François Rabelais, « Gargantua » (1534)

Rabelais, Gargantua(1534)

Rabelais présente « Gargantua » – Gustave Doré

Rappel : La pagination sera donc indiquée dans les deux éditions successivement : Poche, puis Pockett. Exemple : p. D 81 / F 34 signifie « Poche (édition Defaux) p. 81 / Pocket (édition Fragonard) p. 34 ».

Étude du Prologue

Le prologue est un texte à part, qui ne fait pas partie du roman, mais en donne le sens. A la manière des « parades » médiévales, Rabelais s’adresse ici directement à son lecteur.

Un double mouvement, vers le haut et vers le bas.

Le texte commence par une  double analogie : Silène / Socrate – Socrate / roman. Rabelais attire d’abord l’attention du lecteur par une comparaison apparemment irrévérencieuse : Socrate = une boîte ! Puis vient l’explication : description de ce qu’est une  » boîte de Silène » – allongée par des énumérations  ; Retour à Socrate : double portrait extérieur / intérieur è la 1ère analogie apparaît… mais on ne sait toujours pas où l’auteur veut en venir. Nouveaux retards dans le 2ème §, avant que la thèse apparaisse enfin dans la dernière phrase.

Raisonnement par induction : les faits concrets, les éléments de comparaison, les exemples apparaissent avant l’idée générale que le lecteur ne découvre qu’à la fin.

Ce double mouvement apparaît donc dès cette comparaison : mouvement vers le bas (comparaison à un objet courant, puis plus tard avec un chien dévorant un os à moelle), et vers le haut (référence à Socrate, le plus prestigieux philosophe de l’Antiquité, ainsi qu’à Homère ; appel à la sagesse).

Même mouvement dans l’adresse aux lecteurs : ceux-ci sont désignés comme « buveurs », « mangeurs » et même « vérolés » ; l’auteur s’adresse à eux avec la plus grande familiarité (« mes amours », « couillons ») ; mais en même temps il y a l’opposition entre « vous » (valorisés) et « les autres », rejetés dans le néant.

Le texte reproduit donc l’ambiguïté fondamentale de la boîte de Silène : si l’aspect grotesque cache un contenu de haute sagesse, cet aspect grotesque ne doit pas pour autant n’apparaître que comme un masque : le caractère carnavalesque du roman est partie intégrante de sa nature, et également de la sagesse ici proclamée.
Il s’agit aussi de réhabiliter le corps, contre les esprits chagrins de la Sorbonne !

Un style oralisé et oratoire : un langage inflationniste.

  • Les apostrophes, les adresses au lecteur ;
  • Verve populaire et vocabulaire concret : remplace un seul terme abstrait par toute une série d’images concrètes, souvent burlesques.
  • Goût de l’énumération : effets de rythme, de sonorités, parallélismes de construction, anaphores, rimes.
  • Le lyrisme : les qualités de Socrate.

Une leçon… de mesure.

Si Socrate est peint à l’aide d’hyperboles, (« prince des philosophes »), le modèle qu’il propose est déjà une leçon de sagesse ; voyons en effet les qualités de Socrate :

« entendement plus que humain, vertus merveilleuses, couraige invincible, sobresse non pareille, contentement certain, asseurance parfaicte, desprisement incroyable de tout ce pourquoy les humains tant veiglent, courent, travaillent, naviguent et bataillent. »

L’on s’aperçoit que l’image ici donnée du philosophe n’est pas très éloignée de celle proposée, par exemple, par les Épicuriens, et que Socrate lui-même donnait dans le Gorgias : le philosophe, préoccupé par la recherche du Bien suprême, se soucie peu de biens matériels, de la puissance, de l’argent, qui ne sont que des leurres, des flatteries qui le détourneraient de l’essentiel…

Une leçon reprise à son compte un peu plus loin par Rabelais : comparant le lecteur perspicace à un chien devant un os à moelle, il précise :

« Quel est l’espoir de son estude ? Quel bien y pretendt il ? Rien plus qu’un peu de mouelle. Vray est que ce peu plus est délicieux que le beaucoup de toutes aultres… » (p. F 38, D p. 85)

Le « peu » du bien suprême vaut mieux que le « beaucoup » de tous les autres biens : cela pourrait être une devise contre toutes les formes d’intempérance… et cela va évidemment à l’encontre de l’éloge du boire et du manger, de la gourmandise et des « buveurs » auxquels s’adresse Rabelais ! Là encore, on retrouve l’ambiguïté du livre, une contradiction qu’il faudra interroger et résoudre :

  • N’y a-t-il pas une démesure « positive » qui ne serait pas contraire à la recherche du Bien, qui en serait même l’auxiliaire, comme la figure carnavalesque du philosophe, « tousjours riant, tousjours beuvant d’autant à un chacun, tousjours se guabelant » dissimule sa véritable sobriété ?
  • Comment s’articule la démesure carnavalesque et la sagesse ?
  • Comment s’opposent bonne et mauvaise démesures ?

Chapitres I à XII : un bébé géant.

Les tous premiers chapitres vont permettre à Rabelais de mettre en place les caractéristiques de sa famille de géants, au sens physique du terme, dans la tradition des géants médiévaux (Pantagruel, héros de son premier roman et fils de Gargantua, était le personnage d’une chronique populaire).

Les  cinq premiers chapitres  reprennent les éléments du récit d’une naissance héroïque.

  • Ch. I : généalogie du héros, remontant à la plus haute antiquité… mais en même temps circonscrite à un lieu précis : « du côté de Narsay », c’est à dire la région de Rabelais lui-même. On retrouve ici ce double mouvement d’héroïsation et de réduction déjà mentionné dans le prologue.
  • Ch. II : « les Fanfreluches antidotées » représentent une digression : énigme en vers censée avoir été trouvée en même temps que la généalogie de Gargantua.
  • Ch. III : Mise en place du gigantisme du héros : sa mère le porte jusqu’au onzième mois, ce qui donne l’occasion à Rabelais à la fois d’ironiser sur la crédulité des juristes (qui considèrent comme légitime un enfant conçu deux mois après la mort de son père…) et contre les femmes, dans la lignée de la   « querelle des femmes » qui fait rage à ce moment.
  • Ch. IV : récit d’une ripaille de tripes de bœufs, dans la tradition carnavalesque (et gigantale : jeu sur les nombres, car on tue 367 014 bœufs gras… dont on dévore les tripes en buvant à proportion !) et propos de tables paillards, sous forme de dialogue quasi théâtral.
  • Ch. V : récit d’une naissance extraordinaire… par l’oreille ! Jeu sur le vocabulaire médical et attaque contre la Sorbonne (p. F 76-77 D 125, ) ; affirmation militante de la primauté de la Raison, contre l’enseignement de l’université de Théologie.

Arrêtons-nous un instant sur le chapitre VI :

Un aspect réaliste…

Alors que la naissance de Gargantua, par l’oreille, relevait du registre fabuleux, et apparentait le héros à un dieu (cf. Athéna née du crâne de Zeus, ou Héphaïstos sorti de sa cuisse…), le chapitre VI reprend le rythme « normal » qui suit une naissance : premier cri du nourrisson, donation du nom, allaitement par biberons, la mère n’ayant pas assez de lait, comportement du bébé… A noter quelques traits de l’époque : jusqu’à vingt-deux mois, l’enfant reste enfermé et emmailloté !

