L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, de Miguel de Cervantes
Première partie (1605)

Don Quichotte et son valet, vus par Tony Johannot

Concours de l'ENS Lyon 2014, Lettres Modernes.

Pour une étude comparée avec Érec et Énide, de Chrétien de Troyes, Voir sur la Plateforme Sillages, ressources "cours", domaine "littérature".

Toutes les références renvoient à l'édition Canavaggio, Gallimard, "Folio classique" n° 5157 (2010).

Études synthétiques

Bibliographie en français
La géographie de Don Quichotte
Le rire dans Don Quichotte Les tribulations du "heaume de Mambrin" L'héritage de Don Quichotte
La folie de Don Quichotte L'héroïsme en question ? La la poésie dans Don Quichotte : les poèmes liminaires, les épitaphes, les poèmes dans le corps du roman.

Textes expliqués

Le rosier "Don Quichotte" (jardin des plantes du Mans)

Chapitre I, 2, du début à "s'il en avait eu tant soit peu" (p. 91-94). Chapitre I, 21, de "c'est assez bien parlé, Sancho (p. 283) à "la fille d'un haut et puissant duc" (p. 286)
Chapitre I, 22, l'épisode des galériens Chapitre I, 51, Histoire de Léandra

Chapitre I, 2, du début à "s'il en avait eu tant soit peu" (p. 91-94).

Introduction

Siué après le prologue, et un premier chapitre dressant le portrait du "héros", ce texte décrit les préparatifs et le départ du "chevalier errant" vers ses premières aventures. Il se compose manifestement de deux parties :

Première partie (l. 1-37)

Lignes 1-8 : une introduction solennelle, dans laquelle nous pénétrons les pensées de Don Quichotte, dont l'auteur reproduit le style emphatique : "l'exécution de son dessein", "la privation dont le monde souffrait", sans parler du programme complet de la chevalerie : "les torts à redresser, les injustices à corriger, les abus à réformer et les dettes à satisfaire". Le lecteur ne saurait prendre au sérieux une telle gravité : d'abord parce qu'il est prévenu par le premier chapitre, et que la distorsion entre l'ampleur du projet et la faiblesse de l'exécutant – un homme déjà âgé (50 ans), pauvre, mal équipé et complètement fou) lui saute aux yeux, ensuite parce que le narrateur établit une distance qui empêche toute identification : "selon lui" (l. 3), "pensait-il" (l. 5). Nous sommes donc d'entrée de jeu dans le burlesque.

L. 9-16 : L'aventure se présente d'abord comme une fugue assez peu glorieuse : il part "sans avoir fait part à qui que ce soit de son intention", "sans être vu de personne", "avant le jour", "par la porte dérobée d'une basse-cour" : il sait au fond de lui qu'il fait une sottise, et que son entourage l'en empêcherait. L'on est ici à l'opposé du roman de chevalerie : il suffit de comparer le départ d'Érec à celui-ci, dans Érec et Énide : le jeune chevalier s'adresse solennellement à la Reine, lui annonce son projet, et reçoit sa bénédiction ; pour précipité qu'il soit, ce départ n'a rien de clandestin.
Par ailleurs, le texte nous donne une première indication chronologique : nous sommes "un matin de juillet".

L. 17-37 : première mésaventure, purement morale : Don Quichotte s'aperçoit de la difficulté de respecter à la lettre les règles de la chevalerie ; ici, le problème est double, et sera résolu de manière elle aussi burlesque :

  1. Il n'est pas armé chevalier : il le sera par le premier venu (qui se révèlera, effectivement, être un simple aubergiste !) ;
  2. Il doit porter des armes blanches, c'est-à-dire vierges de toute devise : Don Quichotte résoud le problème en prenant l'adjectif "blanche" au pied de la lettre : il "blanchira" ses armes en les frottant !

Nous percevons ici l'un des aspects essentiels de la folie quichottesque : il s'agit de prendre les règles de la chevalerie à la lettre, parce qu'elles ont perdu tout sens et que l'on ne peut donc plus en retrouver l'esprit. Don Quichotte ne comprend manifestement pas le sens symbolique des "armes blanches".

À nouveau, les interventions du narrateur nous avertissent du caractère ridicule et inauthentique des pensées de Don Quichotte : toute sa connaissance de la chevalerie est purement livresque ("comme il l'avait lu dans les livres", l. 30) ; elle n'a plus rien de réel, de vécu. De la chevalerie, il ne reste plus que des gestes dépourvus de signification, des postures.

2ème partie (l. 38-80)

Ce caractère grotesque et inauthentique va encore s'accentuer : Don Quichotte joue un rôle, dont il est l'unique spectateur. Tout heureux d'avoir résolu ses premières difficultés, "tout flambant", il se livre à un monologue grandiloquent et comique.

L. 40-65 : il s'adresse à l'historien-poète des temps futurs.

Ne connaissant la chevalerie que par les livres, il ne peut s'imaginer lui-même autrement qu'en héros de livre ! Là encore, si Érec partait pour venger une offense et se faire reconnaître de ses pairs, sans jamais imaginer que l'on puisse un jour raconter ses exploits, Don Quichotte semble avoir pour premier objectif de devenir un personnage épique.

Et il va jusqu'à dicter lui-même les premières lignes de ce roman !

Ces premières lignes reprennent les descriptions de l'aurore traditionnelles depuis l'Antiquité ; Cervantès en donne ici une version parodique, qui sera d'ailleurs reprise par Scarron dans le Roman comique. Là encore, c'est la distorsion entre la grandiloquence du discours et la réalité qui introduit le comique : une interminable protase marquée par l'anaphore "à peine", les mythologismes (Apollon, Aurore, et une allusion grotesque au "jaloux mari", suggérant une scène plus ridicule que poétique), les clichés (Aurore "aux doigts de rose", métaphore poétique chez Homère, mais devenue éculée), et le caractère particulièrement mièvre, contrastent comiquement avec l'apodose ronflante : "le fameux chevalier, le fameux cheval, l'antique et célèbre plaine...

Dans la dernière partie de ce premier discours, où nous voyons Don Quichotte s'exalter lui-même, il ne croit pas si bien dire ! Le rythme ternaire "gravés, sculptés, peints" qui suit d'ailleurs un ordre descendant, évoque les arts essentiels : sculpture et peinture. Cervantès s'amuse ici à parler de son propre livre...

L. 67-77 : Don Quichotte à sa dame.

Don Quichotte connaît l'une des règles essentielles de la chevalerie : il ne saurait y avoir de chevalier sans dame. Mais, alors qu'Érec partait à l'aventure, et la trouvait au cours de celle-ci, Don Quichotte trouve plus expédient d'en avoir une d'avance. Il se dit donc amoureux d'une certaine Aldonza Lorenzo, une jeune paysanne qu'il rebaptise pour l'occasion Dulcinée du Toboso, nom plus conforme à la chevalerie. Encore une fois, il interprète une réalité dont il n'a qu'une connaissance livresque.

L'inauthenticité du sentiment amoureux est d'ailleurs plaisamment soulignée par le narrateur : "comme s'il eût été réellement amoureux" (l. 67-68).

Don Quichotte va même jusqu'à inventer un scénario : la Dame l'aurait banni de sa vue, et c'est pour la reconquérir qu'il serait parti à l'aventure ! Il reprend à son compte ce qui, dans les romans de chevalerie du XVIème siècle, n'est plus qu'un cliché : la "belle dame sans merci".

L'inauthenticité est donc double, "au carré" en somme : Don Quichotte s'efforce d'imiter ce qui n'est déjà qu'une imitation.

Conclusion

Les dernières lignes du texte nous ramènent au réel, et à ce personnage chevauchant, seul, sur un mauvais cheval, sous un soleil écrasant. Elles n'ont plus rien d'héroïque : le narrateur a repris la main.

Ce texte poursuit donc l'éthopée de Don Quichotte, soulignant son caractère immature (il se sauve comme un gamin), la nature purement livresque de la "chevalerie", et l'inauthenticité d'un rôle auquel il est seul à croire. Le héros n'apparaît pas ici sous son meilleur jour : Cervantès souligne à plaisir ses vantardises, sa grandiloquence, sa naïve vanité. À ce stade, le "fameux chevalier Don Quichotte de la Manche" est encore parfaitement creux.

Chapitre I, 21, de "c'est assez bien parlé, Sancho (p. 283) à "la fille d'un haut et puissant duc" (p. 286).

Introduction

Don Quichotte, à ce moment du roman, a bien entamé sa seconde sortie, en compagnie de son écuyer Sancho Pansa. Après avoir subi maintes avanies au cours de ses aventures – les moulins à vent, le Biscayen, les Yangois, le cadavre emmené en terre... – il a fini par s'emparer d'un plat barbier, qu'il a pris pour le heaume de Mambrin. À Sancho qui se lasse de tant de vaines aventures, il répond ici en improvisant un véritable "roman chevaleresque", concentré de toutes ses lectures, et inénarrable collection de clichés.

Nous observerons donc qu'après une brève introduction, Don Quichotte se laisse entraîner dans une véritable fiction, au futur, mettant en scène le chevalier qu'il rêve d'être lui-même. Nous sommes au cœur de sa folie créatrice !

La reconnaissance du Chevalier

Une définition de la Chevalerie errante

Le discours de Don Quichotte commence par une entrée en matière qui semble appartenir au registre argumentatif : c'est en effet une définition qui au premier abord semble classique (et logique) : le chevalier doit aller par le monde, y faire ses preuves, afin d'acquérir la gloire.

Un détail cependant peut attirer l'attention : Don Quichotte dit en effet : "Il est nécessaire d'aller par le monde, comme pour y faire ses preuves..." On peut donc remarquer deux choses :

L'arrivée à la Cour

Puis il se lance dans un récit particulièrement circonstancié, au futur, mettant en scène une sorte de "digest" de tous les romans de chevalerie qu'il a pu lire !

Les futurs antérieurs (auront vu, aura accompli...) montrent que notre chevalier imaginaire a déjà réalisé de nombreux exploits ; Don Quichotte préfère imaginer l'évolution achevée, plutôt que les efforts nécessaires pour y parvenir ! On notera également l'importance du verbe "voir" : Le Chevalier se donne littéralement en spectacle...

Enfin, la précision comique des noms ("le grand géant Bocabruno de la Grande Force", le "Grand Mameluk de Perse") renforcent le caractère fictif – et parodique ! du récit...

Le Roi, la Reine, l'Infante

Don Quichotte dépeint à la fois une scène de conte (Roi, Reine, princesse...), dans une atmosphère quasi féérique, où tous les personnages sont beaux et bienveillants (une sorte de "remake" de la cour d'Arthur !), et une scène qui semble tourner, malgré lui, à la comédie domestique : les gestes rituels de la chevalerie sont bien effectués (le chevalier est désarmé, vêtu d'un riche manteau...) mais le "coup de foudre" qui le frappe appartient plus au roman qu'à la véritable chevalerie ; le dîner est une scène bien bourgeoise, et la jeune fille, futée au point d'échanger des regards avec son prétendant à l'insu de son père, appartient plutôt au registre de la comédie.

