Un étranger dans la maison : l’esclave en Grèce et à Rome

Introduction

Quelle figure plus familière à un Grec ou à un Romain de l’antiquité que l’esclave ? Il est partout : dans la maison, il accomplit la plupart des tâches ménagères ; en ville, il tient boutique, et une bonne partie des artisans et commerçants sont des esclaves travaillant pour un maître. A-t-on affaire à l’administration ? Des Archers scythes qui maintiennent l’ordre à Athènes aux nombreux esclaves impériaux, ils y pullulent. Comment d’ailleurs un noble Romain pourrait-il se livrer à l’otium, ou au cursus honorum, seules occupations dignes d’un homme libre, si une armée d’esclaves ne le déchargeait de presque toute les préoccupations matérielles ? Jusqu’à la toge, symbole s’il en est de la citoyenneté romaine, et qui, avec ses 15 mètres de long, nécessite la présence d’un esclave pour être revêtue ! Sans les esclaves, Sénateurs et consuls iraient en chemise, ou tous nus.

Et pourtant, quoi de plus étranger qu’un esclave ? Venu de loin, lui-même a perdu, bien souvent, jusqu’au souvenir de ses origines ; il n’a pas de nom propre, seulement celui que lui donne son maître. Il ne possède aucun droit, aucun statut qui puisse faire de lui un être humain à part entière. Il n’est ni homme, ni animal, ni, quoi qu’en disent Aristote et Caton, un instrument animé. Il est plus étranger que le Barbare libre – avec lui on peut au moins négocier, commercer ou se battre – et, si parfois des relations d’amitié peuvent se nouer avec lui, le plus souvent il représente une menace, ne serait-ce que par son nombre…

Nous allons donc nous intéresser à celui qui n’est ni homme, ni bête ; qui n’a ni voix, ni droit ; qui est à la fois le plus proche et le plus lointain, l’étranger dans la maison, l’esclave.

L’esclave de comédie : Ménandre, Plaute, Térence.

S’il n’y avait guère d’esclaves chez Aristophane – on trouve bien des Archers scythes dans Lysistrata, par exemple, mais ce n’est pas leur statut d’esclaves qui est mis en lumière, plutôt leur rôle de gendarmes de comédie –, en revanche chez Ménandre, et plus généralement dans la Nouvelle comédie, on a pu dire que l’esclave était roi. En effet, le Daos du Bouclier, le Syros de la Double Tromperie (pour ne citer que ces exemples) apparaissent comme les maîtres de l’intrigue, dans la mesure où ils permettent de sauver l’amour des jeunes premiers en trompant le père dur et incompréhensif. Mais il faut apporter à cette impression deux correctifs : d’une part, en donnant tant d’importance à l’esclave, Ménandre focalise l’attention du spectateur sur la sphère de la vie privée, seul lieu où l’esclave peut effectivement jouer un rôle ; d’autre part, la ruse de l’esclave, si décisive soit-elle, reste limitée à une partie seulement de la pièce et ne peut en aucun cas, à elle seule, provoquer le dénouement.

La comédie romaine, héritière de la « nouvelle comédie » grecque, possède les mêmes caractéristiques : l’esclave, tantôt rusé et allié aux jeunes gens, tantôt paresseux et stupide, est un élément clé de la comédie, au même titre que les valets et servantes de Molière. Dans les « togata » (comédies à sujet romain) il porte une tunique, et une perruque rousse – ce qui nous rappelle la préoccupation permanente des hommes de l’antiquité : que l’esclave se distingue physiquement de l’homme libre, pour mieux être surveillé. En Grèce, les lois de Solon tendaient vers une sorte d’apartheid : l’esclave était interdit de palestre, et toute relation sexuelle avec un jeune homme libre était prohibée. Accueilli dans la maison par les καταχύσματα (noix ou figues qu’on leur jetait en signe de bienvenue, comme un rituel d’exorcisation de sa qualité d’étranger), il était un κτῆμα : une possession. Il recevait parfois même une nourriture spécifique, la δουλίη τροφή (Ajax, 499) ou la κόλλιξ (pâtée d’esclave, à base d’orge) ; il subissait aussi quelques interdits, mais pas partout ni toujours : ainsi, le vin. Il portait des habits spécifiques : il n’a pas droit à la chlamyde, et doit avoir les cheveux courts, même les femmes. Pour le reste, il est habillé comme un pauvre, du πῖλος (bonnet de feutre), de l’ ἐξωμίς (tunique à une manche), de la κατωνάκη (blouse d’esclave) : dans la rue, on a parfois du mal à distinguer un citoyen pauvre d’un esclave !

