- Biographie de Cicéron
- Livre I
- Livre II
Circonstances de la composition
Depuis la défaite de Pompée à Pharsale en 48, le parti de César règne en maître à Rome. Cicéron, qui avait rallié le camp de Pompée, s’est d’abord réfugié à Brindisi, puis a obtenu, en octobre 47, l’autorisation de rentrer à Rome ; mais sa carrière politique semble derrière lui.
De 47 jusqu’à la mort de César aux Ides de Mars 44, il va donc lutter d’une autre manière, par l’étude et la philosophie ; il souhaite en effet doter Rome d’une véritable littérature philosophique, qui n’existait jusqu’à lors qu’en grec ; en deux ans et demi, il va rédiger une œuvre considérable, tant sur la rhétorique (De Oratore, Brutus, tous deux en 46) que la philosophie :
- Hortensius (il n’en subsiste que des fragments), 46 ou 45 ;
- Académiques (mai 45)
- De Finibus (juillet 45)
- Tusculanes (août 45)
- Une trilogie sur la religion :
- De Natura deorum (45)
- De Diuinatione (début 44)
- De Fato (44)
- De Amicitia (44)
- Topiques (44)
- De Senectute (44)
- De Officiis (septembre 44)…
Structure du De Diuinatione
Si de nombreux philosophes, en particulier stoïciens, se sont penchés sur la question de la divination, Cicéron est, semble-t-il le premier à lui avoir consacré un ouvrage entier. Celui-ci est composé de deux grandes parties :
- La première est un long exposé de son frère cadet Quintus (102-43 av. J-C), stoïcien, et partisan de la divination, et qui joue ici un peu le rôle du naïf, crédule et un tantinet pontifiant ; formé de 88 chapitres et 132 paragraphes, il est précieux non seulement par la foule d’anecdotes qu’il contient, mais aussi par la description précise de toutes les formes de divination : Quintus considère en effet qu’il y a deux sortes de divination, celle nécessitant une technique, qu’il nomme « artificielle » (haruspicine, art des augures, nombres chaldéens…) et celle qu’il appelle « naturelle », nous dirions plutôt spontanée : songes, délires, oracles…
Il est également très précieux par ses citations, y compris des poèmes de son propre frère, qui sont parfois les seuls fragments conservés… - La seconde est une réfutation en règle dans laquelle Cicéron répond en son propre nom. Nous y découvrons un Cicéron très rationaliste, très ironique, et déjà très voltairien : s’il est profondément sceptique envers toute forme de divination – et, pour une fois, il s’y montre plus proche des Épicuriens, que pourtant il ne goûte guère, que des Stoïciens – il n’en estime pas moins certaines formes nécessaires… au maintien de l’ordre et de l’autorité, exactement comme Voltaire voulait « écraser l’infâme », tout en construisant une église à Ferney…
Vive et agréable, drôle parfois, cette partie, plus brève (72 chapitres, 150 paragraphes) passe à la moulinette impitoyable de la logique toutes les formes de divination ; elle s’inscrit dans le projet de la « trilogie » : défendre la religion romaine, tout en la « purgeant » de toute forme de superstition.
Livre I
Introduction (I, Ι, 1-3)
1.Vetus opinio est iam usque ab heroicis ducta temporibus, eaque et populi Romani et omnium gentium firmata consensu, uersari quandam inter homines diuinationem, quam Graeci μαντικήν appellant, id est praesensionem et scientiam rerum futurarum. Magnifica quaedam res et salutaris, si modo est ulla, quaque proxime ad deorum uim natura mortalis possit accedere. Itaque ut alia nos melius multa quam Graeci, sic huic praestantissimae rei nomen nostri a diuis, Graeci, ut Plato interpretatur, a furore duxerunt. 2. Gentem quidem nullam uideo neque tam humanam atque doctam neque tam immanem tamque barbaram, quae non significari futura et a quibusdam intellegi praedicique posse censeat. Principio Assyrii, ut ab ultimis auctoritatem repetam, propter planitiam magnitudinemque regionum quas incolebant, cum caelum ex omni parte patens atque apertum intuerentur, traiectiones motusque stellarum obseruitauerunt, quibus notati, quid cuique significaretur memoriae prodiderunt. Qua in natione Chaldaei, non ex artis sed ex gentis uocabulo nominati, diuturna obseruatione siderum scientiam putantur effecisse, ut praedici posset, quid cuique euenturum et quo quisque fato natus esset. Eandem artem etiam Aegyptii longinquitate temporum innumerabilibus paene saeculis consecuti putantur Cilicum autem et Pisidarum gens et his finituma Pamphylia, quibus nationibus praefuimus ipsi, uolatibus auium cantibus que certissimis signis declarari res futuras putant. 3. Quam uero Graecia coloniam misit in Aeoliam, Ioniam, Asiam, Siciliam, Italiam sine Pythio aut Dodonaeo aut Hammonis oraculo? Aut quod bellum susceptum ab ea sine consilio deorum est?
