Valerius Flaccus, « Argonautiques »

Valerius Flaccus (Caius Valerius Flaccus) est un poète épique latin probablement apparenté à la gens Valerii, une des plus vieilles familles de Rome, peut-être originaire de Padoue, et mort vers 90. Sa vie est mal connue et les seuls auteurs antiques qui le mentionnent sont Quintilien (dans l’Institution Oratoire) et, peut-être, Martial dans ses Épigrammes (si c’est bien du même V. Flaccus dont il s’agit) pour regretter sa mort récente et précoce (90) comme une perte immense.

Son œuvre principale, les Argonautiques (Argonautica), est un poème épique inachevé en huit livres. Sur ce thème rebattu — l’histoire de Jason et la trahison de son père par Médée —, Valérius Flaccus s’inspire de façon très libre du grec Apollonios de Rhodes.

Valerius Flaccus, Argonauticon I : préparatifs et départ de l’expédition.

Le roi Pélias confie à Jason la mission de la conquête de la Toison d’or

Prima deum magnis canimus freta peruia natis
fatidicamque ratem, Scythici quae Phasidis oras
ausa sequi mediosque inter iuga concita cursus
rumpere flammifero tandem consedit Olympo.
Phoebe, mone, si Cumaeae mihi conscia uatis
stat casta cortina domo, si laurea digna
fronte uiret, tuque o pelagi cui maior aperti
fama, Caledonius postquam tua carbasa uexit
Oceanus Phrygios prius indignatus Iulos,
eripe me populis et habenti nubila terrae,
sancte pater, ueterumque faue ueneranda canenti
facta uirum: uersam proles tua pandit Idumen,
namque potest, Solymo nigrantem puluere fratrem
spargentemque faces et in omni turre furentem.
ille tibi cultusque deum delubraque genti
instituet, cum iam, genitor, lucebis ab omni
parte poli neque erit Tyriae Cynosura carinae
certior aut Grais Helice seruanda magistris.
seu tu signa dabis seu te duce Graecia mittet
et Sidon Nilusque rates: nunc nostra serenus
orsa iuues, haec ut Latias uox impleat urbes.
Haemoniam primis Pelias frenabat ab annis,
iam grauis et longus populis metus. illius amnes
Ionium quicumque petunt, ille Othryn et Haemum
atque imum felix uersabat uomere Olympum.
sed non ulla quies animo fratrisque pauenti
progeniem diuumque minas. hunc nam fore regi
exitio uatesque canunt pecudumque per aras
terrifici monitus iterant ; super ipsius ingens
instat fama uiri uirtusque haud laeta tyranno.
ergo anteire metus iuuenemque exstinguere pergit
Aesonium letique uias ac tempora uersat,
sed neque bella uidet Graias neque monstra per urbes
ulla : Cleonaeo iam tempora clausus hiatu
Alcides, olim Lernae defensus ab angue
Arcas et ambobus iam cornua fracta iuuencis.
ira maris uastique placent discrimina ponti.
tum iuuenem tranquilla tuens nec fronte timendus
occupat et fictis dat uultum et pondera dictis.
« hanc mihi militiam, ueterum quae pulchrior actis,
adnue daque animum. nostri de sanguine Phrixus
Cretheos ut patrias audis effugerit aras.
hunc ferus Aeetes, Scythiam Phasinque rigentem
qui colit– heu magni Solis pudor! –, hospita uina
inter et attonitae mactat sollemnia mensae
nil nostri diuumque memor. non nuntia tantum
fama refert: ipsum iuuenem tam saeua gementem,
ipsum ego, cum serus fessos sopor alligat artus,
aspicio, lacera adsiduis namque illius umbra
questibus et magni numen maris excitat Helle.
si mihi quae quondam uires, et pendere poenas
Colchida iam et regis caput hic atque arma uideres.
olim annis ille ardor hebet necdum mea proles
imperio et belli rebus matura marique.
Tu, cui iam curaeque uigent animique uiriles,
i, decus, et pecoris Nephelaei uellera Graio
redde tholo ac tantis temet dignare periclis! »
talibus hortatur iuuenem propiorque iubenti
conticuit certus Scythico concurrere ponto
Cyaneas tantoque silet possessa dracone
uellera, multifidas regis quem filia linguas
uibrantem ex adytis cantu dapibusque uocabat
et dabat externo liuentia mella ueneno.