origine, statut, nombre des esclaves

L’esclavage n’a pas toujours existé, même s’il remonte à une époque très lointaine (Homère désignait l’esclave par δμῶς), et pas partout : la Phocide, la Locride se différenciaient par l’absence de l’esclavage, qui semblait très insolite aux autres Grecs. Les noms même pour les désigner ont évolué : θεράπων (celui qui prend soin de), οἰκετής (qui appartient à la maison), παῖς (enfant), ἀνδράποδον, qui désigne le prisonnier de guerre réduit en esclavage, et qui est formé sur τετράποδον, le bétail : c’est en somme « l’homme à pattes »… L’opposition δοῦλος ~ ἐλεύθερος date surtout de l’époque classique. A Rome, les désignations sont tout aussi variées : seruus, mancipium (qui désigne en terme juridique l’objet possédé), famulus/a (équivalent d’ οἰκετής), ou puer / puella (=παῖς).

L’esclave se distingue des autres dépendants (hilotes, pénestes de Thessalie, Clarotes et Moroïtes de Crète…) qui sont probablement les descendants de populations antérieures, et qui ont plutôt un statut de serf, attaché à la terre.

L’esclave est un être humain qui est la propriété d’un maître ; c’est un objet qui fait partie du patrimoine, mais qui est reconnu néanmoins comme être humain : il n’a pas toujours été esclave (tragédies et romans sont pleins de jeunes gens et jeunes filles reconnus libres in extremis, après avoir été achetés comme esclaves, et de princesses tombées en esclavage : pensons à Hécube, Andromaque…), et il peut redevenir libre par l’affranchissement… Il n’a pas d’identité propre, mais la reçoit de son maître. Parfois il garde une indication d’origine : Dauus (Δᾶος), Συρος…

A l’époque classique, l’esclave vient toujours d’ailleurs, il est toujours d’origine étrangère : seul l’esclavage pour dettes pouvait faire d’un citoyen un esclave, mais il a été aboli, en Grèce par Solon, à Rome au début de la République (fin IVème siècle). Et rien ne dit que le citoyen devenu esclave n’ait pas été vendu hors de la cité…

L’esclave est l’étranger absolu, privé de tout droit ; il ne pouvait se marier ; ses enfants (οἰκογενεῖς, uernae) appartenaient au maître.

Il est acquis le plus souvent par achat, après avoir été pris soit à la guerre, soit par la piraterie. Il y avait en outre une véritable traite d’esclaves, avec de grands marchés, par exemple à Égine, Corinthe… et surtout Délos, où s’échangent jusqu’à 10000 esclaves par jour selon Strabon. C’est le lieu d’achat préféré des Romains, surtout lorsqu’ils y eurent fait un port franc en 166 av. J-C, et au second siècle av. J-C. Les pirates de Pamphilie et Cilicie vendent directement leurs prises à Délos. Quand Pompée, en 67 av. J-C, en finit avec les pirates, les Romains quittent l’île, et les marchés se déplacent vers l’est.

Il peut être affecté à n’importe quelle tâche : les esclaves ne forment donc en aucun cas une classe sociale homogène, et il n’y a aucune commune mesure, par exemple, entre l’esclave impérial, souvent riche et puissant, le gladiateur-vedette, et à l’autre bout de la chaîne, le forçat des grands domaines fonciers ou des mines.

Combien sont-ils ? Leur nombre a évidemment varié au cours de l’Histoire ; mais tous les hommes de l’Antiquité s’accordent au moins sur un point : ils sont nombreux, très nombreux, et leur nombre constitue une menace.

A Rome : on considère qu’ils formaient 15 à 20 % de la population de l’ensemble de l’Empire Romain, et 30 à 40 % de la population italienne. Pour donner un chiffre un peu plus précis, selon les recensements d’Auguste, on comptait en Italie 4 063 000 citoyens en –28, et 4 937 000 en +14 ; 30 à 40 % d’esclaves, cela ferait entre 1 200 000 et 1 900 000 esclaves… Une masse considérable ! Ajoutons que la Lex Fufia Caninia votée sous Auguste interdisait d’affranchir par testament plus d’1/5ème des esclaves, et de toutes façons pas plus de 100 : ce qui signifie que certains en possédaient plus de 500… Hors d’Italie, ils étaient certainement moins nombreux.

