Nicolas Gogol, « Nouvelles de St Pétersbourg (1835-1843)

Otto Friedrich Theodor von Möller, Public domain, via Wikimedia Commons

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Les Nouvelles de Saint-Pétersbourg, publiées en 1843, comportent cinq récits séparés, qui n’ont été regroupés qu’après-coup, lorsque Gogol se fut aperçu du point commun qui les liait : la moderne capitale de l’Empire russe. La ville, construite sur des marais par Pierre le Grand, est en train de devenir un véritable mythe ; mais si, chez Pouchkine, elle était célébrée comme un rempart contre les éléments, une magnifique construction surgie du néant, elle devient chez Gogol un espace de privation et d’aliénation.

Dans le recueil très composite de janvier 1835, intitulé Arabesques paraissent trois nouvelles : « la perspective Nevsky », « Le Portrait » et le « Journal d’un fou », écrites entre 1833 et 1834 ; en octobre 1836, « Le Nez » est publié dans Le contemporain, en même temps que des Notes sur Saint-Pétersbourg. Quant au « Manteau », écrit dès 1839, il ne paraîtra que dans le tome III des Œuvres complètes,
en 1843.

Le problème du genre : contes ou nouvelles ?

Contrairement aux contes ukrainiens des Soirées du Hameau, les récits pétersbourgeois décrivent un réel miné par le fantastique, où

« La fable et la communauté sociale se désagrègent. Nous avons affaire à des déracinés, des bâtards sans famille. C’est le règne de l’incognito : incognito des rencontres sur la perspective Nevski, incognito de Tchartkov l’artiste transformé en « M’sieur Zéro », incognito du fou qui emprunte l’identité du roi d’Espagne, incognito du « nez » métamorphosé en grand seigneur et incognito d’Akaki Akakiévitch détroussé et dépersonnalisé », d’après Georges Nivat.

« « Le Manteau » de Gogol est un cauchemar grotesque et lugubre, perforant de trous noirs le dessin imprécis de la vie.» (Nabokov, Gogol, in Gogol,Tourgueniev, Dostoïevski, 1981, traduit de l’anglais, Stock, 1985, p. 127.)

L’art du narrateur

Comme le montre Boris Eikhenbaum dans son article « Comment est fait le Manteau de Gogol », les récits pétersbourgeois, comme les Soirées du Hameau, étaient écrits pour être lus en public ; et Gogol lui-même se montrait excellent lecteur (on dirait aujourd’hui « performer ») devant son public ; il rapporte ce témoignage du prince Obolenski :

«Gogol était passé maître dans l’art de lire : chaque mot était clair et, variant l’intonation de ses propos, il en rompait la monotonie et obligeait l’auditeur à saisir les nuances les plus fines de sa pensée. Je me rappelle comment il débutait d’une voix sourde et quelque peu sépulcrale : « Pourquoi présenter la pauvreté et rien que la pauvreté ?… Et voilà que nous sommes de nouveau dans un coin perdu, que nous avons échoué dans un hameau oublié. » Après ces mots, Gogol leva la tête, rejeta ses cheveux et continua d’une voix forte et solennelle : « Mais quel coin, quel hameau ! », après quoi il commença la description magnifique du village de Tentetnikov et, d’après la lecture de Gogol, nous avions l’impression qu’il l’avait écrite selon un mètre régulier… J’étais frappé au plus haut point par l’harmonie extraordinaire du discours.»

Une satire féroce

Des personnages ordinaires

Si dans Le Manteau, le pauvre Akaki Akakiévitch représente le type même de l’homme ordinaire, sans intérêt, quasi anonyme (faute de lui trouver un nom qui lui soit propre, sa mère lui donne celui de son père), tous les personnages appartiennent à ce monde gris de la ville, qui n’a ni l’éclat des hautes classes, ni la truculence du petit peuple paysan des contes ukrainiens. Ils appartiennent à deux groupes :

  • le groupe des petits fonctionnaires, soumis à leur hiérarchie, confinés à des tâches répétitives et sans importance, et obsédés par le grade : dans trois nouvelles, on retrouve ce type de personnage : le major Kovaliov du « Nez » vient à St-Pétersbourg pour y chercher « quelque emploi en rapport avec son grade » (p. 207). Dans la première note, explicite, de son journal, Poprichtchine évoque son travail ministériel : il taille des plumes pour le directeur (p. 168). Quant à Bachmatchkine, il est d’emblée présenté comme employé d’un certain ministère.
    A ce groupe peut s’identifier celui des fonctionnaires militaires (c’est de leur monde qu’est issu le deuxième héros de « La Perspective Nevski », le lieutenant Pirogov).
  • Le groupe d’une bohème artistique assez misérable, soumise, elle, à la précarité, aux caprices des acheteurs, et à la cruauté des propriétaires et des autorités.

Soif de l’argent et manie du grade

Le monde social des nouvelles est un univers qui obéit aux règles imposées par un dénominateur commun : “l’intérêt mercantile” qui possède la capitale. En effet, la soif de l’argent et la manie du grade seront les enjeux principaux de la vie des héros. Leur univers est composé de buts, de problèmes et de relations artificiels, un univers où le rang et ses attributs sont plus importants que l’homme lui-même, où des fictions se substituent aux qualités réelles des gens.

Chez Gogol, le grade se réfère à la « Table des rangs ».

La « table des rangs »

La « table des Rangs ou tchin » (табель о рангах) est une hiérarchisation des degrés de noblesse créée par oukase de Pierre le Grand le 13 janvier 1722. Elle détermine le degré de dignité dans la noblesse par la hiérarchie des fonctions (14 degrés). À partir d’un certain rang le « serviteur de l’État » acquiert la noblesse personnelle (8ème rang), puis au-dessus d’un rang plus élevé, la noblesse héréditaire (5ème rang). Le seuil des classes qui attribuent ces noblesses est différent pour les fonctionnaires civils et militaires. La première table de 1722 était très détaillée. Paul Ier (empereur de 1796 à 1801) simplifia le système en ne faisant figurer dans la table que les seuls grades ou titres de fonctionnaires. La table complète couvrait des dénominations dans le domaine civil pour les fonctionnaires de la Cour, de l’administration, des Mines et de l’Enseignement, dans le domaine militaire, pour l’infanterie, l’artillerie et le génie, la cavalerie, la garde, les cosaques et la marine, et enfin dans le domaine religieux, pour le clergé noir (les moines et les hauts dignitaires de l’Église — soumis au célibat) et le clergé blanc (les prêtres, obligatoirement mariés).

Jusqu’en 1917, toute la société russe vit sous l’obsession du tchin. Un étudiant se situe au 14ème rang, un lieutenant au 12ème, un colonel ou un conseiller de collège au 6ème (cas du père de Lénine), un général ou un conseiller privé au 2ème, le feld-maréchal et le chancelier de l’Empire au 1er. On est vraiment considéré comme noble à partir du 8ème rang, catégorie qui représente au XIXème siècle environ 200 000 personnes (environ 1 000 000 en 1914 avec les familles).

