Térence, « Phormion » (161 av. J-C)

Introduction et Prologue

Phormion, comédie datée de 161 av. J-C, est l’œuvre d’un jeune homme d’environ 24 ans ; elle n’est pourtant pas le fait d’un débutant, puisque Térence a déjà présenté au public trois pièces : l’Eunuque (166), l’Hécyre (165), l’Héautontimorouménos(163) ; mais il n’a pas, jusqu’à présent, remporté grand succès.

Résumé :

Après un prologue de 34 vers, la pièce se présente en cinq grandes parties qui pourraient correspondre à nos actes.

  • Acte I (v. 35-230) : c’est l’exposition. Nous apprenons que tandis que Phédria, fils de Chrémès, est amoureux d’une joueuse de cithare (donc une esclave), Antiphon, fils de Démiphon a épousé une jeune Athénienne pauvre, le tout en l’absence de leurs
    pères respectifs, parti de concert en voyage. Nous découvrons le rôle de Phormion, un parasite, qui a arrangé le mariage. Sur ces entrefaits,
    Démiphon revient…
  • Acte II (v. 231-464) : Comme prévu, Démiphon, qui a appris le mariage de son fils est furieux ; Géta, esclave d’Antiphon, et Phédria tentent de plaider sa cause ; Démiphon convoque Phormion pour le confondre ; mais Phormion, un parasite cynique, soutient effrontément qu’il a la loi de son côté, et que la jeune Athénienne, Phanium, est bien parente d’Antiphon.
  • Acte III (v. 465-566) : c’est le plus court de la pièce. Tandis qu’Antiphon est dans les transes en attendant la décision de son père, elle-même suspendue au retour de son oncle Chrémès, on apprend que de son côté Phédria a perdu sa Pamphila, vendue par le leno Dorion. L’acheteur doit verser la somme le lendemain matin : il faut donc payer Dorion avant… et trouver l’argent ! Géta promet d’y parvenir, avec l’aide de Phormion.
  • Acte IV (v. 567-727) : Chrémès est contrarié par le mariage d’Antiphon ; il souhaitait en effet que celui-ci épouse la fille clandestine qu’il avait eue à Lemnos, à l’insu de sa femme légitime. Géta parvient à faire croire à Démiphon (et à Chrémès) que moyennant une forte somme, Phormion serait prêt à épouser Phanium. L’avare Démiphon est prêt à refuser, mais Chrémès accepte de payer.
  • ACTE V (v. 728-1055) : c’est de loin le plus long de la pièce, et c’est aussi le dénouement.
    • Chrémès découvre que Phanium n’est autre que sa fille, et qu’elle a bien épousé celui auquel il la destinait ;
    • Chrémès doit maintenant empêcher Phanium de quitter la maison de Démiphon, sans révéler à sa propre femme ce qu’il en est. Finalement, Antiphon peut garder Phanium ; quant à Phédria, il a pu racheter Pamphila, mais il doit l’argent à Chrémès. Phormion intervient alors, menaçant Chrémès de tout révéler à sa femme : ce qu’il finit par faire… La femme, en guise de punition, décide alors que Phédria gardera l’argent et sa maîtresse.

