Anna de Noailles et Antonio Machado

Antonio Machado

Anna de Noailles, par Philip de László

Étude sur Machado Étude sur Anna de Noailles
Textes comparés Synthèses

Textes comparés

« Offrande à la nature » / « Le voyageur »

Deux incipit

Les deux textes, si différents qu’ils paraissent, sont similaires par au moins un point : tous deux ouvrent le premier recueil de leur auteur, et apparaissent donc comme des textes programmatiques, instaurant, sinon un pacte de lecture, du moins des attentes de la part du lecteur.

Tous deux sont l’œuvre d’auteurs très jeunes, 25 et 27 ans, mais qui ont déjà commencé à écrire, sinon à publier ; publiés presque en même temps (1901 pour Anna de Noailles, 1902 pour Machado), tous deux sont des « cartes de visite »…

Un grand classicisme

Rimbaud transforme radicalement le vers avant 1870 ; Mallarmé a écrit sa « crise de vers », dans laquelle il définit une nouvelle métrique (voir La Vieillesse d’Alexandre, de Jacques Roubaud) entre 1886 et 1896 ; c’est dire que lorsque paraissent les premiers recueils d’ Anna de Noailles et de Machado, la cause de l’alexandrin « hugolien » devrait être entendue… Or il n’en est rien : Anna de Noailles et, pour autant qu’on puisse en juger, Machado, écrivent des quatrains d’alexandrins à rimes croisées, à la césure sur le 6ème temps, on ne peut plus traditionnels, comme s’il ne s’était rien passé dans la poésie européenne depuis vingt ans et plus…

Classique sur la forme, ces deux poèmes le sont tout autant sur le fond : la syntaxe demeure limpide, les thèmes (la vie comme voyage, la nature, la mort) sont ceux de la poésie élégiaque traditionnelle.

Le monde contemporain en est curieusement absent : les deux poèmes sont intemporels…

Deux portraits ambigus

  • Anna de Noailles : un autoportrait sans véritable identité, un « je » aux contours flous, celui d’une sorte de prêtresse au service de la Nature…
  • Machado : non un autoportrait, mais un portrait très ambigu : présent ou absent ? Réel ou simplement représenté ? Réel ou symbolique, figure paternelle enfuie, ou image de l’Espagne dont les « rêves enfantins » se sont effondrés en 1898 ? et quelle est la part d’autobiographie ?

Paysages états d’âme

Les deux poèmes témoignent d’un puissant attachement à la nature ; même s’il s’exprime différemment :

  • Chez Anna de Noailles, la Nature (par ailleurs peu décrite) est personnifiée, quasiment divinisée (on lui apporte des « offrandes ») ; de nombreux éléments naturels sont cités (sans pour autant être décrits) : eau, terre, forêt, étang, saisons, fleurs, abeilles, lierre, arbres, bêtes… Du désir à l’amour, tous les sentiments du poète semblent trouver naissance dans cette communion avec la nature – d’où les hommes sont presque absents (« regards humains », v. 6, « cœur des hommes », v. 23… et c’est tout). Mais c’est une nature intemporelle et a-géographique.
  • Chez Machado, le poème, tout entier centré sur l’énigmatique figure du « voyageur », contient malgré tout des éléments naturels : feuilles qui tombent dans un parc (str. 3), louve, soleil d’or, mer sonore (str. 6), à nouveau les feuilles d’automne, et cette fois une énumération plus précise : eucalyptus, rosiers… Mais l’on ne sait trop si le paysage ainsi évoqué est simplement métaphorique, ou vaut par lui-même.

Fuite du temps et mélancolie

Les deux poètes, malgré leur jeunesse, écrivent la mélancolie du temps qui passe : chez Anna de Noailles, domine le temps du bilan, le passé composé, comme si cette communion avec la nature appartenait déjà au passé ; l’obsession de la mort, qui sera un thème essentiel de son œuvre, transparaît déjà dans la dernière strophe.

En ce qui concerne Machado, l’on devine que le personnage évoqué, le voyageur, est parti plein d’illusions mais a connu l’échec et le désenchantement ; d’ailleurs, c’est un personnage absent, qui a laissé la maison vide, et dont seul demeure un portrait au mur. Le dernier mot du texte est le silence, dans lequel s’enfoncent ceux qui constituent le « nous », ceux qu’il a abandonnés…

Chez les deux poètes, la fuite du temps est synonyme de perte, de deuil.

