Empédocle d’Agrigente (495-435 av. J-C)

Empédocle dans la chronique de Nuremberg –
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Connu essentiellement par des fragments, comme la plupart des philosophes pré-socratiques, il a vu récemment son corpus s’élargir par la publication du papyrus de Strasbourg en 1999, qui offrait apparemment un texte authentique d’Empédocle lui-même. Cette découverte n’a pas permis de lever un certain nombre de doutes ou d’obscurités concernant l’œuvre d’Empédocle.

Une biographie chargée d’anecdotes…

L’on sait peu de choses sur sa vie : né d’une riche famille d’Agrigente, il aurait passé la plus grande partie de sa vie dans sa ville natale ; selon Diogène Laërce, il refusa toute charge officielle, mais fut un partisan fervent de la démocratie (Vies, VIII, 63) ; soucieux de diffuser le savoir, il fit réciter ses vers, à Olympie, par le rhapsode Cléomène ; sa mort, enfin, fait l’objet d’une légende tenace : il serait tombé, ou se serait jeté dans l’Etna, qui aurait rejeté seulement l’une de ses sandales…

Un livre, ou deux ?

La thèse la plus communément admise veut qu’Empédocle ait écrit deux poèmes : Sur la Nature (περὶ φύσεως) et les Purifications, ou les Catharmes (οἱ Καθαρμοί) ; mais l’on ignore quelles dimensions avaient l’un et l’autre ouvrage : Diogène Laërce parle de 5000 vers au total, la Souda [dictionnaire grec du Xème siècle ap. J-C, autrefois appelé Suidas] en compte 2000, et le papyrus de Strasbourg 1200 ; on cite également un Discours médical et un Hymne à Apollon dont on ne sait pas grand-chose.

Contenu de la doctrine

Sur la Nature

Adressé à un disciple, Pausanias, le περὶ φύσεως se présente comme un livre de vérité, sur l’être, le devenir, et sur toutes choses.

L’être, à l’origine, est une sphère, parfaitement unie et sans faille ; l’irruption de la Haine, principe de différenciation surgissant soudain de l’extérieur, le détruit ; mais l’Amitié reconquiert bientôt ses positions, et reconstruit la sphère… La lutte permanente entre Haine et Amitié, unité et différenciation, définit le Devenir, installé au cœur de l’Être. Dès la première phase cosmogonique, quatre cercles concentriques se distinguent : l’eau, l’air, la terre, le feu ; puis, sous l’impulsion de la Philia, le même commence à composer avec l’autre, les éléments s’entremêlent, et ainsi naît notre univers… Les premiers assemblages sont monstrueux, puis deviennent viables, et enfin aptes à se reproduire. La Philia représente la tension vers toujours plus d’ordre, alors que la Haine (Neikos) tend au contraire vers la dissociation et le désordre ; le Devenir contient l’une et l’autre, qui se combattent indissociablement.

Le περὶ φύσεως contient aussi une philosophie « naturaliste » de la connaissance : contrairement à l’école d’Elée (Zénon…) Empédocle soutient que nos sens ne nous trompent pas, et sont susceptibles de nous conduire à une vraie connaissance ; il élabore également une théorie rudimentaire de la perception, dont Lucrèce se souviendra : les objets produisent des émanations, qui viennent frapper nos sens.

Contrairement à Lucrèce, cependant, il n’admet pas l’existence du vide, et élabore une théorie du mouvement qui rende compte d’un monde sans vide : les objets contigus changent de place continuellement, et simultanément – comme un disque divisé en 4 parties, selon l’exemple de J. Barnes (Philosophie grecque, PUF, p. 53) tourne, chacun des 4 quadrants prenant la place du suivant, sans que jamais une faille n’apparaisse dans le disque. Cette théorie sera reprise par Platon, Aristote et … Descartes, au moment même où Pascal et Torricelli mettaient en évidence l’existence du vide !

Les Katharmes, ou Purifications

Il s’agit d’un livre d’éthique, ou de démonologie, récit mythique mettant en scène des démons. On s’est interrogé sur le fait que le scientifique et rationaliste théoricien des quatre éléments ait pu écrire, simultanément, un ouvrage religieux, inspiré de Pythagore et préfigurant la doctrine platonicienne de l’âme ; mais celui-ci s’adresse d’abord à un groupe, et se trouve sur le plan pratique, et moral.

Un démon est condamné, pour meurtre et parjure, à l’exil loin des Dieux ; sous l’emprise de la Haine, il erre sur la terre, en perpétuant la violence et la logique du meurtre, à l’encontre des hommes, mais aussi d’autres êtres vivants. Il ne trouvera son salut que dans une conversion, une prise de conscience de l’absurdité de tout meurtre, de toute atteinte du vivant contre le vivant : il découvre alors la Philia, la possibilité d’une communauté pacifique, et peut alors retourner auprès des Dieux. Ils s’incarnent alors en devins, médecins et poètes, et symbolisent la possibilité d’une vie harmonieuse.

Postérité d’Empédocle.

Si les Katharmes auront une influence sur Platon, c’est surtout la physique d’Empédocle qui auront une imposante postérité :

  • La théorie de la perception, des « émanations » et des simulacres préfigure la théorie lucrétienne des simulacres ;
  • Le refus de l’existence du vide sera repris jusqu’au 17ème siècle ;
  • mais c’est surtout la théorie des 4 éléments qui deviendra un véritable lieu commun de la physique grecque, et sera accepté jusqu’au 18ème siècle…
  • Il n’est pas jusqu’à l’opposition de l’Amitié et de la Haine (philia / neikos) que l’on ne retrouve dans la moderne dialectique d’Éros et Thanatos, héritée de S. Freud…

Bibliographie:

  • Les Présocratiques, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1988, pp. 319-439.
  • Leclant Jean et alii, Dictionnaire de l’Antiquité, art. « Empédocle », pp. 785-789.
  • Canto-Sperber Monique et alii, Philosophie grecque, Presses Universitaires de France, Coll. « Premier cycle », 1997, pp. 51-57.