Prologue

« Postquam poeta uetus poetam non potest
retrahere a studio et transdere hominem in otium,
maledictis deterrere ne scribat parat;
qui ita dictitat, quas ante hic fecit fabulas,
tenui esse oratione et scriptura leui:
quia nusquam insanum scripsit adulescentulum
ceruam uidere fugere et sectari canes,
et eam plorare, orare ut subueniat sibi.
Quod si intellegeret, quom stetit olim noua,
actoris opera mage stetisse quam sua,
minus multo audacter quam nunc laedit laederet.
Nunc siquis est qui hoc dicat aut sic cogitet:
« uetus si poeta non lacessisset prior,
nullum inuenire prologum potuisset nouos
quem diceret, nisi haberet cui malediceret. »
Is sibi responsum hoc habeat, in medio omnibus
palmam esse positam qui artem tractent musicam.
Ille ad famem hunc a studio studuit reicere:
hic respondere uoluit, non lacessere.
Benedictis si certasset, audisset bene:
quod ab illo adlatumst, [id] sibi esse rellatum putet.
De illo iam finem faciam dicundi mihi,
peccandi quom ipse de se finem non facit.
Nunc quid uelim animum attendite; adporto nouam
Epidicazomenon quam uocant comoediam
Graeci, Latini Phormionem nominant,
quia primas partis qui aget, is erit Phormio
parasitus, per quem res geretur maxume,
uoluntas uostra si ad poetam accesserit.
Date operam, adeste aequo animo per silentium,
ne simili utamur fortuna atque usi sumus
quom per tumultum noster grex motus locost:
quem actoris uirtus nobis restituit locum
bonitasque uostra adiutans atque aequanimitas.
Le vieux poète1, ne pouvant arracher le poète à son étude, et le livrer au loisir, s’efforce par ses médisances de le détourner d’écrire ; il répète ainsi que les pièces qu’il a faites auparavant sont pauvres en dialogues et légères en style, parce qu’il n’a jamais écrit qu’un jeune homme fou voit fuir une biche, que des chiens la poursuivent, et qu’elle pleure, et supplie qu’il lui vienne en aide2. S’il comprenait que, lorsque sa nouvelle pièce, jadis, tint bon, elle tint grâce au travail de l’acteur plutôt que par le sien propre, il attaquerait avec beaucoup moins d’audace qu’il ne le fait maintenant. A présent, s’il y a quelqu’un pour dire ceci et penser ainsi : « Si le vieux poète n’avait pas attaqué le premier, le nouveau n’aurait pu trouver nul prologue à dire, s’il n’avait eu quelqu’un de qui dire du mal », qu’il prenne pour lui cette réponse : « la palme3 a été mise publiquement à la portée de ceux qui pratiquent l’art poétique. » Ce personnage a tenté d’arracher notre poète à son étude pour le réduire à la famine ; ce dernier a voulu répondre, et non attaquer. S’il avait combattu par des paroles bienveillantes, il en aurait entendu aussi ; qu’il considère qu’on lui a rapporté ce qu’il avait lui-même apporté. À présent je mettrai fin à mon discours à son propos, alors que lui-même ne met pas fin à ses fautes.Maintenant, soyez attentifs à ce que je veux : j’apporte une nouvelle comédie que les Grecs appellent Epidikazoménos (Le Condamné) et les latins Phormion, parce que celui qui tiendra le premier rôle, sera le parasite Phormion, par qui l’action sera menée essentiellement, si votre bonne volonté est acquise au poète. Aidez-nous, soyez présent sereinement, en silence, pour que nous n’éprouvions pas un sort semblable à celui que nous avons subi lorsque notre troupe fut chassée de la place au milieu du tumulte; place que nous a rendue la valeur de l’acteur, et l’aide de votre bonté et de votre bienveillance.

Notes :

  1. « Le vieux poète » désigne Luscius de Lanuvium, rival de Térence, et qu’il ne nomme pas, soit par mépris, soit pour éviter des poursuites judiciaires pour injures.
  2. Exemple typique d’une action fantaisiste et absurde, rejetée par Térence.
  3. La palme est à prendre au sens figuré : avant César, il n’y avait pas de concours
    dramatiques pourvus de récompenses.
  4. allusion à l’échec de l’Hécyre (la Belle-Mère) quatre ans auparavant.

Éclaicissements linguistiques

Pour le vocabulaire du théâtre : voir ici.

  • Transdere = tradere : livrer, remettre
  • Deterreo, es, ere ne + subj. : détourner de
  • oratio, onis désigne, chez Térence, le dialogue, et scriptura, l’écriture, le style.

Commentaire

La pièce commence par un « prologue » représenté par un personnage, souvent le chef de la troupe ; celui-ci commence par une attaque en règle contre un « vieux poète » qui semble poursuivre Térence de sa vindicte, et que l’on retrouve de pièce en pièce, par exemple dans l’Héautontimorouménos.

Le Prologue crée tout d’abord un contact direct avec le public, au moyen des dialogismes, des apostrophes… On retrouve ici un peu de la verve d’Aristophane – la satire politique en moins !

Contrairement à l’Héautontimorouménos, le Phormion ne semble pas être le résultat d’une « contamination » de plusieurs pièce, mais s’inspirer d’une seule ; son titre grec faisait porter l’accent, non sur le rôle de Phormion, mais sur la mésaventure d’Antiphon.

Les relations de pouvoir dans la pièce

Une comédie familiale

Inspirée de la « nouvelle comédie » grecque, la comédie de Térence se déroule dans le cadre familial : un père, un fils, une épouse bafouée, une ou des maîtresses, des esclaves… Ici, on remarquera que la structure est redoublée, puisque sont mis en scène deux pères, deux fils ayant chacun une maîtresse ; mais une seule épouse, Nausistrata, et un seul parasite, Phormion, maître
de cérémonie, qui chapeaute la double série.

Ce cadre est strictement hiérarchisé, comme le montre le schéma ci-dessous :

La famille romaine

Au sommet de la hiérarchie, le père. C’est le « paterfamilias » des Romains, le δεσπότης des Grecs (qui a donné notre mot « despote », ce qui en dit long sur l’étendue de son pouvoir !)
Il a en réalité les pleins pouvoirs sur toute sa maisonnée :