Deux textes à tonalité autobiographique

Chez Machado, le portrait de l’absent, la maison vide, les regrets d’une vie gâchée évoquent l’abandon du père, quand le poète était encore enfant. Si le « je » proprement dit est absent, il transparaît sous la forme d’un narrateur, qui dit « nous ». Un « il » absent et énigmatique s’oppose ainsi à un « nous » présent et désolé.

Chez Anna de Noailles le « je » est omniprésent, et étonnamment seul. On a l’impression d’un dialogue en tête-à-tête entre le poète et la nature, les autres hommes étant quasiment absents, nommés de manière purement générique, ou en opposition à cette nature… Là encore se révèle un des thèmes privilégiés d’Anna de Noailles : la solitude, malgré une vie mondaine trépidante… Et c’est un point commun avec Machado, dont le recueil s’intitule Solitudes…

NB : si le titre de Machado fait probablement écho aux Soledades de Góngora (poème lyrique de 1613, chantant la nature vierge et pure en opposition à la vie mondaine, et qui inspirera notamment les symbolistes et les Parnassiens), c’est le texte d’Anna de Noailles  qui semble la plus proche de cette source d’inspiration.

« Le Vallon de Lamartine » / « Rives du Douro »

L’amour de la nature

Description d’un lieu

  • Chez Anna de Noailles, une nature vivante, colorée, sensuelle, avec un luxe de détails ; mais c’est une nature conventionnelle, un « locus amoenus » vide d’hommes ; même les cloches semblent flotter dans l’air, immatérielles.
  • Chez Machado, un lieu paradoxal, aimé bien que (ou parce que) rude et pauvre ; un lieu ancré dans l’histoire (Romancero, guerre…) et un lieu habité : monde rural, villes décrépites, noms propres… c’est un lieu collectif, auquel le poète montre son appartenance.

Célébration de ce lieu

  • Chez Anna de Noailles, célébration lyrique (joie, bonheur, puis expression de la mélancolie…)
  • Chez Machado, déclaration d’amour à un pays : « terre mienne »

Des lieux symboliques

  • Chez les deux auteurs, la nature dépeinte, et en particulier l’eau, symbolisent la fuite du temps ; mais chez Anna de Noailles, fuite vers la mort, obsession du néant ; chez Machado, sentiment de l’histoire, mais aussi de l’immortalité de la nature, du caractère cyclique du temps : d’un côté le cycle des saisons (strophe 10), de l’autre, une course immortelle (vers 26) et cette image d’une Castille dans une course perpétuelle vers la mer…

Des lieux de mémoire

  • Mémoire personnelle : paysage proche d’Amphion, souvenir d’enfance pour Anna de Noailles ; pour Machado, moment essentiel de sa vie, lieu du bonheur et de la tragédie ; mais tous deux restent très discrets sur le caractère autobiographique du texte.
  • Mémoire littéraire : évocation du Romancero chez Machado, et surtout, chez Anna de Noailles, un véritable dialogue avec le « Vallon » de Lamartine. Elle refuse ce qui faisait le cœur du poème de Lamartine : l’espérance religieuse.

« Déchirement » d’A. de Noailles / poème CXXV de Machado

Les deux poèmes évoquent l’enfance, associée à un lieu ; mais cette enfance est vue rétrospectivement, par l’adulte… Pourtant cette distance temporelle et spatiale n’est pas vécue de la même façon par les deux poètes : le souvenir, éclairé par ce qui a suivi, n’a pas la même valeur.

Une enfance éloignée dans le temps et l’espace

  • Un pays d’enfance idéalisé.
    • Les deux poètes évoquent un jardin, locus amœnus par excellence, avec pour tous deux des plantes odorantes et méditerranéennes : buis, verveine, nard, acanthe, pour Anna de Noailles, citron, iris, œillets, basilic et menthe pour Machado.
    • Tous deux insistent sur les couleurs, vives et flamboyantes pour Anna de Noailles, vives, puis plus apaisantes au cœur d’un double zoom avant et arrière pour Machado pour qui le jardin est comme une oasis au milieu d’un paysage aveuglant.
  • Mais ce pays d’enfance est un pays perdu.
    • Chez Anna de Noailles, opposition entre ce passé qu’il faudrait lui « arracher du cœur » (v. 1), et un « maintenant » ; les temps du passé, l’adverbe « autrefois », la distance entre le « tu » de l’enfant et le « je » de l’adulte montrent cette distance.
    • Chez Machado, dès le 1er vers, le pays d’enfance est noté comme « étranger » ; un autre pays s’est interposé : « moi, j’avais ma patrie… »
  • La nature de la perte est différente chez les deux poètes.
    • Chez Machado, elle résulte d’une affirmation et d’un choix : affirmation forte d’un « moi, je » au v. 3, expression d’une préférence…
    • Chez Anna de Noailles, l’éloignement est plutôt le résultat d’une fatalité, d’une désillusion qui s’est imposée à elle.