A Athènes, selon le recensement de Demetrios de Phalère en 317 av. J-C, Athènes comptait 431 000 habitants : 21000 citoyens, 10 000 métèques, et « 400 000 personnes dans les maisons » : si l’on excepte les femmes et les enfants, il reste entre 200 000 et 250 000 esclaves, soit la moitié de la population…

D’où viennent-ils ?

En Grèce, leur origine est très variée et souvent incertaine : l’esclave lui-même l’ignore, comme son maître. Beaucoup viennent de Phrygie, de Thrace, de Carie, de Lydie, de Paphlagonie (pour les mines), des Balkans, d’Asie mineure ; d’autres origines sont plus rares.

A Rome, mêmes origines, auxquelles s’ajoutent l’Egypte (rare), l’Afrique – cyrénaïque, Éthiopie. L’esclave noir devient une rareté précieuse, que les riches aiment exhiber, comme en témoigne la statuaire.

L’origine est toujours le brigandage, la razzia, la piraterie, les prises de guerre – moins nombreuses à partir d’Auguste, mais aussi l’exposition des enfants, notamment des filles. Certains, très pauvres, peuvent même se vendre eux-mêmes pour obtenir un toit et de quoi manger ; d’autres, par calcul, pour, une fois affranchis, devenir citoyens Romains. Cf. Satiricon, 57,4. : un coaffranchi de Trimalcion s’exprime ainsi :

« Je suis fils de roi. Pourquoi ai-je été esclave, diras-tu ? Parce que je me suis moi-même mis en esclavage, et j’ai mieux aimé être un citoyen romain qu’un roi tributaire… »

L’esclave dans la maison, ou comment traiter les esclaves, Caton, Varron, Sénèque, Pline…

On trouve les esclaves à la campagne, bien sûr, mais aussi dans les ateliers de céramique ou les mines. L’esclavage permet une grande permanence de l’emploi – un esclave ne peut pas démissionner !, mais aussi la flexibilité maximale : il n’est pas spécialisé. Le revers de la médaille, c’est un manque évident de rentabilité : sa productivité est médiocre, et sa mortalité, importante…

En Grèce, il loge souvent dans la maison, parfois même dans la chambre du maître lorsqu’il y a un bébé ; dans les domaines agricoles, à partir du IVème siècle, on construit pour lui une tour (πύργος, ου). Son éducation dépend de son maître, quand il n’a pas été acheté déjà instruit. Il existe des esclaves lettrés : le Xanthias des Grenouilles, mais aussi, dans la réalité, nous savons que Térence ou Épictète furent esclaves. Sans parler du célèbre Tiron, secrétaire particulier de Cicéron, et l’inventeur d’une forme de sténographie… Très proche de son maître, il savait tout de ses affaires politiques et financières, fut plus d’une fois amené à agir au nom de Cicéron, et celui-ci finit d’ailleurs par l’affranchir. D’autres esclaves peuvent avoir avec leur maître des rapports affectifs : les nourrices, par exemple (on connaît tous le rôle de celle-ci auprès de Phèdre, dans les pièces d’Euripide et de Sénèque). Certaines femmes pouvaient devenir la concubine du maître (παλλακή) ou sa servante favorite (ἅβρα) ; mais la condition la plus courante, sur le plan sexuel, est la prostitution. Ainsi s’exprime Trimalcion, dans le Satiricon :

« J’ai été pendant quatorze années le chérubin de mon patron. Il n’y a pas de honte à faire ce que le maître commande. Et entre-temps, je contentais aussi la patronne. » (§ LXXV).

Rares sont ceux et celles qui s’en sortent, comme la Neaira contre qui plaida Apollodore (le pseudo-Démosthène).