… aussitôt démenti par le caractère gigantesque du bébé

  • gigantisme physique : l’enfant pousse un « cri horrible » à la naissance ; pour le nourrir, il faut 17 900 vaches ; sa mère, si elle l’avait allaité, aurait dû tirer de son sein 1400 pipes de lait à chaque tétée [la pipe est une mesure de capacité variable, d’environ 270 litres] ; il est pourvu de dix-huit mentons (l’embonpoint était considéré comme signe de santé, et non d’obésité. Mais l’on se « contentait » en général de deux ou trois mentons…), et il faut une charrette à bœufs pour le transporter !
  • Gigantisme des appétits : plus que sa taille, c’est sa goinfrerie qui fait de lui un être démesuré. Son premier cri est « A boire ! », ce qui enchante son père au lieu de l’inquiéter ! ; tous les éléments de gigantisme touchent d’abord à sa voracité : le géant est d’abord quelqu’un qui mange et/ou boit. D’où l’insistance sur les quantités astronomiques de lait, et surtout de vin, dont il est abreuvé dès son plus jeune âge – au point de le rendre quelque peu incontinent !
  • Prolifération carnavalesque du corps : prolifération de la nourriture, du vin, et de leur corollaire, la merde. Laquelle n’est nullement dévalorisée, mais au contraire glorifiée, dans l’inversion du « haut » et du « bas » typique du Carnaval, d’où les modalisations axiologiques positives, attribuées à l’appétit, ou au contraire à la défécation :

« Il estoy merveilleusement phlegmaticque des fesses […] au seul son des pinthes et flaccons il entroyt en ecstase, comme s’il goustoyt les joyes de paradis.«  Et plus loin, l’on parle de « complexion divine«  ! (p.  F 82 D 131)

  • Le nom de Gargantua porte en lui l’ensemble de ces caractéristiques : il a le même sens que celui de Grandgousier ; d’origine méridionale, il est attesté dès 1471 dans le Limousin. Le nom, ici, rappelle à la fois la dimension hors-norme du personnage, mais surtout le caractère démesuré, quasi infini, de sa goinfrerie.

Les chapitres VII à IX : un portrait indirect du jeune géant.

A vingt-deux mois, l’enfant quitte le statut du nourrisson, condamné à l’immobilité : on le promène (voir chapitre précédent), et on lui attribue ses premiers habits, qui font de lui un adulte en réduction – réduction toute relative ici puisqu’il s’agit d’un géant !

Dans ces trois chapitres, plusieurs éléments sont à noter :

  • l’appartenance proclamée de Gargantua à une lignée royale,. Chemise, pourpoint, chausses et haut de chausse, casaque, ceinture, chapeau à panache, avec emblème en or, gants, épée, bagues, tout cela relève de la vêture normale d’un noble de très haut lignage, ou d’un prince.  Mais c’est un prince de carnaval : son épée est en bois !
  • Le jeu sur les dimensions et les quantités : une aune représente à peu près 1,20m de tissu (la mesure était variable selon les lieux et les époques) ; le marc est un poids de huit onces servant à peser les métaux précieux. Une once pèse environ 30 grammes.

Petit problème pour des mathématiciens : sachant qu’il faut 900 aunes de tissu pour faire une chemise à Gargantua, et 1105 aunes 1/4 pour ses chausses, quelle est la taille approximative du géant ?
La plaque de son chapeau pèse 68 marcs d’or, et la chaîne qu’il porte au cou 25063 marcs. Combien cela représente-t-il ? Est-ce cohérent avec sa taille ?

  • Gigantisme et merveilleux : multiplication des matières précieuses, parfois extraordinaires : étamine, damas, broderies en filigranes d’or et d’argent, velours, plume de pélican (les grandes découvertes ne sont pas loin, et les matières exotiques fascinent)… et même peaux de lutins et de loup-garou ! Toutes les pierreries sont également présentes, en quantité.
  • Mais le Carnaval n’est jamais loin : insistance sur la « braguette », de dimensions considérables, et dont on nous précise qu’elle n’est nullement un leurre : 16 aunes 1/4, soit plus de 19 mètres de tissu, une émeraude de la grosseur d’une pomme d’orange » ; le tout comparé… à une corne d’abondance !
    lCe gigantisme ne concerne pas seulement le boire et le manger, mais également l’appétit sexuel. En témoigne également le motif figurant sur son emblème, le mythe de l’Androgyne originel, raconté dans le Banquet de Platon, et désigné comme l’origine de l’amour – chacun essayant, en retrouvant sa « moitié », de reconstituer l’être entier.
  • Enfin, dans les chapitres VIII et IX, Rabelais se livre à une attaque contre le symbolisme des couleurs, tel qu’il figurait dans Le Blason des couleurs. Dans la lignée humaniste, il s’agit de dénoncer tout ce qui relève de la déraison, de l’irrationnel, des préjugés absurdes des siècles passés, en un mot de la superstition. Il s’agit d’une digression, dans laquelle Rabelais se livre au plaisir de l’érudition. Une « dissertation » à ne pas prendre trop au sérieux : Rabelais s’amuse !

Les chapitres X à XII : de l’enfant sauvage au sauvageon intelligent.

  • Le chapitre X commence par une antiphrase : de 3 à 5 ans, l’enfant « feut nourry et institué en toute discipline convenente« , c’est-à-dire qu’en réalité il n’apprend strictement rien, et est traité comme un petit animal, assez sale, et qui se livre sans le moindre tabou à ses appétits : boire, manger, dormir, et se livrer à l’éveil d’un sexualité précoce et attisée par les agaceries des femmes (dont la paillardise est le leitmotiv de l’époque, dans la lignée de la « querelle des femmes » déjà mentionnée à propos du chapitre III.) Mais cette saleté-là est intensément jouissive : elle témoigne d’un grand souci d’observation chez Rabelais, et correspond à ce que la psychanalyse appellera le « stade anal ». Rien de comparable à la saleté triste que l’enfant retrouvera chez ses précepteurs sorbonnicoles !
  • Le chapitre XI montre de manière assez réaliste les jeux d’imagination d’un enfant, capable de transformer en « cheval » n’importe quel morceau de bois – ce qui donne une fois encore l’occasion d’insister sur son caractère gigantesque : il ne lui faut pas moins qu’une « grosse poutre », un « fût de pressoir » ou un « grand chêne » pour se fabriquer des jouets.
    Mais il montre aussi, à la fois des relations aux adultes dépourvues de respect mais aussi de tabous (l’enfant est tout heureux d’avoir joué un bon tour aux invités de son père), une grande agilité de langage, et une obsession de la scatologie. Face à cela, les adultes ne savent que rire, se montrant ainsi quelque peu courtisans… Cela préfigure probablement l’éducation calamiteuse qui sera donnée au jeune géant dans les chapitres suivants !
  • Enfin, le chapitre XII est destiné à montrer la « merveilleuse intelligence » de l’enfant, qui se pose des questions, expérimente et trouve enfin ses propres solutions – attitude déjà humaniste ! à l’occasion éminemment carnavalesque de la recherche d’un torche-cul idéal.
    • Multiplication des « expériences » et donc prolifération de la merde ;
    • Multiplication des détails concrets, matières, tissus, jusqu’à des animaux vivants ;
    • Mais surtout, une nouvelle forme de gigantisme : la prolifération du langageÉnumérations, mélange entre prose et vers (fortement inspirés de son ami Clément Marot ; « en rimant souvent m’enrime » est une citation de l’Épître au Roi, de celui-ci), selon l’esthétique de la « satura » (mélange).