§ 1
C’est une opinion ancienne, remontant jusqu’aux temps héroïques, et renforcée par l’accord du peuple Romain et de toutes les nations, qu’il se trouve parmi les hommes une divination que les Grecs appellent « mantique », c’est-à-dire une prévision et une science des événements à venir. C’est une chose magnifique et salutaire, si toutefois elle existe, par laquelle la nature mortelle pourrait approcher du plus près de la puissance des dieux. C’est pourquoi, de même que nous surpassons les Grecs en beaucoup d’autres domaines, de même, les nôtres ont nommé cet art éminent d’après les dieux, et les Grecs, comme l’explique Platon, l’ont fait dériver de la folie (1).
- Cicéron rapproche le mot « diuinatio » du nom des dieux « diuus » ou « deus » ; les Grecs parlent de μαντική, formé sur la racine de μανία, folie, délire.
§ 2
Je ne vois assurément nul peuple, si civilisé et savant soit-il, ou au contraire si sauvage et barbare, qui ne considère que les événements futurs ne puisse être signifiés, et être compris et prédits par certains. D’abord les Assyriens, pour remonter leur autorité aux plus anciens, à cause de la platitude et de la grandeur des régions qu’ils habitaient, lorsqu’ils contemplaient le ciel ouvert et accessible de tous côtés, observaient continuellement les trajectoires et les mouvements des étoiles ; les ayant notés, ils transmirent à la mémoire ce qu’ils signifiaient pour chacun. Dans cette nation, les Chaldéens – dénomination provenant non d’un art, mais d’un peuple – sont considérés comme ayant fondé par une longue observation des astres une science capable de prédire ce qui arrivera à chaque individu, et sous quel destin il est né. Les Égyptiens aussi passent pour avoir atteint le même art, par la longueur du temps, durant des siècles presque innombrables. La Cilicie, la Pisidie et la Pamphylie, leur voisine, nations que nous avons nous-mêmes gouvernées (1), pensent que par le vol et le chant des oiseaux, les événements à venir sont annoncés par des signes tout à fait certains.
- Le « nous » peut être un « nous » de majesté ; mais cela peut aussi être une manière d’introduire déjà son frère cadet Quintus, qui en 51 l’avait accompagné comme légat en Cilicie.
§ 3
Quant à la Grèce, quelle colonie a-t-elle envoyée en Éolie, en Ionie, en Asie, en Sicile, en Italie sans oracle de la Pythie, de Dodone ou d’Hammon ? Et quelle guerre a-t-elle entreprise sans le conseil des dieux ?
Divination par les rêves : Priam et Énée (I, XXI,42-43)
XXI. 42 – Haec, etiam si ficta sunt a poeta, non absunt tamen a consuetudine somniorum. Sit sane etiam illud commenticium, quo Priamus est conturbatus, quia
« mater grauida parere se ardentem facem
uisa est in somnis Hecuba; quo facto pater
rex ipse Priamus somnio, mentis metu
perculsus, curis sumptus suspirantibus,
exsacrificabat hostiis balantibus.
Tum coniecturam postulat pacem petens,
ut se edoceret obsecrans Apollinem,
quo sese uertant tantae sortes somnium.
Ibi ex oraclo uoce diuina edidit
Apollo : puerum, primus Priamo qui foret
postilla natus, temperaret tollere :
eum esse exitium Troiae, pestem Pergamo ».43 – Sint haec, ut dixi, somnia fabularum, hisque adiungatur etiam Aeneae somnium, quod nimirum in Fabi Pictoris Graecis annalibus eius modi est, ut omnia quae ab Aenea gesta sunt quaeque illi acciderunt, ea fuerint quae ei secundum quietem uisa sunt.