Très proches du maître, ils sont aussi des ennemis toujours possibles, comme le dit Platon dans les Lois (VI, 776c et suivants). Il est intéressant de s’attarder un peu sur ce texte, en notant avec quel mépris Platon s’exprime à l’égard des esclaves : « cette engeance », « un bétail »… S’il faut les traiter avec justice, c’est pour éviter de périlleuses révoltes ! Mais la première précaution à prendre, c’est

« de n’avoir pas pour esclaves des hommes du même pays et surtout, dans la mesure du possible, des hommes qui parlent la même langue…»

Inutile, même si l’on pratique envers eux la justice, de les traiter en être humains : évitons de

« les gâter par des admonestations comme on en adresserait à des hommes libres. En règle générale, continue Platon, toute parole adressée à un esclave doit être un ordre, et l’on ne plaisantera jamais d’aucune manière avec ses serviteurs, qu’ils soient d’un sexe ou de l’autre…»

A Rome, sa situation est très semblable. Il faut distinguer la familia urbana de la familia rustica. Pline le Jeune cite, dans l’une de ses lettres (III, 14) un sénateur qui possédait un vrai harem ! C’était aussi le cas de quelques grandes dames…

Il existait même des « esclaves au carré », esclaves d’esclaves, qui appartenaient au « pécule » de celui-ci ! On imagine la condition du malheureux…

L’esclave et la cité

En Grèce

L’esclave, propriété du maître, relève d’une justice privée. Ce qui le définit, par rapport à la cité, ce sont les interdits. Il est interdit de palestre, ne peut se réfugier dans les temples de l’Acropole, ne peut porter certains noms, comme Harmodios et Aristogiton, ceux des Tyrannochtones. Son incapacité juridique est maximale : il ne peut poursuivre, ni être poursuivi, n’est jamais responsable (s’il commet un délit, c’est son maître qui devra en répondre). Le seul témoignage admis de lui l’est sous la torture, avec le consentement de son maître (on en a des exemples dans Andocide, Sur les Mystères) ; son châtiment le plus courant est le fouet. L’on ironise d’ailleurs sur la terreur servile face à la douleur physique : l’esclave, être dégradé, ne saurait avoir le courage d’un homme libre… Voir Aristophane, Paix, 742-749 et Grenouilles, 618-621. On peut songer aussi à l’anecdote racontée par Hérodote (IV, 1) où des Scythes, qui ne pouvaient venir à bout d’une révolte d’esclaves, l’emportèrent lorsqu’ils abandonnèrent les armes pour le fouet : les esclaves réagirent alors… en esclaves, et prirent peur. On voit le racisme sous-jacent… A Athènes, quelques lois les protègent.

Les esclaves publics sont mieux traités, mais la Cité peut les vendre, tout comme les métèques qui n’auraient pas rempli leurs obligations : payer le μετοίκιον et avoir un garant officiel.

Sur le plan religieux, les esclaves participent à des cultes étrangers (ce qui renforce leur condition d’étranger absolu) : par exemple un culte phrygien au Laurion. Ils participent parfois au culte familial, mais ils ont une fête spécifique, les Cronia (à Athènes), le 12ème jour d’Hécatonbeion (juillet).

Si à l’époque archaïque, un maître allait en guerre avec tous ses dépendants, à partir du Vème siècle, la guerre est interdite aux esclaves. Toutefois, ils accompagnent leurs maîtres, et parfois même participent au combat : après Marathon, les esclaves tués furent honorés avec leur maître. Ils sont également nombreux sur les navires, où ils sont rameurs, parfois aux côtés de leur maître.

À Rome

La situation est à peu près la même. La torture est interdite pour les citoyens (quoiqu’un Verrès ne se soit guère gêné, pas plus que certains empereurs…) ; le maître pouvait infliger n’importe quel châtiment à ses esclaves, même la mort. La crucifixion était un châtiment public (Plutarque, Caton 21, 4, Cicéron, Pro Cluentio, 175-178.)

Sur le plan religieux, le Genius est spécifique à l’homme libre : l’esclave n’en a pas (cf. Persa de Plaute : Toxile en usurpe un). Ils ont parfois un rôle religieux : ainsi les Vestales sont sous la surveillance d’esclaves, tenus de les dénoncer.

Politiquement, ils n’ont évidemment aucun rôle institutionnel, ce qui ne veut pas dire aucun rôle politique : un « nomenclator » accompagnait son maître au forum et lui nommait les électeurs potentiels, pour que celui-ci puisse les saluer ; ils formaient aussi parfois une garde personnelle. Mais surtout, ils formaient une masse de manœuvre fort utile, et bien des politiciens ont tenté de les soulever à leur profit… ou en ont été accusés par leurs ennemis. C’était notamment la calomnie traditionnelle des « Optimates » contre les « Populares » ; mais l’on sait que Caelius, l’ami de Cicéron, tenta un moment l’expérience contre César… avant d’être écrasé par les légions de celui-ci.

