Scarron, Le Roman comique (1651-1660)
Les références seront données dans l’édition de Claudine Nedelec, Classiques Garnier Poche, 2011.
Biographie de Scarron (1610-1660)
Né en 1610 dans la noblesse de robe, fils de Paul Scarron, conseiller au Parlement de Paris à la cour de comptes,
il entre dans les ordres en 1629. Il vit au Mans de 1632 à 1640, dans l'entourage de l'évêque Charles de Beaumanoir
et fréquente les salons provinciaux. En 1638, à la suite d’une chute dans la Sarthe en plein carnaval, il est atteint
d'une tuberculose osseuse qui le paralyse et le rend difforme.Il commence à écrire ses premières œuvres à partir de 1643.
Son Recueil de quelques vers burlesques connut un très grand succès, et mit ce genre à la mode. Il publie ensuite
Le Typhon (1644), première épopée burlesque, puis de 1648 à 1652 le Virgile travesti, parodie de l'Énéide.
Il rentre à Paris et en 1652, à 42 ans, il épouse une orpheline sans fortune âgée de seize ans et demi, Françoise d'Aubigné,
petite fille d'Agrippa d'Aubigné et future Madame de Maintenon – probablement pour lui éviter le couvent, à quoi la condamnait
son absence de fortune. Il ouvre un salon dans le quartier du Marais, qui sera bientôt couru par tous les familiers du Louvre, en
particulier Mancini et le Maréchal d’Albret, Ménage et Sarasin. Écrivain de théâtre, il publie des comédies, le plus souvent
imitées de modèles espagnols, Tirso de Molina ou Francisco de Rojas : Jodelet ou le Maître valet (1645), Don Japhet d'Arménie
(1653), L'Écolier de Salamanque (1654), Le Marquis ridicule ou la comtesse faite à la hâte (1655), La Fausse Apparence
(1657), Le Prince corsaire (1658).
Dans le même temps, il rédige le Roman comique : La première partie est publiée en 1651, la seconde en 1657. Scarron
meurt avant d'avoir écrit la troisième.
Lui-même rappelle ses souffrances dans son épitaphe :
Celui qui cy maintenant dort
Fit plus de pitié que d'envie,
Et souffrit mille fois la mort
Avant que de perdre la vie.
Passant, ne fais ici de bruit
Garde bien que tu ne l'éveilles :
Car voici la première nuit
Que le pauvre Scarron sommeille
Bibliographie
La bibliographie sur Scarron, et plus particulièrement sur le Roman comique, est étonnamment légère.
On peut citer néanmoins :
- Chardon Henri, Scarron inconnu et les types des personnages du Roman comique, 1903
- Chaserant Françoise, Le Roman comique illustré : de Vernie à Sans-Souci, 2004
- DeJean Joan E, Scarron's Roman comique : a Comedy of the Novel, a Novel of Comedy, 1977
- Guillotin Pascale, Scarron et le "bel esprit", mémoire de maîtrise, Université du Maine, 1984
- Serroy Jean, Roman et réalité, les histoires comiques au XVIIème siècle, Librairie
Minard, Paris, 1981, 778 p. ; traite du Roman comique p. 437-521.
Le sens du titre
Que signifie « roman comique » ? A l’époque de Scarron, ce titre peut apparaître comme un oxymore ; en effet, le terme « roman » évoque un univers héroïque et sentimental, un registre élevé sinon sublime,
des personnages idéalisés, le plus souvent de sang royal. Inversement, le mot « comique » signifie un monde de petites gens, ou du
moins de gens ordinaires, à qui il arrive des péripéties et des mésaventures qui suscitent le rire. Le titre est donc polysémique.
- Au sens propre et littéral, il s’agit d’un roman qui cherche à faire rire ou sourire le lecteur ; de fait, les mésaventures
cocasses de Ragotin, les mauvais tours de La Rancune, les entreprises de Mme Bouvillon sur la vertu du Destin prêtent à rire.
Le roman se place dans la tradition comique et grivoise.
- Mais le comique signifie aussi une appartenance générique : Scarron rejette le style héroïque et sublime, se cantonnant
dans un « style bas », familier, avec des personnages de rang médiocre. A ce titre, la première page du roman est caractéristique.
- Enfin, Scarron utilise le mot « comique » dans un sens étymologique : tout ce qui a trait à la comédie et aux comédiens.