L'exploit

Là encore on reconnaît tous les clichés du roman de chevalerie : et Don Quichotte se garde bien de préciser la nature de l'aventure ! Mais il n'en oublie pas pour autant les "topiques" du genre : c'est un "tout petit nain" (encore ce goût pour le pléonasme et l'hyperbole), accompagnée d'une "belle duègne" et de deux "géants" qui énonce l'épreuve à venir ! Cela évoque naturellement le "sinistre trio" rencontré par Érec au début de ses aventures (Érec et Énide, v. 125-274), mais ici les personnages ont perdu tout sens symbolique. Le nain et les géants n'ont ici qu'une valeur "décorative", et n'incarnent plus la méchanceté ni la force brute. En outre, il est proposé au Chevalier, sans autre précision, "Une certaine aventure, imaginée par un très ancien sage, et telle que celui qui en viendra à bout sera tenu pour le meilleur chevalier du monde" (p. 284) : et naturellement, le Chevalier fictif remporte l'épreuve...

La Guerre (l. 62-110)

Il fallait bien, pour que le roman prenne forme, que le Chevalier fasse ses preuves et quitte un instant sa promise. Or par un heureux hasard, le Roi était en guerre ! Là encore, le cliché se manifeste par l'utilisation presque exclusive de termes génériques : "une guerre acharnée", "un autre souverain"... La guerre est totalement déréalisée, et semble n'exister que pour que le Chevalier puisse y participer ! Noter l'expression ironique "L'heureux de la chose"...

Don Quichotte donne alors dans le récit pathétique, en racontant à Sancho par le menu la douloureuse séparation des amants ; il ne recule pas devant l'incohérence, notre chevalier étant sur le point de "mourir d'amour" alors qu'il a lui-même sauté sur l'occasion de partir en guerre... De nouveaux personnages font leur apparition, comme la "suivante informée de tout", si pratique dans le roman ou la comédie ! Tous les ingrédients d'un pathos de comédie sont rassemblés, les larmes, les défaillances, le bon-sens pratique de la suivante, qui apporte de l'eau et rappelle l'heure aux amants.. À partir de la ligne 89, Don Quichotte perd tout contact avec la réalité : son récit, jusque là au futur, est désormais au présent.

Après cet interminable récit des adieux, voilà la guerre elle-même expédiée en trois lignes : "Voilà le chevalier parti ; il prend part à la guerre, défait l'ennemi du roi, remporte maintes villes, sort vainqueur de maintes batailles, revient à la cour." (p. 286). C'est une preuve qu'en définitive, les exploits eux-mêmes intéressent moins Don Quichotte que la gloire et les bénéfices qu'en tire le chevalier...

Le récit connaît là une accélération fulgurante : alors que l'arrivée du Chevalier et sa rencontre avec sa Dame, en un soir seulement, occupaient 62 lignes ; son départ à la guerre, qui n'occupaient que quelques jours, s'étendaient sur 43 lignes ; la guerre, avec sièges de villes et grandes batailles, trois lignes ; le retour, le mariage, le couronnement et la récompense de l'écuyer (un personnage dont il n'a nullement été question jusqu'ici, mais il faut bien satisfaire l'auditoire, en l'occurrence le très intéressé Sancho !), 16 lignes et demie...

le retour et le couronnement du guerrier

16 lignes et demie, donc, pour une accumulation d'événements, tous plus improbables les uns que les autres, et qui vont constituer le "happy end" obligé : le retour, la demande en mariage, le refus du roi, à qui l'on va forcer la main (de la manière la moins chevaleresque, "une fois enlevée, ou de tout autre manière" (p. 286) : on voit que Don Quichotte peut parfois faire bon marché des valeurs de la Chevalerie ! ; la reconnaissance, dont le caractère improbable est souligné à plaisir par l'auteur ("un vaillant roi de je ne sais quel royaume, car je ne crois pas qu'il soit sur la carte") !

Puis le récit s'accélère encore ; Don Quichotte a désormais hâte d'en finir et les phrases deviennent lapidaires : "le père meurt, l'infante hérite" ; encore une fois, le destin du Chevalier se réalise comme par miracle, et sans grand effort de sa part. Nous sommes à mi-chemin entre le roman, la comédie et le conte de fées...

Surgit enfin, comme nous l'avons dit, et pour faire plaisir à Sancho, un écuyer qui sera marié à une noble suivante...

Que retenir de ce récit ?

La folie de Don Quichotte se manifeste sous nos yeux.

Parti d'une simple définition, Don Quichotte s'est laissé prendre à la magie des mots, dans une sorte de création automatique née des multiples lectures qu'il a faites ; les faits racontés s'enchaînent avec la nécessité implacable d'une histoire toujours écrite d'avance ; et l'on comprend mieux pourquoi il est toujours si sûr de sa victoire avant chaque bataille : tout simplement, la narration ne peut pas mentir...

Mais la chevalerie qu'il décrit est une caricature, totalement dégradée par rapport à l'original : certes le Chevalier est un brave, capable d'accomplir des exploits et de gagner une guerre ; mais les motivations qu'il invoque n'ont plus grand chose à voir avec la chevalerie. Il est d'abord un amoureux, qui veut contraindre le père de sa belle à la lui céder, quitte à employer des moyens douteux ; il est également obsédé par le rang et la richesse, et surtout par la célébrité (plus que la gloire). En somme, il veut à la fois faire parler de lui, et épouser une riche héritière !

Enfin, il évolue dans un monde dépourvu de toute réalité, où seuls les monstres imaginaires ont un nom, où le "roi", la "reine", l' "infante" semblent n'être plus que des figures de jeu de cartes, et où la guerre est tout au plus un passage obligé pour épouser la princesse...

Tout le comique du texte repose sur la manière dont Don Quichotte nous présente son récit, à la fois avec le plus grand sérieux, avec une étonnante désinvolture (on peut se demander s'il y croit lui-même !) et un certain sens de la manipulation : il s'agit de convaincre le bon Sancho Pança, qui écoute bouche bée, du bien-fondé de ses aventures...

Chapitre I, 22, (p. 290-304) : l'épisode des galériens.

Introduction

Dans le chapitre précédent, Don Quichotte vient de s'emparer du plat à barbe en cuivre d'un barbier, qu'il prend pour le "heaume de Mambrin". Enfin correctement équipé, il peut désormais se livrer tout entier à son délire chevaleresque. C'est alors qu'il aperçoit des forçats que l'on mène, enchaînés, vers les galères : il va dès lors entreprendre de les délivrer.

Ce vingt-deuxième chapitre du roman, tout entier burlesque et comique, et qui introduit le personnage récurrent de Ginès de Passamonte (que nous retrouverons plus loin dans le roman, notamment dans sa 2 ème partie, métamorphosé en marionnettiste) a donné lieu à bien des interprétations : faut-il le voir comme un énième exemple de la folie donquichottesque, ou bien le considérer comme un témoignage de l'humanisme et des hautes valeurs de notre héros ?

Composition du chapitre

Le titre

"De la liberté que donna Don Quichotte à plusieurs malheureux que l'on menait malgré eux où ils n'auraient pas voulu aller" : dès le titre, le narrateur (Cid Hamet Benengeli ?) semble prendre le parti de Don Quichotte, et voir la scène par ses yeux : car c'est rigoureusement le spectacle qui s'est offert au chevalier : des hommes enchaînés et emmenés de force. C'est pourquoi, n'écoutant que son cœur, il est intervenu. Mais une lecture rétrospective du titre le rend éminemment comique : ces "malheureux" sont des malfrats, que l'on emmène aux galères...

Un texte en quatre parties

Le texte s'organise comme une comédie en un prologue et quatre actes :

  1. Un prologue, où tous les éléments nous sont déjà donnés : nous apprenons que les hommes enchaînés sont des repris de justice, et qu'ils sont emmenés en châtiment de leurs fautes ; en les délivrant, Don Quichotte va donc à l'encontre de la justice royale. Et Sancho l'en avertit !
  2. Le premier acte pourrait s'appeler "le récit des galériens" : tour à tour, six prisonniers, sur la douzaine que compte la troupe, va raconter son histoire, non sans l'enjoliver.
  3. S'ensuit un discours de Don Quichotte, dans lequel il justifie son entreprise ;
  4. Puis les galériens sont libérés au terme d'une bataille rangée ;
  5. Enfin, lorsque après les avoir libérés, Don Quichotte exige d'eux qu'ils se rendent à Toboso, ils refusent, et finisssent par lapider leur libérateur et Sancho !

Le texte s'achève, piteusement, par le départ de Sancho et de son maître, qui s'est enfin laissé convaincre du danger par son écuyer, afin d'échapper aux foudres de l'Inquisition (la "Santa Hermandad") en se réfugiant dans la Sierra Morena.

Le Prologue (p. 290-292)

C'est le premier dialogue avec Sancho qui va enclencher la folie de Don Quichotte. En effet, celui-ci a le malheur de prononcer d'abord le mot "forçat", puis le mot "force" ; or Don Quichotte, d'abord par un jeu de mots entre "forzada" et "fuerza", puis en prenant au pied de la lettre ce dernier mot, repère une situation traditionnelle du roman de chevalerie : une victime emmenée de force par un méchant. Dans Érec et Énide, on peut penser à l'ami de la "pucelle de la forêt" enlevé par les géants, et délivré par Érec, ou à la contrainte exercée par le Comte de Limors sur Énide.

Néanmoins, Don Quichotte commence par se montrer courtois et relativement posé en s'adressant aux gardes à cheval ; ceux-ci répondent d'eux-mêmes, et l'histoire aurait pu en rester là.

Les récits des galériens, répétition et variation.

S'ensuivent six récits, à peu près tous structurés de la même manière : à la question posée par Don Quichotte, le condamné, ou l'un de ses voisins, répond par un récit métaphorique qui enjolive la réalité, et que Don Quichotte prend au pied de la lettre. Tout l'art de Cervantès consiste ici à varier les présentations, la longueur des récits, le ton employé... Nous verrons donc défiler successivement :

  1. un jeune voleur de linge ;
  2. un autre voleur, qui a parlé sous la torture ;
  3. un troisième, qui a été condamné faute d'argent pour corrompre les juges ;
  4. un vieux proxénète quelque peu sorcier ;
  5. enfin, un étudiant, séducteur compulsif, préfiguration de Dom Juan...
  6. Le dernier, le seul qui ait un nom (il en a même deux !) est Ginès de Passamonte, bel homme de trente ans (quoiqu'un peu louche), qui se comporte un peu comme leur chef.

L'art de la variation :

Ces différents récits sont tantôt longs, tantôt brefs, tantôt amusants (le voleur "amoureux" du linge volé), tantôt plus pathétique (le vieillard accusé de sorcellerie) ; tantôt à la première personne (1, 3 , 5, 6), tantôt à la 3 ème (second récit), tantôt même mixte (l'histoire du vieillard, racontée d'abord par un tiers, puis par lui-même). Enfin, la dernière "biographie", différente de toutes les autres par sa longueur et son rythme, se présente sous forme d'un dialogue entre le protagoniste, le gendarme, et Don Quichotte.