Une catégorie d’esclaves fut caractéristique du Haut empire, jusqu’au IIIème siècle après J-C : les esclaves impériaux. Il s’agit seulement d’hommes (pas de femmes), le plus souvent sous les ordres d’affranchis.

Comme en Grèce, la guerre est seulement affaire d’hommes libres : si un esclave usurpe un rôle de soldat, il doit être exécuté. Cependant, ils accompagnent leur maître, avec un rôle de valet : ils soignent les mulets, s’occupent des armes et des casques… Caton d’Utique, tribun militaire en Macédoine, part avec 15 esclaves. De nombreux esclaves suivent donc l’armée, ce qui ne va pas sans quelque problème de fonctionnement, sans parler du risque de panique. (Voir César, Bellum Gallicum, VI, 40-1). Les Romains écartaient donc les esclaves de la guerre… sauf en cas de péril extrême. Ainsi en 216, après la bataille de Cannes, on enrôla environ 8 000 esclaves volontaires (= deux légions) en les achetant à leurs maîtres ; ils étaient commandés par le consul de 215, Tibérius Sempronius Gracchus, et furent affranchis en 214. Quand le consul mourut en 212, ils quittèrent l’armée, se jugeant libérés de leur serment ; il fallut les rechercher de force. Ils concevaient difficilement d’autres liens que ceux les unissant à un maître… Ils furent affectés aux secteurs les moins menacés, et n’entrèrent presque jamais au contact de l’ennemi : loin de les envoyer à la mort, les magistrats Romains les utilisaient comme troupes auxiliaires ou de réserve. Par méfiance, peut-être…

Une « soupape de sécurité » : les Saturnales

À l’époque romaine, les Saturnales, fête religieuse, étaient fêtées à Rome et dans les provinces romaines du 17 au 24 décembre.

Elles célébraient le règne de Saturne, dieu des semailles et de l’agriculture. Elles étaient la manifestation de la fête de la liberté (libertas decembris) et du monde à l’envers. Jour de liberté des esclaves à Rome, ces derniers devenaient les maîtres et les maîtres obéissaient aux esclaves.

Les Saturnales ont laissé des traces au Moyen Age dans la fête des fous, et dans les carnavals.

Une espèce particulière, le gladiateur

définitions

Tous les gladiateurs n’étaient pas à l’origine des esclaves : vagabonds, prisonniers de guerre, condamnés faisaient aussi bien l’affaire ; mais les esclaves étaient nombreux. Durant sept siècles, ils ont offert un spectacle de choix aux Romains, jusqu’à l’interdiction de 406. Les grands personnages de l’État, soucieux de soigner leur popularité, puis, plus tard, les Empereurs, offrirent des spectacles grandioses. Ainsi Trajan, après une campagne victorieuse, donna 120 jours de spectacle, avec 10 000 gladiateurs !

Ces gladiateurs ne sont connus que par leur surnom (ou nom de scène) : Leo, Ferox, Victor ou Verus.

On peut retracer l’itinéraire d’un gladiateur : choisi pour ses qualités athlétiques dans son adolescence, il est vendu à Rome, Alexandrie ou Délos à un laniste, qui l’emmène alors dans son « ludus » (école). Il y passe deux années entières, apprenant à manier les armes : sabre, trident, poignard. Puis c’est le premier combat, souvent le plus meurtrier – car le public n’hésite pas à réclamer la vie d’un débutant inconnu… S’il parvient à surmonter cette première épreuve, il livrera environ une dizaine de combats par an : il ne risque donc pas très souvent sa vie, d’autant qu’un gladiateur de renom est précieux, et que son maître évite de l’exposer à des adversaires trop dangereux… S’il est connu et apprécié, il sera alors acheté par un grand personnage, voire par l’Empereur lui-même – comme un milliardaire s’offre aujourd’hui des chevaux de course. Les gladiateurs de la troupe impériale sont appelés « Juliani », du nom des centaines de gladiateurs que possédait Jules César.

