Le prologue (v. 1-26) | Texte 2 : vers 125-274. Érec quitte la Cour. | Texte 3 (vers 2430-2573) : "Con mar i fus !" |
La Joie de la Cour : l'entrée au verger. |
Comme souvent chez Chrétien de Troyes, le roman se divise en deux parties :
cette structure bi-partite, que l'on retrouve dans Cligès, le Chevalier au lion, le Chevalier à la charrette, et le Conte du Graal. Elle n'est pas réservée aux romans de Chrétien : on la retrouve, par exemple, dans le Roman d'Énéas. Cette étonnante analogie de structure finira par apparaître comme consubstantielle au genre romanesque, et se retrouver dans des romans modernes, comme le Rouge et le Noir ou Madame Bovary.
La première partie raconte une conquête facile, où l'individu cherche d'abord sa propre réalisation, et un bonheur individuel ;
la seconde, souvent plus longue, dépasse l'individu et fait de lui une
Cette première partie ne comprend pas le mariage : elle s'arrête à la présentation d'Énide à la cour : c'est le triomphe de la jeune femme, reconnue première dame de la Cour (après la reine Guenièvre), et celui d'Érec, devenu enfin un vrai chevalier, pourvu d'une amie, et second Chevalier de la cour, après Gauvain, le "chevalier parfait".
Le mariage appartient à cette seconde partie ; loin que le roman de Chrétien soit une apologie du mariage, il apparaît ici comme un obstacle à la chevalerie. En effet, sitôt mariés, les deux jeunes gens s'abandonnent au bonheur individuel ; Énide n'est plus la "dame" à conquérir et à mériter, mais la "femme", l' "amie", l' "amante" déjà acquise ; Érec s'endort dans la "récréance", c'est-à-dire l'oubli de ce pour quoi il est né : l'aventure, les armes, le combat. Et ses amis s'en désolent.
Énide est la première à s'en apercevoir, et c'est elle qui réveille – au propre comme au figuré – son mari en lui révélant ce qu'on dit de lui ; il n'y a donc ni malentendu entre les amants, ni crise de leur amour ; mais cet amour même doit être dépassé, Érec doit reconquérir sa "dame" (et celle-ci doit redevenir une "dame").
C'est le départ "à l'aventure" : Énide joue un rôle unique dans la littérature chevaleresque. Ni pucelle isolée à sauver, ni "dame" commandant les épreuves mais restant au château, elle accompagne Énide et chevauche devant lui, dans ses plus beaux atours.
Quatre épreuves s'enchaînent alors :
Cette partie médiane s'achève avec la rencontre de la Cour du Roi Arthur.
Mais Érec ne saurait demeurer à la cour : il n'est plus récréant, mais il n'est pas encore un chevalier parfait. Jusque
là, il n'a fait que
Le maladroit Keu, puis Gauvain, et enfin la Cour toute entière, ont montré à Érec quel chemin il doit prendre : il doit à présent aller à la rencontre des autres, et manifester la même solidarité : la rencontre de la Cour est donc pour lui un nouveau point de départ.
ici, il ne s'agira plus d'aventures séparées qui s'additionnent, mais d'une suite logique – et en decrescendo.
"Cette suite d'aventures a fait de lui un être nouveau, a fini par le reconduire vers celle dont il avait cru devoir se séparer, lui a révélé le vrai sens de son amour qui n'est pas jouissance, mais sacrifice de soi-même. C'est en s'écartant de son chemin qu'il retrouve ce chemin, c'est en s'éloignant de son amour pour pousser jusqu'aux portes de l'au-delà, qu'il retrouve cet amour dans sa plus haute signification." (Bezzola, op. cit. cf. Bibliographie, p. 183).
On pourrait donc considérer que l'histoire d'Érec s'achève ici ; mais après avoir récupéré sa santé et retrouvé le "parfait
amour" de sa dame, le chevalier doit encore retrouver la Cour. Ce sera l'ultime aventure, concentrée cette fois en un seul épisode :
la
Sur le chemin de la Cour se dresse la forteresse de Brandigan, protégée par un fleuve impétueux. Et ce château offre au chevalier
le défi suprême, une
Cette aventure comporte 4 parties très inégales :
À peine a-t-il entendu le nom de l'aventure, qu'Érec, en un éclair, sait qu'elle représente ce qu'il a toujours
cherché : la joie. Dès lors, rien ne pourrait l'empêcher d'aller la chercher (v. 5463-5464). Il avait cru la trouver lorsqu'il
avait battu Ydier, mais ce n'était pas la vraie joie : en effet, il l'a perdue en sombrant dans la "récréantise". À présent,
après
Cette aventure fait écho à la première, vécue par Érec : au début du roman, il avait vaincu le chevalier Ydier, qui combattait pour une dame hautaine : Ydier avait obtenu le pardon de son orgueil en se rendant, après sa défaite, auprès du Roi Arthur. Ici, un puissant chevalier, Mabonagrain, lié par une promesse imprudente au service exclusif de sa dame, sera délivré par la victoire d'Érec, et rendu à la cour d'Evrain, et au rôle qu'il devait y tenir.
Et c'est à Érec qu'ilrevient de révéler le mystère de cette aventure. Dès le départ il apparaît comme un "ange de lumière" devant lequel les jeunes filles se signent (v. 5499) : pour la première fois, le héros ne va pas seulement combattre pour lui-même, mais pour l'ensemble de la collectivité.