  • Sur sa femme : la Romaine n’est pas une citoyenne, sa condition est très soumise. Et en Grèce, c’est pire : elle reste la plupart du temps dans le gynécée, et on la considère comme une perpétuelle mineure ; si elle perd son tuteur, père ou mari, elle doit épouser son plus proche parent, car elle ne saurait jouir d’aucune autonomie… A Rome, au moins peut-elle divorcer (les craintes de Chrémès en témoignent) ; mais à Athènes, elle peut subir une répudiation, mais en aucun cas prendre sa liberté. La « forte femme » qui en impose aux hommes (Lysistrata chez Aristophane, ou encore la redoutable épouse de Socrate…) est surtout un fantasme, et un personnage de comédie.
  • Sur ses enfants, garçons et filles : on voit que Chrémès, tout comme Démiphon, entend marier son fils à qui bon lui semble, au mieux de ses intérêts à lui, sans tenir compte des goûts du garçon ; quant à sa fille, elle n’a bien évidemment aucun droit à la parole ; elle est destinée à épouser, dans une ville inconnue d’elle, un jeune homme, son cousin, qu’elle n’a jamais vu…
  • Et naturellement, sur ses esclaves : il a théoriquement droit de vie et de mort sur eux ; dans la comédie, il a surtout le droit de leur infliger des coups de bâton…

Le fils, héritier du père, est situé juste en dessous de celui-ci dans les rapports de pouvoir : il vit sous l’autorité absolue de son père, mais il peut commander aux esclaves ; quant aux femmes, il ne leur demande pas toujours leur avis avant d’avoir une relation sexuelle avec elles : les comédies sont pleines de jeunes filles violées un soir de beuverie, sans qu’aucune condamnation morale ne soit exprimée, et Chrémès lui-même a commis un acte de ce genre avec la mère de Phanium…

L’épouse : en principe, elle n’a aucune autorité, excepté sur les esclaves ; son rôle principal consistant à gérer la maison. Mais c’est une redoutable intendante, surtout si l’essentiel de la fortune familiale vient de sa dot, comme c’est le cas dans la famille de Chrémès, et elle ne manque pas de le faire savoir !

Enfin, tout en bas, le personnel servile, lui-même parfois hiérarchisé : aux serviteurs de toute la famille (intendant, cuisinier…) s’ajoutent le plus souvent des esclaves attachés à la personne du maître, ou de son fils, à la fois confidents, conseillers, et parfois souffre-douleurs, ancêtres des valets de Molière… Eux n’ont en principe aucun pouvoir ; mais leur influence est grande, à cause de la connaissance qu’ils ont de tous les secrets de famille…

L’inversion carnavalesque des pouvoirs

Cependant, si dans la « vraie vie » les relations de pouvoir sont dans l’ordre descendant, du père tout-puissant à l’esclave, dans la comédie on assiste le plus souvent à une inversion des rôles, qui n’est pas sans évoquer le « monde à l’envers » des Saturnales, ou du Carnaval médiéval.

  • Les pères sont représentés sous la forme de vieillards, à la fois avares et libidineux, qui tremblent devant leur femme légitime et se font duper par leurs esclaves, ou leurs parasites : ici Démiphon, avare et obsédé par l’argent, soit payer lui-même la joueuse de cithare de son neveu, tout en croyant indemniser Phormion pour la rupture du mariage d’Antiphon ; quant à Chrémès, c’est la peur que lui inspire Nausistrata qui le conduit à accepter la maîtresse de son fils… Ils sont donc victimes à la fois de leurs fils, qui désobéissent, de leur femme, qui les terrorise, et de leurs esclaves, qui les manipulent !
  • Les fils, en principe soumis à leurs pères, s’émancipent : l’un se marie, l’autre veut racheter une maîtresse. Mais aucun des deux ne pourrait obtenir de leur père la permission de vivre leurs amours, s’ils n’étaient conseillés, encouragés, aidés par leurs esclaves, ici Géta !
  • L’épouse, Nausistrata (dont le nom évoque à la fois Nausicaa, la jeune princesse phéacienne pleine d’initiative, et Lysistrata, l’énergique héroïne d’Aristophane) est ici une femme de caractère ; c’est elle en définitive qui cloture la pièce et lui donne son « happy end », en contraignant Chrémès à laisser sa maîtresse à Phédria, et en invitant Phormion à dîner… Confondu par les révélations de Phormion, mortifié par les reproches de sa femme, le pauvre Chrémès n’a qu’à s’incliner !
  • Un « deus ex machina », le parasite Phormion, ancêtre du Neveu de Rameau, apparaît ici comme le maître du jeu : c’est à lui que tous les personnages, y compris l’esclave Geta, ont recours ; c’est lui qui intente à Antiphon le procès truqué qui lui permettra d’épouser Phanium ; c’est lui qui aide Geta à soutirer aux vieillards les trente mines nécessaires au rachat de Pamphila…
    Mais qu’est-ce qu’un parasite ? C’est un homme libre, mais pauvre, qui appartient à la « clientèle » d’un homme riche ; en principe, il vient chaque matin saluer son « patronus » et reçoit en échange la « sportula« , c’est-à-dire de quoi manger, en échange de services plus ou moins importants… Là encore, la hiérarchie « naturelle » est bousculée, puisque Phormion, par son audace et son ingéniosité a littéralement pris le pouvoir dans la famille !