Mais tous en en commun un certain pittoresque : soit par le langage des prisonniers (ainsi le terme "gourapes"), soit par les métaphores qui évoquent l'argot ("chanter dans le tourment"), que Don Quichotte ne comprend pas, ce qui crée des quiproquos comiques, soit par le contraste entre l'allure du prisonnier et la réalité de sa vie ou de ses actes : ainsi, le "noble vieillard" à barbe blanche est un proxénète, qui a mérité le pilori ! En outre, ce cas nous vaut un savoureux et inattendu éloge du proxénétisme de la part de Don Quichotte, prêt à considérer une telle activité comme une œuvre de salubrité publique... Nous avons droit ici à une impressionnante série de paradoxes : si le vieillard mérite condamnation, ce n'est pas pour proxénétisme, qui est presque œuvre pie, mais pour sorcellerie ; et dans le même temps, Don Quichotte nie toute croyance dans les sortilèges et les potions magiques, "car nous avons notre libre-arbitre et il n'y a ni herbe, ni charme qui puisse le contraindre"... Don Quichotte n'en est pas à une contradiction près, lui qui croit aux "enchanteurs" !...

Une image bigarrée et violente de la société espagnole

Tous ces galériens sont donc des malfrats, souvent récidivistes : étudiants débauchés, proxénètes, voleurs en tous genres... On voit ici l'écho du "picaro", héros d'un genre de romans très à la mode en ce début de XVIIème siècle.

Mais les "honnêtes gens" ne sont pas en reste : la justice est corrompue, et deux au moins des condamnés l'ont été faute d'argent pour payer le juge et/ou le greffier. Les gendarmes eux-mêmes, si l'on en croit Passamonte, se sont rendus coupables d'un délit lors d'une étape du présent voyage : "il se pourrait que les taches que l'on a faites à l'auberge ressorte un beau jour à la lessive" (p. 299).

Quant à la justice, elle se montre violente : question (que personne ne semble remettre en cause, pas même ceux qui en sont victimes) – le second prisonnier a subi l' ansia, c'est-à-dire le supplice de l'eau – châtiments corporels (100, 200 coups de fouet, pilori), condamnation à mort ("j'ai failli mettre la cravate", dit l'étudiant) ou aux galères... Même un vieillard malade peut y être condamné, sans que cela soulève la moindre objection, ni du bon Don Quichotte, ni de Cervantès lui-même !

Un récit à part, celui de Ginès de Passamonte.

D'entrée de jeu, le personnage se distingue de ses compagnons : considéré comme plus dangereux, il est couvert de chaînes. Il est aussi le seul à porter un nom, dont il est fier, et un surnom, qu'il rejette fièrement. Son arrogance contraste avec la soumission des autres ; il s'exprime de manière autoritaire, aussi bien à Don Quichotte qu'aux gendarmes ou à ses compagnons.

Autre caractéristique : manifestement cultivé, il est aussi un écrivain – ce qui permet au passage à Cervantès de critiquer le principe même du roman picaresque à la mode, notamment le Guzmann de Alfarache qui venait de paraître en 1605 : un récit censé être pris en charge par le protagoniste, alors même que sa vie n'est pas achevée, et qu'il ne saurait avoir le recul nécessaire... ; et aussi de critiquer au passage la politique étrangère de l'Espagne : si la vie de galère offre "plus de loisir qu'il n'en faudrait", c'est que Philippe III, au début de son règne, a interrompu les expéditions maritimes contre les Turcs...

Enfin, contrairement aux autres, il refuse à la fois de raconter son histoire – il renvoie à son livre – et de solliciter la compassion de Don Quichotte.

Le discours de Don Quichotte

Après le plaidoyer burlesque en faveur des proxénètes, Don Quichotte se livre ici à un discours construit. Il commence par une synthèse de ce qu'il a entendu, et semble démontrer qu'il n'a pas perdu tout bon sens : il reconnaît que ces forçats sont punis pour des délits. Mais il poursuit par une remarque sur le peu d'assurance de la justice : on ne saurait s'y fier pour établir le bon droit !

Tout cela semble raisonnable, mais la conclusion qu'il en tire est délirante : il demande aux gendarmes de délivrer volontairement les prisonniers ! Il ne reconnaît pas dans les gendarmes les représentants de la justice royale, mais seulement des individus, qui, en eux-mêmes, n'ont pas subi de tort de la part des prisonniers : il semble vivre dans une époque révolue, où n'existaient ni police, ni justice institutionnelle, et où chacun se rendait justice à soi-même...

Le commissaire comprend enfin qu'il a affaire à un fou, mais il suscite sa colère en se moquant du "pot de chambre" (le bacin, "pot de chambre" et non la bacia "plat à barbe" que Don Quichotte vient de conquérir de haute lutte !)

La bataille

L'injure faite au "heaume de Mambrin" fait réagir Don Quichotte comme un réflexe de Pavlov : oubliant à la fois toute courtoisie et toute prudence, il se jette sur le commissaire ; les autres gendarmes réagissent, puis, dans une sorte de réaction en chaîne, les forçats entrent dans la bataille qui devient alors générale.

Dans cette confusion, la focalisation se fixe sur Passamonte, qui "sans jamais tirer" met les gendarmes en fuite : il apparaît alors comme un de ces "bandits d'honneur" qui fleuriront ultérieurement dans la littérature...

Le dénouement

Il se fait lui aussi en deux temps, et apparaît comme une sorte de duel entre Don Quichotte, enfermé dans son obsession et incapable d'appréhender la réalité, et Ginès de Passamonte, qui tente dans un premier temps de lui faire entendre raison. Il est piquant de constater que Don Quichotte, lorsque l'on s'oppose à ses volontés, devient soudain extrêmement grossier et méprisant : la colère lui fait oublier toute mesure, et l'on est alors très loin de la chevalerie ! On imagine mal Érec traitant un adversaire de fils de pute...

Le châtiment d'une telle inconvenance ne se fait pas attendre : sur un simple clin d'œil de Ginès, redevenu chef de bande, les forçats se déchaînent contre leur sauveur : lapidé, Don Quichotte se voit enlever le fameux "bassin", frappé avec celui-ci, qui sera ensuite fracassé au sol... Après quoi, toute la troupe se disperse, laissant derrière soi un tableau de désolation : Don Quichotte et Rossinante à terre, Sancho dépouillé de son manteau, et le baudet tout pensif et apeuré...

Une double lecture

Comme l'indique Jean Canavaggio (Don Quichotte, du livre au mythe, op. cit. p. 248-251), pour Cervantès et ses contemporains, il ne s'agissait de rien d'autre que d'un épisode comique, destiné à mettre une fois de plus en évidence la folie et le ridicule du héros.

Cependant, des siècles d'humanisme et de condamnation de la torture ont changé notre regard sur l'épisode.

Une lecture "d'époque"

Aux yeux de Cervantès, comme à ceux de ses contemporains, la violence et la brutalité de la répression étaient chose normale, qui ne souffrait aucune condamnation. Le vieillard battu et condamné aux galères, le prisonnier cédant à la torture n'étaient l'objet d'aucune compassion : eux-mêmes n'expriment aucune révolte, seulement un certain fatalisme en constatant que la justice est plus dure aux pauvres qu'à ceux qui peuvent l'acheter.

Don Quichotte lui-même agit-il par humanité ? S'il défend le vieillard maquereau, c'est parce qu'il estime qu'un tel "métier" n'est pas nuisible ; mais le simple fait que le vieil homme ait été accusé de sorcellerie suffit pour qu'il lui refuse sa pitié. Et il souscrit à l'opinion de ceux qui condamnent l'homme qui a avoué dans les supplices.

Pour quelle raison agit-il, alors ? Simplement par pure imitation mécanique des chevaliers errants. Son initiative a été déclenchée par un seul mot de Sancho : "par force". Dès lors, et contre toute raison, il veut délivrer les "malheureux" de l'emprise des "méchants". Mais au fond, sa méprise est exactement de même nature que lorsqu'il a pris Maritorne pour une princesse : il a simplement perdu tout contact avec la réalité... et la sanction, toujours la même, ne se fait pas attendre : il est roué de coups.

Une lecture "romantique".

À partir du XVIIIème siècle, la torture et la peine de mort seront sérieusement contestées ; on exigera, avec Voltaire et les Lumière, une justice à la fois plus humaine, et plus honnête. La corruption sera violemment dénoncée. Un peu plus tard, des personnages comme Jean Valjean montreront la relativité de la justice...Dès lors, ce chapitre sera lu différemment : l'utilisation des condamnés dans les galères, comme les bagnes, seront considérés comme criminels.

Même si elle ne correspond pas à une lecture "historique", cette interprétation "humaniste" n'est pas complètement illégitime. L'on voit en effet Don Quichotte souligner la relativité de la justice (avec de l'argent, le voleur de bestiaux ou l'étudiant n'auraient pas été condamnés), la cruauté des traitements (le vieillard va mourir aux galères) et la brutalité des forces de police : Ginès est ligoté de telle sorte qu'il ne peut "ni porter les mains à sa bouche, ni baisser la tête", et il reproche au commissaire sa violence : "ces messieurs ne vous ont pas donné cette verge pour nous maltraiter ainsi" (p. 299).

Au fond, dans cette société où la corruption et la brutalité des uns répond à la violence et à la malhonnêteté des autres, le seul à n'être ni corrompu, ni cynique est Don Quichotte lui-même. Sa folie, pour ridicule qu'elle soit, reste sympathique et désintéressée.

Conclusion

Sur le plan des personnages, cet épisode vise à conforter l'image d'un Don Quichotte aveugle à la réalité, prêt à la reconstruire selon sa volonté, et sans cesse puni pour avoir négligé ou rejetté les avertissements de Sancho.

Il marque aussi l'entrée en scène de Ginès de Passamonte, personnage ambigu que nous retrouverons plus tard, et de la Santa Hermandad, à qui Don Quichotte finira par avoir affaire.

Et surtout, la nécessité où il se trouve de fuir va le conduire à l'un des lieux cardinaux du roman : la Sierra Morena, où il feindra pénitence et folie amoureuse, où il rencontrera Cardenio, et où le Curé et le Barbier finiront par le retrouver.

Chapitre I, 51, (p. 699-704) : l'histoire de Léandra, de "Ce soldat que je viens de dépeindre" à "leurs pensées et leurs desseins".

Introduction

Ce texte fait partie des multiples occasions offertes à Don Quichotte d'écouter des histoires – le seul plaisir qu'il s'accorde sans mesure, et qui lui fait oublier pour un temps la chevalerie. Un chevrier rencontré par hasard, en train de gronder une chèvre égarée parce qu'elle est femelle ne se fait pas prier pour raconter son histoire, destinée à illustrer la fragilité et le caractère fantasque et peu fiable de la gent féminine : un leit-motiv dans le roman.

Toute l'histoire, d'une belle jeune fille abusée par un vil séducteur, est inspirée d'une œuvre italienne de 1508, Leandra innamorata.

Notre épisode se situe au moment crucial, juste après la présentation de la belle et sage Léandra, et du "méchant" Vicente de la Roca, sous les traits d'un ancien soldat, devenu fanfaron et charlatan.