Le Roi Evrain conduit Érec au verger : le sens symbolique de l'aventure lui apparaît alors clairement. voici comment Reto Bezzola l'interprète (op. cit. p. 215) :
« La "joie de la cour" présente en raccourci la grande aventure de la vie, à laquelle il assiste depuis le
début du roman. Cette vie avec son enchantement est entourée d'une muraille invisible, on n'y saurait entrer qu'en volant
comme les oiseaux, sans s'y laisser prendre, ou alors vêtu de fer, prêt à toute attaque et adversité. La vie enchantée se
présente d'abord avec tous les charmes qui réjouissent l'âme et le corps, mais on ne pourra en jouir qu'en restant dans la
vie, les fruits de la vie sont attachés à la vie, celui qui veut les emporter ne trouvera pas le chemin qui le fasse sortir
de l'aventure dans laquelle il s'est engagé. Or, cette aventure, après les délices de son premier aspect, de son
Mais c'est d'Énide, avec qui il est à présent réconcilié, qu'il tire la force de vaincre ; elle est devenue la "douce dame", à la fois proche et lointaine ; et pour la première fois il se sépare d'elle.
Bien sûr, Érec vainc le chevalier géant, prisonnier de la promesse faite à sa dame. Un chevalier très beau, mais que
sa trop grande taille, marque de sa
Érec, champion de la Cour, a donc délivré Mabonagrain et l'a fait rentrer à la Cour. De même, Énide permet à sa cousine de s'intégrer à la Cour, mais sans lever son anonymat : elle restera la "cousine d'Énide".
Après trois jours, nouveau départ du chevalier, de sa dame et de son compagnon Guivret, mais cette fois dans la joie.
Le voyage dure
Chevalier parfait, il peut à présent atteindre la marche suprême : devenir Roi. Et ce sera le couronnement du roman, le couronnement non d'Érec seul, mais du couple Érec et Énide, désormais indissociable.
Le Nom est un élément essentiel qui fait, ou non, le héros. Dès l'Iliade, on sait l'importance du nom, et de la généalogie, que les héros proclament fièrement devant l'ennemi avant le combat, et pour lequel ils sont prêts à moourir : la "belle mort" confèrera au nom, c'est-à-dire à eux-mêmes, la gloire et l'immortalité.
Dans Érec et Énide, nous distinguerons trois groupes de personnages :
Parmi les personnages nommés, l'on trouve d'abord le "premier cercle" :
Les Chevaliers nommés dès le départ sont censés être connus de tous : leur renom garantit leur qualité. C'est le cas du "catalogue des Chevaliers" (v. 1687-1746) ; parmi eux certains connaîtront une belle postérité littéraire, comme Lancelot, Yvain ou Perceval.
Mais le plus important pour nous ici est bien évidemment
Uns chevaliers, Erec ot non.
De la Tauble Reonde estoit,
Moult grans los en la cort avoit.
De tant con il i ot esté,
N'i ot chevalier plus amé ;
Et fu tant beax qu'en nule terre
N'esteüst plus bel de lui querre.
Mout estoit beax et prouz et genz,
Se n'avoit pas .xxv. anz.
Onques nuns hom de son aage
Ne fu de greignor vasselage.
Ce tout jeune chevalier ("il n'avait pas 25 ans") n'a encore ni Dame, ni exploit à son actif – raison pour laquelle il ne participe pas à la chasse ; mais sa "bravoure" (vasselage) va de soi aux yeux de tous ; elle lui est constitutive, et garantie par son nom et son lignage ("Fils du Roi Lac").
Enfin, une nouvelle liste présente les "invités du Roi Arthur", v. 1919-2007 : une liste, parfois cocasse, de vingt noms (auxquels s'ajoutent, évidemment, la suite de chaque invité, notamment les 300 compagnons du vieux Quarron, roi d'Ariel ! La fantaisie et l'humour font d'ailleurs leur apparition dans cette liste : ami de la Fée Morgane, nains et géants, vieillards hors d'âge...
Chrétien de Troyes temporise avant de nommer certains personnages : c'est une nouveauté dans la littérature de l'époque, qui d'ordinaire donne un nom à un personnage, dès qu'il se manifeste. Ici, plusieurs personnages doivent attendre, avant d'être nommés.
Souvent les personnages sont nommés seulement à la fin d'un combat ou d'une péripétie, lorsque, une fois sortis de l'anonymat, ils s'apprêtent à sortir du récit :
Plus original est le cas d'Énide.
La pucelle, fille du Vavasseur, n'a pas de nom ; elle n'est d'abord désignée que par ses qualités (belle et sage) et sa situation : pauvre, mal vêtue, en attente.
Son nom ne sera dévoilé qu'au moment de son mariage (v. 2021-2027) : ni son arrivée à la Cour, ni le "baiser du cerf blanc" n'avaient donc suffi à lui donner une véritable existence ; elle n'acquiert son statut de "Dame" lorsqu'elle est épousée – et nommée.
Énide nommée, sa famille peut également recevoir un nom, être reconnue : son père Liconal et sa mère Tarsenefide, apparus v. 375 et v. 397, sont nommés v. 6886 et 6888, à la toute fin de l'histoire, au moment du couronnement d'Érec. L'oncle d'Énide, (v. 521) sera également désigné, lors de la même cérémonie, v. 6240, comme "Comte de Laluth", ce qui est une manière partielle de lever l'anonymat, puisqu'il ne s'agit que d'un titre.
Énide acquiert donc un statut de "Dame" en épousant Érec ; sa famille récupère le sien lorsque, Érec couronné, elle devient reine.
Les personnages condamnés définitivement à l'anonymat sont de deux sortes : les groupes indifférenciés, et les personnages secondaires, vivant dans l'ombre d'un autre personnage.
Tous ces personnages jouent un rôle secondaire ; mais leur anonymat est une nouveauté dans l'art du roman. Par la suite, cela deviendra un trait spécifique de l'écriture de Chrétien de Troyes.
Dans notre édition, ce comte vaniteux et fourbe, qui transgresse les lois de l'hospitalité en essayant de ravir par la force Énide à Érec, n'est nommé qu'aux vers 3125-3126 ; or ces deux vers sont absents de la copie de Guiot. Cela signifie que ce personnage, protagoniste d'un épisode fort important des aventures d'Érec, était peut-être un anonyme. Vaincu, blessé, il n'est pas contraint par Érec de révéler son nom (et celui-ci, donc, continuera de l'ignorer) ; il ne sera pas davantage nommé lorsqu'il reviendra à de meilleurs sentiments (v. 3628-3652). S'il s'agit d'une correction de copiste, mal à l'aise face à ce qui lui semblait une lacune, alors nous aurions ici l'un des tous premiers cas de personnage important réduit à l'anonymat chez Chrétien de Troyes, et dans la littérature occidentale.