    L’enfant a donc découvert tout seul la propreté ; c’est encore un signe de sa vitalité et de son intelligence – qui témoignera encore davantage de la stupidité de ses premiers précepteurs, capables de gâcher d’aussi belles dispositions !

Le « bébé géant » a donc toutes les caractéristiques d’un géant de Carnaval, directement issu de la tradition médiévale :

  • dimensions colossales
  • appétits démesurés
  • obsession du « bas corporel », érotisme et scatologie.

mais il témoigne en même temps d’autres dispositions : il passe de l’état semi-sauvage à la manifestation d’une vive intelligence, dans ses rapports aux êtres et aux choses :

  • Passage par lui-même de l’animalité à l’humanité, par la découverte concomitante de la propreté et du langage ;
  • imagination
  • esprit d’observation, d’expérimentation, d’invention
  • franc-parler, remarquables capacités d’expression.

À cinq ans, il est donc mûr pour une véritable éducation… mais ses premiers précepteurs auront à cœur de détruire toutes ses belles qualités !


Chapitres XIII à XXII : L’éducation de Gargantua.

L’éducation du héros occupe dix chapitres, comportant plusieurs épisodes

  1. La première formation aux lettres latines (chapitre XII) : occasion de rappeler le caractère gigantesque du personnage, y compris cette fois en ce qui concerne la durée (ce qui n’était pas le cas de sa petite enfance, qui avait duré, très normalement, 5 ans) : 5 ans et 3 mois pour apprendre l’alphabet, 13 ans et demi pour lire 3 livres, et presque 19 ans pour un seul manuel ! Apprentissage par cœur, y compris à l’envers, ce qui est tout à fait dénué de sens : l’éducation théologale s’adresse exclusivement à la mémoire, et non au sens critique. Au bout d’un temps infini, elle laisse l’élève totalement idiot !
  2. Grandgousier, inquiet, finit par choisir d’autres précepteurs. Il y est amené par l’exemple d’Eudémon, un jeune garçon qui, en moins de deux ans, a acquis une parfaite maîtrise du latin, (langue savante de l’époque ; il faudra tout l’effort des humanistes du XVIème siècle, Rabelais lui-même, Ambroise Paré et quelques autres, pour que se développe un savoir et un enseignement en langue vulgaire), et surtout des connaissances et un art de raisonner qui contrastent cruellement avec l’abrutissement de Gargantua, qui après 54 ans d’études, n’est capable que de « pleurer comme une vache » (p. F 138 D 191)
  3. Toutefois, avant de commencer sa nouvelle éducation, sous la direction de Ponocrates, Gargantua doit faire un voyage à Paris, « pour congnoistre quel estoyt l’estude des jouvenceaux de France pour ycelluy temps. » (p. F 140 D 193). Paris, avec sa célèbre université de théologie, la Sorbonne, était considérée comme un phare intellectuel.
  4. Le voyage donne lieu à des digressions, des aventures plaisantes : si la Beauce est une vaste plaine nue, cela est dû à l’exploit de la jument (géante !) de Gargantua qui a arraché toute la forêt et détruit les frelons qui l’infestaient : attention à ne pas céder à une fibre écologique anachronique ; au seizième siècle (et jusqu’à la fin du dix-huitième siècle !) la forêt est un lieu sauvage et inquiétant, siège de tous les fantasmes, de toutes les peurs : loups (et loups-garous), brigands et ogres… Déboiser était donc faire œuvre de civilisation, et une plaine, plate, parfaitement apte à la culture, était considérée comme un beau paysage. Il faudra attendre Rousseau et le pré-romantisme pour que montagnes et forêts soient réhabilitées…) C’est aussi à cette occasion que Gargantua baptise la Beauce – ce qui est l’attribut habituel du héros.
    L’arrivée à Paris donne aussi l’occasion de plaisanteries gauloises : Gargantua, importuné par les badauds parisiens qui le suivent partout, s’en débarrasse… en leur urinant dessus, provoquant la noyade de 260 418 personnes « sans compter les femmes et les petits enfants » : un massacre très supérieur à la population totale de la ville… et qu’il ne faut évidemment pas prendre au sérieux ! Nouvelle étymologie fantaisiste : Gargantua serait aussi à l’origine du nom de Paris (par ris = par plaisanterie). On est ici dans la tradition de la littérature gigantale populaire.
  5. Le vol des cloches de Notre-Dame sera l’occasion d’une satire des théologiens, en la personne de Janotus de Braquemardo : cet épisode occupe les chapitres XVII (on rend les cloches avant même de l’écouter), XVIII (la harangue), XIX (le procès – qui dure encore ! – de Janotus contre les Sorbonnards, ce qui est l’occasion d’une satire de la justice, thème traditionnel de la littérature populaire ; cf. la Farce de Maître Pathelin, et de la Sorbonne).
  6. Enfin commence l’éducation proprement dite de Gargantua, en un célèbre diptyque : au chapitre XX, Ponocrates observe le comportement de Gargantua formé par l’éducation ancienne ; au chapitre XXI et XXII, il en prend le contre-pied, et lui propose une éducation humaniste.

Le chapitre XIX : Harangue de Janotus de Braquemardo.

1. Un discours…

  • Rappeler les marques du discours : les marques d’énonciation (1ère et 2ème personne, déictiques spatiaux et temporels, temps verbaux faisant référence à la situation d’énonciation, modalisateurs, marques de jugement).
  • Les marques d’un discours oral : les  » hum, hum « 
  • Montrer qu’il s’agit d’un discours en forme : une harangue. Retrouver les différentes parties :
    • exorde
    • position du sujet (proposition) et sa justification
    • argumentation
    • péroraison.

2. … totalement inutile.

Avant même le discours, Gargantua est décidé à rendre les cloches, et en a avisé les Parisiens. Discours parfaitement gratuit, fait par un  » clerc  » complètement éméché. Janotus est un personnage burlesque, et son discours est une joyeuse farce.

3. Tous les jeux de langage :

A) la satire des clercs : mélange de vrai et faux latin, de langage savant et populaire : le clerc ne pense qu’à ses saucisses et à ses chausses ; quelques aspects inquiétants : l’Inquisition, le trafic d’indulgences.

B) la parodie : une harangue  » classique  » mais marquée de digressions, et parfaitement absurde

C) l’acrobatie verbale : jargon composite, rythme très varié (périodes, phrases courtes), citations, onomatopées…

==> Rabelais joue ici avec le langage. La poésie  » crée son propre langage « . Tradition allant de l’époque médiévale à Céline… et Charles Pennequin.

L’éducation de Gargantua

Nous allons nous attarder davantage sur ce diptyque observation/contre-pied, en nous posant plusieurs questions :

  • quelle est la part de sérieux dans cette éducation humaniste ?
  • quelle est la part d’exagération « gigantale » ?
  • Quelle leçon devons-nous retenir de cette confrontation, et dans quelle mesure l’éducation humaniste est-elle plus mesurée que l’éducation scolastique ?