Rang Armée de terre Marine Fonctionnaires civils Personnages de Gogol
I Feld-maréchal Amiral Chancelier de l’empire
II  Général  Vice-amiral  Conseiller secret actuel  le  « personnage important » du « Manteau »
III Lieutenant-général Lieutenant-général de la marine Conseiller secret
IV Maréchal de camp Contre-amiral, chef d’escadre Conseiller d’État actuel
V Conseiller d’État Le fiancé de Sophie dans « Le Journal d’un fou »
VI Colonel Capitaine de vaisseau Conseiller de collège
VII Lieutenant-colonel Capitaine de frégate Conseiller aulique Yarijkine ;
le chef de Poprichtchine
VIII Major Capitaine en second Assesseur de collège Kovaliov ; Gogol en 1834
IX Capitaine Lieutenant de vaisseau Conseiller titulaire Bachmatchkine ; Poprichtchine ;
Gogol en 1831
X Capitaine en second Secrétaire de collège Pirogov, « lieutenant » dans
« la Perspective Nevski»
XI classe supprimée en 1834
XII Lieutenant Enseigne de vaisseau Secrétaire de gouvernement provincial
XIII Sous-Lieutenant classe supprimée en 1834
XIV Enseigne Registrateur de collège Gogol en 1828

Pirogov est lieutenant, Kovaliov, assesseur de collège, Poprichtchine et Bachmatchkine sont conseillers titulaires. Il indique non seulement la position du héros sur l’échelle sociale, mais tend à devenir un symbole de sa place dans la vie en général : “En ce qui concerne son grade (car chez nous, c’est toujours par cette indication qu’il faut commencer)…” ( p. 237). En effet, très souvent l’autovalorisation des héros gogoliens se limite d’une manière flagrante à l’évaluation de l’importance de leurs titres. Le rapport à soi chez Pirogov et Kovaliov, est une admiration sans répit envers le grade : “Il était très satisfait de son grade, auquel il avait été promu peu auparavant” (p. 78) ; “Kovaliov était un assesseur de collège du Caucase. Il n’avait accédé à ce rang que depuis deux ans : aussi ne pouvait-il l’oublier pour une minute…” (p. 206). Ainsi flattés dans leur dignité sociale, ces deux héros la posent aussi comme pierre angulaire dans leurs relations au monde : le grade devient une valeur absolue, seule digne d’être revendiquée et protégée. Ainsi, Kovalev pardonne à la rigueur tout “ce qu’on disait de lui personnellement”, mais n’excusait rien de ce qui s’adressait à son rang ou à son titre” (p. 117). De même, toutes les situations confiictuelles dans lesquelles Pirogov se trouve, en butte au mépris du monde extérieur (que ce soit face à l’accueil désagréable de Schiller, ou face à “un scribouillard” (p. 78) qui lui paraît “impertinent”), se trouvent déclenchées par le non-respect à son rang : “il l’arrêta sur le-champ et, en quelques mots brefs et bien sentis, lui fit remarquer qu’il avait devant lui un lieutenant et non n’importe quel officier” (p. 78).

L’apothéose de cette soumission de l’homme au pouvoir du titre est lisible dans « Le Journal d’un fou » . La narration à la première personne permet d’avoir accès à l’intériorité du héros et d’apprécier par là l’aliénation dont il est victime. Dans la première partie du journal, le moi du héros apparaît sans cesse mis à l’épreuve dans ses rapports avec les autres, mais ce sont des relations qui se jouent, en fait, non pas entre êtres humains mais entre différents grades de la hiérarchie sociale. À l’un des pôles se trouvent les titres que Poprichtchine respecte obséquieusement et dont les porteurs suscitent son admiration, à l’autre les rangs, inférieurs à celui du héros, qui entraînent son mépris envers leurs représentants. Ainsi, il éprouve une admiration sans bornes devant le directeur du ministère, “Votre Excellence” (p. 171), qui symbolise la vie des “gentilshommes” de la haute société qu’il rêve de connaître (p. 187). Le grade du directeur étant supérieur au sien dans la Table des rangs (“c’est un homme d’État”, p. 171), le héros est d’ailleurs prêt à lui accorder une extraordinaire capacité intellectuelle : “Oh ! là ! là ! ça doit être un cerveau. Il ne dit pas grand-chose, mais, dans son cerveau, je pense qu’il doit prendre la mesure de tout.” (p. 176). Ce mutisme admiré par Poprichtchine sera ensuite symboliquement rompu : quand le directeur prononce une de ses rares paroles, elle porte sur la possibilité de recevoir un ordre, c’est-à-dire encore sur la hiérarchie sociale. Poprichtchine, lui, ne “supporte pas la valetaille” (p. 261). Son indignation devant leur comportement (“ça reste vautré dans le vestibule”) révèle le mépris profond d’un fonctionnaire “noble” envers les “croquants stupides”. C’est quelque part entre ces deux pôles (celui de l’admiration pour les grades supérieurs de la Table des rangs, et celui du mépris envers ses classes plus basses) que se joue l’identité de Poprichtchine : il se définit au début du journal comme n’étant pas “de la même étoffe” (p. 259) que le directeur et d’origine plus noble que les valets. Dans la suite du journal, l’amour, survenu dans sa vie, ébranlera définitivement et tragiquement sa conscience “balisée” par la hiérarchie de la Table des rangs. Mais même cet amour libérateur n’échappe pas, à ses débuts, à la référence et au classement à l’intérieur d’un certain rang : “de l’ambre, pas autre chose, sans mentir, il sentait le généralat !” (p. 172). La surévaluation accordée au grade est indubitablement liée à celle de l’argent (Poprichtchine : “Je n’ai pas d’argent, c’est là le malheur”, p. 175).

Mais ce sont surtout ceux qui n’appartiennent pas à l’espace social où l’avancement passe par la montée en grade (fonctionnaires), qui s’avèrent prisonniers d’une manière flagrante, de la distinction entre riches et pauvres. Cela se dessine déjà dans « La Perspective Nevski », avec le personnage de Piskariov, artiste désargenté, fort conscient de sa basse position sociale : pour lui, émerveillé par la beauté de la jeune passante, le seul réel obstacle à l’amour est lié au début à  l’origine sociale de cette “grande dame” dont le manteau “doit coûter dans les quatre-vingts roubles” (p. 52). Mais ce type de conscience est surtout présent chez l’autre peintre, Tchartkov. La vie du personnage du « Portrait » se trouve en effet d’emblée mise à l’épreuve par un conflit intérieur qui lui déchire l’âme : Tchartkov est tiraillé entre son aspiration pure et désintéressée vers la peinture, et le désir de voir son art reconnu, y compris sur le plan financier. Sa position sociale d’artiste désargenté et peu connu, si elle lui permet de travailler dans le calme, sans se soucier de la mode, ne laisse pas de le révolter : il déteste et convoite à la fois “le sort enviable du peintre cousu d’or” (p. 104). En effet, par l’intermédiaire du monologue intérieur, la narration fait surgir ce balancement constant de la conscience du héros : au moment où la raison suggère à Tchartkov de mener une vie de patience (“Patience ! Patience !”, p. 104) et de privations afin d’atteindre la profondeur d’un authentique talent, “alors son imagination affamée” lui conseille de briller et de faire fortune. Par la suite, l’acceptation du rouleau de 1000 ducats sera un geste emblématique de ce rôle que l’argent jouera dans la vie du héros : le désir de monter, grâce à l’argent, en haut de l’échelle sociale est à l’origine de sa perte aussi bien spirituelle que physique. Argent et grade deviennent dans la vie des personnages des facteurs essentiels qui balisent en grande partie leur rapport à soi et au monde extérieur.