Présent ou absent, le Nom revêt donc une grande importance : il signe l'appartenance du héros à un groupe, lui confère un statut et contribue à son héroïsation.
Il est d'autant mieux mis en valeur qu'il n'est pas toujours présent : dire son nom, c'est aussi reconnaître sa défaite, et d'une certaine manière "rentrer dans le rang" : après s'être nommé, le chevalier vaincu se rend à la Cour pour raconter l'exploit de son vainqueur.
Enfin, un grand nombre de personnages demeurent anonymes, pures fonctions (ainsi des groupes), ou simples entités non différenciées.
Dès les premières pages du roman, Érec nous est présenté, malgré son jeune âge, comme un être de raison, capable d'analyser une situation et d'élaborer une stratégie : ainsi, défié par le sinistre trio de la Méchanceté, de l'Orgueil et de la Violence, il se garde bien de se précipiter dans un combat inégal :
Folie n'est pas vasalages ;
De tant fist mout Erec que sages (v. 231-232)
La "folie" d'Érec ne se manifeste qu'après son mariage avec Énide ; elle sera analysée un peu plus bas, à propos du Texte 2.
Cette folie, aveuglement passager, n'est qu'un accident pour le héros, une erreur temporaire, et une épreuve à surmonter dans sa réalisation personnelle ; il devra la surmonter pour devenir ce qu'il est vraiment, chevalier parfait et Roi.
Tout au long de ses aventures, Érec rencontrera des personnages dont la folie prendra souvent la forme de la démesure.
Elle est incarnée par Ydier et sa dame ; orgueilleux au point de laisser son nain offenser la reine Guenièvre sans intervenir, persuadé de toujours l'emporter dans le jeu de l'épervier – et contraint par Érec de s'humilier et d'avouer sa défaite. Mais au moins dans le combat singulier, Ydier respecte les règles de la chevalerie. Et, une fois vaincu, il se soumet de la manière la plus franche.
Qu'il s'agisse des trois chevaliers pillards, des cinq chevaliers brigands, des géants attaquant la pucelle, les adversaires du héros se caractérisent par une extrême violence, que ne contrebalance aucune barrière morale ; nains ou géants, par leur taille ou leur difformité, portent en eux cette barbarie. Ils sont forcément vaincus par le Chevalier.
Plus subtile, la violence d'un Galoain ou d'un Comte de Limors s'accompagne d'une ruse indigne d'un chevalier, d'un mépris pour les lois de l'hospitalité – tous deux profitent de la confiance de leur hôte pour tenter de s'emparer de sa Dame – et d'un orgueil démesuré. Et si la "folie" de Galoain peut sembler passagère et susceptible de guérison (et de fait, pris de remords, il finira par renoncer à son entreprise criminelle), celle de Limors semble intrinsèque à sa personne, et ne peut se dénouer que par la mort.
Mais la plupart des personnages, bons ou mauvais, semblent vivre sur le fil du rasoir, prêts à basculer à la moindre occasion dans une folie meurtrière ; il suffit d'une silhouette non reconnue, d'un mot mal compris pour qu'explose une violence bien difficile à canaliser.
Deux exemples en témoignent :
Quoi qu'il en soit, lorsqu'il s'agit d'une erreur passagère, un mot suffit à calmer l'ardeur belliqueuse, et le héros redevient alors pitoyable, accueillant et généreux ; il reconnaît facilement sa faute ; et si la folie persiste, alors il est condamné et meurt misérablement.
Mais il existe également une autre sorte de folie, qui provient moins d'une violence excessive que d'une inadaptation aux règles sociales, c'est-à-dire chevaleresques.
Dans la malédiction appelée la "Joie de la Cour", la folie est double :
Tous deux méconnaissent la véritable nature de l'amour courtois, qu'Érec lui aussi a failli oublier dans sa période de "récréantise", et qu'il est en train de reconquérir.
La victoire d'Érec signifiera la guérison de Mabonagrain et de son amie, et leur retour au sein de la société : ce sera la fameuse "Joie de la Cour", supérieure à toute joie individuelle.
La folie consiste donc dans une méconnaissance de soi-même, de ses limites, et de sa mission au sein de la société. Un chevalier ne vit pas pour soi, pas même pour sa "Dame" ; du moins celle-ci, si elle est sage, l'incite-t-elle à accomplir ce pour quoi il est né : servir la "Cour", c'est-à-dire la société, contribuer à son harmonie, en respectant et faisant respecter ses valeurs.
Luttant contre la barbarie, prenant la défense des faibles, le Chevalier a donc, dans cette société violente et brutale, un rôle éminemment civilisateur.
Qu'elle soit pucelle ou "dame", la femme se doit d'être respectée et protégée : ainsi, l'affront subi par la Reine Guenièvre lors de la chasse au cerf blanc impose à Érec de partir sans délai pour la venger, que cet affront ait été direct, ou indirect (c'est la "pucelle", la suivante, qui a été frappée).
De la même façon, les cris d'une pucelle en danger constituent pour un chevalier une obligation absolue de la secourir, quel qu'en doive être le prix : c'est ainsi qu'Érec partira à la poursuite de deux géants.
De même qu'il ne saurait y avoir de "chevalier" sans dame (ainsi Érec n'est-il pas admis à la chasse tant qu'il n'a pas de dame), il ne peut y avoir de dame sans chevalier : avant d'avoir rencontré Érec, Énide n'est qu'une pucelle anonyme, soumise à l'autorité de son père, et en attente d'un époux. Tout au plus peut-elle repousser des prétendants qui ne lui agréent pas – dans une certaine mesure.