L’éducation scolastique

Le chapitre XX suit l’ordre chronologique d’une journée-type.

  • Lever entre 8 et 9 heures, ce qui peut nous sembler fort raisonnable, et est appuyé par un psaume de David ! En réalité, à une époque où l’on ne pouvait guère prolonger la journée au-delà de la tombée de la nuit (les chandelles coûtaient cher !), cela représentait une perte de temps.
  • Une toilette limitée à sa plus simple expression : dans les chapitres précédents, Rabelais a déjà mentionné la saleté des Sorbonnards ; l’absence d’hygiène choquait le médecin, alors en avance sur son temps. Les théologiens avaient tendance à considérer que les soins d’hygiène étaient une attention excessive accordée au corps, donc un péché.
  • Un petit déjeuner très copieux, même en tenant compte qu’il s’agit d’un géant : le régime des Sorbonnards est marqué par la goinfrerie et l’ivrognerie.
  • La religion : purement formaliste, où la quantité (25 messes, des kyrielles de chapelets, un tas de patenôtres) remplace la qualité, où la foi authentique n’entre pour rien. Par exemple, après le repas, il « grignote d’un transon de grâce » c’est à dire « mâchonne une bribe d’actions de grâces » (p. F 177 D 229).
  • Les occupations quotidiennes : le jeu y occupe la plus grande place, et Rabelais nous offre ici une de ces listes, immenses et fantaisistes, qu’il affectionne : il en énumère 143, dont la plupart sont réels ! Démesure de l’expression, prolifération du langage, immensité de l’érudition…
  • La sieste, précédée et suivie de boisson ;
  • la part de l’enseignement est quasiment nulle : après la messe, « il étudiait une méchante demie-heure […] mais son âme était à la cuisine » ; après la sieste  « il commençait à étudier un peu, et en avant pour d’autres patenôtres » (p. F 185 D 235).

Les caractéristiques d’une telle éducation, évidemment caricaturale, sont les suivantes :

  • A la fois un profond mépris du corps, et une obsession de ses désirs : absence d’hygiène, d’exercice physique (à peine un peu de chasse, occupation favorite des Nobles…), mais véritable obsession du boire et du manger ; trop de sommeil, et même débauche : « ils allaient voir les garces des environs... »
  • Une absence quasi totale d’apprentissage : aussi bien pratique qu’intellectuel. Gargantua continue de se comporter comme un sauvageon.
  • Aucun esprit critique ; aucune réflexion. La religion est réduite à une pratique mécanique.

L’éducation humaniste

Les chapitres XXI et XXII : la journée-type d’une éducation humaniste.

  • La journée commence à 4 heures du matin (de quoi faire frémir le plus courageux des élèves de prépa…) ; lecture directe des Saintes Écritures, une revendication de l’évangélisme, qui prétend revenir à l’étude des textes, sans passer par les multiples gloses qui les ont défigurés ; ce qui leur vaudra l’hostilité de la Sorbonne.
  • Hygiène et toilette, contrastant avec la saleté des Sorbonnards ;
  • 3 heures de lecture (on notera que la lecture est faite à haute voix, par un « lecteur professionnel » : cela ne signifie pas que Gargantua soit analphabète, mais l’on pratiquait ainsi jusqu’au 18ème siècle. La lecture muette n’interviendra que tardivement, vers le 18ème siècle ; la lecture était même, souvent, une activité collective et non individuelle. Cf. les salons.)
  • Exercice physique, sans contrainte : « tout leur jeu n’estoyt qu’en liberté, car ils laissoient la partie quand leur plaisoyt » (p. F 190 D 241) ; nouvelle toilette.
  • déjeuner, qui est l’occasion d’une leçon de sciences naturelles ;
  • actions de grâces
  • jeux de cartes… pour apprendre les mathématiques
  • musique
  • à nouveau trois heures d’étude
  • équitation et art de la guerre, chasse, natation (encore une nouveauté révolutionnaire, pour une époque qui craignait l’eau, aussi bien pour boire que pour y entrer !)
  • Nouvelle toilette, nouvelle conversation
  • dîner « sobre et frugal »
  • action de grâces, conversation érudite, musique, observation du ciel en pleine nuit, récapitulation de la journée.

Et s’il pleut, l’on fait évidemment moins d’exercice (mais l’on mange moins) ; et l’on profite de ces moments pour apprendre d’autres arts : on visite toutes sortes d’artisans, on étudie la peinture et la sculpture…. et même l’art des bateleurs !

Une fois par mois, cependant, Ponocrates offre congé à son élève : une excursion dans la banlieue parisienne, pas de livres ni de leçons… sauf la littérature !

Un programme encyclopédique, digne d’un géant.

Il ne faut évidemment pas prendre au sérieux cette incroyable accumulation de savoirs et de savoirs-faire, ni ce programme digne du bagne. Mais si « l’honnête homme » du seizième siècle peut et doit avoir des lumières de tout, un « honnête géant » doit posséder un savoir à la mesure de sa taille (cf. les premiers chapitres) et de son gigantesque appétit. Quand un homme joue d’un ou deux instruments de musique, lui les pratique tous, et quand un humain se livre à ce qu’on n’appelle pas encore un sport, le géant doit, lui, exercer une force sans commune mesure… Ainsi, si ses deux compagnons, Eudémon l’intellectuel et Gymnaste, le sportif, se partagent la perfection, chacun en son domaine, Gargantua, lui, doit cumuler les deux !

On peut également penser que l’usage savant de chaque instant de la journée, au point de priver le pauvre Gargantua de tout moment de répit et d’intimité, a quelque chose de caricatural. Ponocrates le suit jusqu’aux toilettes ! On est passé d’un extrême à l’autre, d’un total laisser-aller à une rentabilisation de tous les instants.

Rabelais se livre donc ici aux joies de la démesure : dans une volonté satiriste de condamner l’éducation ancienne, et militante de promouvoir la nouvelle, il entraîne son lecteur, avec jubilation, dans un programme qui relève davantage de la féerie que de la réalité !

Un programme humaniste, marqué par l’équilibre.

Cependant, le principe même appliqué par Ponocrates n’a rien qui ne puisse satisfaire les exigences humanistes :

  • Respect du corps, et limites posées à ses appétits : le régime de Gargantua devient presque frugal ! De même, l’hygiène prend une importance décisive. Le corps n’est plus livré à lui-même, il est soumis à des règles – celles de la médecine, dirait Socrate dans le Gorgias.
  • Équilibre des connaissances intellectuelles, de la réflexion morale, et des exercices physiques ; la religion redevient un sentiment sincère.
  • Équilibre des arts et des sciences (qui étaient exclues de l’éducation scolastique), des savoirs théoriques et pratiques, du savoir livresque et de l’expérience ;
  • Équilibre du travail et de la détente : on joue, on se livre une fois par mois à une journée de récréation…
  • Enfin, et surtout, participation active de l’élève à sa propre formation : sans cesse il est convié à réfléchir, à s’interroger, à approfondir sa réflexion : on est loin de la récitation à l’envers de l’Ars significandi !