Enfin, à la fin de sa carrière, un gladiateur peut recevoir la consécration : une épée de bois, qui symbolise sa liberté. Il peut alors se retirer, et jouir en paix de la fortune que lui a value sa gloire – et la générosité de son maître…

Un gladiateur peut ainsi devenir une star, et Rome connaît quelques « success stories » dignes de nos magazines people : on cite ainsi Verus, petit esclave de Mésie (actuelle Bulgarie), devenu le gladiateur-vedette de l’Empereur Titus, et qui finit riche et libre…

Certes, tous les gladiateurs n’étaient pas esclaves, et l’on cite des chevaliers, et même des sénateurs, qui se livrèrent aux combats de l’arène ; et l’on murmurait que l’empereur Commode, le bien-mal nommé, était plus gladiateur que prince… Mais la chose demeurait rare et scandaleuse : ce qui prouve bien que le gladiateur, d’ailleurs théoriquement frappé d’infamia durant la République, ne pouvait être un citoyen. Le gladiateur, c’est l’étranger esclave, doublement étranger, et qui fait peur autant qu’il fascine…

Ces hommes fascinent, parce qu’ils risquent leur vie ; des légendes courent sur eux, parmi lesquelles le fameux morituri te salutant. En réalité, c’est à Suétone que l’on doit cette légende : l’Empereur Claude avait voulu offrir une « naumachie » sur un lac ; or devaient combattre non des gladiateurs, mais des soldats condamnés : en effet, le Aue Caesar est un salut militaire, qu’en aucun cas un gladiateur, frappé d’infamia et donc exclu de l’armée, n’aurait pu prononcer ! Je dois cette précision à Michel Dubuisson ; par la suite, l’iconographie s’en est emparée, et tout le monde connaît la peinture « romantique » de Gerome, pollice uerso : 

Gérome, « Pullice uerso »

Insulte et mépris : le terme de gladiateur est un terme de mépris, une injure violente. C’est ainsi que Cicéron parle d’Antoine dans ses Philippiques et ses lettres :

« Nos hic cum homine gladiatore omnium nequissimo, collega nostro, Antonio, bellum gerimus… » (Ad Q. Cornificium, Ad Fam. XII, XXII, 1-2) ;

Voir aussi Philippiques III, 18 : At autem gladiator ausus est scribere

Utilisés comme gardes du corps ou hommes de main (par Clodius ou Milon…), en particulier à la fin de la République : rompus aux combats, peu enclins aux sentiments, ils pouvaient former des gardes rapprochées particulièrement terrifiantes…

La grande peur des esclaves : les révoltes serviles

Cela nous amène à la grande peur que suscitent les esclaves : armé, impitoyable, le gladiateur incarne en quelque sorte la figure de la classe dangereuse par excellence : l’esclave, toujours susceptible de révolte.

Les révoltes d’esclaves furent nombreuses, et traumatisantes. On cite, en 135 av. J-C, l’irruption de 400 esclaves à Henna, en Sicile, qui tuèrent leur maître Damophilos et sa femme au cours d’un véritable procès populaire, au théâtre : Diodore de Sicile commente :

« La cause de la fureur des esclaves ne provenait pas d’une férocité naturelle, mais des traitements insolents dont ils avaient été les victimes, et ils cherchaient à châtier ceux qui les traitaient sans justice. ».

Ce fut le début de la première guerre servile, qui embrasa toute la Sicile, mobilisa entre 70 000 et 200 000 esclaves, et fut marquée par la prise de plusieurs villes, dont Agrigente, Héraclée et Tauromenium (Taormine) et ne s’acheva qu’en 132.

Une seconde guerre éclata en 104, lorsque le roi de Bithynie, Nicomède, obtint du Sénat la libération de ses sujets vendus comme esclaves par les publicains ; en Sicile, 800 esclaves furent libérés en deux jours ; mais sous la pression des propriétaires, le préteur dut renoncer à appliquer le senatus-consulte. Ce fut le signal de la révolte, qui commença à Syracuse et embrasa tout l’ouest de l’île ; ce n’est qu’en 101 que le consul Manius Aquilius parvint à venir à bout de l’insurrection.

Ces deux mouvements eurent des répercussions dans le monde grec, en 134 en Attique et à Délos, puis en 104-102, dans les mines du Laurion. En 133-129 eut lieu la guerre d’Aristonikos, successeur du roi Attale III de Pergame, qui se révolta contre Rome et entraîna de nombreux esclaves, sans que l’on sache bien s’il s’agissait d’une révolte anti-esclavagiste, ou si Aristonikos avait enrôlé des esclaves dans une guerre qui ne les concernait pas. Il est vrai qu’à cette époque, la demande massive d’esclaves chez les Romains provoque une rupture des équilibres : des milliers d’hommes libres sont capturés en Asie par les pirates Ciliciens et revendus à Délos : les Romains sont rendus responsables de la perte de liberté pour un grand nombre d’hommes.