Mais il ne suffit pas d'être choisie par un chevalier pour devenir automatiquement une dame : ainsi, le portrait élogieux d'Énide, v. 2409-2429, résume les devoirs d'une "Dame" : elle doit être belle, sage, bonne, généreuse, et surtout d'une conduite irréprochable. Sa noblesse de cœur doit en somme se refléter parfaitement dans son apparence ; elle doit faire honneur à son chevalier. La cousine d'Énide, qui a enfermé son mari dans une "prison d'amour" qui l'empêche d'être pleinement un chevalier, ne saurait être une dame, et n'est jamais désignée que comme "pucelle".
Le statut de la Dame semble assez ambigu : d'une part elle exerce une certaine autorité morale, et peut conseiller son mari : Guenièvre obtient ainsi le report de la cérémonie du baiser jusqu'au retour d'Érec ; mais en même temps, elle demeure dans un statut subalterne, qui lui impose l'obéissance : quand Érec exige qu'elle lui dise la cause de ses larmes, puis quand il lui ordonne de chevaucher devant lui dans ses plus beaux atours, devenant ainsi une cible qu'il défendra pour recouvrer son rang, elle ne peut qu'obtempérer ; et lorsqu'elle est amenée à lui désobéir, par exemple en l'avertissant d'un danger, elle se fait sévèrement blâmer.
Et si le premier roman de Chrétien constitue une exception, d'ordinaire, la Dame reste confinée au château, tandis que le chevalier se livre à la chasse, au tournoi, ou part à l'aventure...
On peut le voir avec la reine Guenièvre : elle peut intervenir dans des affaires qui concernent la vie de cour : elle conseille au Roi de différer le "baiser du cerf blanc", accueille Énide et lui offre ses propres vêtements, et participe à l'organisation du mariage, du moins pour ce qui concerne les femmes. Mais elle ne joue strictement aucun rôle politique auprès d'Arthur, qui règne et décide seul.
Si le rôle du chevalier est de protéger et secourir les femmes, c'est que celles-ci se trouvent bien souvent en grand danger. Plusieurs épisodes le montrent :
Pire encore : l'éthique chevaleresque souligne, par contraste, l'extrême brutalité de la société médiévale, notamment à l'égard des plus faibles, donc des femmes.
Les femmes ne sont donc jamais, ou presque jamais actrices de leur destin. Quand l'une d'elle prend le pouvoir (la pucelle de la "Joie de la Cour"), elle est condamnée, et finit par perdre toute influence : une fois Mabonagrain délivré, elle ne pourra plus que pleurer. De même, une fois révélée la "récréance" d'Érec, Énide n'aura plus d'autre choix que de suivre son chevalier.
Même l'orgueilleuse pucelle qui accompagne Ydier n'apparaît guère que comme un enjeu : qu'il perde ou gagne le combat, elle ne peut que subir...
Le Don Quichotte de Cervantès ne fera en somme que prolonger jusqu'à l'absurde cette situation : au fond, la "Dame de ses pensées" a-t-elle réellement besoin d'exister vraiment ?
Le roman de chevalerie, dont Érec et Énide est le premier exemple, met en scène un héros éponyme, caractérisé par un ensemble de qualités héroïques qui font de lui un idéal.
Érec est un chevalier exemplaire, d'abord de naissance : il est "le fils Lac" (v. 19) ; cela suffit à le définir. Avant même d'avoir accompli quelque exploit que ce soit, il est estimé de la cour et considéré comme un preux :
De la Tauble Reonde estoit,
Mout grant los en la cort avoit.
De tant con il i ot esté,
N'i ot chevalier plus amé ;
Et fut tant beax qu'en nule terre
N'esteüst plus bel de lui querre.
Mout estoit beax et prouz et genz,
Se n'avoit pas .xxv. anz.
Onques nuns hom de son aage
Ne fu de greignor vasselage.
La qualité morale ne s'acquiert donc pas ; elle est présente de naissance, naturellement ; elle se manifeste par la beauté physique, comme dans l'antiquité homérique ; l'on ne saurait à la fois être contrefait et héroïque (Guivret le petit pourrait être un contre-exemple...), ni beau et méchant à la fois...
S'il s'agit d'un "donné", l'héroïsme est aussi perpétuellement à prouver et à améliorer. Érec doit d'abord combattre le chevalier orgueilleux, et obtenir l'épervier pour la fille du vavasseur, Énide. Le combat se déroule toujours de la même façon : le défi, l'attaque à cheval avec la lance ; puis le duel à l'épée. Un tel combat, qui peut durer des heures, exige à la fois une résistance physique hors normes – les héros, souvent blessés, perdent des flots de sang et les coups portés sont terribles – et des qualités morales et intellectuelles : sang-froid, lucidité, mais aussi courtoisie. On ne tue pas un adversaire terrassé ; on n'humilie pas un vaincu. De plus, le vaincu se soumet sans la moindre réticence aux exigences du vainqueur : il lui dit son nom, et admet sa défaite. Le respect de la parole donnée est aussi un impératif catégorique.
Mais rien n'est jamais acquis définitivement : témoin le chevalier Ydier, fils de Nut, qui croyait acquise la possession de l'épervier pour sa dame, et a dû y renoncer ; témoin Mabonagrain, qui après tant de victoires, dut s'incliner devant Érec...
Érec lui-même faillit oublier cette loi : c'est la période de la "récréantise".
Seul le Roi, peut-être, n'a plus rien à prouver : Arthur ne combat jamais lui-même, et l'aventure d'Érec s'achève avec son couronnement.
au cours de ses aventures, Érec va rencontrer deux sortes d'adversaires :
L'héroïsme chevaleresque, fait de courage physique, de droiture morale et d'altruisme, relève donc d'un code d'honneur ; on remarquera que de telles valeurs sont ici parfaitement profanes ; au moment même où l'on préchait les 1ère et ème Croisades, où l'on en finissait avec l'hérésie Cathare, les valeurs chrétiennes semblent étrangement marginales dans l'idéologie chevaleresque...