Le propos de Rabelais est donc étonnamment moderne : réhabilitation du corps, mais sans pour autant renoncer à toute règle ; intérêt pour de nouvelles matières, telles que les arts, les sciences ; volonté de recourir aux textes mêmes, et à l’expérience… Il ressort de ce texte un immense appétit pour la vie, le savoir, et les plaisirs raisonnables !


Chapitres XXIII à XLIX : la « guerre picrocholine ».

Cette partie constitue le cœur du livre, sa partie centrale en même temps que la plus longue. Elle possède plusieurs caractéristiques que nous étudierons successivement :

  • Une parodie d’épopée : la « bonne démesure », à laquelle se livre Rabelais avec délectation, au travers des exploits de Frère Jean, ou encore le thème du gigantisme (Gargantua secouant des boulets de canon de sa chevelure après la bataille). On retrouvera ce plaisir de la démesure dans la prolifération langagière.
  • La dénonciation du « mauvais roi », en la personne de Picrochole, et plus généralement de l’ensemble du camp adverse. Arrogance, vanité, folie des grandeurs sont opposées à la modestie du « bon roi », à sa modération à l’égard des vaincus, à son souci de la justice. On retrouve ici l’idée platonicienne, qui associe mesure, justice, et bien suprême.
  • Un portrait de monarque moderne, proche de l’image de François Ier ; où la guerre n’est pas dénoncée seulement comme une folie. Il y a une « bonne » façon de faire la guerre !

Le film des événements

  • L’origine du conflit, ch. 23 : une querelle très locale, entre bergers de Grandgousier et fouaciers de Lerné (un bourg proche). Les torts ne sont pas tout à fait partagés : les fouaciers répondent par des insultes gratuites à une proposition honnête et frappent les premiers, les bergers frappent en retour et s’emparent des fouaces ; en revanche, ils les paient. La balance penche donc en faveur des bergers.
  • Au lieu de calmer ce qui n’était qu’une petite querelle, le roi de Lerné, Picrochole, déclare la mobilisation générale, et attaque le pays de Grandgousier sans lui avoir déclaré la guerre. On voit déjà la démesure du personnage. (ch. 24)
  • Sur leur chemin, ils rencontrent l’abbaye de Seuillé… et Frère Jean des Entommeures, qui leur inflige une mémorable leçon, tuant 13 622 ennemis entrés dans le minuscule enclos ! (ch. 25)
  • Picrochole s’empare de la Roche Clermault, et Grandgousier est averti des événements ; il écrit à son fils Gargantua pour le faire revenir en toute hâte. (ch. 26-27)
  • Grandgousier, voulant tout faire pour éviter la guerre, envoie un ambassadeur, Ulrich Gallet, auprès de Picrochole : celui-ci refuse de le recevoir et répond par des insultes à un discours fort sage (ch. 28-29). Dans un geste de bonne volonté, Grandgousier fait rendre les fouaces ; mais Picrochole, malgré les avertissements de Touquedillon, en conclut que Grandgousier a peur, et il veut continuer la guerre. (ch. 30) ; des conseillers fous ou peu scrupuleux, le poussent dans cette direction, et aiguillonnent sa folie des grandeurs : il se voit déjà surpasser César et Alexandre, et conquérir toute la terre (ch. 31)
  • Gargantua revient donc dans son pays. Il envoie Gymnaste en éclaireur. Celui-ci, pris par les ennemis, les effraie par de la voltige, et tue le capitaine Tripet.
  • Gargantua détruit le château du Gué de Vède, en le frappant avec un arbre déraciné, tandis que sa jument noie la troupe ennemie en urinant. Après quoi, devant son père, il secoue sa chevelure et en fait tomber les boulets de canon, qu’il prend pour des poux. (ch. 34-35)
  • Intermède comique : Gargantua avale en mangeant de la laitue six pèlerins qui s’y étaient cachés. (ch 36)
  • Rencontre de Gargantua et Frère Jean, qui se révèle grand parleur et brave. Allusion au désastre de Pavie (p. 309) au cours duquel François Ier fut fait prisonnier en 1525. Discussion sur les bons et les mauvais moines ; Frère Jean défie tous les principes de la médecine ! (ch. 37-40).
  • Départ de l’expédition contre Picrochole : frère Jean, gêné par son harnachement, se retrouve pendu à un arbre. ch. 40).
  • Combats : le moine tue un capitaine, est fait prisonnier (ch. 41), se défait de ses gardiens, prend à revers les assaillants de Gargantua qui sont en déroute (ch. 42)
  • Frère Jean ramène les pélerins (ceux que Gargantua avait failli manger en salade) auprès de Grandousier ; (ch. 43) ; Touquedillon, prisonnier, est traité humainement et renvoyé à Picrochole.
  • Tandis que Grandgousier appelle ses légions (allusion à François Ier, qui avait réorganisé l’armée en s’inspirant de l’armée romaine), Touquedillon se rend auprès de Picrochole, et tente de lui faire entendre raison ; mais il est contredit par le courtisan Hastiveau, le tue, et est tué à son tour par Picrochole. L’armée de Picrochole, indignée, commence à murmurer. (ch. 45)
  • Gargantua assiège Picrochole dans la Roche-Grimault ; défaite complète de Picrochole qui s’enfuit, et perd jusqu’à son cheval et ses vêtements !
  • Discours de Gargantua aux vaincus : mansuétude pour les peuples, refus de la conquête (le royaume de Picrochole reviendra à son fils, et en attendant il sera gouverné par Ponocrates), punition des responsables de la guerre, les fouaciers et les mauvais conseillers du Roi. Les vainqueurs, eux, sont récompensés (ch. 48-49).

On a bien ici une parodie d’épopée : les grandes étapes du récit guerrier sont respectées, début de la guerre, combats collectifs et exploits personnels, défaites provisoires et victoire finale. L’on trouve également des « topoi » chers aux récits guerriers, tels que ceux de Tite-Live ou de Tacite : en particulier les harangues, à l’ennemi, aux soldats, aux vaincus… Deux grands moments : d’une part la première partie, où Grandgousier subit les assauts de l’ennemi, d’autre part la contre-offensive de Gargantua, durant laquelle les rôles sont inversés, Picrochole étant progressivement privé de mouvement et assiégé.
Mais le tout est parodique, si l’on songe à la géographie de la guerre, circonscrite à la toute petite région de Lerné ! Le tout se déroule sur quelques kilomètres carrés, comme en témoigne la carte ci-dessous (journal La Croix, 6-7 février 1994)

La carte de la guerre picrocholine

La bonne démesure : une parodie d’épopée.