La situation est identique pour presque tous les autres personnages : tous sont attirés par l’éclat social. Prenons par exemple le propriétaire de Tchartkov, dans « Le Portrait », ou “le personnage considérable” du « Manteau ». Le premier n’apprécie pas Tchartkov, son locataire, non seulement parce qu’il paie toujours avec retard, mais aussi et surtout parce que ses tableaux ne correspondent pas à ses goûts : dans un monologue expressif, il dénonce tous les tableaux qui ne sont pas “avec un sujet noble” (p. 113), qui ne montrent pas “un général avec une belle décoration ou un portrait du prince Koutouzov”. Dans la hiérarchie qu’il établit dans le monde de l’art, les œuvres de Tchartkov qui représentent des croquants, des gaillards, des chambres délabrées, se trouvent dans une position peu élevée et ne suscitent donc chez lui aucun intérêt. La vie du “personnage important” (p. 238) est, elle, présentée comme la quintessence du pouvoir du grade : “chaque chose se déroule selon une procédure des plus strictes : un régistrateur de collège devait faire un rapport au secrétaire de district, le secrétaire de district à un conseiller titulaire” (p. 265). Par ailleurs, on apprend que cet être estime “bienséant d’avoir pour ses liens amicaux une amie dans l’autre partie de la ville” (p. 274). Le récit présente cet acte non comme une démarche existentielle qui trouve sa justification en termes éthiques, mais comme un geste que justifie sa démarcation sociale : avoir une maîtresse est bienséant, parce qu’elle n’habite pas dans son respectable quartier. Ainsi, la hiérarchie sociale tend-elle à devenir un des principes dominants de l’existence humaine.

Un monde réduit aux apparences :

En raison de l’importance qu’acquiert le social dans la vie des héros l’apparence remplace le vrai sens des valeurs. Pour accentuer sa satire, Gogol recourt à une espèce de cryptage du récit qui, pour être déchiffré, demande de la part du lecteur une bonne connaissance des réalités de l’époque. La description du quotidien des héros est ainsi balisée par des mentions de noms propres aux référents emblématiques, voire symboliques. Dans la description de la catégorie des gens à laquelle appartient Pirogov, on retrouve divers noms propres :

“ils aiment à discuter de littérature ; ils célèbrent Boulgarine, Pouchkine et Gretch, et parlent avec mépris et des piques ironiques d’A. A. Orlov […] Au théâtre, quelle que soit la pièce, vous y verrez toujours l’un d’eux, exception faite, sans doute si l’on y joue un vaudeville populaire qui heurte par trop leur goût distingué (p. 82).

En ce qui concerne Pirogov lui-même, le texte précise qu’il déclame “à merveille” les vers de Dimitri Donskoï et du Malheur d’avoir de l’esprit. Le déchiffrement de ces noms amène à une conclusion paradoxale : d’une part, l’attitude du héros envers la littérature et l’art est marquée, semble-t-il, par une certaine distinction esthétique : son goût paraît sûr (rejet du vaudeville et d’Orlov en littérature), mais il s’avère limité, car il mélange écrivains brillants (Pouchkine, Griboïédov) et médiocres ou archaïques (Boulgarine, Ozérov). Dans ce paradoxe se révèle l’essence de l’attitude de certains personnages envers l’art, les convenances exigeant une hiérarchisation des valeurs esthétiques. Une fois de plus, ils ne suivent que l’apparence : la hiérarchie subsiste pour eux en l’absence d’une réelle distinction des valeurs. De fait, les nombreuses mentions dans les nouvelles du titre du journal L’Abeille du Nord acquièrent une importance symbolique : Poprichtchine en est un abonné régulier et y puise toute l’information sur les événements mondiaux. Kovalev reçoit le conseil de confier son affaire (perte de son nez) à un habile écrivain qui publiera son article dans L’Abeille du Nord . Enfin Pirogov, après s’être fait fouetter, se laisse consoler par deux gâteaux feuilletés et la lecture de ce journal. Une des rubriques les plus lues étant « Mélanges », la présence de L’Abeille du Nord dans le quotidien des héros devient emblématique de leur vie : sous la protection de l’apparence, les valeurs y sont mélangées dans un ensemble éclectique.

La bêtise dans les Nouvelles de Saint-Pétersbourg

Le thème de la bêtise, intimement lié à la critique et au rejet de la bourgeoisie et de ses valeurs, apparaît dans la littérature européenne dès le Romantisme ; il se développera ensuite tout au long du XIXème siècle ; on le retrouvera chez Baudelaire, Flaubert, et bien sûr Villiers de l’Isle-Adam.

La bêtise triomphante

Dans « La Perspective Nevsky » : bêtise insondable de la demoiselle aimée de Piskariov, qui rejette l’amour pur du jeune homme et sa proposition d’une vie simple mais vertueuse, pour une débauche des plus médiocres : « Ce qui s’exprimait dans ces mots, c’était toute une existence vile, une vie méprisable, une vie faite de frivolité et d’oisiveté, fidèles compagnes de route de la débauche. » (p. 74) ; le pauvre Piskariov ne s’en remettra pas, et finira par se suicider.

La Seconde histoire de la nouvelle met aux prises des personnages fort différents, dont aucun n’échappe à la bêtise : Pirogov, fier de son rang, s’imagine qu’il lui suffit de paraître pour séduire une vertueuse allemande ; celle-ci ne semble pas non plus particulièrement futée, (voir p. 87) tandis que son mari nous est présenté comme un ivrogne assez ridicule… Mais c’est surtout le jeune sous-officier russe qui sera le plus digne représentant de la bêtise et de la médiocrité : il lui suffit de manger deux gâteaux (contenus dans son nom) pour que ses velléités d’honneur disparaissent !

Dans « Le Portrait », la première incarnation de la bêtise que rencontre le peintre Tchartkov, c’est son propriétaire, défini d’entrée de jeu (p. 112) comme « grand brailleur, grand fustigeur, débrouillard et mirliflore ; au demeurant un sot » qui, par surcroît, en vieillissant « ne gardait plus que de mesquines habitudes ». Après pareille description, on s’attend au pire, et dès que le bonhomme ouvre la bouche, on n’est pas déçu : tous les clichés de la critique bourgeoise contre la peinture contemporaine y passent (p. 113). Le commissaire qui l’accompagne, quoique un peu moins obtus (« son âme, plus vivante que celle du propriétaire, était même accessible aux impressions artistiques », p. 113) n’en multiplie pas moins les remarques stupides.