Premier acte : la séduction et le départ de Léandra

Le récit du chevrier suit linéairement la chronologie des événements ; Léandra est séduite par le clinquant de Vicente, elle se fait enlever, puis elle est retrouvée, seule et dépouillée dans une grotte.

Mais l'on remarquera ici que loin d'apparaître comme une victime, la jeune fille est présentée comme quasiment la seule responsable de l'événement. Elle est sujet de tous les verbes : "elle s'éprit", "elle s'enchanta", "elle vint à s'amouracher", "elle mit à exécution", "elle s'enfuit"...
Par ailleurs, les sentiments qu'elle a pu éprouver ne lui servent pas d'excuse, car ils sont systématiquement dévalorisés. Si elle s'éprend, c'est "du clinquant de sa belle friperie" ; elle n'aime pas mais "s'amourache", et va même jusqu'à anticiper les desseins de son ravisseur : "elle vint à s'amouracher de lui avant même qu'il vît naître en lui la prétention de la courtiser".

À ce point du récit, Vicente apparaît presque comme sympathique : "ce bravache, ce galant, ce musicien, ce poète" : toute cette série de dénominations culmine avec des mots qui le désignent comme poète, auteur de Romanceros, non dénué d'un certain talent... C'est assurément un "soldat fanfaron", mais la condamnation de la bêtise féminine l'emporte ici sur le ridicule du personnage !

Second acte : le retour de Léandra.

Le récit connaît alors une nette accélération, avec une série d'hypozeuxes, décrivant d'abord les réactions des proches, puis les recherches frénétiques (on battit, on fouilla, on chercha) ; enfin, la découverte de la victime, à nouveau présentée comme coupable : la capricieuse Léandra. On notera au passage la parenté entre le mot "capricieuse" et le mot "chèvre"...

Nous avons ensuite le récit de Léandra elle-même : comment elle a été abusée par une promesse pourtant sérieuse : le matrimonio de palabra était reconnu par l'Église jusqu'au concile de Trente. La suite peut laisser perplexe : comment un soldat qui se retrouve seul, en tête-à-tête avec une jeune fille d'une beauté exceptionnelle, et consentante de surcroït, a-t-il pu "respecter son honneur", alors qu'il ne s'était jamais montré particulièrement scrupuleux ? Avec une certaine malignité, le chevrier (ou Cervantès ?) s'emploie à souligner l'incohérence du récit ∇ une manière peut-être ironique de se moquer des clichés des nouvelles romanesques, dans lesquelles les héroïnes restent vierges au milieu des plus violentes tribulations.

Troisième acte : nouvelle disparition de Léandra.

Léandra se retrouve punie : son père la fait aussitôt enfermer dans un couvent, le temps que l'on oublie sa faute. Un temps qui dure encore au moment du récit. Dans cette société profondément misogyne, la femme n'est jamais victime, mais coupable ; le séducteur est à peine blâmé, tandis que l'intelligence apparaît comme une circonstance aggravante pour la femme. Léandra est encore sujet des verbes : "la triste réputation que sa fille s'était faite". Nulle compassion pour elle, peu de condamnation du séducteur : seule l'inconséquence des femmes est condamnée.

Quatrième acte : la naissance d'une Arcadie.

Tous les anciens prétendants de Léandra se retrouvent, avec leurs troupeaux, dans un lieu écarté, où ils passent leur temps à chanter leurs amours et leurs peines ! Léandra devient peu à peu un mythe, une folie collective assez semblable à la folie individuelle de Don Quichotte lui-même, et avec des ressorts similaires : la "vraie" Léandra est oubliée, au profit d'une image stéréotypée, d'une figure désincarnée et purement littéraire.

Il est à noter qu'aucune réaction des auditeurs ne vient contredire le couplet misogyne du Chevrier. Pire encore, lorsque dans le chapitre suivant Don Quichotte offre d'aller libérer Léandra de son monastère, cette proposition ne suscite pas l'ombre d'un assentiment de la part de ceux qui pourtant prétendent l'aimer encore...


Études synthétiques

Le rire dans le Don Quichotte

Le comique des noms.

L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, "Chevalier à la triste figure"

Pour un lecteur espagnol du début du XVIIème siècle, le titre que se donne Don Quichotte est éminemment comique

Aldonza Lorenzo, alias Dulcinée

D'abord aristocratique, le prénom Aldonza, qui signifie "la Douce" était considéré désormais comme rustique et vulgaire ; l'article "Al", dérivé de l'arabe, indiquait peut-être une origine morisque, confirmée par le village de cette paysanne robuste et dotée d'une voix de stentor, Toboso.

Don Quichotte transfigure ce nom en Dulcinée, dont l'initial vient du latin dulcis (doux), et la fin en -née évoque des noms romanesques.

Rossinante

Rossinante vu par le metteur en scène colombien Omar Porras.

À l'instar de Bucéphale, cheval d'Alexandre le Grand, ou de Babiéca, cheval du Cid, la monture du "chevalier errant" doit recevoir un nom glorieux. Or le pauvre cheval est un vieux canasson, efflanqué, maigre... Son nom vient de "rosse", ou "roussin" : cheval de mauvaise qualité, que l'on donnait à un subalterne.

Comme Dulcinée, Rossinante est devenu une antonomase : c'est l'archétype du cheval miteux ! Notons qu'en français, la finale -ante évoque un féminin, alors que dans le texte de Cervantès, il s'agit bien d'un cheval mâle... qui d'ailleurs manifeste parfois quelque appétit pour les femelles, juments ou mules !

La "guerre des moutons"

Le chapitre 18 met en scène deux troupeaux de moutons qui, chose étonnante, surgissent simultanément sur la même route, et dans un nuage de poussière, vont à la rencontre l'un de l'autre : aussitôt l'imagination de Don Quichotte s'enflamme, et, à Sancho Pansa qui le supplie de revenir à la réalité, il réplique en racontant une rocambolesque histoire mettant aux prises des guerriers extravagants. Tout le passage repose sur une onomastique fantaisiste et carnavalesque.

Le rire carnavalesque

Le couple comique de "Carême-Prenant" et du Roi du Carnaval

C'est l'une des premières fois dans l'histoire du comique que sont associées deux figures ainsi opposées :

Épisodes carnavalesques

On peut citer le bernement de Sancho (I, 17) : Celui-ci, à l'instar de son maître, ayant refusé de payer l'aubergiste, sous prétexte que si les chevaliers errants en sont dispensés, les écuyers doivent l'être aussi, Sancho sera jeté sur une couverture, et lancé en l'air. Ce traitement s'appliquait alors à des chiens (on ignorait alors le respect envers les animaux...) ou à des pantins de son, durant le Carnaval. Sancho, ici, est donc animalisé, ou traité comme un objet. Quant à Don Quichotte, tellement moulu qu'il n'arrive pas à descendre de son cheval pour porter secours à son écuyer, il est dans une posture ridicule.

 Le Pantin, (El Pelele), 1791-1792, huile sur toile, Francisco de Goya, (Madrid, Museo del Prado)

Citons également le recours aux déguisements, les mascarades : en particulier, lorsque le curé et le barbier se déguisent grotesquement pour tromper Don Quichotte et le ramener à la maison (I, 27). Le curé, malgré toutes les interdictions, se déguise en femme... avant d'y renoncer, ayant tardivement pris conscience qu'une telle mascarade était incompatible avec sa dignité.

Mascarades et déguisements sont davantage encore présents dans la seconde partie, au château du Duc et de la Duchesse, partie plus carnavalesque que la première.

Le rire parodique

Parodie et antiroman

Selon Gérard Genette (Palimpsestes, la littérature au second degré, Seuil, 1982), Don Quichotte n'est pas une parodie, mais un antiroman : la relation entre parodie et antiroman est ainsi résumée par C. Allaigre, N. Ly et J-M Pélorson (voir Bibliographie) :

"Héros de parodie et héros d'antiromans connaissent des aventures analogues à celles des héros des genres dits nobles ou sérieux. Mais alors que, dans la parodie, les héros ignorent totalement qu'ils parlent et agissent en fonction d'un "modèle" que seuls l'auteur et le public connaissent, dans l'antiroman, au contraire, c'est la folie romanesque du héros qui est l'opérateur des analogies et des identités, car c'est le héros qui décide de vivre, de se conduire et de parler comme un personnage de roman, alors que les lecteurs le voient évoluer dans un univers bien plus prosaïque". (Op. cit. p. 89.

Le Roman de chevalerie

Les romans de chevalerie constituent, selon Sylvie Roubaud, "le plus vaste secteur de la production romanesque du Siècle d'or." Cependant, à partir de 1602, la veine s'épuise, et ne produit plus que des réimpressions.

Deux romans vont marquer cette production tardive : Les Guerres civiles de Grenade, de Ginés Pérez de Hita (1595-1619) crée le personnage du "Maure galant", et la Vie de Guzmán de Alfarache, de Mateo Alemán (1598), classé comme roman picaresque.

Des romans de chevalerie (Amadis de Gaule, Tirant le Blanc, Palmerin d'Angleterre et Belianis de Grèce), Cervantès ne retient que les traits les plus génériques. Cf II, 1. Quant à l'écuyer Sancho Panza, c'est une invention géniale de Cervantès.

Au chapitre I, 21, Don Quichotte raconte, entièrement au futur, et en quelques pages, ce que sera sa vie de chevalier errant (p. 283-286) : en un saisissant raccourci, nous avons là un mini-roman, qui rassemble en une forme compacte tous les clichés du genre.

Enfin, les chapitres I, 25 et 26 montrent Don Quichotte qui, hésitant entre le modèle d'Amadis et celui de Roland Furieux de l'Arioste, élabore une véritable théorie de l'imitation (p. 335-342 et 325-353).

Les Romances

Le romance est une forme poétique non strophique, en octosyllabes assonancés aux vers pairs, probablement héritière des chansons de geste. Les romances sont regroupes en recueils, appelés Romanceros ; chantés, ils ont été fixés par écrit au XVIème siècle.

L'incipit du Don Quichotte reprend le cinquième vers d'un romance : "En un lugar de la Mancha..." (dans un village de la Manche).

Autre exemple : lorsqu'il est roué de coups par un garçon muletier, il se console en citant le romance de Baudoin et du marquis de Mantoue (I, 5 p. 117).

Le Romance a souvent une dimension parodique : Cervantès pratique donc une parodie au second degré.

La nouvelle mauresque.

Dans le même chapitre I, 5, Don Quichotte passe brusquement du romance à une nouvelle mauresque anonyme, publiée en 1562 avec la Diana de Montemayor : L'Abencerage et la belle Jarifa. Et aussitôt il devient l'Abencérage, et sa Dulcinée, Jarifa...

Le roman pastoral

Il n'apparaît qu'à la fin de la deuxième partie, quand Don Quichotte doit renoncer à la chevalerie. Il se résigne alors à un roman pastoral dégradé : il achètera des brebis, et la panoplie du parfait berger...

La Célestine

Sur cette tragi-comédie, voir ici.