L'aventure individuelle devient, dans les romans de chevalerie, la caractéristique dominante du chevalier – par opposition à l'aventure collective des chansons de geste. Elle prendra, justement à partir de notre roman, la forme de l'errance. Ainsi, v. 2761- 2763, on nous dit :
Departi sont a quelque poinne
Erec s'en va, sa fame en moinne
En réalité, son "voyage" prend la forme d'une série d'allers-retours, dont le point de départ et d'arrivée est la cour du roi Arthur, lieu d'ailleurs non fixe, puisque la Cour elle-même se déplaçait continuellement.
Les toponymes sont plus nombreux dans ce roman que dans tous ceux qui suivront ; on en trouve environ 68. Mais la plupart de ces noms ne correspondent pas à une localisation réelle ; les hommes du Moyen-Âge ne s'intéressent guère à la géographie. Ainsi, les toponymes de Brandigan, Laluth, Limors n'ont pas de référent dans la réalité.
D'autres noms peuvent être identifiés : Caradigan est peut-être Cardigan, au Pays de Galles, Danebroc serait Edimbourg, et bien sûr Nantes.
Mais la plupart des noms cités, notamment dans les énumérations, sont purement imaginaires. Nous avons l'impression d'une grande irréalité, puisqu'Érec se retrouve en Grande-Bretagne sans que jamais soit mentionnée une traversée en bateau !
Il faudra attendre la fin du XVIIIème siècle pour que le paysage commence à prendre une valeur propre ;
auparavant il n'est qu'un décor. Et ici, les lieux sont tout juste mentionnés, jamais décrits. Ils n'ont qu'une
Mais ces lieux sont extrêmement généraux et indifférenciés ; ils ne sont que des stéréotypes. Seuls deux lieux sont décrits avec précision, et ils sont d'ailleurs liés : le verger merveilleux (v. 5727-5778) et le château de Brandigan qui lui est contigu (v. 5381-5407). Mais il s'agit ici de lieux très particuliers, ceux de l'ultime épreuve.
L'exemple le plus flagrant est celui de Brandigan : à côté du château du Roi Evrain, présenté comme appartenant au réel, se trouve le verger merveilleux, sans solution de continuité. L'Autre Monde est donc présent, étroitement mêlé au nôtre.
Le roman posthume de Manuel Vazquez Montalbán constitue à la fois un hommage à Chrétien de Troyes (et aux valeurs chevaleresques), et un testament philosophique.
Deux histoires se déroulent en parallèle :
Voir l'article de Vincent Ferré, « Erec et Enide : de Montalbán à Chrétien de Troyes » dans Modernités médiévales.
Les premières chansons de geste avaient déjà fait précéder le récit par quelques vers introductifs vantant la "bonne chanson" (Chanson de Guillaume) ou la "chanson de joie et de hardiesse" (Raoul de Cambrai) ; l'auteur du Couronnement Louis avait même ajouté quelques mots désobligeants à l'égard des jongleurs :
Je ne sais pourquoi le vilain jongleur se vante
Il ne dit mot jusqu'à ce qu'on le commande.
Mais les premiers
ils ne pourraient m'écouter
que comme un âne qui écouterait le son de la harpe.
Cette affirmation de sagesse et de vérité est universelle, y compris pour des œuvres dont le caractère didactique ne saute pas aux yeux.
Le prologue d'Érec et Énide respecte à la lettre ce schéma.
Chrétien commence par un proverbe populaire. Il fait ici référence au "vilain" : non pas un paysan, mais tout simplement celui qui n'est ni clerc, ni chevalier : le bourgeois, le marchand sont donc également des "vilains".
S'ensuivent deux éléments essentiels :
C'est également dans ce passage qu'apparaît pour la première fois le nom de Chrétien de Troyes, qui s'affirme ici comme auteur. Voir sa biographie.
L'auteur indique ici deux points essentiels :
Cet ultime passage donne enfin le titre (Érec et Énide) et insiste sur le genre : il s'agit d'un
"
Nous retrouvons également l'attaque classique contre les jongleurs, mais ici avec une nuance intéressante : ces gens "de conter vivre vuelent" : ils sont donc mercenaires, et "vilains" ; Chrétien, lui, affirme la dignité de l'auteur, qui transmet gratuitement son savoir. Il s'agit bien évidemment d'une fiction !
Enfin, nous trouvons une nouvelle mention de son nom, "Chrétien", cette fois plus directement liée à la notion de "chrétienté" ; or il s'agit d'une littérature profane, dans laquelle la religion intervient relativement peu...
Ce passage assez long (149 vers), situé entre deux lettrines rouges, se situe après que le Roi Arthur ait décidé la chasse au cerf blanc, contre l'avis de son neveu Gauvain qui redoutait des dissensions à la cour. Tous les chevaliers y participent, à l'exception du jeune Érec, resté à l'écart près de la Reine Guenièvre accompagnée d'une suivante. Pourquoi ce retrait ? C'est qu'Érec n'a pas encore d'amie : il n'est donc pas complètement chevalier, et n'est pas digne de participer pleinement aux activités de la Cour. L'on retrouvera ce trait dans le Don Quichotte de Cervantès : le héros commence par s'inventer une Dame, Dulcinée, sans laquelle il n'est pas de chevalier...
Ce texte va constituer le point de départ des aventures d'Érec. Il commence par une triple rencontre : un chevalier, une pucelle et un nain (le chiffre 3 sera répété à l'envi tout au long du roman)
Le récit suit donc rigoureusement l'ordre chronologique de la séquence ; les événements, au sens symbolique évident, s'enchaînent avec rigueur, dressant un premier portrait d'Érec.