Puis les rencontres avec le « grand monde » tant rêvé vont multiplier les déconvenues et les chocs avec la bêtise : tout d’abord la « grande dame » et sa fille, Lise, incarnations mêmes de la médiocrité : la petite Lise a eu son portrait peint par « Nol » (un nom qui signifie « Zéro » !) ; les deux femmes apparaissent d’une navrante banalité, et leurs goûts en peinture sont parfaitement archaïques, à l’opposé du talent de Tchartkov : « à l’ombre de verdures, au sein de quelque prairie… avec un troupeau ou des bois dans le lointain… » : la dame se croit encore au 17ème siècle ! Et par la suite, la dame insistera pour que toute trace d’originalité disparaisse du portrait…

Ce premier portrait « réussi » – selon les normes « mondaines » – les commandes se multiplient, et c’est l’ensemble de la clientèle du peintre qui déborde à la fois de sottise, de fatuité et d’ignorance artistique. (p. 127-128)

Mais le pire est à venir : Tchartkov, d’abord victime de la bêtise ambiante, finit lui-même par se laisser contaminer : il devient réellement un peintre à la mode, c’est-à-dire un imbécile. Il émet des jugements tranchants, méprise le travail et la recherche, et surtout acquiert le signe extérieur de la bêtise : de l’embonpoint. (p. 131 : « Il avait acquis la gravité de l’âge et de l’esprit ; il engraissait, s’épanouissait en largeur ». Et il est atteint à son tour par la seule passion de l’or ! Et il ne s’éveillera de ce « sommeil dogmatique » que pour sombrer dans la folie…

Dans « le Manteau », la bêtise triomphante est essentiellement le fait de ceux qui détiennent quelque pouvoir, au premier rang desquels « l’homme important » que le pauvre Akaki Akakiévitch vient implorer (p. 267). Cet homme n’est en réalité qu’une marionnette, un histrion :

« ‘Que désirez-vous ?’ lui demanda-t-il de cette voix rêche et coupante dont il avait fait l’apprentissage devant son miroir, dans la solitude de sa chambre, une bonne semaine avant la promotion qui avait fait de lui une Excellence ».

Un peu plus loin (p. 268), Le personnage important trouva, Dieu sait pourquoi, cette requête directe d’une familiarité excessive » et il rabroue le malheureux solliciteur comme s’il s’agissait d’un gamin, sans même percevoir le ridicule de la chose…

La suite du « Manteau » complète le portrait du personnage : plus bête que vraiment méchant, il s’en veut, un peu tard, de sa brutalité, par souci des convenances ! On remarquera que Gogol s’amuse alors à singer les litotes du personnages pour désigner la chose : mais il ne fait rien pour autant pour venir en aide à Akaki ; il suffit d’ailleurs de deux coupes de champagne et d’un rendez-vous galant pour lui faire oublier les conséquences tragiques de sa bêtise… Sa vie personnelle est extraordinairement banale ; il a une maîtresse « le personnage important jugeait cependant convenable d’entretenir dans un autre quartier de la ville des rapports fort cordiaux avec une aimable amie ». Et notre « personnage important » de perdre d’un coup toute sa superbe (exclusivement tournée vers ses inférieurs) lorsqu’un « fantôme » lui arrache à son tour son manteau…

La bêtise soumise

Les personnages du « Journal d’un fou », du « Nez » et du « Manteau » sont de petits fonctionnaires peu intelligents, malmenés par leurs supérieurs et par l’ensemble de la société, et incapables de faire face et de se révolter. Leur bêtise en fait de pitoyables victimes, d’autant qu’à l’inverse des héros de la bêtise triomphante, ils ignorent toute méchanceté.

Le malheureux héros du « Journal d’un fou » est avant tout victime de lui-même, de la médiocrité de son existence, et de l’impossibilité où il se trouve de connaître l’amour. Il se réfugie alors dans un délire, d’ailleurs philanthropique, puisqu’il veut sauver la lune !…

Le protagoniste du « Nez », en revanche, se montre parfaitement satisfait de sa vie, de son grade, et de ses occupations médiocres, et fort marri lorsque l’escapade de son appendice nasal vient l’en priver. Quant au second « héros », le barbier Ivan Yakovlévitch, il est comiquement soumis aux hurlements d’une mégère qui ne brille pas par son intelligence…

Enfin, dans Le Manteau, Akaki Akakiévitch subit toute la bêtise du monde : celle de sa mère, pour commencer, incapable de lui trouver un prénom ; celle de ses collègues et de ses supérieurs ; celle de « l’homme important » dont il implore le secours, et qui, par pure stupidité, le condamne…

Réalisme et idéalisme

Gogol réaliste ?

Gogol passe donc pour un initiateur du réalisme en Russie : il est l’un des premiers à dépeindre des gens ordinaires, le petit peuple des fonctionnaires de rang modeste, après avoir fait le portrait, dans les Soirées du Hameau, du monde paysan des villages ukrainiens.

Mais quelle différence entre les deux mondes !

Dans les Soirées du Hameau, il montrait des personnages truculents, parfois hâbleurs et ivrognes, prêts à ruser pour conquérir leur belle au nez et à la barbe d’un père récalcitrant, prêts à mentir pour tromper le diable en personne… Mais la société qui était dépeinte avait encore quelque chose de sympathique, de coloré, d’authentique : les « bons » (le forgeron Vakoula, le fils amoureux…) l’emportaient le plus souvent sur les « méchants » (le père abusif, la marâtre sorcière, et parfois le Diable même).

Si ces personnages ne rechignaient pas devant un sac abandonné ou une bonne affaire, s’ils étaient respectueux jusqu’à l’excès de la hiérarchie, et parfois prompts à abuser de leur pouvoir, ils n’étaient pas obsédés par le grade ou l’argent comme les ceux des Nouvelles de Saint-Pétersbourg, et n’étaient pas encore transformés en automates.

Gogol idéaliste

Même si, au moment des Nouvelles, Gogol n’est pas encore obsédé par l’idée de « sauver » la Russie, on peut discerner « en creux » l’image d’une société plus satisfaisante, plus pure.

Une valeur essentielle, le travail

Alors que dans le monde des fonctionnaires, il n’est question que de grades, de fonctions, et d’un rôle dans la société pour le moins obscur (un conseiller titulaire comme Poprichtchine semble exclusivement occupé à tailler des plumes, Akaki Akakiévitch passe sa vie à copier…), c’est dans l’art que l’on trouve une authentique activité créatrice :

  • Déjà, dans la « Nuit de Noël », le forgeron Vakoula était aussi un peintre remarquable ;
  • Dans « la Perspective Nevski », le peintre Piskariov, indifférent à tout, y compris à sa propre apparence (son habit hétéroclite trahit sa totale indifférence aux rangs), vit tout entier pour son art. Lorsqu’il tombe amoureux de sa belle, il se trouve brutalement confronté à l’incarnation même de l’oisiveté crapuleuse ; la jeune femme rejette avec dédain sa proposition d’une vie simple, honnête, fondée sur le travail :

« C’est vrai, je suis pauvre, dit Piskariov […] mais nous travaillerons ; nous nous efforcerons à l’envi d’améliorer notre existence. Il n’est rien de meilleur que de n’être redevable de tout qu’à soi-même. Je travaillerai à mes tableaux, tu seras près de moi mon inspiratrice, tu feras de la couture ou quelque autre ouvrage de tes mains, et rien ne nous manquera.
– Quelle idée ! interrompit-elle avec l’expression d’une espèce de mépris. Je ne suis pas blanchisseuse, ni couturière, pour me mettre à travailler. »
(p. 73-74).

