Mme de La Fayette, « La Princesse de Clèves » (1678)

Introduction

Publié anonymement en 1678, La Princesse de Clèves est un roman historique situé dans les dernières années du règne d’Henri II, à la cour des Valois,  c’est-à-dire dans les années 1550-1559.

Madame de La Fayette (1634-1696) fréquente les salons littéraires de Catherine de Rambouillet et de Madeleine de Scudéry ; elle est une amie proche de la Marquise de Sévigné.

La Princesse de Clèves, court roman psychologique, rigoureusement construit, connut un succès immédiat. Il met en scène une jeune femme, personnage imaginaire, aux prises avec une passion amoureuse incompatible avec la vertu et la fidélité due à son mari.

Texte expliqué

Première partie, de « il parut alors une beauté » à « d’aimer son mari et d’en être aimée ».

Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l’on doit croire que c’était une beauté parfaite, puisqu’elle donna de l’admiration dans un lieu où l’on était si accoutumé à voir de belles personnes. Elle était de la même maison que le Vidame de Chartres, et une des plus grandes héritières de France. Son père était mort jeune, et l’avait laissée sous la conduite de Madame de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avait passé plusieurs années sans revenir à la cour. Pendant cette absence, elle avait donné ses soins à l’éducation de sa fille ; mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté, elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des mères s’imaginent qu’il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner : Madame de Chartres avait une opinion opposée ; elle faisait souvent à sa fille des peintures de l’amour ; elle lui montrait ce qu’il a d’agréable, pour la persuader plus aisément sur ce qu’elle lui en apprenait de dangereux ; elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité ; les malheurs domestiques où plongent les engagements ; et elle lui faisait voir, d’un autre côté, quelle tranquillité suivait la vie d’une honnête femme, et combien la vertu donnait d’éclat et d’élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance ; mais elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de conserver cette vertu, que par une extrême défiance de soi-même, et par un grand soin de s’attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d’une femme, qui est d’aimer son mari et d’en être aimée.

La Princesse de Clèves, Première partie

Mme de La Fayette commence par décrire l’atmosphère de la Cour dans les derniers moments du règne d’Henri II ; c’est à la fois un milieu extrêmement raffiné et brillant, et un monde marqué par l’hypocrisie et les faux-semblants. Dans un tel milieu, que peuvent être les chances d’une toute jeune fille vertueuse ?

Nous assistons ici à la présentation de l’héroïne, fille de Madame de Chartres, une veuve qui va s’efforcer d’éduquer seule sa fille dans la plus stricte moralité.

Un personnage aristocratique

Le roman se situe à la cour de France ; le texte est tout entier focalisé sur l’héroïne, qui doit présenter toutes les caractéristiques de l’aristocratie :

  • La beauté (« une beauté » ; « une beauté parfaite »), signe d’un être de qualité supérieure ; comme dans l’Antiquité, on ne conçoit pas que la Noblesse puisse s’accommoder d’un physique imparfait. Au reste, on ne saura rien de plus : aucune description physique ne nous est donnée.
  • La naissance : elle appartient à la famille du Vidame de Chartres – dont on apprendra dans le  cours du roman qu’il s’agit d’un libertin… Un  vidame est, à l’époque classique, un titre nobiliaire équivalent à celui de Vicomte. Le duc de Saint-Simon a porté le titre de « Vidame de Chartres » à la fin du XVIIe s., à l’époque de Mme de La Fayette.
  • L’argent : elle est « une des plus grandes héritières de France« .

Toutes ces qualités font attendre de la part de l’héroïne, soit une vie d’une rectitude absolue, soit, s’il advient quelque « accident de parcours » qui la détourne du droit chemin, un retour à la vertu et au Bien. Il en sera de même du Chevalier Des Grieux, dans le roman Manon Lescaut : l’aristocratie est à la fois une nature et un destin. « Noblesse oblige… »

Une éducation remarquable

Le texte est d’abord focalisé sur la jeune fille ; mais très vite, l’attention se concentre sur sa mère. Celle-ci, veuve de bonne heure, concentre elle aussi les trois qualités de sa fille : « sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires« . On notera l’importance des superlatifs : rien n’est banal ni modeste dans ces deux femmes.

Mme de Chartres s’est donc consacrée toute entière à l’éducation de sa fille, ce qui donne à l’autrice l’occasion de se placer dans une longue tradition remontant au Gargantua : la réflexion sur l’éducation. Une tradition qui se prolongera au XVIIIe s. avec Madame du Deffand, ou Rousseau (Émile), jusqu’à Olympe de Gouges. Cette éducation est de deux types : « cultiver l’esprit et la beauté » – donner suffisamment de connaissances pour permettre l’art de la conversation, et des leçons de maintien, et de toilette : on devine déjà que le premier rôle d’une jeune fille à la cour est de séduire.

Elle y ajoute une dimension supplémentaire, essentielle à ses yeux : la morale. Ici le mot essentiel est la « vertu ». Ce mot, issu du latin « uirtus« , n’a pas exactement le même sens, selon qu’il s’applique aux hommes ou aux femmes. La « uirtus« , qualité par excellence du « uir » (homme, mari, soldat), relève du code de l’honneur ; elle consiste en courage, loyauté, respect de la parole donnée.

La vertu d’une femme concerne uniquement, semble-t-il, son comportement, ses sentiments à l’égard des hommes et de l’amour. Elle doit se garder de la « galanterie » (laquelle est présentée comme une tentation pour la femme, mais non réellement condamnable de la part de l’homme). Elle consiste à se garder de tout sentiment amoureux en dehors du mariage.

« Elle lui montrait ce qu’il a d’agréable, pour la persuader plus aisément sur ce qu’elle lui en apprenait de dangereux ; elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité ; les malheurs domestiques où plongent les engagements« 

On notera le parallélisme – et l’opposition entre « agréable » et « dangereux » : l’amour est d’autant plus dangereux qu’il est agréable ; et l’on voit ici une méfiance instinctive, et très janséniste, à l’égard du plaisir. « Les engagements » : une femme ne doit pas « s’engager » d’elle-même dans une relation amoureuse.

En chiasme par rapport à cette première opposition (agréable → dangereux) on trouve ensuite une nouvelle opposition : tranquillité → difficulté. On retrouve ici le vieux mythe du double chemin, cher à la Renaissance : comme Hercule, on a le choix entre une voie facile, mais qui mène au mal, et une voie escarpée, celle de la vertu, qui conduit au bien et au bonheur.

Un texte féministe avant l’heure, et la préparation du drame

Le texte est centré sur les femmes. Les hommes sont à peine des silhouettes (allusion au « Vidame de Chartres ») ou disparaissent très vite : le père meurt tout de suite,  laissant mère et fille en tête-à-tête. C’est la mère qui est toute entière responsable de l’éducation parfaite, présentée comme sage, de la jeune fille. Les hommes sont présentés comme des ennemis, animés de mauvaises intentions :

« elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité ».

Une seule exception : le mari, qui doit constituer le seul horizon amoureux d’une femme :

« ce qui seul peut faire le bonheur d’une femme, qui est d’aimer son mari et d’en être aimée. »

Or le mariage n’est nullement fondé sur un choix personnel ni sentimental : c’est d’abord un arrangement familial, surtout dans les familles aristocratiques. La jeune Demoiselle de Chartres va d’ailleurs épouser le Prince de Clèves, pour qui elle n’éprouve pas grand-chose ; et elle va avec constance refuser l’amour, bien réel, et réciproque, du Duc de Nemours… ce qui la conduira à une solitude sans fin.