Tout le passage est à l'imparfait, et composé de verbes d'état : "estoit"... Les personnages se trouvent dans un "essart", c'est-à -dire une terre déboisée, une clairière ; la chasse, très animée, ne leur parvient que par quelques bruits qu'ils s'efforcent de percevoir ; on a l'impression d'une vignette paisible : trois beaux personnages (L'auteur a insisté sur la beauté d'Érec ; et ici il souligne celle de la pucelle, qui d'ailleurs restera anonyme), loin des bruits de la Cour...
Le cadre – une forêt – est lui-même symbolique : c'est le lieu de toutes les aventures, de toutes les rencontres, bonnes et le plus souvent mauvaises. Les trois personnages se trouvent à l'écart de la société.
La rencontre, attendue, va donc se produire. Elle met en scène trois personnages (chiffre éminemment symbolique : le 3) :
Comme le dit R. Bezzola (op. cit. p. 98), "C'est un trio sinistre, la violence, l'orgueil et la méchanceté."
Face à cet imprévu, la Reine demeure calme, et de parfaite courtoisie : elle envoie sa suivante inviter le chevalier à se présenter. La suivante, elle, se dirige "à l'amble" vers le groupe : c'est-à-dire à une allure douce, réservée aux dames ; nous savons qu'elle monte un "palefroi blanc" : là encore, le nom et l'allure du cheval symbolisent le caractère pacifique de la jeune fille.
A la courtoisie de la Reine va répondre l'extrême brutalité du Nain, qui semble servir de "garde du corps" à son maître : c'est lui qui s'interpose, interdisant à la "noble pucelle" de lui parler, et la traitant avec le dernier mépris : elle n'a "pas le droit" de parler au Chevalier, et il la frappe avec son fouet, traitement réservé aux vilains !
Le texte donne ici un aperçu de la violence bien réelle dont les faibles, et en particulier les femmes, étaient victimes : ici le nain frappe une jeune fille ; un peu plus loin, c'est le Comte de Limors qui frappera Énide, trop peu docile à son gré...
Les adjectifs décrivant le nain font de lui une figure du Mal, un "type" plus qu'un véritable personnage : il est "plein de félonie" (v. 164), "fel et de put'aire" (félon et de mauvais air", v. 171) ; enfin sa "petitesse" est trompeuse : elle suscite le mépris de l'imprudente jeune fille, mais cache une force maléfique.
Au travers de l'humiliation subie par la suivante, c'est la Reine elle-même qui est visée : au "blecie" concernant la jeune fille répond "corrocie" touchant la Reine. C'est elle, qui par personne interposée, a été méprisée et frappée.
Et de la même façon, le Nain n'est que la "créature" du chevalier ; à travers celui-là, c'est celui-ci qui révèle sa nature vile et mauvaise :
Mout est li chevaliers vilains
Quant il souffrit que tel faiture
Feri si belle creature
Le récit suit rigoureusement le même schéma que pour l'affront précédent :
Cette 4ème partie consiste pour l'essentiel en un long discours direct d'Érec adressé à la Reine. Une première partie reprend ce que nous savons déjà : l'humiliation subie, dont le Nain n'a été que l'instrument : tout le discours, ici, est centré non sur lui, mais sur le Chevalier "qui vilains est et outrageus" (on notera que le terme "vilains" ici, comme au vers 198, a un sens moral et non social. Se prétendre au-dessus de sa condition, c'est descendre au-dessous !).
Une seconde partie explique la rapidité de son départ : il ne prend pas le temps de retourner chercher ses armes à Caradigan : il se lance immédiatement à la poursuite de son adversaire, comptant sur le hasard pour lui procurer des armes. On notera qu'il parle du "hasard" : "si je truis..." ; la Providence n'a strictement aucun rôle ici, nous sommes face à un texte purement profane.
Le texte donne ensuite une indication chronologique : l'aventure doit durer "trois jours" (v. 265) ; mais s'agit-il réellement d'une durée, ou encore une fois d'un chiffre symbolique ?
Enfin, le Chevalier part seul, avec pour seul viatique la recommandation de la Reine à Dieu. C'est le seul moment où est évoquée la religion.
Ce texte est donc le commencement de l'aventure, et de la formation d'Érec. Chevalier sans dame, donc à l'écart de la société, exclu de la chasse royale, il doit en trouver une ; il doit également combattre le Mal, en la personne du sinistre trio rencontré : la violence, l'orgueil et la méchanceté. Lorsqu'il aura réussi cette première épreuve, il appartiendra de plein droit à la Cour et pourra enfin tenir pleinement son rôle parmi les Chevaliers de la Table Ronde.
Le texte que nous nous proposons ici d'expliquer se situe juste après le mariage, qui ouvre la seconde partie (et fait donc partie intégrante de la "crise" ; cf. ci-dessus la composition du roman. Le texte décrit d'abord la "folie d'Érec" (v. 2430-2438), puis les réactions successives qu'elle suscite :
Ensuite, nous assisterons au réveil progressif d'Érec :
Nous verrons, pour conclure, que ce texte présente quelque similitude avec Don Quichotte : dans les deux cas, un personnage plonge dans une folie qui le met au ban de la société, au grand dam de son entourage ; dans les deux cas, cette folie est présentée comme un "sommeil", un "enchantement" qui fait oublier le réel, et dans les deux cas, une femme aura le rôle difficile de désenchanter le dormeur. Et la cause de la folie est exactement inverse : si dans le Don Quichotte, ce sont les valeurs chevaleresques qui rendent le héros fou, ici au contraire, c'est l'abandon provisoire de ces mêmes valeurs qui constituent la folie et la faute d'Érec.