Privé de sa raison de vivre, Piskariov se tue.

  • Enfin, dans « Le Portrait », le peintre Tchartkov doit choisir entre un travail acharné, dans la pauvreté, mais qui permettra de donner à son génie son plein épanouissement, et la facilité de devenir un peintre à la mode, riche, mais dépourvu de génie. Il choisit la seconde voie, mais, profondément malheureux, il sombre dans la folie, et consacre tout son argent à détruire d’authentiques chef d’œuvre…

Une autre valeur bafouée : l’amour

Si dans les Soirées du Hameau on trouvait encore d’authentiques histoires amoureuses, des sentiments partagés, dans les Nouvelles, il a presque totalement disparu, et chaque fois que les personnages tombent amoureux, ils sont rejetés, ridiculisés, bafoués. Il faut avouer que Gogol fait preuve d’une misogynie constante !

  • Des sentiments authentiques, mais qui ne reçoivent aucun écho : c’est le cas de Piskariov dans « la Perspective Nevski » et peut-être de Poprichtchine dans « Le Journal d’un fou » ; dans les deux cas, la passion mène à la mort ou à la folie.
  • Des attirances plus triviales : ainsi Kovaliov, qui veut bien devenir l’amant de la fille Podtotchine, mais surtout pas son mari ; le « personnage important » du manteau a bien une maîtresse, mais dans un quartier éloigné ; et l’ami de Piskariov, le lieutenant Pirogov, s’entiche d’une Allemande, que seule la sottise empêche d’être infidèle à son mari !
  • Des femmes légères, vénales et immorales : outre la prostituée de la « la Perspective Nevski », citons la dame Podtotchine du « Nez » qui voudrait marier sa fille à un fonctionnaire d’avenir, Sophie du « Journal d’un fou » qui se moque impitoyablement d’un héros méprisable à ses yeux parce que pauvre et d’un rang inférieur.
  • Mais les hommes ne sont pas en reste dans la médiocrité : ainsi Pirogov, rejeté par l’Allemande et rossé par son mari, se console-t-il… en mangeant deux gâteaux !

Les femmes dans les Nouvelles de Saint-Pétersboug

Nom Rôle nouvelle
Groupe des « vierges flegmatiques » p. 76 Aucun rôle La Perspective Nevski
Brune anonyme Jeune prostituée aimée de Piskariov, et qui cause son suicide
Frau Schiller Épouse de Schiller, qui cause l’humiliation de Pirogov
Une dame riche et sa fille Lise Premier modèle du peintre : début de son succès et
de sa chute
Le Portrait
La fille du Directeur, Sophie Aimée du narrateur, Auxence Ivanovitch Journal d’un fou
Mme Alexandrine (ou Pélagie) Grigorievna Podtotchine et sa fille La dame veut que Kovaliov épouse
sa fille ; lui veut seulement la mettre dans son lit
Le Nez
L’épouse du barbier Ivan Yakovlevitch, Prascovie Ossipovna Une mégère qui pousse son mari à
la faute
La mère d’Akaki Akakiévitch Lui donne, faute d’imagination, son désastreux prénom. Le Manteau
L’épouse et la fille de « l’homme important » Aucun rôle
Caroline Ivanovna, la maîtresse de « l’homme important » Aucun rôle

Dans les Nouvelles de Saint-Pétersbourg, les femmes sont relativement peu nombreuses, et n’occupent jamais une place essentielles : elles ne sont jamais ni narratrices, ni protagonistes, l’histoire étant toujours centrée sur un personnage masculin. Mais elles n’ont jamais non plus de rôle positif, même si les catégories des Soirées peuvent être reprises :

La femme idéale

Elle n’existe « qu’en creux », dans les rêves impossibles du peintre Piskariov : « pureté », « sainteté », « La femme, cette beauté du monde et de la création (…) cette fragile créature si belle et si différente de nous » (« La Perspective Nevski », p. 59) ; on remarquera que le portrait est bien flou, et n’a absolument rien de réaliste… La femme parfaite n’a aucune réalité.

Les jeunes filles

Elles semblent avoir perdu toute autonomie ; il ne reste presque rien de personnages aussi vivants qu’Hanna ou Oksana. On ne peut mentionner que le groupe indifférencié des « vierges flegmatiques » que fréquente Pirogov, Lise (pure potiche servant de modèle à Tchartkov, mais c’est la mère qui exprime des exigences esthétiques…), ou encore la fille convoitée par Kovaliov, que sa mère voudrait marier – mais là encore, c’est la mère seule qui est à la manœuvre, la fille paraissant totalement passive. Elles n’ont souvent même plus de nom.

Seule sort du lot Sophie, la fille du Directeur du « Fou » qui semble mener sa propre vie amoureuse, entre son amant de cœur (« Trésor ») et celui que son père lui destine (Tiéplov, gentilhomme de la chambre)… Elle seule semble avoir des préférences et un minimum de personnalité.

Les femmes mûres : des dragons.

Si les sorcières ont totalement disparu des NSP (nous sommes ici dans un contexte plus réaliste, éloigné de tout folklore), il reste quelque chose des « femmes-dragons » dominatrices et tyranniques des SH :

  • l’épouse et la maîtresse de « l’homme important » ne jouent aucun rôle, sinon décoratif ;
  • la femme de Schiller paraît vertueuse, mais très sotte, et ne se manifeste que de manière passive (elle crie et alerte son mari)
  • Plus actives (et pénibles) sont les mères dans le Nez (Prascovie tente de contraindre Kovaliov à épouser sa fille ; il la soupçonne même un instant d’être cause de ses malheurs) et le Portrait (La mère impose ses exigences en matière artistique)
  • Enfin, l’épouse du barbier dans le Nez est une véritable mégère, accablant son mari de hurlements et d’injures, tout à fait dans la tradition misogyne des SH.

Femmes inexistantes, stupides ou vénales

La femme, être dépourvu de qualités, ne peut apporter que le malheur à l’homme.