Des souvenirs mis à distance

  • Pour Machado, le souvenir de l’Andalousie n’est plus qu’un chromo sans âme :

   « mais il manque le fil qui noue le souvenir
au cœur, l’ancre au rivage,

ou ces souvenirs ne sont pas de l’âme.
« 

La beauté et la précision du souvenir sont donc trompeuses : en réalité, il s’agit de souvenirs flottants, sans ancrage.

  • Il en va tout autrement pour A. de Noailles : pour elles ces souvenirs sont positifs, même s’ils représentent le temps de l’illusion, de l’ignorance (« pauvre enfant qui jouais ! Ah ! si l’on t’avait dit…« ) ; l’enfant ne savait pas voir un bonheur bien réel.
  • Pour tous deux cependant, la perte est irrévocable : il n’y a pas de retour possible à l’enfance : pour A. de Noailles, les jardins ne sont plus qu’un souvenir, et le retour à Lora del Rio montre à Machado à quel point il est devenu étranger à l’Andalousie.

Le rapport au temps

  • Pour les deux poètes, les trois temps, passé, présent et futur sont évoqués ; d’un présent douloureux, ils regardent leur passé, l’une avec regret, l’autre avec détachement ; et tous deux achèvent leur poème par deux vers au futur.
  • Tous deux font de leur poème un adieu au passé ;
  • Mais leur futur est différent :
    • une injonction chez A. de Noailles, qui renoue avec un langage épique (impératif, superlatifs comme « immense », « illustre », métaphore…) et une exaltation romantique d’une vie transcendée par la douleur ;
    • deux vers beaucoup plus énigmatiques chez Machado, évoquant peut-être une forme de résurrection, seule manière pour lui de revenir à « l’ancien rivage » : le bonheur de l’enfance… ou la Castille perdue ?

Conclusion

Le poème d’Anna de Noailles évoque assez classiquement l’enfance perdue, temps d’un bonheur mal vécu et plein d’illusions ; elle suggère aussi ses propres désillusions et sa souffrance, finalement exaltée dans un finale romantique ou baudelairien. Machado, lui, ne dit rien de sa douleur et de son deuil, mais il fait, du souvenir de son enfance andalouse, un hymne paradoxal à sa « vraie patrie », la Castille. Tous deux se rejoignent cependant par le sentiment d’une perte et d’un éloignement irrévocable.

Anna de Noailles, Les Forces éternelles, p. 277 : « Deux êtres luttent… » / Antonio Machado, Champs de Castille, poème CXXXIV p. 195 : « La Femme de la Manche »

La célébration de la femme fait partie des thèmes les plus courants de la poésie ; femme comme objet d’adoration, de désir, femme-mère ou femme-muse… Pourtant, au début du XXème siècle, il connaîtra un changement en profondeur : la femme devient sujet de sa propre vie, son statut évolue. Les deux poèmes que nous nous proposons d’étudier, « Deux êtres luttent » d’Anna de Noailles, issu des Forces Éternelles publiées en 1920, et formé de 9 quatrains d’octosyllabes, et « La Femme de la Manche » d’Antonio Machado, qui figure dans les Champs de Castille en 1911, composé de 54 alexandrins, témoignent de cette évolution.

Le poème de Machado célèbre une femme, ou plus exactement un type de femme, profondément imprégné par le mythe de Don Quichotte, et qui semble symboliser l’Espagne entière ; c’est la femme vue par un homme ; celui d’ Anna de Noailles, en revanche, est un auto-portrait moral, le regard d’une femme sur elle-même.

Tous deux célèbrent la femme, au travers des mythes ; tous deux la présentent duelle, contradictoire, multiple ; mais leur regard diffère : non seulement parce qu’un regard masculin s’oppose à un regard féminin, mais aussi parce qu’ils s’appuient sur un substrat culturel différent.