Huit vers suffisent à Chrétien de Troyes pour décrire l'état d'Érec : et l'auteur d'insister sur le caractère négatif de cet état ;
Il faut noter que ce passage appartient encore à la description du mariage, qui commence par une lettrine
bleue (v. 2351) : cela signifie très clairement que le mariage, qui semblait au premier abord être la consécration
du nouveau chevalier, et la fin heureuse de son histoire, constituait en réalité
La lettrine rouge, marquant une nouvelle étape, n'apparaît qu'au vers 2439, lorsque nous changeons de point de vue, et passons de celui d'Érec (dans un bonheur un peu béat) à celui de ses compagnons (désolé et critique).
Le comportement d'Érec est double :
Cette noblesse persistante dans la folie répond point par point à l'éloge d'Énide précédant ce passage (v. 2409-2429) : ce qui est en cause ici ne remet nullement en question ni la perfection de la jeune femme, totalement innocente de ce qui arrive, ni la bonne nature du héros lui-même. Il est simplement victime d'un aveuglement passager.
Au début, la seule réaction de ses compagnons est donc la douleur, le chagrin : "duel", "se dementoient", "granz duelx et granz domages"... ; la critique n'intervient qu'après-coup (v. 2459), mais alors elle se répand si vite, descendant jusqu'aux "sergents" c'est-à-dire aux valets d'armes, qu'Énide fint par en prendre conscience.
Énide entend un seul mot, mais c'est un mot terrible, une condamnation sans appel : "
La première réaction d'Énide consiste à ne rien dire, pour ne pas blesser Érec ; mais c'est aussi une douleur extrême, qu'elle traduit de manière élégiaque. Elle se fait les plus grands reproches, non qu'elle ait commis une faute volontaire, mais elle sait qu'elle est la cause de la déchéance du chevalier, qui entraîne la sienne propre (on a vu qu'elle n'était plus "dame").
Cette scène comporte plusieurs éléments fortement symboliques :
Cette double parole sera ensuite regrettée par Énide, qui tentera en vain de sauver le bonheur perdu ; mais en même temps, ce bonheur, fondé sur l'abandon des valeurs chevaleresque et le renoncement à soi même, ne pouvait durer et avait quelque chose d'inauthentique qui le condamnait.
Érec, qui dormait, se réveille d'abord au sens littéral du terme ; il a entendu Énide pleurer
et parler ; les derniers mots prononcés, "
Son attitude est alors quelque peu ambiguë : il mêle une profonde tendresse ("bele amie chiere", "ma douce amie") à des menaces voilées ("je le savrai, mon uel", "Gardez ne me celez mie"...
Alors qu'Énide tente désespérément de rattraper sa parole malheureuse, qui condamne le bonheur où vivaient les amants (et l'on retrouve une des images traditionelles de la "femme dangereuse" : la geolière de la "prison d'amour" qui empêche l'homme de s'accomplir vraiment ; et ce n'est pas pour rien qu'à la fin du roman, la "Dame" de la "Joie de la Cour" qui emprisonne Mabonagrain est justement cousine d'Énide...), Érec rétablit brusquement une distance : l'on passe de l'intimité de la "douce amie" (v. 2515) à "ma dame" (v. 2524) : Énide retrouve son rôle, signe qu'Érec va retrouver le sien.
Accusée ouvertement de mensonge – un comportement totalement contraire à ses valeurs, Énide "craque", non sans une certaine cruauté.
La vérité sera dite à Érec sans aucun ménagement. D'abord le blâme semble s'être étendu à la terre entière : d'abord limité aux compagnons, puis aux valets, à présent il est sur toutes les lèvres :
"Par ceste terre dïent tuit,
Li noir et li blonc et li ros..." (v. 2540-2541)
"Or se vont tuit de vos gabant,
Viel et jone, petit et grant..." (v. 2549-2550).
Unanime, le blâme est également impitoyable : "récréant", c'est-à-dire "lâche", le chevalier a perdu toute valeur : "Vostre pris en est abaissiez" (v. 2544) ; "tot en perdez vostre pris", (v. 2560). Tout est donc à refaire, et même plus : car avant de rencontrer sa Dame, Érec était certes exclu de la chasse, mais il avait du moins l'estime de la Cour. Actuellement, il a tout perdu.
Enfin, pire encore : le blâme a rejailli sur la Dame ; or nous avons vu dans le texte 2 que l'affront fait à une dame était précisément l'aiguillon qui poussait le chevalier à l'action. Ici, le mot "blasme" est répété 4 fois (v. 2556-2565) ; et ces reproches – injustifiés – provoquent en Énide une douleur insupportable : "m'ennuit" (v. 2552 ; attention, le mot a ici le sens fort qu'il gardera jusqu'au 17ème siècle) ; "me poise" (v. 2554, 2555, 2557) ; "d'angoisse plorer m'en covient" (v. 2568), "pesance" (v. 2569)... Une telle insistance prend une valeur injonctive pour le chevalier : sa Dame a subi un affront, elle souffre, sa réaction à lui ne peut prendre aucun retard. D'autant qu'Énide, redevenue pleinement dame, exprime clairement son exigence :
"Autre consoil vos convient prendre" (v. 2562).
Enfin, l'expression fatal, "
Le texte – du moins le passage que nous expliquons – se termine par deux vers lapidaires :
"– Dame, fait-il, droit en eüstes
Car cil qui me blasment ont droit." (v. 2572-2573)
Désormais, le Chevalier est pleinement réveillé de son sommeil fou, il prend acte de la situation et reconnaît sa faute. Chacun de ses mots compte : "Ma Dame" rend à Énide son rang et son rôle ; il lui reconnaît le droit de se plaindre, et reprend donc à son compte la parole fatale. Le bonheur est donc détruit, l'aventure peut (re)commencer. Ce sera chose faite dès le vers suivant.
Dans la société chevaleresque du XIIème siècle, la femme ne saurait jouer un rôle actif. Victime d'un affront, ou
d'un blâme, Énide, comme la Reine du texte 2, est réduite à se plaindre, ou à souffrir en silence.
En revanche, sa
Arraché à son sommeil, et à sa folie, Érec réagit immédiatement : il repart à zéro, pour reconquérir sa dame, et se retrouver lui-même.