  • Elle est égoïste et vénale : voir le « Nez ».
  • Elle est dépravée : voir la prostituée de la « Perspective Nevski »
  • Elle est méchante ou indifférente : voir Sophie, ou la femme du barbier.
  • Elle est presque toujours cause d’ennui, de chagrin, voire de mort pour les héros masculins :
    • Piskariov meurt de déception
    • Pirogov se fait rosser
    • Le Fou souffre d’abord de l’indifférence et du mépris de Sophie
    • La cliente et sa fille causent la perte de Tchartkov
    • la femme du barbier cause l’arrestation de son mari en le jetant dehors avec le nez compromettant…

La femme n’est donc jamais objet d’amour, source de tendresse ou de bonheur : le pessimisme et la misogynie de Gogol se sont aggravées entre les SH et les NSP… En revanche, leur soumission n’est jamais remise en question, ni par elles-mêmes, ni par l’auteur. Gogol semble reprendre à son compte la remarque du Fou :

« Oh! Quelle créature rusée que la femme ! C’est seulement maintenant que j’ai compris ce qu’est la femme. Jusqu’à présent, personne ne savait de qui elle est amoureuse : je suis le premier à l’avoir découvert. La femme est amoureuse du
diable. »
(p. 191-192).

textes étudiés

Les incipit de « La nuit de Noël » (Soirées du Hameau)
et du « Nez »

Deux débuts de récit

Dans les deux textes que nous nous proposons de comparer, nous avons affaire au tout début d’une histoire, et de nature surnaturelle et fantastique :

Dans « La nuit de Noël », la mention seule de la date suffit à créer une atmosphère mystérieuse et féérique. dès les premières lignes, le narrateur – l’apiculteur Panko le Rouge, ainsi qu’il est indiqué dans les notes – s’émerveille de la beauté et de la sérénité de cette nuit particulière : « claire nuit d’hiver », « majestueusement », « silence »…

La date du 25 mars, choisie (après quelque hésitation) par Gogol pour « le Nez », parle moins à un lecteur occidental, mais elle correspond à une fête très importante pour les Orthodoxes : c’est la date de l’Annonciation. Et là aussi, nous sommes d’emblée dans une atmosphère surnaturelle, puisqu’on nous annonce « une aventure très étrange« .

Le lieu participe aussi de la construction d’un conte féérique, dans la « Nuit de Noël » : si le nom du hameau, Dikanka, n’apparaît qu’à la ligne 78, le froid, la neige, la mention d’une cheminée, et surtout l’allusion à « l’assesseur de Sorotchintsy » évoquent une ambiance campagnarde, un gros village peuplé de « jeunes garçons » espiègles et remuants ; de même l’évocation de coutumes villageoises comme les koliadki.

En revanche, le lieu évoqué dans « le Nez » s’oppose terme à terme à celui-ci : la scène n’est plus extérieure, mais intérieure, chez le couple du barbier Yakovlévitch ; à la nuit s’oppose le jour, à la magie de Noël une scène très ordinaire de la vie quotidienne. Ici, l’on est plus proche du fantastique que du féérique : c’est l’irruption de l’extraordinaire dans l’existence la plus banale.

les personnages, du moins ceux qui entrent d’abord en scène (mais ne sont pas nécessairement les protagonistes) s’opposent également : alors que dans la « Nuit de Noël » il ne s’agit de rien moins que, d’abord, d’une sorcière à cheval sur son balai, occupée à voler les étoiles, puis le diable en personne qui tente, lui, de voler la lune – et nous sommes alors, nous, lecteurs, de plein pied avec la féérie –, dans « Le Nez », au contraire, les deux personnages qui nous sont présentés, le barbier et sa femme, qui forment d’ailleurs un couple grotesque, n’ont rien que de très ordinaire : ce sont de petites gens, qui n’ont aucun « rang », et vivent à la fois dans  une toute petite aisance proche de la pauvreté (ils ne peuvent avoir à la fois le pain et le café !) et dans la crainte des autorités et de la police.

Deux scènes pittoresques et vivantes

Dans la « Nuit de Noël », l’impression de vie, de pittoresque, nous est donnée par plusieurs procédés :

  • Le récit est rigoureusement chronologique : description du cadre (l. 1-13), irruption d’un premier personnage, la sorcière (l.13-16), elle-même décomposée en plusieurs stades : la cheminée, les volutes de fumée, puis la sorcière qui se matérialise. Puis l’apparition du diable, d’abord à peine aperçu (« une petite tache », l. 40), puis la matérialisation d’un bien étrange personnage, nommé l. 59, et que l’on voit enfin agir (l. 65-77).
  • Le cadre, les personnages, les actions sont minutieusement décrits : si la sorcière n’est guère qu’une silhouette, le diable, en revanche, a droit à 14 lignes de description (l. 45-59) ; et le personnage apparaît comme particulièrement hétéroclite : « vu de face » et « vu de dos » s’opposent (« en revanche ») ; de face, c’est une sorte d’animal muni d’un « museau », de « pattes »… et pourtant, il est comparé à des êtres humains : un « Allemand », « le maire de Yareskov ». C’est un être contradictoire ! « De dos », nouvelle contradiction ; mais cette fois, c’est sa queue (élément animal) qui rappelle « l’avoué départemental », élément humain.
  • Le jeu des comparaisons fait jaillir d’autres personnages, tout aussi pittoresques, et parfois décrits avec davantage de détails :
    • Les jeunes filles en train de s’attifer ;
    • un Allemand, le maire de Yareskov, un avoué de chef-lieu en uniforme, simples silhouettes ;
    • Un paysan qui a pris un tison, décrit avec plus de précision ;
    • et surtout, l’assesseur de Sorotchintsy, décrit avec un luxe de détails (bonnet, pelisse, fouet, attitude, et même discours intérieur) : ce personnage semble soudain occuper toute la place, tandis que le texte devient nettement satirique : on voit un personnage important, brutal, tatillon et toujours prêt à abuser de son pouvoir…

C’est donc tout une vie de village que l’on voit apparaître, avec la verve comique d’un conteur.

Le pittoresque provient d’une toute autre technique dans « Le Nez ».

  • Seuls deux personnages apparaissent : le barbier Ivan Yakovlùevitch et sa femme ; tout le récit se fait d’un point de vue unique : celui du malheureux barbier.
  • Le récit est également rigoureusement chronologique, entre l’éveil du bonhomme (l. 7), ses premières sensations (l. 9-12), ses premières paroles, ses premiers gestes, et la découverte de l’objet. S’ensuit un dialogue, ses premières tentatives pour s’en débarrasser, et enfin sa sortie.
  • Tous les détails concrets qui nous sont donnés visent à créer un cadre parfaitement quotidien, banal : l’identité du personnage, le caractère ordinaire de ses gestes, les relations entre le barbier et sa femme (qui font de lui, d’avance, une victime). Le comique va naître à la fois de la discordance entre ce cadre banal et l’incongruité de la trouvaille (qui ne reçoit pas l’ombre d’une explication), et aussi du décalage entre la situation et les réactions des personnages :
    • C’est la femme qui a cuit le pain, et qui aurait dû s’apercevoir de la présence du Nez : or elle n’a rien vu, et elle accuse d’emblée son mari ! Celui-ci est tellement soumis qu’il ne songe même pas à la questionner ni à se défendre. C’est une inversion comique des rôles, dans une société patriarcale !
    • Après une légitime surprise, la seule réaction du barbier est de redouter la police, et de vouloir à tout prix se débarrasser de l’objet – ce qui est le meilleur moyen de susciter ce qu’il redoute : il apparaîtra forcément comme un suspect !
    • Enfin, la seule hypothèse qui lui vient à l’esprit, c’est qu’il était ivre la veille… ce qui sous-entend que cela lui arrive souvent !
  • Le pittoresque naît aussi de la « parlure » des personnages : là encore le contraste est saisissant entre un Ivan hyper-correct, appelant son épouse par son nom, respectueux… et celle-ci, qui semble n’avoir que l’injure à la bouche : « mon nigaud de mari », « bougre, ivrogne, filou, coquin, vieux crouton… » La « respectable » épouse (l’expression figure trois fois, peut-être par antiphrase…) a en réalité tout d’une mégère, égoïste, gourmande, sans doute assez peu soigneuse (elle n’a pas vu le nez en cuisinant ses pains !)…
  • Enfin, on retrouve (à un bien moindre degré que dans « la Nuit de Noël ») le goût des détails concrets : le policier que le malheureux barbier se représente apparaît aussitôt, sous la forme « d’une épée, un collet rouge vif brodé d’argent »… Seules les marques de l’autorité sont ici visibles au pauvre Ivan : si grande est sa soumission…