Lorsque Sancho part en ambassade auprès de Dulcinée, il se fait un peu entremetteur, et reprend les termes de Célestine : "Je la rendrai plus souple qu'un gant, dussé-je la trouver plus dure qu'un chêne-liège ; et avec sa douce et mielleuse réponse, je reviendrai comme un sorcier..." (p. 343)

Et en I, 30 (p. 432), la série de questions de Don Quichotte à Sancho de retour de son ambassade rappelle exactement celles de Calixte à Célestine (acte VI) : Dis-moi, par Dieu, madame, que faisait-elle ? Comment es-tu entrée, comment était-elle habillée, dans quelle partie de la maison se trouvait-elle, quel visage t'a-t-elle fait au début ?"

Le roman picaresque.

Pour une définition du genre, voir ici.

Au cours de ses aventures, Don Quichotte aura affaire à des picaros : ce sera notamment le cas dès le chapitre II, lorsque sur un ton plaisamment héroïque, l'aubergiste lui conte son passé de brigand, et surtout lors de l'épisode des galériens (I, 22). Voyant des galériens enchaînés emmenés par des gendarmes, Don Quichotte intervient, et les libère de force, parce qu'un chevalier errant se doit de secourir "le faible et l'opprimé". S'ensuit un catalogue burlesque, l'un étant amoureux... d'une corbeille de linge ; le second,"musicien et chanteur"... parce qu'il a livré ses complices sous la torture, était en outre voleur de bestiaux ; le troisième a été condamné faute d'avoir pu acheter juge et greffier ; le quatrième, pour s'être promené en grande pompe... c'est-à-dire au pilori, pour avoir été entremetteur et sorcier – et ici Cervantès s'amuse à prendre le contre-pied des romans picaresques : d'ordinaire en effet, l'entremetteur est plutôt un homme jeune, et non un vieillard à barbe blanche...

Enfin, le dernier personnage, plutôt bien de sa personne, excepté un œil un peu louche, et âgé de trente ans, est le fameux Ginés de Pasamonte... auteur de sa propre autobiographie ! C'est un peu ici l'officialisation d'un genre, le roman picaresque, tout juste né... Ginés réapparaîtra d'abord au chapitre 30, chevauchant l'âne volé à Sancho, qu'il lui restitue peu gloireusement, puis dans la seconde partie, sous la forme d'un montreur de marionnettes.

Un rire philosophique

L'ironie de Cervantès

Comme Rabelais ou Montaigne, Cervantès, face à "l'humaine condition", préfère le rire de Démocrite à la tristesse d'Héraclite. Son rire est joyeux, fait d'auto-dérision et de lucidité souriante.

Nous rions de Don Quichotte, mais sa crédulité est celle de tous les personnages, qui à un moment ou un autre se laissent prendre : le Curé et le Barbier, Sancho, le Duc et la Duchesse... et le lecteur lui-même.

Croire en Dulcinée, une question religieuse ? Il y a sans doute une part de volontarisme dans l'amour que Don Quichotte voue à Dulcinée, et l'on peut parfois penser qu'il est conscient du caractère purement fictif de ce culte. Ainsi, en I, 25, il répond à Sancho :

"Crois-tu que les Amaryllis, les Phyllis, les Sylvies, les Dianes, les Galatées, les Alides et autres semblables dont sont remplis les livres, les romances, les boutiques de barbiers, les scènes, aient été véritablement de chair et de sang et aient appartenu à ceux qui les ont célébrées et les célèbrent ? Assurément non : le plus souvent ils imaginent pour donner un sujet à leurs vers et pour qu'on les croie amoureux et capables de l'être. Aussi me suffit-il à moi de penser et de croire que la bonne Aldonza Lorenzo est belle et honnête"... (p. 346-347).

Dans la seconde partie (II, 32) on trouve ce dialogue entre Don Quichotte et la Duchesse :

– vous n'avez jamais vu votre Dulcinée, pour la bonne raison que cette dame n'existe pas ; elle n'est qu'un personnage de votre imagination qui l'a parée de toutes les grâces et perfections voulues.
– Il y a beaucoup à dire là-dessus, répondit Don Quichotte. Seul Dieu sait s'il y a ou non une Dulcinée en ce monde, et si elle est ou non imaginaire. Ce sont là des choses qu'il ne faut pas chercher à vérifier de manière trop approfondie..."

La présence même du nom de Dieu, les termes utilisés ne peuvent pas ne pas évoquer le débat théologique sur l'existence de Dieu, burlesquement appliqué à Dulcinée.

L'humour de Cervantès.

Le mot "humour", d'origine anglaise, vient du français "humeur" : un personnage devenait comique par l'excès de son caractère, déterminé par les humeurs.

Don Quichotte, à la fois mélancolique et colérique, se définit par sa monomanie chevaleresque – qu'il assume sans se soucier des contraintes sociales.

Mais il ne manque pas d'humour, au sens moderne, lorsqu'il s'amuse de la naÏveté de Sancho.

Par ailleurs, le Don Quichotte a aussi une valeur satirique : si Don Quichotte est fou de vouloir ressusciter les valeurs chevaleresques, mais ces valeurs n'étaient pas mauvaises en soi ; la société espagnole contemporaine s'est donc dégradée au point que même l'aristocratie, qui fait mine encore de les proclamer, est incapable de les respecter.

Les tribulations d'un objet symbolique : le "heaume de Mambrin".

Qu'est-ce qu'un heaume ?

C'est un grand casque, enveloppant toute la tête et le visage que portaient les hommes d'armes au Moyen Âge. C'est un véritable indicateur de noblesse.

Un heaume

Le "heaume de Mambrin" n'est en réalité que la moitié supérieure du casque, formée ici d'un plat à barbe retourné !

L'itinéraire d'un objet magique

Le heaume apparaît au chapitre 21, p. 276 : aussitôt après l'épisode des foulons, Don Quichotte aperçoit un homme à cheval avec quelque chose de brillant sur la tête : il en conclut que c'est le "heaume de Mambrin" (alors qu'il s'agit du plat à barbe d'un barbier), et s'en empare sans autre forme de procès.

Lors de l'épisode des galériens, ce heaume est fracassé par terre par l'étudiant (p. 303)

Curieusement, ce heaume réapparaît, intact, dans le chapitre 44, p. 630. Contesté par son premier propriétaire, il finit, après une bagarre épique, par rester aux mains de Don Quichotte.

Chapitre 47 (p. 656), Don Quichotte repart encagé vers sa maison : le casque est suspendu à l'arçon de Rossinante.

La folie de Don Quichotte

La Folie de Don Quichotte, par Charles-Antoine Coypel (1694-1752)

Le "don quichottisme" se caractérise d'abord comme une folie dès le premier chapitre, nous apprenons que Don Quichotte n'a plus toute sa tête : il a tant lu de romans de chevalerie, et a passé tant de nuits sans sommeil que cela lui a desséché la cervelle.

Une définition clinique ?

Une origine physiologique ?

Une vieille théorie venue de Gallien indiquait que le manque de sommeil desséchait les humeurs, et provoquait une expansion de l'imagination : Don Quichotte en aurait été victime, suite à l'absoption, nuit et jour, des romans de chevalerie. Sa nièce, inculte, précise ainsi que pour recouvrer la santé après les "crises", "Il buvait un grand pot d'eau froide et se retrouvait sain et dispos" (I, 5, p. 120). Mais il arrive bien des fois à Don Quichotte de boire de l'eau sans pour autant renoncer à sa folie, et l'explication ressemble plutôt à une superstition de personne peu instruite... d'autant qu'en buvant son eau, notre Hidalgo "disait que cette eau était un précieux breuvage qui lui avait apporté le sage Esquif, un grand enchanteur de ses amis" (ibid.) : curieuse façon d'être guéri !

Une description clinique ?

L'on a pu identifier la folie de Don Quichotte à des pathologies bien définies :

En somme, la folie de Don Quichotte est composite : elle ne ressemble à aucune autre.

Une folie volontaire et rusée

Don Quichotte est un "hidalgo", noble pauvre et déclassé ; arrivé à la cinquantaine – un âge avancé pour l'époque, il n'a jamais voyagé ni fait la guerre, et n'a pas d'autre perspective qu'une vieillesse médiocre et ennuyeuse ; il se met alors à vendre des terres (au grand dam de sa nièce !) pour s'acheter des livres, mais pas n'importe lesquels : des romans de chevalerie, qui vont lui apporter un appel d'air, une évasion.

Dès lors, il décide de vivre sa vie comme un roman, et il est souvent difficile de déterminer jusqu'où il est conscient du caractère fictif des histoires qu'il s'invente ; non seulement il refuse d'écouter ceux qui cherchent à le détromper, mais il n'hésite pas à recourir à la ruse pour ne pas renoncer à sa folie.

Véritable bibliothèque ambulante, doté d'une mémoire phénoménale, (et l'auto-da-fé de sa bibliothèque n'aura sur lui aucun effet), il n'hésite pas à bricoler ses lectures pour mieux les faire coïncider avec la situation présente (par exemple pour refuser tout salaire à Sancho).

De la même façon, il invente des "enchanteurs", tantôt bienveillants, tantôt destructeurs, pour expliquer toutes les mauvaises surprises que lui inflige le réel : ce sont eux qui ont changé les géants en moulins, brûlé et muré la bibliothèque, ou dans la 2ème partie, changé Dulcinée en une peu séduisante paysanne...

Il ruse même parfois avec lui-même : ayant constaté que son casque n'était guère solide, "Il le refit de nouveau en disposant des barres de fer de telle sorte qu'il fut satisfait de sa solidité ; et, sans vouloir renouveler l'expérience, il le réputa et le tint pour casque de la plus fine trempe" (I, 1 p. 89).

Une folie poétique

La folie de Don Quichotte transfigure le monde ; elle s'oppose constamment à la trivialité du monde ordinaire. Par elle, un plat à barbe peut devenir un heaume, un moulin un géant, une laide et vulgaire paysanne, une Dame, un brave homme pansu, couard, bavard et niais un écuyer...

Et cet enchantement du monde fait de Don Quichotte un personnage sympathique, auquel le lecteur voudrait pouvoir s'identifier. Grâce à lui, l'étrangeté du monde nous est révélée, et en semant le désordre, notre Hidalgo sème aussi la poésie...

Et sa folie est contagieuse : pour le ramener à la maison, le curé, le barbier Dorotea et Cardenio doivent inventer une comédie à la hauteur des fictions quichottesque : ils se déguisent, imaginent tout un roman... ils participent donc à sa folie.

Autres fous du Don Quichotte

Sancho Pansa

Ordinairement considéré comme l'incarnation du "bon sens" face à la folie de Don Quichotte, Sancho garde en effet assez souvent les pieds sur terre : il voit parfaitement que les adversaires de son maître sont bien des moulins ou des outres. Il se préoccupe de son ventre – d'où son nom ! –, réclame un salaire, et sait pertinemment qu'il a été victime d'un mauvais tour dans l'auberge.

Et pourtant, il croit dur comme fer que son maître lui donnera une île ou un archipel ; il accepte sans hésiter, au moins dans un premier temps, la fable de "la princesse Micomicona"... et parfois même il se laisse gagner par le délire de son maître : ainsi, au chapitre I, 18, lors de la fameuse "guerre des moutons", "Don Quichotte affirmait, néanmoins, avec tant d'obstination que c'étaient des armées, que Sancho finit par le croire." (p. 187)

Sa naïveté et sa cupidité en font un complice parfait de la folie de Don Quichotte.