Nous sommes à présent au seuil de l'ultime aventure qui fera d'Érec un chevalier parfait et un roi. Irrésistiblement attiré par la renommée de la "Joie de la Cour" (un nom mystérieux dont on ne connaîtra le sens qu'à la fin), notre héros est venu à la cour du roi Évrain ; celui-ci l'a prié en vain de renoncer à une entreprise quasi impossible, mais Érec s'est obstiné.
Le texte se compose de plusieurs parties nettement distinctes :
Ce texte introduit dans le roman des éléments encore inédits : alors que pour la première fois Érec se sépare d'Énide,
le
Cette première partie est déjà sous le signe du contraste et de l'ambiguïté : Érec est déjà tout entier dans le projet et l'impatience ; les signes positifs se multiplient : nous sommes "le matin" ; Chrétien insiste sur la "lumière" ("ajorné" v. 5665, "esveil" v. 5666, "aube clere et soleil" (v. 5667)...
À l'inverse, Énide, elle, est plongée dans l'angoisse et l'obscurité :
Enide a mout grant ennui torne,
Et mout en est triste et irie.
Mout en est la nuit empirie
De sopeçon et de paor
Que ele avoit de son seignor,
qui se vuet metre en tel peril.
La séparation entre les deux époux commence ici : ils ne vivent pas la même chose. Et pour la première fois, Énide n'est pas à l'origine de cette aventure.
les points de vue alternent : toujours internes, nous voyons d'abord celui d'Érec, puis celui d'Énide, et à nouveau celui d'Érec.
Le récit suit une ligne strictement chronologique, du lever à l'habillement et aux armes – et là encore, pour la première fois depuis sa toute première aventure, Érec porte des armes nouvelles offertes par le Roi : c'est encore un signe de renouveau. Puis nous assistons au départ proprement dit : dans une sorte de ralenti, Chrétien ne nous épargne aucun détail, même la descente de l'escalier, comme pour créer une attente et retarder le moment fatidique.
Cette scène produit un fort contraste avec la précédente :
L'ambiguïté et le mystère s'épaississent, par cette "Joie" oxymorique, que l'on maudit, et qui ne produit que trahison et tristesse.
Le Chevalier semble isolé, insensible à cette désolation générale, comme il l'avait été de la douleur et de l'angoisse d'Énide
dans le passage précédent. Le seul sentiment qu'il exprime, c'est l'impatience de savoir : l'héroïsation du personnage est à son comble,
bien loin de la prudence d'Érec au tout début du roman ! Mais en même temps, son impatience aussi a changé de nature : il ne
cherche ici ni l'exploit, ni la gloire, mais plutôt la
"Que il
Le Roi, Érec et toute leur escorte parviennent enfin à un verger ; et nous assistons à une intervention du Narrateur, destinée à souligner le caractère "véridique", "historique" de la description qu'il va nous faire ; or le verger est un espace hautement symbolique au Moyen-Âge, qu'il s'inspire de l'antiquité gréco-romaine (songeons au "Jardin des Hespérides", haut lieu d'un exploit d'Hercule, ou encore au jardin merveilleux d'Alcinoos, roi des Phéaciens dans l'Odyssée) ou de la tradition judéo-chrétienne (le mot "paradis" désigne en réalité un jardin, ou un verger).
Comme dans les jardins antiques ou orientaux, le merveilleux semble d'abord l'emporter : celui-ci est entouré d'une muraille invisible, faite d'air et non de pierre ; c'est un lieu clos, protégé, à l'écart de la ville et du château (c'est-à-dire du monde réel).
Tous les ingrédients du topique du
Mais déjà, au sein même de cette vision idéale, surgit l'inquiétant : le jardin était clos "par nigromance" (v. 5734), c'est-à-dire par magie noire ! Et par ailleurs, un étrange interdit frappe ce verger : on ne peut rien en sortir ; les fruits doivent être consommés sur place.
Mais Érec n'en a cure : tout à sa joie, il a pénétré "par une étroite entrée" dans le verger, avec le Roi et toute sa suite ; et il est tout à son exaltation :
Erec aloit, lance sor fautre,
Parmi le vergier chevauchant,
qui mout se delitoit ou chant
Des oiseax qui leanz chantoient ;
Sa joie li representoient,
La chose a qoi il plus baoit.
C'est au moment précis où Érec se laisse aller à la Joie que la "merveille", c'est-à-dire l'horreur lui apparaît (v. 5766) ; la conjonction adversative "mais" souligne cette rupture. Il aperçoit des pieux, portant des têtes coupées ; et le dernier, qui semble lui être destiné, se porte qu'un cor.
Les références aux chansons de geste se multiplient : allusion à des personnages comme Thibaut l'Esclavon, Opinel ou Fernagu, et surtout ce "cor" sinistre, qui ne peut pas ne pas évoquer celui de Roland... Cela montre à nouveau que l'aventure d'Érec a changé de dimension, car les héros des chansons de geste appartenaient à une épopée collective : comme eux, Érec porte l'espoir, et la peur de tout un peuple.
Cette vision effroyable, qui contraste violemment avec la beauté du verger, est une énigme que le Roi Évrain, fidèle à son rôle d'hôte et de guide, va lever.
Le discours qu'il tient est rigoureusement structuré :
Cette entrée dans le verger maudit, et cette dernière aventure, permettent de mesurer le chemin parcouru par Érec et Énide depuis leur départ : il a d'abord combattu pour lui-même et pour elle, puis pour autrui (la demoiselle de la forêt) ; à présent, il doit prendre une nouvelle dimension, qui le rapproche des héros des chansons de geste : c'est pour l'ensemble de la collectivité qu'il doit affronter la mort, remettre une nouvelle fois en danger le bonheur acquis, et vaincre le mal. C'est à cette condition seulement qu'il aura accompli son destin – et qu'il pourra à son tour être Roi.