Récit / dialogue : deux techniques narratives qui s’opposent

Le premier texte contient exclusivement du récit ; il n’y a pas du tout de style direct ou de discours rapporté – tout au plus une courte réfléxion intérieure de l’assesseur de Sorotchintsy. En revanche, l’on peut deviner la présence d’un narrateur, clairement identifié (l’apiculteur de Dikanka), en particulier dans une note. Ce narrateur se manifeste dans l’opposition entre un « nous » (voir la note) et les étrangers (l’Allemand auquel est comparé le diable) ; entre les « petites gens » et l’assesseur quelque peu oppresseur ; entre les « gens de bien » qui vont à la messe, célèbrent Noël, mais sont tentés par le péché, et le diable…

S’il n’y a pas de dialogue, il y a en revanche oralité et plaisir de conter : dans les comparaisons qui apparaissent comme de véritables incises (presque des digressions), dans la multiplication des détails et le goût du cocasse (le myope qui se met des roues en guise de lunettes !), dans l’art de dessiner des silhouettes grotesques : l’avoué, mais aussi le diable piteux qui part « la queue entre les jambes »…)

Dans le second texte, le récit alterne avec le dialogue, mais la parole vivante prend le pas sur le récit : propos des conjoints, discours intérieurs, imprécations de Prascovie… C’est une véritable scène de théâtre, avec ses répliques et ses didascalies.

Le premier texte est donc un conte traditionnel, tandis que le second appartient à un genre romanesque théatralisé.

Deux aperçus de la société russe et ukrainienne

Le premier texte décrit une société villageoise, tandis que le second nous emmène dans une très grande ville, chez de modestes citadins. Cependant, les points communs sont nombreux :

  • Dans les deux cas, les personnages sont modestes : un barbier, une société paysanne. Ce sont des gens du peuple.
  • Leur vie cependant diffère : si tous recherchent de modestes plaisirs (manger un pain chaud, boire du café, célébrer Noël par des chants populaires), la pauvreté et la routine semblent plus implacables à Saint Pétersbourg qu’à Dikanka.
  • Tous semblent en revanche soumis à une autorité tatillonne, et en même temps arbitraire : voir le portrait satirique de l’assesseur dans « la Nuit de Noël », un fonctionnaire qui sait tout sur tout le monde, et auquel on ne peut échapper ; quant à Ivan, il redoute d’être arrêté par la police, comme si, le cas échéant, il se savait condamné d’avance.
  • Les échappatoires sont rares : l’alcool et le jeu dans le conte,

La nuit de Noël (Soirées du Hameau) / Le nez : les excipit

Intro

Lien entre les deux contes : Saint-Pétersbourg ; tous deux sont des excipits : résolution de l’intrigue. Et tous deux mêlent dialogues et récit. Mais deux univers opposés : le féérique et le fantastique.

Deux structures semblables.

Dans les deux contes, une première partie clôture l’histoire, et une seconde, après un blanc, nous projette quelques temps plus tard ; dans les deux cas le Narrateur reprend alors la main, dans “le Nez” pour un long commentaire ironique sur la vraisemblance du conte, dans “la nuit de Noël” en introduisant un nouveau personnage, l’Archevêque, et en nous transposant quelques mois plus tard.

Deux fins opposées.

  • Le Nez : retour à la normale (c’est-à-dire au banal, au répétitif, au “rien”) ; il n’y a pas de chute ; Kovaliov retourne chez le barbier (début du conte) et retourne au plus vite à sa vie sociale : café, bureau, visite, rencontre… La faille fantastique semble comblée. Ironie du Narrateur face à la quête du miroir (Kovaliov n’est pas tout à fait sûr que son nez restera en place) et à la trivialité du personnage. Seul progrès : il est de bonne humeur… et il achète un faux ruban, c’est à dire un faux rang. C’est le triomphe de l’inauthentique (voir sa vie amoureuse).
  • Nuit de Noël : progrès général. C’est la défaite du Diable, donc la victoire du bien. Tchoub accepte que sa fille épouse Vakoula ; celui-ci se repent, met en avant l’amitié ; Oksana découvre l’amour… Et finalement, après un “saut temporel” matérialisé par le blanc, Vakoula est reconnu comme un peintre de valeur et le chantre d’une véritable épopée.

Féérique et fantastique.

Kovaliov appartient à la “grisaille” et à la “cendre” de Saint-Pétersbours ; sa mésaventure aurait dû lui permettre d’en sortir, mais il n’aspire qu’à y retourner. A la fin, il disparaît même de la narration.

La faille fantastique se referme sans que nous soit donnée la moindre explication.

Inversement, dans “La Nuit de Noël”, Tchoub doit céder, mais les grands perdants sont le Diable et la sorcière. Tous les autres personnages sont gagnants.

Les personnages ont une forme d’indépendance : tout le monde croit en l’existence du Diable, et à la fin, Vakoula écrit sa propre histoire ; inversement, c’est le Narrateur qui raconte celle de Kovaliov.

Dans la « Nuit de Noël », l’histoire, partagée par tous, fait sens.

Études littéraires

« le Nez » : étude du fantastique.

Cette brève nouvelle de 31 pages a été publiée en 1836 dans Le contemporain. La date du début était originellement le 25 avril ; Gogol l’a changée en 25 mars, date de l’Anonciation, fête particulièrement importante dans la liturgie orthodoxe ; ce qui renforce le sens religieux de l’histoire.

La nouvelle est composée de trois chapitres de longueur variable :

  1. Le barbier Ivan Yakovlévitch trouve un nez coupé dans un petit pain cuit par sa femme ; il tente comiquement de s’en débarrasser de l’encombrant paquet, mais en est sans cesse empêché, par des rencontres, un sergent de ville, un exempt de police…
  2. Le cœur de la nouvelle (p. 205-229) change radicalement de point de vue : c’est cette fois le propriétaire du Nez que l’on va suivre, dans ses efforts désespérés pour récupérer son appendice manquant… et pour tenter, une fois retrouvé, de le recoller à sa place.
  3. Enfin, la 3ème partie nous montre le nez revenu, comme par enchantement, sur le visage du protagoniste, et se termine par un commentaire ironique du Narrateur.