Cardenio

Devenu fou par amour contrarié, Cardenio, comme Don Quichotte, souffre de délire intermittent ; mais sa folie représente pour lui une souffrance ; il s'en excuse lors de ses moments de lucidité. Et les retrouvailles avec sa bien-aimée y mettront fin : sa folie n'était ni volontaire, ni recherchée.

Anselmo (I, 33), le héros de la nouvelle "le Curieux malavisé".

Anselmo est un jeune homme qui a un ami très proche, Lotario. Ayant épousé Camila, une belle jeune femme, il est pris d'une folie aussi irrépressible que destructrice : il veut à tout prix mettre à l'épreuve la fidélité de Camila, et prie donc Lotario de la séduire. Naturellement, Lotario et Camila finiront par céder à la tentation, et cette folie précipitera la mort des trois personnages...

La folie d'Anselmo est d'un autre type que celle des deux autres "fous" : ni délibérée comme celle de Don Quichotte, ni tout à fait involontaire comme celle de Cardenio, qui est une pure victime, elle est coupable et signifie la déraison et l' "hybris" d'un homme trop peu sage pour se contenter de ce qu'il a.

L'héroïsme en question dans le Don Quichotte ?

Don Quichotte veut être un chevalier errant : sa première ambition est donc de prouver au monde, sinon à lui-même, qu'il est bien "le plus valeureux des errants qui aient jamais ceint une épée" (I, 3 p. 103). L'héroïsme, le courage, voire la témérité sont donc à ses yeux des vertus cardinales.

L'héroïsme en actes.

Lors de ses différentes sorties, Don Quichotte part à l'aventure, espérant trouver sur son chemin l'occasion de prouver sa vaillance ; cette volonté en arrive même à supplanter toute autre motivation, à commencer par celle d'aider son prochain. Quelques exemples montreront cette constante dans son comportement :

L'épisode des muletiers (I, 3, p. 103-105)

Don Quichotte veille dans la cour d'une auberge, en attendant d'être adoubé chevalier par l'aubergiste ; des muletiers, qui voulaient faire boire leurs bêtes, dérangents ses armes et déclenchent une colère que l'on peut qualifier d'homérique... Lors de la première agression, notre chevalier respecte encore les règles : il avertit le muletier, puis invoque sa Dame, et enfin seulement attaque le malheureux. Mais lorsque survient un second muletier, il ne prend même pas cette peine, et se rue sur lui sans autre forme de procès... Certes, il ne manque pas de courage, et fait front lorsque toute l'auberge s'ameute contre lui ; mais son héroïsme semble ici bien à contre-temps !

S'il semble un moment en difficulté (bombardé de pierres, il se protège assez piteusement avec son bouclier), il finit par inspirer la peur à ses adversaires, il est vrai peu héroïques eux-mêmes.

L'épisode des moulins à vent (I, 8)

Toujours en quête d'aventures, mais cette fois accompagné de son écuyer Sancho Pança, Don Quichotte aperçoit, lors de sa seconde partie, des moulins à vent, invention relativement récente. Incontinent, il les prend pour des géants, et entreprend de les défier. Sans écouter les avertissements de Sancho, il s'élance contre eux... et se fait bousculer par leurs ailes !

Dans cette aventure, Don Quichotte n'a manqué ni de courage, ni de panache ; il a sans doute cru réellement avoir affaire à des monstres, et les a affrontés sans trembler. On ne peut rien reprocher à son héroïsme... sinon d'être parfaitement gratuit, et totalement dépourvu de raison. On est loin de la lucidité et de la modestie d'un Érec, faisant retraite devant un nain agressif et un chevalier mieux armé que lui ! Car « Folie n'est pas vassalage » ( Érec et Énide, v.231).

L'épisode des Yangois (I, 15)

Rossinante s'étant intéressé d'un peu près à des juments appartenant à des Yangois, (originaires du bourg de Yanguas, près de Ségovie), ceux-ci lui administrent une belle bastonnade ; Don Quichotte, persuadé de valoir à lui seul "plus de cent Yangois", se rue sur eux... et reçoit à son tour une vigoureuse correction !

Encore une fois le courage de Don Quichotte n'est pas en cause ; c'est plutôt son inconscience et son manque d'humilité qui sont à l'origine de ses ennuis.

Un héroïsme fondé sur des valeurs humanistes ?

Le propre de l'héroïsme chevaleresque, c'est d'être au service d'une cause : "les offenses à réparer, les torts à redresser, les injustices à corriger, les abus à réformer et les dettes à satisfaire" (I, 2 p. 92).

Et Don Quichotte ne refuse jamais son aide à qui la demande (ou même ne la demande pas !), qu'il s'agisse d'un jeune garçon malmené par son patron, des galériens emmenés par les gendarmes, ou des jeunes filles en péril... C'est même par là que Dorotea et ses amis parviendront à le manipuler, et le ramener chez lui.

Pour Don Quichotte, le monde se divise en deux :

Les limites de l'héroïsme de Don Quichotte

Un héroïsme proclamé avant d'être vécu

Don Quichotte ne doute de rien, et surtout pas de lui-même : avant même d'avoir accompli quoi que ce soit, il s'est persuadé d'être "le plus valeureux des errants" (p. 103) ; le monde, selon lui, n'attend que lui ; et quel que soit l'adversaire qu'il se propose d'affronter, et si disproportionnées soient les forces en présence, il est certain de l'emporter. Ainsi, dans l'épisode des moulins à vent (I, 8) il s'imagine déjà vainqueur, et s'empare des dépouilles des géants avant de les avoir tués : "avec leurs dépouilles nous commencerons à nous enrichir..." (p. 138).

Un héroïsme quelque peu entaché...

Dans la citation précédente, nous voyons que l'héroïsme de Don Quichotte n'est pas exempt de préoccupations bien terre à terre ! Mais si, après tout, les chevaliers errants s'emparaient tout naturellement des biens des chevaliers vaincus (on se souvient d'Érec menant les huit destriers conquis au combat), d'autres motivations viennent également entacher l'héroïsme de Don Quichotte.

La peinture de la société dans Don Quichotte

Introduction

Impressionnant "road movie" d'environ 1600 pages, le Don Quichotte traverse une bonne partie de la société espagnole de la fin du XVIème et du tout début du XVIIème siècle, c'est-à-dire le Siècle d'or, déjà marqué par un début de décadence.

Quelle réalité sociale nous dépeint Cervantès dans son roman ? Et dans quelle mesure cette peinture correspond-elle à la réalité, ou relève-t-elle d'une re-création artistique ?

La ville et la campagne

Pour cette étude, nous nous fonderons sur le mémoire de maîtrise de Christiane Rocheron, La ville dans l'œvre en prose de Cervantès (sous la direction de Jean Canavaggio, Université de Caen, UFR de Lettres, institut d'Espagnol, juin 1977).

Comme dans la plupart des pays d'Europe, la population espagnole, entre 1590 et 1610, est essentiellement rurale, puisque la campagne représente environ 80 % de la population, et la même proportion de revenus. Et de fait, l'essentiel des aventures de Don Quichotte ont lieu à la campagne, et mettent en scène des acteurs de la vie paysanne.

Le point de départ est un "village de la Manche" anonyme (p. 85), où vit un "gentilhomme" plutôt pauvre d'une cinquantaine d'années, entouré seulement de sa gouvernante, de sa nièce et d'un valet, qui fait aussi office de paysan. Ses amis les plus proches sont un barbier et un curé.

Par la suite, Don Quichotte aura affaire à des aubergistes (en général avec femme et servante, dont l'inénarrable Maritorne), des muletiers, un paysan et son garçon de ferme (ch. 4), des marchands accompagnés d'un muletier (ch. 4), un laboureur compatissant...

Une campagne en noir et blanc

Un monde paysan dévalorisé

Sancho Pança lui-même est décrit de la manière suivante : "un laboureur de ses voisins, homme de bien – si tant est que l'on puisse appeler ainsi celui qui est pauvre – mais avec fort peu de plomb dans la cervelle." (p. 134)

Chaque rencontre de Don Quichotte avec un représentant du monde rural se solde, ou peu s'en faut, par un déchainement de violence. Qu'il s'agisse des muletiers, des Yangois, des bergers accompagnant leurs troupeaux, tous se révèlent ignorants, stupides, prêts à la brutalité. Seule exception peut-être, le laboureur qui ramène Don Quichotte chez lui à l'issue de sa première sortie (ch. 5).

On peut deviner, à travers le roman, une réalité contemporaine : l'Espagne est à cette époque essentiellement un pays d'élevage, surtout de moutons et de chèvres (il faudra attendre la deuxième partie pour que Don Quichotte ait maille à partir avec des taureaux de combat). Le monde paysan est pauvre, rude, grossier ; le petit peuple (par exemple un garçon de ferme) est exploité sans vergogne par son maître qui refuse de le payer et le frappe (ch. 4) ; Don Quichotte rencontre également des réalités paysannes telles que les moulins à vent ; il s'agit d'une innovation technologique rapportée de Terre sainte, lorsqu'une sécheresse catastrophique frappa l'Espagne au XVIème et obligea à trouver une autre source d'énergie que l'eau. Il s'agissait, en Castille et dans la Manche, de bâtiments cylindriques recouverts d'un toit conique, et regroupés sur des collines.

Le monde de la pastorale

Tandis que le monde de la campagne se caractérise, comme nous l'avons vu, par sa violence, sa pauvreté, sa saleté et en un mot sa barbarie, il existe également dans le roman de Cervantès tout un monde paysan idéalisé, hors de toute réalité : c'est le monde de la pastorale.

Dans ce monde, les chevriers sont des gens accueillants, capables non seulement de lire et d'écrire, mais aussi de composer des romances, à l'instar d'Antonio, le chevrier amoureux (ch. XI, p. 168-170). Là un "chevrier-étudiant" (en réalité gentilhomme) peut mourir d'amour pour une bergère, fille d'un riche paysan, un chevrier de ses amis peut raconter son histoire de la manière la plus pathétique, et la jeune fille elle-même peut se lancer dans une plaidoirie digne de Cicéron (ch. 14).

Un autre exemple de cette idéalisation se trouve dans l'épisode romanesque de Cardenio, Don Fernando, Luscinda et Dorotea. La première rencontre de Dorotea se produit lorsqu'elle s'est déguisée en berger ; sa beauté la trahit. Puis elle raconte son histoire. Elle est d'humble naissance – mais riche. Pour elle, la pauvreté de l'habit ne peut être qu'un déguisement transitoire, et elle finira par voir reconnu son mariage avec le fils d'un Grand d'Espagne.

Le monde de la route

Les auberges

L'auberge est un lieu stratégique, où doivent impérativement s'arrêter les voyageurs, en un temps où les voyages duraient plusieurs jours ; toutes les classes sociales s'y rencontrent.