La femme célébrée au travers des mythes

  1. Les deux textes dessinent des figures mythiques de la femme : elle s’incarne non comme individualité, mais comme type, ou stéréotype.
    1. Chez Anna de Noailles, la femme, elle-même, se définit au travers de deux figures mythiques antithétiques : la bacchante, qui appartient à la religion grecque antique, et la nonne, figure religieuse chrétienne. La première, prêtresse de Dionysos, faisait partie du cortège du dieu lors de cérémonies violentes et débridées ; prises de transe, les Bacchantes, que l’on appelait aussi les Ménades (un terme signifiant à peu près « les folles ») étaient capables de se livrer aux excès les plus sanglants, comme déchirer à mains nues un animal ou même un homme… Les Bacchantes représentaient la puissance de l’instinct et de la passion.
      La nonne appartient, elle, à la religion chrétienne. Il s’agit de filles ou de femmes qui, choisissant le cloître et l’enfermement, se livraient toutes entières à la prière et avaient fait vœu de pauvreté, et de chasteté. Les deux figures sont donc parfaitement antithétiques, mais elles représentent toutes deux des types de femme inactuelles, éloignées dans le temps et l’espace (il n’y a plus guère de nonnes en 1920).
    2. Chez Machado, le modèle semble à la fois plus unitaire – il n’y a pas deux figures qui s’opposent terme à terme – et plus divers : dès le premier vers, plusieurs femmes sont évoquées, au travers du nom de plusieurs villes ou villages de la province de la Manche, puis par une énumération de femmes (v. 2 et 3) appartenant à l’histoire littéraire. Le poète associe un type de femme, plus divers qu’il n’y paraît, à une province, une identité mythique.
  2. Les deux poètes ont en commun de célébrer la femme.
    1. Chez Machado, multiplication des jugements positifs : « l’enchantement », « robuste et gracieuse », « honnête », « parfaite », « fraîcheur », « étoile », « divinité »…
    2. Il y a plus d’ambiguïté chez Anna de Noailles.
      1. La nonne est « toute bonne », calme, heureuse, robuste, sage…
      2. La bacchante pourrait passer pour négative, mais les métaphores corrigent cette négativité : elle est « romanesque », « ivre de vie » ; l’ouragan qu’elle déchaîne est « clair », elle gémit « comme un violon »… Cette figure de la violence et du tourment n’est donc pas totalement dénigrée, elle acquiert même une forte positivité.

Femmes duelles, femmes plurielles

  1. Chez Anna de Noailles, une composition très nette dans laquelle le romantisme païen s’oppose à la sagesse religieuse :
    • Strophes I à III : la bacchante l’emporte sur la nonne ; elle vit plus intensément (« ivre de vie » s’oppose à « presque heureuse ») ; la platitude qui accompagne la nonne (« simplement toute bonne ») contraste avec la multiplicité des adjectifs et la puissance des images consacrées à la bacchante : d’un côté l’été, le calme, l’ingénuité, un bonheur estompé, de l’autre l’ivresse, le romanesque, l’orage, l’ouragan, le désir… La Bacchante possède aussi, contrairement à la nonne, une multiplicité de dénominations : Ménade, dionysienne, païenne, furie… Anna de Noailles se place ici dans la tradition romantique qui chante les passions.
    • Strophes IV à VI : le rapport semble s’inverser : les connotations négatives s’enchaînent pour la Ménade : fatigue, faiblesse, regrets, plaintes… La nonne au contraire reprend des couleurs : robustesse, air vif et gai ; elle est courageuse (souffre et rit quand même) ; cette « Grecque au cœur soumis » s’oppose à la Ménade révoltée.
    • Strophes VII à IX : la dualité disparaît, les deux figures se rapprochent jusqu’à se fondre : « cette sage et cette furie », « deux sœurs », « toutes deux », « Leur noble regard »…
  1. Chez Machado, unicité et diversité s’organisent différemment.
    • Dans les strophes 1 et 2, on passe de la diversité des femmes à la femme-type, dans un distique qui donne une définition : « La femme de la Manche est… » Puis la 3ème strophe la décrit, non intérieurement, mais par des actions au présent de répétition ; c’est une description en acte.
    • Les strophes 4 et 5 représentent un focus sur une femme particulière : Dulcinée de Toboso, la Dame imaginaire de Don Quichotte ; l’image change alors singulièrement de nature : aux lieux fermés de la femme s’oppose l’espace ouvert d’un paysage, celui des aventures du chevalier ; à la vie calme et triviale (vaisselle, courses, linge, entre la maison et l’église) s’oppose soudain la passion : « amour de feu » qui « embrase » (v. 25-26), amour qui « aveugle » et rend voyant (v. 43-44), « amour de feu » à nouveau v. 52. La Femme de la Manche qui n’était pas si éloignée de la « nonne » d’ Anna de Noailles se transforme, par l’illusion d’un homme « aveuglé d’amour », en bacchante…
    • Mais cette femme reste duelle, comme le personnage de Cervantès : à Dulcinée de Toboso, femme imaginaire qui inspire la passion, se superpose Aldonza, « robuste paysanne » et mère – une femme à qui pourtant la « gloire du Quichotte » doit apporter une forme de liberté… (dernier vers).