Spartacus (73 av. J-C).

C’est la plus célèbre révolte, qui commence dans une école de gladiateurs de Capoue. Elle fut menée par le thrace Spartacus et le gaulois Crixus ; tous deux mobilisèrent 70 000 hommes, et tinrent l’Italie du Sud ; il fallut l’intervention de Crassus et une bataille très meurtrière pour en venir à bout. Spartacus fut tué au combat, avec 12 300 de ses partisans ; 6 000 esclaves furent crucifiés le long de la Via Appia entre Capoue et Rome ; le reste de l’armée de Spartacus – 5 000 hommes – fut vaincu en Italie du Nord par Pompée. Les chiffres sont fiables, et donnent une idée de l’ampleur de la menace : plus de 20 000 combattants, deux ans et demi de guerre, de 73 à l’été 71…

Cette révolte montre plusieurs choses :

  • les esclaves ruraux étaient particulièrement nombreux en Italie du Sud, plus même que les hommes libres ;
  • que la révolte n’a pas été le fait des esclaves domestiques, ni ceux de l’administration, privilégiés, mais des bergers, peu surveillés dans les régions de transhumance ;
  • que la solidarité ethnique compte beaucoup : les Gaulois et les Germains ont fini par abandonner Spartacus, les Thraces l’ont suivi jusqu’au bout.
  • Enfin, rien ne permet de penser à une « internationale d’esclaves » prévoyant des actions concertés dans tout l’Empire, ni même à une revendication globale d’une abolition de l’esclavage.

Cette révolte provoqua en tous cas un traumatisme durable, et fut largement utilisée, notamment à l’encontre des Populares : c’est ainsi que Cicéron accusa Catilina, sans preuves, de chercher à soulever les esclaves de Campanie ; ironie de l’Histoire, c’est ce même Cicéron qui, quelques années plus tard, défendra Caelius… qui lui, pour de bon, cherchera à s’appuyer sur des esclaves révoltés contre César, et y perdra d’ailleurs la vie !

Sortir de l’esclavage…

Par la fuite : c’est un moyen tellement fréquent qu’elle peut être considérée comme un vice caché au moment de la vente. Les esclaves en fuite donnaient parfois lieu à un véritable trafic : des réseaux d’enquêteurs se transformaient en revendeurs d’esclaves en fuite – une forme de hard discount en somme !… Repris, l’esclave était marqué, d’un tatouage ou au fer rouge. Toutefois, un esclave victime de trop de mauvais traitements pouvait trouver refuge dans un temple, le Théséion à Athènes, un autre temple à Rome. Mais il n’en recouvrait pas pour autant la liberté : tout au plus pouvait-il demander à être revendu à un autre maître.

Par des méthodes plus radicales : nous savons par Tacite (Annales XIV, 42-45) et Pline le Jeune (Lettres 3, 14) qu’il arrivait parfois qu’un maître soit tué par ses esclaves, souvent dans son bain. Ce qui s’achevait fort mal pour les esclaves, qu’ils aient ou non participé au meurtre : tous étaient exécutés.

L’affranchissement et le statut d’affranchi : C’est la méthode la plus courante, heureusement. L’affranchissement apparaît à l’époque archaïque en Grèce : le poète Alcman ou la courtisane Rhodopsis sont les affranchis les plus célèbres. L’affranchi ne devenait pas pour autant citoyen : sans doute avait-il un statut proche de celui du métèque (nécessité d’un garant, paiement d’un « droit de séjour »…). Il faut attendre le IVème siècle pour que les affranchissements deviennent nombreux. On prend alors l’habitude de les proclamer lors de réunion publiques.