Don Quichotte, à plusieurs reprises, arrive dans une auberge : une première fois, pour demander à l'aubergiste de l'adouber ; puis au cours de ses différentes aventures, en particulier lors de sa deuxième sortie, au chapitre 16. La présentation de l'aubergiste en dit long sur ce que sont ordinairement ces lieux peu accueillants : "Cet aubergiste avait pour épouse une femme qui n'avait point le caractère ordinaire de celles qui sont de cette condition, car elle était naturellement charitable et avait compassion des infortunes du prochain." (p. 213). Le portrait de la servante, Maritorne, complète le tableau :

"Il y avait également à l'auberge une servante asturienne au large visage, à la nuque épaisse, au nez camus, avec un œil borgne et l'autre qui n'était guère plus sain. Il est vrai que la grâce de son corps suppléait aux autres défauts : elle n'avait pas sept empans des pieds à la tête, et le poids de ses épaules, qui la chargait quelque peu, la faisait regarder à terre plus qu'elle n'eût voulu" (p. 213). On apprend un peu plus loin qu'elle a une haleine à faire vomir ; et, bien entendu, conformément au cliché, cette brave fille est menée par un appétit sexuel débordant...

Cette auberge sera le lieu d'une bagarre générale, provoquée justement par Maritorne, qui, voulant se rendre à un rendez-vous donné par un muletier, se trompe d'adresse et se retrouve dans le lit de Don Quichotte, puis de Sancho Pança... C'est dans cette même auberge que le pauvre Sancho sera berné, pour avoir, à l'instar de son maître, refusé de payer.

Nos deux héros se retrouveront dans la même auberge au chapitre 32 ; nous découvrons alors une autre facette de l'aubergiste, lui aussi féru de romans de chevalerie et persuadé de leur véracité... ce qui n'est guère ordinaire pour un aubergiste, ordinairement illettré et brutal...

C'est enfin dans cette même auberge que surviennent Don Fernando, Luscinda, et les complices de l'enlèvement, et que s'achève la double intrigue romanesque de Cardenio et de Dorotea ; et que dans le même temps, Don Quichotte se bat avec des outres de vin rouge, qu'il prend pour des géants. Toujours dans la même auberge survient un captif accompagné de la mauresque convertie Zoraïda ; ce qui permet au passage de comprendre qu'une auberge, "ordinairement est dépourvue de chambres", et que les voyageurs sont contraints de dormir ensemble. Enfin, pour compléter l'histoire, survient un auditeur accompagné de sa fille, qui se révèle être le frère du captif...

Enfin, c'est là que Don Quichotte subira un bien mauvais tour de la part de Maritorne (ch. 43), et aura également affaire à des archers décidés à l'arrêter...

L'auberge est donc un lieu où des voyageurs, quelle que soit leur condition, doivent cohabiter dans des conditions souvent précaires, pour ne pas dire sordides. A ce titre, elle est le lieu par excellence des rencontres, et des reconnaissances : elle est un lieu cardinal de l'écriture, tant réaliste que romanesque.

Les voyageurs

Beaucoup de monde circule sur les routes en ce temps-là : Don Quichotte rencontrera, entre autres, des marchands, des moines, une dame voyageant en carosse escortée par un Biscayen (ch.8), d'autres moines accompagnant un défunt, des chevriers, des troupeaux de moutons en pleine transhumance, des prisonniers que l'on mène aux galères, un adolescent noble en fuite, un prisonnier des Maures accompagné d'une jeune Mauresque convertie, des archers, un auditeur...

La ville

Comme le remarque Christiane Rocheron dans son mémoire, la ville est pratiquement absente du Don Quichotte. Certes, le héros, dans la seconde partie, sera en route vers Barcelone, puis obliquera vers Saragosse, pour faire mentir l'auteur apocryphe de ses aventures ; mais l'essentiel de ses aventures se déroule à la campagne, sur la route, dans des auberges, ou des villages. Quelques allusions sont faites à des villes universitaires : par exemple Samson Carrasco a étudié à Salamanque (ch. 12) ; ou encore les captifs chrétiens débarquent non loin de Velez Malaga... Mais rien n'est décrit : la ville n'intéresse pas vraiment Cervantès ici.

La noblesse

Si la ville est quasi absente, si le monde paysan est soit totalement déréalisé, soit dévalorisé, il est une catégorie sociale qui trouve toujours grâce aux yeux de Cervantès, c'est la noblesse... Une noblesse très hiérarchisée, qui se distingue du reste de la société par ses vêtements, sa tenue, son mode de vie, et qui reste entre soi.

Au sommet : les Grands d'Espagne

Cette dignité, créée par Charles Quint en 1520, est le sommet de la noblesse espagnole. Ici, ils sont représentés par Don Fernando, qui certes s'est bien mal comporté avec Dorotea et Luscinda, mais ensuite répare ses torts par une attitude irréprochable ; par le tout jeune Don Luis, qui par amour pour la petite Clara, fille de l'auditeur, s'enfuit de chez lui en habit de muletier...

En deçà, on trouve une noblesse moins titrée

Cette noblesse se caractérise par un mode de vie proche de celui des Grands : une richesse foncière qui les dispense de toute autre occupation, mais que se révèle souvent fragile. Le père du captif le résume fort bien : ayant lui-même dilapidé ses biens, il ne conçoit, pour chacun de ses trois fils, que trois carrières possibles : les armes, les lettres, et (ce qui est tout de même une nouveauté) la pratique du négoce...

Les hidalgos

C'est l'échelon inférieur de la noblesse. Les hidalgos sont souvent pauvres, et peuvent être tentés par une vie d'aventurier, ou de picaro. Don Quichotte est un hidalgo : il n'a que quelques terres, fort peu d'argent, et serait voué à une vieillesse morne et précaire, s'il n'avait le recours de l'aventure...

Une noblesse gardienne des valeurs

Seuls les nobles conservent, du moins dans la première partie du Don Quichotte des valeurs morales. On ne sait trop si le père du captif est bien un noble ; mais lui-même et ses frères se comportent de la manière la plus morale.

L'Église

La société urbaine étant fort peu représentée dans notre roman, de la même façon la hiérarchie écclésiastique n'est pas présente : on ne croise ici ni abbé de cour, ni évêque, à fortiori aucun représentant du haut clergé.

L'Église n'est donc incarnée que par le brave curé, ami de Don Quichotte, et qui s'évertue, par des moyens parfois bien éloignés de la gravité de son état, à ramener le héros chez lui. C'est un homme plutôt instruit, qui a beaucoup lu, et manifeste des goûts littéraires proches de ceux de Cervantès lui-même ; personnage rationnel, il rejette les fantaisies contenues dans les romans de chevalerie tardifs. Il incarne le bon sens et une certaine morale.

L'Église est aussi mentionnée par l'intermédiaire de la "Hermandad" (la "Confrérie", autrement dit l'Inquisition). On notera que jamais Cervantès ne la critique ouvertement, pas même lorsqu'il est fait allusion (dans l'histoire du captif par exemple) à l'expulsion des Morisques (descendants des musulmans d'Espagne convertis de force au christianisme en 1502), qui fut décidée en 1609 par Philippe II.

La géographie de Don Quichotte

Un roman de "chevalier errant" ?

La Mancha

Don Quichotte se veut, avant tout, chevalier ; or l'errance, depuis l'origine, est la qualité intrinsèque de la chevalerie. D'ailleurs, son entrée en action, dès le second chapitre de la 1ère partie, prend la forme d'un départ : il quitte en catimini sa maison, sur son cheval Rossinante, et pour décider de sa route, il se fie au hasard, et aux choix de l'animal. On pourrait donc s'attendre à un roman de voyage, un trajet en des pays lointains, ou à tous le moins en des régions extra- ordinaires...

Or force est de constater qu'il n'en est rien.

La première sortie (chapitres II à V)

Don Quichotte part donc de chez lui un matin de juillet, et "se mit à cheminer par l'antique et célèbre plaine de Montiel" p. 93 ; le soir, il parvient à une auberge. Au pas de Rossinante, sans doute peu rapide, cela représente un parcours de 30 à 40 km... Il en repart le lendemain matin, après son adoubement ; en chemin, il rencontre d'abord le jeune Andrès maltraité par son maître, puis, environ une demi-lieue plus loin (environ 2 km), des marchands qu'il va tenter de contraindre à rendre hommage à Dulcinée : cela se terminera, évidemment, par des coups de bâton administrés par un garçon de mule ; il sera alors retrouvé, tout meurtri, par un "laboureur de son village même" (p. 117) – ce qui montre qu'il n'a pas dû s'éloigner beaucoup ! –...

Cette première sortie est donc toute entière contenue dans la Manche, et même dans un rayon d'environ 40 km autour de la maison de Don Quichotte : aucun paysage n'est décrit, et le seul lieu vraiment important est l'auberge...

La seconde sortie (chapitres VII - LII)

La Sierra Morena

Beaucoup plus longue, cette seconde sortie n'en demeure pas moins confinée dans un cercle relativement étroit, dans la Manche et autour du village de Don Quichotte ( Villanuova de los Infantes ?) : comme si Don Quichotte ne parvenait pas à s'arracher véritablement à son territoire d'origine... L'on a pu calculer en effet qu'il parcourait environ 200 km, ce qui constitue un "voyage" bien modeste, pour un homme qui prétend consacrer sa vie à l'errance. En outre, comme la première, la seconde sortie a pour conclusion un retour piteux à la maison, ce qui renforce l'impression que le personnage "tourne en rond".

Ajoutons que sur 51 chapitres, 20 sont consacrés à des moments où aucun personnage ne se déplace : halte dans les auberges, dans la Sierra Morena...

Les autres personnages : une ouverture sur le monde

La plupart des autres personnages que rencontrent Sancho et Don Quichotte, eux, sont des voyageurs : ils viennent de loin, et par contraste, les déplacements de l'Hidalgo apparaissent comme du surplace.

Toutes les régions d'Espagne sont représentées

Des personnages qui viennent de plus loin, et voyagent vraiment

La poésie dans Don Quichotte

Les poèmes liminaires

Ces poèmes, qui ouvrent le roman, sont censés être écrits par de grands personnages, comme hommage et recommandation de l'ouvrage que l'on va lire. Cependant, dès le prologue, Cervantès les place sous le signe du burlesque. En effet, il s'inquiète auprès de l'un de ses amis :

"Aussi bien mon livre manquera-t-il de sonnets au commencement, du moins de ces sonnets dont les auteurs soient ducs, marquis,comtes, évêques, dames ou très célèbres poètes..." (Prologue, p. 67).