Exemple du chapitre 25, « comment un moine de Seuillé sauva l’enclos de l’abbaye du saccage des ennemis » :

  • Un récit populaire, satire anticléricale traditionnelle : totale incapacité des moines à réagir de manière rationnelle face au danger : « on décréta de faire une belle procession… » (p. F 225) La répétition de l’adjectif « beau » souligne l’ironie de Rabelais. Un peu plus loin, parodie du chant grégorien et intervention, hors de propos, du prieur, qui veut mettre en prison le seul homme dynamique de l’abbaye ! Thème non moins traditionnel du moine buveur et gourmand.
  • Une parodie de récit épique, qui en respecte toutes les étapes :
    • Le portrait du héros, sous la forme d’une série d’adjectifs qui dessinent davantage un homme d’action qu’un moine ! d’autant qu’il ne semble guère préoccupé par les formalités religieuses : « beau depescheur d’heures, beau débrideur de messes… »
    • La harangue du héros à ses troupes, avant l’exploit : commence, assez comiquement, par un « je me donne au diable » assez incongru en plein chapitre ; se poursuit par la formule traditionnelle (mais ici dévoyée) : « qui aime le vin me suive », et la volonté de « mourir pour les biens de l’Eglise »… aussitôt démentie par l’assurance du héros : « je n’y mourrai jà pourtant ».
    • Le héros se prépare au combat : description de son arme, ici le bâton de la croix
    • Les exploits proprement dits, qui révèlent une force surhumaine, et racontés dans un style épique burlesquement transformé : parallélismes (aux uns, aux autres…), anaphores (si quelqu’un…) appartiennent au langage de l’épopée, mais le médecin Rabelais s’en donne aussi à cœur joie dans l’évocation des blessures. Un incroyable massacre, perpétré par un seul homme !
    • Les paroles des vaincus, la description du champ de bataille : là encore, on est presque dans l’Iliade, ou plutôt dans la Chanson de geste (il est fait allusion à l’une d’elle, Les Quatre Fils Aymon) … sauf que les saints évoqués par les mourants sont fantaisistes…
    • Enfin, les autres moines arrivent à la rescousse (au secours de la victoire !) et participent au combat, chacun suivant sa nature : les moines adultes confessent, les plus jeunes se livrent aux délices du massacre…
    • Bilan du combat : 13 622 morts ennemis, et pas un seul blessé chez les moines !
  • Une « bonne démesure » : de toute évidence, Rabelais ici s’amuse. Frère Jean n’est pas un géant, mais son héroïsme est à la mesure des personnages de l’Iliade. Tout le jeu est dans la disproportion :
    • entre l’arme utilisée (le bâton de la croix) et les formidables blessures infligées à l’ennemi ;
    • entre la cause (le saccage d’un clos de vigne) et la conséquence (une colère quasi cosmique)
    • entre la dimension du clos (et plus généralement du lieu, Seuillé ou Seuilly, un bourg à quelques kilomètres de Chinon) et l’ampleur du massacre, de plusieurs dizaines de milliers d’hommes.
    • Ce jeu s’exprime par un langage proliférant : douze verbes à la suite (p. F 228) pour désigner les blessures, « si quelqu’un » répété six fois, dix-sept saints sont évoqués…
    • Le jeu est également signalé par l’insistance sur le « bas corporel » : beaucoup de blessures se situent au ventre : tripes, boyau culier… Cela contribue à faire rire le lecteur, qui n’éprouve donc pas d’horreur, faute de prendre au sérieux le massacre.

    Par l’exagération, les jeux verbaux, les appels au lecteur (« sçavez-vous de quelz ferremens ? » p. F  230 D 283), Rabelais fait basculer l’épique dans le grotesque.

La mauvaise démesure : Picrochole, violence et déraison.

  • Un nom parlant : Picro-chole signifie « bile amère ». Picrochole est donc un personnage tout entier soumis à la violence de son tempérament, incapable de recul sur lui-même ni sur sa situation, incapable de choisir et d’écouter de bons conseillers, soumis à la flatterie. Il semble être l’illustration même du propos du chœur dans Œdipe-Roi de Sophocle : « la démesure enfante le tyran ».
  • Une arrogance qui va jusqu’à la folie : toute tentative d’apaisement est interprétée comme une marque de faiblesse (ambassade d’Ulrich Gallet), tout avertissement comme une trahison (voir épisode de Touquedillon, ch. 45). En revanche, il écoute béatement les divagations de conseillers qui le représentent comme maître du monde, avant même tout combat : cf. chapitre 31.
  • Une folie qui se manifeste par l’absence d’ordre : à plusieurs reprise, contraste entre l’armée disciplinée et bien ordonnée de Gargantua, et le désordre qui règne dans les rangs picrocholiens : cf. chapitre 25,ou encore ch. 46 : les gens de Picrochole ne savent pas ce qu’ils doivent faire, et lui ne les dirige pas !
  • Démesure dans l’ambition, démesure dans la défaite : celle-ci est totale, puisqu’il perd jusqu’à sa monture (il tue son cheval dans un mouvement de colère) et ses vêtements ! Réduit à rien, il espère encore que son royaume lui sera rendu « à la venue des Coquecigrües » – c’est à dire par miracle !

Les géants, incarnations paradoxales de la mesure.

S’il subsiste encore quelques traces de l’aspect gigantesque de Gargantua (il mange des pèlerins en salade, prend les boulets de canon pour des grains de raisin, sa jument noie toute une armée en urinant…), les géants semblent évoluer vers des personnages rationnels, mesurés, philosophes : c’est exactement l’évolution que suivra Pantagruel entre le roman qui porte son nom et le Tiers Livre. L’aspect gigantal s’estompe au profit de l’aspect philosophique.

Deux exemples marquent cette évolution : la lettre que Grandgousier envoie à Gargantua, et le « discours aux vaincus », qui témoignent à la fois de la sagesse des héros, et de la philosophie humaniste de la guerre : il ne s’agit pas de rejeter celle-ci, mais de la réglementer ; dans certaines conditions, une guerre peut être juste.

La lettre de Grandgousier pose les limites d’une guerre légitime : il faut défendre ses biens contre une agression injustifiée. D’autre part, il ne peut s’agir d’une guerre totale :

« L’exploict sera faict à  moindre effusion de sang que sera possible ; et, si possible est, par engins plus expediens, cauteles et ruzes de guerre, nous saulverons toutes les ames et les envoyerons joyeux à leurs domiciles. »

Ce qui contraste avec l’épisode précédemment cité de Frère Jean… Mais Rabelais ne se soucie guère de cohérence !

Le discours aux vaincus (ch. 48) :

  • de même que la violence appelle la violence, les bons procédés appellent la bienveillance et l’amitié en retour : Gargantua prône, et met en pratique, la clémence. La guerre légitime n’a pour but que de rétablir la justice, nullement de procéder à la conquête.
  • En revanche, dans un but de justice, les fauteurs de guerre doivent être châtiés :
    « je considère que facilité trop enervée et dissolue de pardonner es malfaisans leur est occasion de plus legièrement de rechief mal faire, par ceste pernicieuse confiance de grace. »

    On retrouve ici l’idée de Platon, qui dans le Gorgias considérait que la punition a une valeur rédemptrice, et que commettre impunément l’injustice est un plus grand malheur que d’être puni !
  • Condamnation de la guerre de conquête, retour de la justice et de l’ordre : telle est la conception humaniste de la « bonne guerre ».

Conclusion :

La guerre picrocholine est donc l’occasion d’une opposition frontale entre mesure et démesure : d’un côté la folie meurtrière d’un Picrochole livré sans frein à ses appétits, sa
violence et son orgueil – des caractères qui semblent avoir contaminé l’ensemble de son peuple, des fouaciers aux soldats, à l’exception de Touquedillon, qui le paiera de sa vie. De l’autre, la mesure humaniste, qui se manifeste par la modestie (ne pas abuser de sa victoire), l’ordre, la recherche de tous les moyens d’éviter la guerre, mais aussi le courage, la vaillance, l’intelligence au service du combat quand celui-ci s’avère inévitable. D’un côté la violence et le meurtre, de l’autre l’humanité et la bienveillance à l’égard des vaincus. Telle est la leçon à retenir de cet épisode… même si Rabelais se livre, dans certains épisodes, à des exagérations burlesques qui n’ont d’autre but que de faire rire !


