII, 12) |
cerf | homme du peuple ou petit courtisan, adroit | Les Obsèques de la Lionne (VIII, 14) |
chapon | victime, mais lucide et rusée | Le Faucon et le chapon (VIII, 21) |
léopard | Belle apparence mais peu d’esprit | Le Singe et le Léopard (IX, 3) |
souris |
jeune fille inconséquente bétail pour le chat-huant |
La Souris métamorphosée en fille (IX, 7)
Les Souris et le chat-huant (XI, 9) |
rossignol | chanteur, mais victime impuissante | Le Milan et le rossignol (IX, 18) |
couleuvre | animal pervers | L’homme et la couleuvre (X, 1) |
bœuf | exploitation par l’homme | L’homme et la couleuvre (X, 1) |
poissons | victimes naïves | Les Poissons et le Cormoran (X, 3) |
araignée | prédateur et proie, car « petite » | L’Araignée et l’hirondelle (X, 6) |
perdrix | pacifique | La perdrix et les coqs (X, 7) |
perroquet | animal familier, famille, lucidité | Les deux perroquets, le Roi et son fils (X, 11) |
Défauts humains
Animal | Symbolise… | Fables |
Mouche | importun | La Mouche du coche (VII, 8) |
Serpent | stupidité | La tête et la queue du serpent (VII, 16) |
Faucon | Serviteur zélé et sot | Le Faucon et le chapon (VIII, 21) |
Pigeon | Amant sage ou aventureux | Les deux pigeons (IX, 2) |
Tortue | sot orgueil | La Tortue et les deux canards (X, 2) |
Que retenir de ces tableaux ?
- Tout d’abord l’extraordinaire diversité de ce bestiaire, parfois exotique (sans grande rigueur zoologique : l’éléphant, le lion et le singe côtoient le renard, le bœuf et l’âne… Cela correspond à une esthétique de la variété qui est caractéristique de La Fontaine.
- Ensuite, rares sont les animaux qui mettent simplement en scène un défaut humain, avarice, présomption, sot orgueil… et dans ce cas, les animaux sont tantôt peu fréquents (la tortue) ou extraits de leur symbolique naturelle : le faucon n’est plus guère ici un prédateur, le serpent ne ressemble guère à l’éloquente couleuvre, ni au traître animal d’autres fables (« le Villageois et le serpent », VI, 13, par exemple).
- L’essentiel des Fables – du moins des livres que nous avons à étudier, porte sur le rapport prédateur / proie, dans une terrible et impitoyable lutte pour la vie. L’univers des Fables n’est pas tendre, et l’on est bien loin d’une littérature enfantine sottement édulcorée (cf. l’ineffable Comtesse de Ségur…)
Manger, éviter d’être mangé, sauver sa vie par la force ou par la ruse : telle semble être l’unique préoccupation des animaux des Fables. - Une typologie des victimes : il y a celles qui s’en sortent, par intelligence et ruse (le chapon, le rat, le cerf), ou qui tentent de le faire en faisant appel à la raison, à la justice ou à l’humanité du prédateur (le rossignol, l’araignée, la couleuvre)… Dans ce dernier cas, si l’effort de la victime semble sympathique, il est voué à l’échec : « ventre affamé n’a point d’oreille » – morale de la fable « Le Milan et le rossignol », qui rappelle également « Le loup et l’agneau ». Face à la force brutale du prédateur, raison et langage sont impuissants. Seule peut l’emporter la ruse.
Et puis il y a les victimes consentantes, ou du moins résignées, que leur passivité, leur bêtise jette littéralement dans la gueule du prédateur : chèvres, moutons, souris se laissent faire, lapin et poissons rivalisent de candeur et de naïveté… à tel point que le lecteur n’est guère tenté de les plaindre ! - Une image impitoyable de la nature : dans ce monde où l’on est tour à tour prédateur et proie (cf. le chien, ou l’araignée), où seuls comptent les rapports de force et la survie, toutes les ruses même les plus malhonnêtes sont permises, et malheur au naïf qui croit en l’amitié et en la parole donnée ! cf. »le chat et le rat » – bien loin de la version morale de la fable « Le Lion et Le rat » (II, 11), et, a contrario, « Le Cormoran et les poissons »…
La Fontaine semble préfigurer les théoriciens les plus pessimistes des relations animales : cf. L’Agression, de Konrad Lorenz…