Je chante ces mers sillonnées pour la première fois par les illustres fils des dieux, et le vaisseau fatidique qui, dirigeant sa course à travers les écueils mobiles, osa voguer à la recherche du Phase, en Scythie, et qui se reposa enfin dans l’Olympe étoilé. Si le trépied de la prêtresse de Cumes, interprète de tes oracles , ô Phébus, a fait choix pour son séjour de ma chaste demeure ; si mon front est digne du laurier vert, inspire-moi. Et vous, qui êtes plus fameux pour avoir navigué sur cet Océan calédonien dont jadis les descendants d’Iule ont réveillé la colère, que si le premier vous eussiez franchi les mers, Père vénéré, élevez-moi au-dessus du vulgaire, au-dessus de ce monde obscurci de vapeurs ; soyez propice au chantre des anciens héros et de leurs saints exploits. De vos fils, l’un redira, car il le peut, l’Idumée vaincue ; il redira son frère, noirci d’une noble poussière , et qui va semant la ruine et l’incendie dans les remparts de Solyme ; l’autre vous dressera des autels et élèvera des temples à votre famille, lorsqu’un jour, astre lumineux, vous resplendirez dans l’Olympe. Et alors, ni la petite Ourse, étoile des vaisseaux tyriens, ni la grande, chère aux pilotes grecs, ne guideront plus sûrement que vous le navigateur, vînt-il. de la Grèce, de Sidon, ou des bords du Nil. Maintenant que votre sérénité accueille ce début, afin que nos chants remplissent toutes les cités du Latium ! Dès son enfance, Pélias régnait sur l’Hémonie : longue et pesante était pour ses peuples la terreur qu’il inspirait. Tous les fleuves qui se jettent dans la mer Ionienne étaient à lui ; pour lui la charrue déchirait les flancs de I’Othrys, de l’Hémus, et les vallons de l’Olympe. Mais son coeur était sans repos ; il craignait le fils de son frère et les menaces des dieux : car ce fils doit être la cause de sa perte ; les devins l’ont prédit, et les victimes confirment chaque jour leurs sinistres présages. Il s’inquiétait surtout de la haute renommée du prince, de cette jeune valeur importune à sa tyrannie. Pour prévenir le sort qu’il redoute, il cherche à se défaire du jeune fils d’Éson. Le choix seul du temps et des moyens le tient irrésolu. Plus de guerres nulle part ; dans les cités de la Grèce, plus de monstres : Hercule est couvert de la peau du lion néméen ; l’Arcadie est sauvée des fureurs de l’hydre ; les deux taureaux ont mordu la poussière. Mais le. courroux des flots, les dangers d’une mer sans limites, voila ce qu’il lui faut. Calme et confiant , il aborde le jeune homme, et, donnant à ses paroles un air de sincérité, il lui dit : « Il est une entreprise plus glorieuse que toutes celles de l’antiquité ; accepte-la, encourage-la. Tu sais comment Phrixus, né du sang dont nous sortons nous-mêmes, échappa aux autels où son père voulait l’immoler. Cependant le farouche Étés, le maître-de la Scythie et des rives glacées du Phase, l’assassina (honte au Soleil!) à la table de l’hospitalité, au milieu d’un festin solennel et des convives épouvantés ; doublement ingrat envers sa famille et envers les dieux. La Renommée n’est pas la seule de qui j’ai appris ce forfait ; la victime elle-même, la victime m’apparaît gémissante, quand je cède à peine à un tardif sommeil; son ombre ensanglantée, celle d’Hellé, divinité des mers , sollicitent incessamment ma vengeance. Si j’avais mes forces d’autrefois, la Colchide serait déjà punie, et l’on verrait ici la tête et les armes de son roi. Mais les ans ont émoussé ma vigueur, et mon fils n’est point encore mûr, ni pour commander, ni pour tenter la mer et les combats. Toi qui as déjà les soucis et les mâles pensées de l’homme, va, noble enfant ; rends à nos temples grecs la toison de Néphélé ; montre-toi digne de cette expédition périlleuse. » Telles étaient les exhortations ou plutôt les ordres de Pélias. Il se tut ; mais des Cyanées, ces écueils de la mer de Scythie, dont il connaissait trop bien les dangers ; mais du gardien de la toison, ce dragon monstrueux qui darde sa langue aux mille pointes, que la fille d’Étés attire hors de son antre par des enchantements, et nourrit chaque jour d’un miel empoisonné la veille, il n’en dit pas un mot.