Chapitres l à LVI : L’abbaye de Thélème.

Le pendant humaniste du royaume de Grandgousier.

Frère Jean n’a pas encore reçu de récompense pour sa bravoure : Gargantua lui donne le domaine de Thélème, pour qu’il y fonde une abbaye qui soit l’exact contraire de la vie monacale.

Ce passage clôt donc le roman, et l’on retrouve des éléments déjà rencontrés au début :

  • Construction de l’abbaye : un mélange d’architecture médiévale (l’enceinte hexagonale, avec ses tours) et renaissance (le corps de logis, évoquant les châteaux de la Loire : escaliers de marbre, toits-terrasses, rappellent Blois ou Chambord ; chapitre 51). Avec un brin d’ésotérisme : la construction est une variation sur le chiffre 6 (six côtés, six tours, six étages…)
    Retour du gigantesque : 2 700 831 moutons (monnaie française représentant l’agnus dei), 769 000 écus annuels pour la construction ; 2 369 514 nobles à la rose (monnaie anglaise)…
  • Le chapitre 52 est un poème, une inscription ironique désignant tous les adversaires de l’humanisme : l’entrée de Thélème rappelle l’ouverture du livre (cf. Prologue : « c’est à vous que je m’adresse… »). Là encore, on est dans le domaine de l’inversion carnavalesque : d’ordinaire, l’inscription souhaite la bienvenue à ceux que l’on veut voir entrer. Rappelle aussi le poème des « Fanfreluches antidotées » (ch. 2)
  • Chapitres 53-54, logements et vêtements : cela rappelle le chapitre où l’on décrit minutieusement l’habillement de Gargantua enfant. Variété et extraordinaire magnificence ; mais en même temps, dans la démesure l’on sait garder la mesure :
    « En ces vestemens tant propres et acoustremens tant riches ne penez que eulx ny elles perdissent temps aulcun, car les maistres des garderobes avoient toute la vesture tant preste par chascun matin, et les dames de chambre tant bien estoient aprinses, que en un moment elles estoient prestez et habilléez de pied en cap. »
    On n’oublie pas la leçon de Platon, qui condamne la toilette comme « art de la flatterie » et perte de temps ! A mettre en relation avec l’éducation de Gargantua : chaque instant est propice à une leçon utile…
  • Chapitre 55 : la vie des Thélémites, conforme à l’idéal humaniste : une belle utopie, qui rappelle également l’éducation de Gargantua.
  • Enfin, le chapitre 56 et dernier contient une énigme, dont la solution est double : pendant évident de l’énigme du chapitre 2, également trouvée dans la terre, mais qui, elle, n’avait pas de solution. On peut y voir une reprise inversée du Prologue : celui-ci partait de l’apparence amusante pour aller vers le fond sérieux ; ici, l’on commence par donner une explication sérieuse (interprétation de Gargantua), et l’on termine par l’explication triviale (interprétation de Frère Jean). Le rire a ainsi le dernier mot

La vie des Thélémites, chapitre 55.

  • Totale confiance en la nature, non de l’homme en général (dont on a vu le déchaînement et la barbarie lors de la guerre picrocholine), mais d’une élite : « gents liberes, bien nez et bien instruictz » (p. 424), qui ont en somme reçu l’éducation donnée à Gargantua : ceux-là peuvent se fier à leur libre arbitre, qui les mènera automatiquement vers le bien. Assez curieusement, cette liberté ne les conduit pas à l’individualisme, mais à une sorte d’harmonie sociale : tous font les mêmes choses en même temps (ce qui, à la Renaissance, représentait le comble de l’harmonie, alors que cela nous semble à nous, une forme d’aliénation… attention aux anachronismes ! L’individu n’est glorifié que depuis deux siècles…). Cette soumission à l’harmonie sociale n’est de toute façon pas une servitude : la liberté ne se définit-elle pas, contrairement à la licence, par l’obéissance à des lois que l’on s’est soi-même données ? Déjà citoyens avant la lettre, les Thélémites préfigurent le Contrat social
  • Éducation humaniste… et rôles traditionnels : Anaphore de l’adverbe « jamais », qui marque ces deux éléments. On commence par l’humanisme –les Thélémites ont une culture encyclopédique à la manière de Gargantua (mais les sciences ne sont pas mentionnées, pas plus que les connaissances pratiques : il s’agit de former des courtisans, non des rois !), et on termine par l’habituel partage des rôles entre hommes et femmes : aux premiers les exercices physiques et les arts guerriers, aux secondes l’art de plaire et les travaux d’aiguille ! Mais rappelons que nous sommes en 1534-35, et non au vingtième siècle…
  • Le but de Thélème : un mariage harmonieux – et l’on verra dans le Tiers Livre qu’un tel mariage relève de l’utopie ! Grande nouveauté pour l’époque, qui ne connaissait guère que des mariages de convenance, du moins chez les Nobles (ce sera encore le cas chez Molière), et réponse humaniste à la querelle des femmes : une femme bien née, bien éduquée, qui se marie par inclination et non par contrainte, ne peut être qu’une épouse heureuse et aimante…

Conclusion :

Le retour à l’harmonie se fait donc, mais par l’utopie : Thélème n’est que le reflet inversé d’une réalité moins brillante :

  • Condamnation des règles habituelles de la vie monacale (règles absurdes, séparation des sexes, vœux perpétuels…) et en général de toutes les contraintes qui poussent les âmes bien nées vers le mal, en leur infligeant des brimades insupportables ;
  • La liberté conduit au contraire à l’harmonie… à condition d’avoir affaire à une élite éduquée ! Il ne faut pas confondre liberté et licence…
  • La mesure, la sagesse, consiste donc à être le maître de soi-même, capable en toute circonstance de dominer  ses passions, d’agir conformément à la justice et à la raison. C’était l’idéal platonicien…
  • Mais cette belle harmonie, dans la société réelle, est perpétuellement menacée, comme l’évoque le dernier chapitre…

Rabelais, la « bonne démesure » et le rire carnavalesque.

Pour cette synthèse, nous nous appuierons essentiellement sur la thèse de Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de Rabelais et la culture populaire du Moyen-Âge .
Pour Mikhaïl Bakhtine, l’œuvre de Rabelais constitue l’apogée du rire médiéval, qui entre grâce à lui dans la « grande littérature ». Ce rire médiéval, très différent dans sa nature proliférante et ambivalente, du rire dénigrant et purement satirique des siècles suivants, présente plusieurs caractéristiques, qui toutes ont trait à la démesure.

Le bas corporel, la prolifération du corps, de la nourriture…

Plusieurs épisodes marquent cette présence :
tout d’abord la naissance de Gargantua, dans un banquet, alors même que sa mère Gargamelle avait passé outre à toutes les consignes de prudence en se gavant de tripes ! Tous les éléments du bas corporel sont ici présents : la boisson, la nourriture, , la merde (les tripes, et les conséquences de l’indigestion : une débâcle intestinale !), sont ici à mettre en relation avec la naissance, dont la régénération et la vie. C’est la caractéristique majeure du rire médiéval : il renvoie vers la terre, le bas, le corps, mais c’est un rire qui marque les cycles naturels, la naissance (ou la re-naissance), la vie. Ce n’est pas un rire dénigrant (un siècle plus tard, La Bruyère, parlant de Rabelais, n’y verra plus que « l’ordure »).