Deux regards sur la femme

  1. Regard intérieur et extérieur
    • Anna de Noailles parle, ici comme dans la plupart de son œuvre, d’elle-même. Le « je » se fait discret : il n’est présent qu’aux vers 1 et 25, « mon cœur » ; mais tout le poème traduit un regard introspectif. Le point de vue est interne, tant sur les tourments de la bacchante (vie/pleurs, orage, désir, « elle recommencerait »…) que sur la nonne (heureuse, qui souffre et rit…) ; enfin elles se réunisse dans « angoisse et tristesse ». Ce qu’elle décrit, c’est sa propre intériorité.
    • Machado ne prétend pas se mettre à la place des femmes : le regard est extérieur, sur leur statut (épouses, fiancées, mères, paysanne) et leurs activités (travaux ménagers) ; il ne cherche pas à décrire ce qu’elles éprouvent, et montre seulement l’effet qu’elles produisent sur les hommes et le rôle qu’elles jouent auprès d’eux.
      Il note le contraste entre l’imaginaire, qui fait d’elle un être mythique, et une réalité plus triviale et plus aliénante (ces femmes n’existent que comme « fiancée de… » ou « épouse de… » ou mères) ; et la « gloire du Quichotte » ne peut leur apporter qu’une délivrance imaginaire…
  1. Mais dans les deux cas, un regard mythifiant
    • Pour Machado, la « Femme de la Manche » incarne une certaine vision de l’Espagne, par l’évocation d’une province bien particulière, l’Espagne « du ciseau et du maillet », rurale, pauvre mais fière, aux couleurs violentes, et illuminée par la grande figure du héros de Cervantès. La femme incarne donc ces deux aspects de la Manche. Il s’adresse à elle, dans la dernière strophe, avec respect et admiration : elle devient une divinité tutélaire.
    • L’usage du mythe est différent chez Anna de Noailles. La poétesse ne prétend pas, à travers les deux figures mythiques de la bacchante et de la nonne, dépeindre une figure générique de femme ; elle parle essentiellement d’elle-même, des déchirements et des contradictions qui la traversent, sans généraliser.

Conclusion

Les deux poèmes sont donc à la fois très proches et très différents. Proches, car tous deux célèbrent la femme, tout en mettant en lumière son caractère duel, multiple, contradictoire : muse et ménagère, inspiratrice et « épouse parfaite », « étoile » et paysanne chez Machado, elle est à la fois sage nonne et bacchante romantique chez Anna de Noailles. Mais ils diffèrent aussi radicalement : Anna de Noailles décrit essentiellement son intériorité, ses contradictions et finalement son tourment ; Machado, lui, célèbre une figure de femme qui incarne la Manche, et au-delà l’Espagne toute entière ; et, paradoxalement, c’est dans son poème que l’on trouve une aspiration, un souhait de libération : « que vous délivre la gloire du Quichotte ».


Synthèses

  • Joie et mélancolie chez les deux auteurs (dissertation comparée)

Dissertation comparée n° 1 – joie et mélancolie

Sujet

« Je ne prétends pas que la Joie ne puisse pas s’associer avec la Beauté, mais je dis que la Joie en est un des ornements les plus vulgaires ; – tandis que la Mélancolie est pour ainsi dire l’illustre compagne, à ce point que je ne conçois guère (mon cerveau serait-il un miroir ensorcelé ?) un type de Beauté où il n’y ait du Malheur. » (Baudelaire, Fusées, X, Pléiade, œuvres complètes I, p. 657).

Dans quelle mesure les trois œuvres au programme vous semblent-elles répondre à cette définition ?