Et l'ami répond : Concernant les sonnets, épigrammes et éloges qui vous manquent pour votre commencement et qui soient de personnes graves et de qualité, tout cela peut trouver remède si vous prenez la peine de les faire vous-même." (p. 69)

Ces poèmes sont au nombre de 10 :

  1. Au livre de Don Quichotte de la Manche, Urgande la méconnaissable (ode)
  2. D'Amadis de Gaule à Don Quichotte de la Manche (sonnet)
  3. De Belianis de Grèce à Don Quichotte de la Manche (sonnet)
  4. De Dame Oriane à Dulcinée du Toboso (sonnet)
  5. De Gandalin, écuyer d'Amadis de Gaule, à Sancho Pança, écuyer de Don Quichotte
  6. Du plaisant poète farci à Sancho Pança et à Rossinante (deux petites odes)
  7. De Roland Furieux à Don Quichotte de la Manche (sonnet)
  8. Du Chevalier Phébus Don Quichotte de la Manche (sonnet)
  9. De Solisdán à Don Quichotte de la Manche (sonnet)
  10. Dialogue entre Babiéca et Rossinante (sonnet)

Purement fictifs, ils donnent la parole aux personnages qui ont tant enchanté l'Hidalgo : Amadis de Gaule, prototype du roman de chevalerie espagnol, sa protectrice la fée Urgande, Oriane, la dame d'Amadis, et son écuyer Gandalin ; on trouve aussi Bélianis de Grèce, autre modèle de Don Quichotte, Solisdán (anagramme de Lassidon, autre écuyer d'Amadis, Phébus, et Roland, dont notre héros songera un instant à imiter la folie avant de choisir celle, plus inoffensive, d'Amadis ; et même Babiéca, le cheval du Cid, qui s'adresse à son homologue Rossinante !

Le seul personnage réel est le "poète farci", pseudonyme d'un ami de Cervantès.

Le premier poème s'adresse à l'auteur et donne une série de plaisants conseils, dont une part d'ailleurs consiste en allusions satiriques sur l'actualité : se mettre sous la protection du duc de Bejar, éviter les travers de poètes contemporains...

Les suivants s'adressent aux personnages : Amadis reconnaît en Don Quichotte un digne imitateur de sa "pénitence", Bélianis jalouse comiquement les grands exploits de Don Quichotte (dans un style ampoulé qui évoque la mythomanie du héros) ; Oriane troquerait bien Londres pour... Toboso et envie le sort de Dulcinée ! Tous chantent la gloire du héros, à l'exception de l'insolent Solisdán, qui nous rappelle que si Don Quichotte fut le plus souvent vaillant au combat, même absurde ou malheureux, il fut toujours, en revanche, un piètre amoureux !

Enfin, dans la grande tradition de ses propres Nouvelles exemplaires (cf. le Colloque des chiens), Cervantès donne la parole au pauvre Rossinante, interrogé par Babiéca, le cheval du Cid : l'animal se plaint de sa pauvreté, et de la sottise de ses maîtres.

Ainsi, après un début ronflant, où Don Quichotte est comparé aux plus grands héros de la Chevalerie et reconnu par eux, les poèmes liminaires s'achèvent sur une note ironique et burlesque, où leur sottise et leur pauvreté sont soulignées.

Les sonnets des Académiciens

Là encore, il s'agit d'une tradition littéraire : le manuscrit, accompagné de poèmes, trouvé dans les circonstances les plus rocambolesques (qui font même parfois l'objet d'un roman à part entière). Ici, il s'agit du trésor d'un vieux médecin dissimulé dans une caisse en plomb, et contenant un manuscrit et des vers d'éloge à l'égard des personnages du roman.

Ces poèmes sont au nombre de 6, tous nés dans une académie burlesque d' "Argamasilla", un petit bourg de la Manche ; peut-être d'agissait-il d'un groupe d'amis de Cervantès.

Le premier Académicien porte le surnom de "Macaque", autrement dit (en espagnol) "roi du Congo" ; il chante de manière excessive et burlesque la vaillance du héros, le transportant comiquement de "Cathay" (c'est-à-dire la Chine !) à Gaète (le golfe de Naples). Le second souligne davantage sa pauvreté (il alla à pied et fatigué !) et ses amours malheureuses ; le troisième célèbre Rossinante, qui surpasse Brillador aussi bien que Bayard, c'est-à-dire les destriers de Roland et de Renaud de Montauban ! Le quatrième fait allusion à un épisode de la seconde partie, où Sancho fut un temps gouverneur d'Archipel ; enfin les deux derniers sont les épitaphes des héros, Don Quichotte et Sancho, puis Dulcinée.

Les textes en eux-mêmes sont burlesques, soit par leur grandiloquence, soit au contraire en ramenant le lecteur à la triviale réalité. Les noms des "Académiciens" eux-mêmes (le capricieux, le moqueur, le Farfadet, le tiquitoc...) invitent à ne pas prendre au sérieux cet exercice comique.

Les poèmes insérés

Cervantès a aussi insérer des poèmes dans le cours même de son roman, initiant ainsi un genre mêlé qui aura un succès considérable (que l'on songe, en particulier, à Psyché de La Fontaine...

Des citations plus ou moins adaptées

Les citations, plus ou moins vraies, servent essentiellement d'argument d'autorité, qu'elles soient faites par Don Quichotte lui-même, ou par un personnage cherchant à en convaincre un autre, comme Lotario à l'égard d'Anselmo.

Des poèmes originaux

Les poèmes originaux occupent une place infiniment plus importante que les citations. De forme variée (ode, sonnet...) ils sont, à une seule exception près, écrits et chantés par d'autres que Don Quichotte. Tous relèvent du genre élégiaque ou galant, chantant pour la plupart le malheur d'aimer et l'ingratitude féminine. Tous sont présentés comme "sérieux" ou "admirables", à l''exception notable de celui de Don Quichotte, qui suscite le rire, d'ailleurs moins par son écriture que par ses allusions insistantes à l'insignifiant village du Toboso.

Les poèmes, en général, ne sont pas d'une originalité bouleversante ; et le lecteur a tendance à les parcourir d'un œil plus ou moins distrait...

Deux exemples de poèmes originaux

Le chant de Cardenio, p. 366-367.

Ce court poème de 30 vers relève d'une forme très élaborée, dont on ne connaît pas d'exemple avant Cervantès : l'Ovillejo, ("peloton") : il est composé ici de trois parties, chacune composée de la manière suivante :

Par ailleurs, le poème chante une déploration et une condamnation de l'amour, plutôt traditionnelle et dénuée d'originalité. Ce qui rend le poème touchant, c'est seulement la personnalité de son auteur, réellement rendu fou par un amour malheureux, et le fait qu'il se croit trahi par la femme aimée ; et aussi les circonstances de son audition : L'heure, le moment, la solitude, la voix et le talent de celui qui chantait remplirent les deux auditeurs d'admiration et de plaisir..." (p. 367).

,
Le poème de Don Quichotte, p. 355

D'une longueur à peu près comparable (33 vers, soit trois de plus), le poème de Don Quichotte est loin de susciter le même enthousiasme ! Tout d'abord, les circonstances ne sont pas les mêmes : ici, l'auteur nous est présenté comme un fou grotesque, qui imite (mal !) un personnage de ses romans favoris. Les vers ne sont pas entendus, mais lus, sur un support trivial : sable et écorce.

Mais c'est le texte lui-même qui suscite le rire : composé de trois dizains heptasyllabiques suivis d'un refrain, ils évoquent des formes médiévales (la ballade) quelque peu obsolètes ; en outre, chaque strophe commence effectivement de manière lyrique ; mais la seconde partie fait systématiquement retomber le soufflé, en mêlant des vers particulièrement triviaux au lyrisme : "payer son écot" (strophe 1), "remplir un baril", un fouet qui frappe "à la nuque" relèvent évidemment du plus pur grotesque !

Enfin, le refrain lui-même provoque le rire : l'ajout notamment de "du Toboso", village minuscule et dépourvu de tout caractère romanesque, apparaît aux lecteurs comme éminemment comique.

L'héritage de Don Quichotte

Le livre de Jean Canavaggio, Don Quichotte, du livre au mythe, quatre siècles d'errance (Fayard, Paris, 2005), brosse un panorama aussi complet que passionnant de la réception du Don Quichotte, non seulement en Espagne, mais dans toute l'Europe et jusqu'aux États-Unis, de sa première publication jusqu'à nos jours.

Nous nous contenterons ici de quelques jalons.

Littérature

Le Roman comique de Scarron

De Cervantès, Scarron a surtout retenu la structure, avec notamment l'insertion de nouvelles romanesques au sein du récit.

Le Page disgracié de Tristan L'Hermite.

Tristram Shandy, de Laurence Sterne

Dans ce roman hors normes, où le héros éponyme n'est pas le protagoniste, mais un narrateur, les véritables personnages principaux, Walter, père du narrateur, et son oncle Tobie, présentent deux formes à la fois opposées et parallèles du "quichottisme" : le premier, intellectuel décalé, est irascible et belliqueux ; le second, obsédé d'art militaire, se montre au contraire bienveillant et pacifique. Mais tous deux se garantissent du réel par leur "hobby-horse", autrement dit leur marotte ou leur chimère, exactement comme Don Quichotte avec les romans de chevalerie.

L'Oncle Tobie forme avec L'Astiqué ("Trim") un couple qui n'est pas sans évoquer celui de Don Quichotte et Sancho Panza ; en effet, si le valet partage la marotte de son maître, il garde cependant un solide bon sens ; et il vit, sur le mode comique et prosaïque, des amours parallèles à celles de son maître avec la Veuve Tampon (Wadman).

La traduction de Guy Jouvet permet bien mieux que celle de Charles Mauron, on le voit, de rendre compte d'un jeu sur l'onomastique également inspiré par le roman de Cervantès.

Enfin, Tristram lui-même est un héros "quichottesque". Son hobby horse à lui est d'écrire sa vie en rapportant tout, absolument tout ; en somme de produire une écriture exactement co-extensive à la réalité. Une mission impossible, évidemment, et nous le voyons se débattre sans cesse avec les contingences qui l'empêchent de poursuivre son projet... tant et si bien qu'il faut attendre 400 pages avant qu'il puisse seulement aborder le jour de sa naissance !

Tristram Shandy est donc également un antiroman, qui dénonce l'imposture et l'impossibilité du "roman réaliste", à la manière de Fielding par exemple.

Jacques le Fataliste et son maître, de Diderot

Madame Bovary, de Gustave Flaubert

"Malade de ses lectures" comme Don Quichotte, Emma Bovary s'ingénie à interposer un rêve d'idéal entre elle et une réalité décevante, qui la rattrape toujours. Comme le héros de Cervantès, elle connaîtra une mort mélancolique.

"Pierre Ménard, auteur du Quichotte", in Fictions, de Jorge Luis Borges

Cinéma

Orson Welles, Don Quichotte

Tourné entre 1955 et 1969 en noir et blanc, ce film ne sera pas monté par Orson Welles, mais par Jess Franco, en 1992.

M. G. Aragón, El Quijote (1990)

Série télévisée de la TVE, sur un scénario de C. J. Cela, c'est une adaptation fidèle, avec Fernando Rey dans le rôle-titre.

Spectacles

Jacques Brel, L'Homme de la Mancha (1968)

D'abord créée par l'Américain Dale Wasserman en 1960, cette comédie musicale est reprise et adaptée en français par le chanteur Jacques Brel, et connaît un succès retentissant au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles à l'automne 1968, puis au Théâtre des Champs-Élysées. Joan Diener jouait le rôle de Dulcinée, qu'elle avait créé dans la version de Broadway, Dario Morena était Sancho, tandis que Brel incarnait Don Quichotte, et Cervantès lui-même.

Bibliographie en français