Présentation du fait lui-même

Le nez, dont on apprend très vite qu’il appartient à l’assesseur de collège Kovaliov, apparaît comme par enchantement dans un petit pain cuit à la maison par la femme du barbier. L’aventure nous est présentée comme « des plus étranges » (ligne 1), « invraisemblable » (p. 203) ; mais aucune explication ne nous est donnée quant à la présence de cet objet incongru à cet endroit. Le plus amusant, c’est que les principaux intéressés réagissent comme si l’événement était relativement naturel :

    • Le Barbier imagine immédiatement que c’est lui qui a coupé le nez à son client, et tremble en imaginant les ennuis qu’il risque : « À la pensée que les gens de police pourraient le trouver en possession de ce nez et l’accuser d’un crime, il perdit définitivement ses esprits. » ; mais il tremble trop devant sa femme pour lui demander comment elle a pu mettre le nez dans sa pâte sans s’en apercevoir ; il se sent immédiatement coupable et réagit comme tel : toute sa préoccupation, consiste à se débarrasser du nez sans attirer l’attention. Certes, l’explication d’un tel phénomène lui échappe complètement ; mais il l’accepte passivement, sans chercher à comprendre, comme il se résigne à tout ce qui lui arrive en général.

La seconde partie de la nouvelle nous donne le point de vue de la victime, l’assesseur de collège Kovaliov. C’est un homme d’habitudes (voir p. 206-207 les nombreuses occurrences de l’itération : « une habitude », « il se faisait toujours appeler… », « il avait accoutumé de dire… », il « avait l’habitude d’aller faire les cent pas sur la Perspective », « son col et son plastron étaient toujours admirablement empesés… ») ; et il va lui arriver une aventure tout à fait exceptionnelle et incongrue. Or, s’il est stupéfait, alarmé, sonpremier réflexe est de se rendre… à la police, comme s’il s’agissait de n’importe quel objet perdu ou volé !…

En chemin, il croise… son nez ! Et sans la moindre explication, le narrateur nous raconte que ce nez, devenu un homme (?), est à présent en uniforme de conseiller d’État et se livre à une tournée de visites… Or Kovaliov le reconnaît du premier coup !

Mieux encore – et qui en dit long sur l’obsession du rang qui caractérise la société russe &nd Kovaliov est moins indigné par la transformation de son nez en homme, que par le fait que cet homme, manifestement, occupe un rang supérieur au sien !

Un peu plus loin, Kovaliov tente de passer une annonce dans le journal, pour tenter de retrouver son nez. Si l’employé croit d’abord à une plaisanterie, la réalité du fait constatée ne lui semble finalement qu’étonnante : la disparition du nez ne lui inspire qu’un plat « quelle étrange aventure! », et la métamorphose du même nez en conseiller d’É ne suscite pas le moindre commentaire. Et pour comble, l’employé lui offre… une prise ! Quant au commissaire de police auquel il s’adresse, il ne voit en lui qu’un gêneur.

Enfin, le nez, redevenu simple organe enveloppé dans un mouchoir, est restitué à Kovaliov par un exempt, celui-là même qu’avait rencontré le pauvre barbier en voulant jeter le nez dans le fleuve. Or, s’il a arrêté le barbier, ce n’est nullement à ce moment-là, mais après l’arrestation du nez lui-même ! (p. 222). Et encore une fois, l’exempt ne trouve rien à redire à cette histoire invraisemblable ; les métamorphoses du nez lui semblent tout à fait naturelles…

Le médecin appelé en renfort pour recoller le nez qui ne tient pas n’est pas plus étonné ; il ne pose aucune question sur l’origine du phénomène… et conseille à Kovaliov de rester sans nez !

Enfin, dans la troisième partie, le nez se remet en place de manière tout aussi abrupte et incompréhensible qu’il en était parti, et Kovaliov ne semble éprouver que joie et soulagement – toujours sans se poser la moindre question.

La conclusion, qui donne la parole à l’auteur, établit une sorte d’échelle de l’invraisemblance :

  • La disparition, métamorphose et réapparition du nez n’occupe que le rang le plus bas ;
  • plus bizarre : la tentative de passer une annonce !
  • Encore plus étrange : la trouvaille du nez dans un pain frais ;
  • Mais le plus invraisemblable de tout, c’est le fait que Gogol lui-même ait choisi un pareil sujet !

Il y a donc là une pirouette amusante, qui souligne à plaisir le côté extraordinaire du conte, et nous invite à ne pas le prendre au sérieux !

D’où naît le fantastique ?

Le fantastique s’oppose au féérique, en ce sens qu’il fait irruption dans une réalité très ordinaire. Ici, Gogol insiste à plaisir sur le caractère ordinaire, banal, des personnages.

Kovaliov, homme très routinier, comme on l’a vu plus haut, est dérangé dans ses habitudes par un fait totalement extravagant. Ses réactions ne prennent aucunement la mesure de cet extraordinaire : il veut porter plainte, tente de passer une annonce dans un journal, accuse une dame qu’il soupçonne de manœuvres frauduleuses… De la même façon, le couple du barbier réagit comme s’il s’agissait d’un fait ordinaire : il veut se débarrasser d’un objet compromettant, sa femme hurle et l’insulte… En fait, tous réagissent comme s’il s’agissait d’une situation habituelle : l’employé prend son temps, le médecin discourt, le policier ramène le nez comme s’il s’agissait de n’importe quel objet volé… On a l’impression d’une série d’automates, incapables devant l’irrationnel de changer quoi que ce soit à leurs habitudes ! Le signe le plus comique de ces automatismes est offert par l’employé du journal, qui dans un mouvement de sympathie, offre spontanément du tabac à priser au pauvre Kovaliov, dont il vient précisément de voir l’absence de nez !!

Le fantastique, ici, réside aussi dans le contraste entre l’extraordinaire de l’événement, et la quasi absence de conséquences : il ne se passe absolument rien. Certes, le barbier est un moment arrêté (mais est-ce vraiment inhabituel ? d’ailleurs, la trouvaille du nez n’y est pas pour grand-chose) ; certes, Kovaliov connaît quelques déboires ; mais il ne subit aucune conséquence grave de cet accident. Sa vie est si monotone, si programmée (si l’on veut permettre cet anachronisme) que le plus grave inconvénient semble résider dans l’impossibilité d’effectuer ses visites habituelles ! (cf. p. 225).

Enfin, ici, nous sommes invités à accepter le fait tel quel ; aucune possibilité d’explication rationnelle ne nous est laissée. Nous ne saurons jamais comment ni pourquoi le nez s’est détaché, comment il s’est retrouvé dans le petit pain du barbier, comment il s’est transformé en conseiller d’État, et comment ni pourquoi il est revenu à sa place. Nous n’avons même pas le recours d’imaginer que Kovaliov a rêvé cet événement : les nombreux témoins attestent la véracité du fait, et rien dans la narration ne nous autorise à douter de sa réalité. Et Gogol lui-même s’amuse à souligner cette pseudo-réalité : « Vous aurez beau dire, des aventures comme cela arrivent en ce monde, c’est rare, mais cela arrive. »