Valerius Flaccus, Argonauticon VIII : conquête de la Toison d’or.

Nec mora fit. Dictis fidens Cretheia proles
calcat et aeriam squamis perfertur ad ornum,
cuius adhuc rutilam seruabant bracchia pellem,
nubibus accensis similem aut cum ueste recincta           115
labitur ardenti Thaumantias obuia Phoebo.
Corripit optatum decus extremumque laborem
Aesonides longosque sibi gestata per annos
Phrixeae monumenta fugae uix reddidit arbor
cum gemitu tristesque super coiere tenebrae.                 120
Egressi relegunt campos et fluminis[1] ora
summa petunt. Micat omnis ager uillisque comantem
sidereis totos pellem nunc fundit in artus,
nunc in colla refert, nunc implicat ille sinistrae :
talis ab Inachiis Nemeae Tirynthius antris                       125
ibat adhuc aptans umeris capitique leonem.
Vt uero sociis, qui tunc praedicta tenebant
ostia, per longas apparuit aureus umbras,
clamor ab Haemonio surgit grege.Se quoque gaudens
promouet ad primas iuueni ratis obuia ripas.                  130
praecipites agit ille gradus atque aurea misit
terga prius, mox attonita cum uirgine puppem
insilit ac rapta uictor consistit in hasta.
Interea patrias saeuus uenit horror ad aures
fata domus luctumque ferens fraudemque fugamque    135
uirginis. Hinc subitis infelix frater in armis,
urbs etiam mox tota coit, uolat ipse senectae
immemor Aeetes, complentur litora bello
nequiquam, fugit immissis iam puppis habenis.

Traduction

…Et l’on ne tarde pas. Se fiant à ces paroles le descendant de Créthée monte au sommet de l’orne, bien qu’il fût élevé, et dont les branches conservaient jusqu’alors l’éclatante toison semblable aux nuées embrasées ou à la fille de Thaumas, lorsque, déployant son voile, elle glisse au-devant du brûlant Phoebus. Le fils d’Eson s’empare de la toison tant désirée, objet de sa suprême épreuve, et l’arbre rendit avec peine, en gémissant, le souvenir de la fuite de Phrixus qu’il avait porté durant de longues années, et les funestes ténèbres s’amoncelèrent au-dessus de lui. Ils sortirent, parcoururent de nouveau la plaine et gagnèrent l’extrémité de l’embouchure du fleuve [1]. Toute la campagne brille, et tantôt Jason déploie sur tous ses membres la toison couverte de poils resplendissants, tantôt il la replie sur son cou, tantôt il l’enroule à sa main gauche. C’est ainsi qu’allait le héros de Tirynthe au sortir des antres argiens de Némée, alors qu’il était encore en train d’attacher le lion sur ses épaules et sa tête. Mais quand Jason apparut à ses compagnons qui occupaient alors la dite embouchure, couvert d’or, à travers les vastes ombres, une clameur s’élève du groupe des Thessaliens. Se réjouissant lui aussi le vaisseau s’avance vers les rives proches au-devant du jeune homme. Celui-ci marche à pas rapides ; et tout d’abord il jeta la toison d’or ; ensuite il bondit sur la poupe avec la jeune fille frappée de stupeur et, vainqueur, il se tient avec à la main la lance qu’il a saisie. Entre temps, l’horrible et cruelle nouvelle de la ruse et de la fuite de la jeune fille vient aux oreilles paternelles, apportant les malheurs et le deuil de sa maison. Alors son malheureux frère prend soudain les armes, bientôt toute la ville aussi se rassemble, Aeetes lui-même oublieux de sa vieillesse vole, les rivages se remplissent de guerre ; en vain, déjà le navire, les amarres larguées, s’enfuit.

[1] Inachos : dieu fleuve ; selon les uns, père du premier homme ; selon les autres, il a favorisé le repeuplement humain par Deucalion après le déluge.