Introduction

Si l’inspiration élégiaque est consubstantielle à la poésie, et existe depuis l’Antiquité (que l’on songe à Sappho, par exemple), la tristesse, la mélancolie et la confidence personnelle sont bien loin de constituer le thème exclusif, ni même dominant de la poésie, avant que le Romantisme, au début du XIXème siècle, ne mette le « Moi » et ses passions au cœur des préoccupations lyriques. En héritier des Romantiques, Baudelaire écrit dans ses Fusées ( Pléiade, œuvres complètes I, p. 657) :

« Je ne prétends pas que la Joie ne puisse pas s’associer avec la Beauté, mais je dis que la Joie en est un des ornements les plus vulgaires ; – tandis que la Mélancolie est pour ainsi dire l’illustre compagne, à ce point que je ne conçois guère (mon cerveau serait-il un miroir ensorcelé ?) un type de Beauté où il n’y ait du Malheur. »

Ni Anna de Noailles, ni Machado n’appartiennent à une avant-garde, pour laquelle le travail de la forme peut l’emporter parfois sur la confidence personnelle ; mais dans quelle mesure les deux poètes privilégient-ils l’expression de l’affect ? Dans quelle mesure, pour eux, la mélancolie l’emporte-telle sur la joie, et cette prééminence d’un sentiment sur l’autre a-t-il le même sens pour les deux poètes ?

plan détaillé

« La Mélancolie, compagne la plus illustre »

Les thèmes élégiaques chez Anna de Noailles
  • La confidence personnelle
  • tourments amoureux (cf. Poème de l’amour)
  • nostalgie, sentiment tragique du temps
  • hantise de la mort
  • Une douleur plus universelle
  • La guerre
L’élégie chez Machado
  • La tragédie personnelle souvent exprimée avec pudeur
    • Le père ou le frère (« Le Voyageur »)
    • mort de Léonor
  • Mais aussi un certain pessimisme : de la joie ne peut naître que la douleur

« Je hais la joie / par haine de la peine » (p. 62)

  • caractère toujours éphémère de la joie (p. 64)
  • Une douleur plus universelle, qui chez Machado l’emporte
    • L’Espagne humiliée, appauvrie
    • La souffrance du peuple
    • puis la guerre civile

  « La Joie, ornement vulgaire » ?

Une joie bien présente, malgré tout, chez nos deux poètes : Si dans la tradition élégiaque, la poésie chante le malheur, il lui arrive aussi, non de pleurer, mais au contraire de célébrer la joie, la beauté, le bonheur.

Le bonheur de l’enfance
  • évocations nostalgiques de Séville et de l’Andalousie pour Machado (cf. p. 76)
  • évocations des « jardins d’enfance » de Savoie chez Anna de Noailles
Joie et sensualité
  • surtout chez Anna de Noailles :
    • éveil des sens (Éblouissements, p. 147, « Adoration » p. 150 ou encore p. 151, saveurs de l’air ;
    • une nature  personnifiée  et joyeuse (Verger d’orient, p. 178)
    • Une joie née de la lumière, et du soleil (hymne au Soleil), aurore…
    • Thème du « locus amœnus », et en particulier du jardin.
  • Joie associée au combat et à l’héroïsme, chez Machado

En revanche, on ne trouve ni chez l’un, ni chez l’autre la jubilation des poètes de l’avant-garde (Apollinaire, Reverdy) face au progrès, à la modernité : une modernité assez absente de l’Espagne de Machado, et qui semble plutôt inquiétant à Anna de Noailles. (cf. images ambigües du train, de l’avion)

La Poésie, pour sublimer joie et douleur

  • Rapports de la joie et du malheur chez Anna de Noailles : joie et sensualité se dissolvent trop souvent dans le désamour, la séparation, l’angoisse de la mort. Comme les Romantiques, ou comme Baudelaire, elle privilégie le spleen et la confidence personnelle.
    • La joie n’est que rarement pure quand elle est vécue au présent : elle débouche constamment sur le sentiment tragique du temps et de la mort ; cf. « Déchirement » p. 185 : Anna de Noailles en vient à chérir la douleur, qui signifie l’intensité de la vie : « Chère douleur »…
  • Chez Machado, quand elle n’est pas exprimée sur le mode de la nostalgie (ex . p. 220, le printemps comme « bel intermède »), la joie est un élément du combat ; mais il s’agit rarement, chez lui, des émotions d’un « moi ».
    • Quand c’est le cas, double image à la fois terrifiante et apaisante de la mort : poèmes LXIII et LXIV p. 85-86, montrant les deux côtés du miroir, en diptique.

Conclusion

Du couple indissoluble de Baudelaire, Spleen et Idéal, on peut dire que joie et tristesse se mêlent, en proportions variables, chez nos deux auteurs.