A Rome, il y a trois modes d’affranchissement, dont on ne sait trop de quand elles datent : la uindicta (simulacre de procès, au cours duquel un citoyen, en présence d’un magistrat, du maître et de l’esclave, touchait la tête de ce dernier avec sa baguette, en déclarant : « Je dis que cet homme est libre »), le census (inscription sur la liste des citoyens), ou l’affranchissement par testament : à la mort du maître, l’esclave était libéré directement, ou bien par un héritier. Celui-ci devient si important qu’une loi, la Lex Fufia Caninia votée sous Auguste et déjà citée, établit qu’on ne peut affranchir d’un coup plus de cent esclaves…

Au cours d’une cérémonie, l’affranchi coiffait parfois le bonnet phrygien, symbole de sa liberté. Il prenait désormais les nom et prénom de son ancien maître, son nom d’esclave devenant son surnom : ainsi Tiron, affranchi par Cicéron, s’appela Marcus Tullius Tiro.

Mais l’affranchi ne jouit pas encore de tous les droits du citoyen : il ne peut épouser une « ingénue » (femme de naissance libre) ; il n’est pas éligible ; inscrit dans une des quatre tribus urbaines, il n’exerce pratiquement pas son droit de vote ; jusqu’à Marius il ne peut servir dans une légion ; son ancien maître demeure son patron. Toutefois, les enfants d’un affranchi sont ingénus – du moins ceux nés après l’affranchissement.

D’autre part, sous l’Empire, on créa d’autres modes d’affranchissement, donnant un statut civique inférieur (par ex., les affranchis latins juniens). Bien que tenus à l’écart par la « bonne société », les affranchis ont souvent joué un grand rôle dans la vie de la cité. Parmi eux se recrutent les médecins, les architectes, les musiciens, les grammairiens ; Livius Andronicus, Térence, Phèdre étaient des affranchis ; le poète Horace était fils d’affranchi ; sous l’Empire, ils ont souvent occupé d’importantes fonctions dans les services impériaux ; certains empereurs eurent des affranchis comme conseillers (p. ex. Pallas et Narcisse à la cour de Claude).

L’« Affranchi » (libertinus, libertus, ἀπελεύθερος) demeure un être méprisable (cf. Cicéron reprochant à Antoine d’avoir eu des enfants de Fadia, dont le père, Fadius, était affranchi… (Philippiques XIII, 23 (His autem humilitatem despicere audet cuiusquam, qui ex Fadia sustulerit liberos ?) ; allusion aussi dans la Correspondance, Ad Att. XVI, 11 (tome X p. 90))

Grandeur et misères de l’Affranchi, de la République à l’époque impériale ; les Affranchis de Néron ; Trimalcion…

Conclusion

A Rome comme en Grèce, l’esclave est donc l’étranger par excellence, né dans des contrées mal connues, sans nom, sans statut, sans droit ; tout est fait pour qu’il se distingue au maximum de l’homme libre : costume, mode de vie… Assimilé au Barbare, il est asservi sans état d’âmes, et sa condition est perçue, en Grèce notamment, comme naturelle (cf. Platon, Aristote). Même affranchi, l’esclave n’appartient jamais à la cité.

A Rome, il faudra attendre les auteurs chrétiens pour que l’esclavage n’apparaisse plus que comme le résultat d’une convention, et non d’une nature ; sans d’ailleurs qu’apparaisse pour autant un mouvement abolitionniste. Quand il y a réflexion sur l’esclave, elle se limite à des considérations éthiques sur les rapports maître/esclave, et sur la nécessité de traiter humainement ce dernier. (Épictète, Sénèque, Pline le Jeune). Mais si le maître doit se montrer humain, l’esclave doit accepter de bonne grâce sa condition : voir St Paul ou St Augustin. L’esclave, reconnu comme humain, reste donc irrémédiablement étranger – même si, à Rome, il avait du moins l’espoir que son affranchissement fasse de ses enfants, à terme, des citoyens Romains.

Bibliographie

  • Andreau, Jean, Esclave en Grèce et à Rome, Hachette, 2006 (BU 326.093 AND)
  • Brisson J-P., Spartacus, Paris, 1969, 285 p.
  • Fabre G., Libertus, Recherches sur les rapports patron-affranchi à la fin de la République romaine, Rome, 1981, 426 p.
  • Moses I. Finley, Esclavage antique et idéologie moderne, Éditions de Minuit, 1979, traduction 1981, 212 p.
  • Gamsey Peter, Hasnaoui Alexandre, Conceptions de l’esclavage, d’Aristote à Saint Augustin, Belles Lettres, 2004 (BU 326.093 O GAR)
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  • Wallon Henri, Histoire de l’esclavage dans l’Antiquité, Laffont, 1988, 1101 p.