§ 42
Même si ces faits sont inventés par le poète, ils ne sont pas absents cependant de l’habitude des songes. Que celui-ci soit bien imaginé, par lequel Priam fut troublé, parce que
« Notre mère Hécube, enceinte se vit en songe accoucher d’une torche ardente ; après ce rêve notre père, le roi Priam lui-même, frappé d’une terreur de l’esprit, pris par les soucis et soupirant, sacrifiait des victimes bêlantes. Alors, cherchant la paix, il demande une interprétation, suppliant Apollon de lui faire connaître à quoi tendent tant de présages de songes. Là, de l’oracle, par une voix divine, Apollon répondit, que l’enfant qui naîtrait par la suite à Priam, qu’il se prépare à le rejeter : il sera la mort de Troie, un fléau pour Pergame. » (1)
- Fragment de l’Alexander d’Ennius, adapté d’une pièce d’Euripide. Voir l’introduction au théâtre romain.
§ 43
Admettons, comme je l’ai dit, que ces songes appartiennent à la légende, et que l’on y ajoute aussi le songe d’Énée, qui sans doute, dans les Annales grecques de Fabius Pictor (1), est de telle sorte que tous les faits et gestes d’Énée et tout ce qui lui est arrivé furent ceux qui lui étaient apparus durant son sommeil.
- Fabius Pictor : homme politique romain, appartenant à la fameuse gens Fabia ; il fut aussi le premier historien de Rome, auteur d’Annales, (IIIème siècle av. J-C).
Chapitre XXII : le songe de Tarquin le Superbe
Sed propiora uideamus. Cuiusnam modi est Superbi Tarquini somnium, de quo in Bruto Acci loquitur ipse? 44 « Quoniam quieti corpus nocturno impetu dedi, sopore placans artus languidos, uisust in somnis pastor ad me appellere pecus lanigerum eximia pulchritudine ; duos consanguineos arietes inde eligi praeclarioremque alterum immolare me ; deinde eius germanum cornibus conitier, in me arietare, eoque ictu me ad casum dari ; exim prostratum terra, grauiter saucium, resupinum in caelo contueri maxumum ac mirificum facinus : dextrorsum orbem flammeum radiatum solis liquier cursu nouo ». 45 Eius igitur somnii a coniectoribus quae sit interpretatio facta uideamus: « Rex, quae in uita usurpant homines, cogitant curant uident, quaeque agunt uigilantes agitantque, ea si cui in somno accidunt, minus mirandum est; sed in re tanta haud temere uisa se offerunt. Proin uide ne, quem tu esse hebetem deputes aeque ac pecus, is sapientia munitum pectus egregium gerat teque regno expellat ; nam id, quod de sole ostentum est tibi, populo commutationem rerum portendit fore perpropinquam. Haec bene uerruncent populo ! Nam quod ad dexteram cepit cursum ab laeua signum praepotens, pulcherrume auguratum est rem Romanam publicam summam fore ».
§ 43 – 44
Considérons toutefois des exemples plus proches. De quelle sorte est le songe de Tarquin le Superbe dont il parle lui-même dans le Brutus d’Attius ? [44] « Alors que je livrais mon corps au repos sous une nuit soudaine, apaisant mes membres fatigués par le sommeil, je vis en songe un berger qui conduisait vers moi un troupeau de moutons d’une remarquable beauté. Je choisis deux béliers jumeaux et immolai le plus beau, l’autre alors m’attaque à coup de cornes, me frappe, par ce coup me jette à terre et, tandis que grièvement blessé, je gis sur le sol, je vois dans le ciel, au-dessus de ma tête, un grand, un merveilleux prodige : du côté droit, le globe enflammé du soleil, resplendissant de lumière, commence une course nouvelle.
§ 45
Voyons quelle interprétation a été faite de ce songe par les experts : « Roi, ce qu’entreprennent les hommes durant leur vie, ce qu’ils pensent, voient, dont ils se soucient, tout ce qu’ils font et agitent à l’état de veille, si cela arrive à quelqu’un durant son sommeil, il ne faut nullement s’en étonner ; mais dans une circonstance si importante, ces visions ne se sont pas offertes à la légère. Par conséquent, celui que tu considères stupide comme du bétail, prends garde qu’il n’ait un cœur remarquable et plein d’intelligence, et qu’il ne te chasse du trône : en effet, ce qui t’a été montré du soleil annonce qu’il y aura une révolution proche pour ton peuple. Cela (1) aura une issue heureuse pour le peuple ! En effet, ce signe très puissant qui a pris sa course de la gauche vers la droite a magnifiquement annoncé que l’État romain serait le plus fort.
- Il s’agit de Brutus, dont le surnom indique qu’il semblait peu malin…