On a vu également l’importance de la boisson (le cri de l’enfant, ses appétits…), de la nourriture, du corps (toute une activité intellectuelle déployée pour l’invention d’un torche-cul), de la sexualité (les propos des femmes, auprès du « bébé » Gargantua).

Il faut toutefois remarquer que ce thème tend à s’estomper tout au long du roman : omniprésent tant que Gargantua est enfant, il commence à se réduire avec l’éducation de Ponocrates (la nourriture devient prétexte à leçon et le régime se modère singulièrement), réapparaît quelque peu dans la guerre (la jument qui noie une armée, ou le banquet offert aux compagnons guerriers), puis disparaît quasiment de Thélème : il n’y est quasiment pas question de nourriture, et la sexualité y semble singulièrement sage, malgré l’absence de contraintes. Rabelais, à l’apogée du rire médiéval, est aussi peut-être l’un des premiers représentants d’une transition…

Le rire libère de la peur, et en particulier de la peur de la mort.

C’est ainsi qu’il faut comprendre l’épisode de Frère Jean des Entommeures. L’outrance, l’acharnement sur les corps, dépecés, démembrés, a pour fonction de faire rire ; c’est un massacre carnavalesque, et non sérieux. Le motif d’ailleurs est carnavalesque : sauver la vigne, donc la boisson (mais le vin est aussi un motif chrétien : « ceci est mon sang »…) ; Frère Jean, moine et « diable » à la fois, est typiquement un personnage carnavalesque : capable de transformer n’importe quel texte de son bréviaire en parodie carnavalesque, c’est à dire en son contraire.

Un rire libérateur.

Le rire carnavalesque est avant tout libérateur ; il s’oppose à la vérité officielle (celle du pouvoir, de l’église…) dont le seul ton est le sérieux. C’est pourquoi, tout au long du roman, les « sorbonnicoles » en prennent pour leur grade – la Sorbonne, université de théologie, était aussi chargée de la censure.

Mais c’est aussi un rire « constructeur » : contre la vérité officielle (le dénigrement du corps, par exemple), il affirme une nouvelle conception de l’être humain, réconcilié corps et âme (cf. l’éducation de Gargantua), confiant en sa propre nature.

Un personnage type de la « bonne démesure » : Frère Jean.

Contrairement à Gargantua, Frère Jean n’a pas de dimension gigantesque ; c’est un homme, au même titre que les autres compagnons de Gargantua, Eudémon ou Ponocrates ; et pourtant, plus le géant s’humanise et perd son caractère excessif, plus celui-ci est incarné par ce personnage hors-norme qu’est le Moine.

Frère Jean ou le moine inversé :

Son portrait physique est l’exact contraire du portrait traditionnel du moine, vieux, gras, indolent : lui est jeune, beau, et fait preuve d’une énergie débordante :

« En l’abbaye estoyt pour lors un moyne claustrier, nommé Frère Jean des Entommeures, jeune, guallant, frisque, dehayt,bien à dextre, hardy, aventureux, délibéré, hault, maigre, bien fendu de gueule, bien advantagé en nez, beau depescheur d’heures, beau débrideur de messes…«  (D. p. 277, F. p. 224)

Tout Frère Jean est dans ce portrait : son allure d’homme d’action, grand et maigre, son impétuosité et son extraordinaire activité (voir au chapitre 38 : il mène plusieurs activités de front, et parmi celles-ci, une grande prédilection pour la chasse, voire le braconnage…), ses appétits débordants (il est « bien fendu de gueule » ; et un grand nez passait pour le signe d’une grande activité sexuelle), et sa rapidité de décision, qui le mettra quelquefois en péril, et contraste avec le caractère réfléchi de Grandgousier et de Gargantua. Lui, il fonce, sans trop réfléchir !

Un guerrier extraordinaire : Frère Jean ou la démesure euphorique

Extraordinaire brutalité et cruauté du Moine dans le combat – souligné par l’usage de termes médicaux. La description complaisante de blessures horribles relève du style épique, et figurait déjà dans l’Iliade.
Mais ici, l’outrance devient comique, d’autant que les instruments l’apparentent
à un jeu : les « petits moines » utilisent pour le massacre un outil pour les enfants.

Frère Jean, ou l’anti-Gargantua ?

Les chapitres 37 et 38 représentent une pause dans le récit de la guerre : c’est une scène de banquet, dans laquelle Frère Jean tient le premier rôle. Aux réponses sérieuses de Grandgousier ou de Gargantua (voir par exemple sur la question « pourquoi les demoiselles ont-elles les cuisses fraîches », F. p. 306-308, D. 357) ou la raison de son grand nez, F. p. 316-318, D. p. 367), il répond par des anecdotes grivoises. De la même façon, il interprètera à sa manière l’énigme finale – et c’est à lui que Rabelais donne le dernier mot.

Frère Jean est l’exemple même de la démesure : il est incapable de se soumettre à un quelconque régime (voir son indignation comique quand Gargantua lui reproche de « boire matin », et il est en cela l’héritier de l’ancienne éducation. De la même manière, il fonce au combat sans réfléchir… et c’est ainsi qu’il se retrouve « pendu par les oreilles », ou prisonnier.

Pourtant, cette démesure-là n’est nullement condamnée : Ponocrates, Grandgousier, Gargantua l’écoutent et l’apprécient ; c’est en son honneur que Grandgousier offre un banquet, c’est à lui que Gargantua donnera Thélème en récompense, même si, incapable de gouverner les autres comme de se gouverner lui-même, il n’en assure pas la direction.

Frère Jean est donc valorisé, non pas malgré ses excès, mais à cause d’eux. Il est le « morosophe », le « fou-sage » qui par sa folie, son excès, le rire qu’il déchaîne, compense et conteste l’esprit de sérieux. Aux côtés de Gargantua, et contre lui, il incarne le rire populaire, et montre les limites de la mesure.

Conclusion :

Deux lectures de Rabelais sont donc à éviter :

  • Celle qui consiste, comme le fait Voltaire, à ne voir dans son œuvre qu’une bouffonnerie sans contenu, une énorme plaisanterie sexuelle et scatologique, et l’apologie de tous les excès, en particulier ceux du corps ; l’évolution de Gargantua, comme celle de Pantagruel, nous l’interdisent : tous deux en effet deviennent l’incarnation même du « bon prince », maître de ses passions, tolérant et sage.
  • Celle qui, au contraire, ne voit dans l’œuvre de Rabelais qu’une leçon humaniste de sagesse et de mesure ; comme Érasme dans l’Éloge de la Folie, Rabelais célèbre également une forme de démesure euphorique, joyeuse, libératrice et iconoclaste, incarnée notamment par Frère Jean.
  • Toute la difficulté (et tout l’intérêt) de lire Rabelais consiste donc précisément à faire ces deux lectures simultanément, sans les opposer. Rabelais est à la fois l’héritier du rire carnavalesque, et l’une des premières expressions de la sagesse humaniste.