Le Roman comique, c’est le roman du théâtre. Peut-être Scarron s’inspire-t-il des nombreuses pièces de théâtre qui mettent
en scène des comédiens, de la Comédie des comédiens de Scudéry (1634) à l’Illusion comique de Corneille (1636).
Homme de théâtre lui-même, il a voulu faire part de son expérience, et donner à connaître au lecteur la vérité d’une profession
décriée.
Les sources du Roman comique
Il ne s’agit nullement pour nous de revenir à une quelconque "critique des sources", mais simplement de rappeler dans quel contexte
littéraire est né le Roman comique.
- Le Roman comique, comme quelques années avant lui l’Histoire comique de Francion,
,est né d’un rejet : celui de la fausseté et de la monotonie des romans héroïques, aux héros et héroïnes trop parfaits, au décor
stéréotypé.
- Il s'inscrit dans une tradition :
- Une tradition qui vient de l'Antiquité : au XVIIème siècle, on lit encore beaucoup Lucien, Apulée et
Pétrone.
- Une tradition qui passe par les Fabliaux, Rabelais, et les conteurs du XVIème siècl, Bonaventure des
Périers et tant d'autres.
- Une tradition qui s'est enrichie des romans picaresques espagnols, et de l'œuvre de
Cervantès : le Don Quichotte, bien
sûr, mais aussi les Nouvelles exemplaires
La structure du roman
Première partie (23 chapitres)
- Chapitres 1-3 : arrivée d'une troupe de comédiens au Mans (Le Destin, la Caverne et La
Rancune) ; ils donnent une représentation dans le tripot de la Biche, prés
des Halles ; ils sont interrompus par une bagarre générale ; le Lieutenant
de prévét La Rappiniére les emméne chez lui.
- chapitre 4 : portrait en action de La Rappiniére, vaniteux et jaloux, qui croit surprendre sa
femme en mauvaise compagnie, et s'attaque é une chévre.
- chapitre 5 : portrait
de La Rancune ; il apprend é La Rappiniére que Le Destin n'est pas
comédien ; émotion de La Rappiniére, sans que l'on sache pourquoi.
- Chapitre 6 : La Rancune
dort é l'auberge et empéche un marchand de dormir ; pendant ce temps,
Doguin, valet de La Rappiniére, meurt en demandant pardon au Destin.
- Chapitre 7 : arrivée
du reste de la troupe ; les comédiens partent tous ensemble en brancard
(sorte de charrette) ; en chemin, ils apprennent qu'on recherche Mlle de
l'étoile, qui n'était pas avec la troupe car elle s'était démis le pied.
Elle a été emmenée au Mans par une dame ; les comédiens font donc
demi-tour et reviennent au Mans.
- Chapitre 8 : la troupe de comédiens : sa composition (6 acteurs + 3 valets et un auteur – qui
n'écrit rien); on retrouve toute la troupe à l'auberge, aux prises avec
les provinciaux (qui font du charme à Angélique et Mlle de l'étoile) et en
particulier de Ragotin, minuscule avocat veuf qui raconte des histoires.
- Chapitre 9 : histoire de Don Carlos et de son amante invisible (récit de Ragotin)
- Chapitre 10 : Ragotin, taquiné par les comédiens, se fait enfoncer son chapeau sur
la téte ; discussion sur la comédie.
- Chapitre 11 : Ragotin s'enivre avec La Rancune ; celui-ci lui suggére de séduire Mlle de
L'étoile.
- Chapitre 12 : Le Destin et l' étoile sont des jeunes gens de conditions qui fuient leur
persécuteur ; mais au moment oé Le Destin s'appréte é raconter son
histoire é La Caverne et é sa fille Angélique il est interrompu par une
bagarre générale é laquelle il prend aussitét part. Intervention de la
Rappiniére, qui empéche l'expulsion des comédiens.
- Chapitre 13 : Le Destin raconte son histoire.
- Chapitre 14 : Le curé de Domfront est enlevé é la place des comédiens.
- Chapitre 15 : l'un des agresseurs du curé est arrété par La Rappiniére ; Le Destin le reconnaét,
sans se souvenir de son nom. Un "opérateur" (médecin guérisseur)
se joint é l'assemblée. Le Destin poursuit son histoire.
Il est interrompu par une sérénade donné par Ragotin é Mlle de l'étoile... avec un orgue ! Sérénade elle-méme
interrompue par des chiens.
- Chapitre 16 : pendant
la répétition de la pièce, tout le monde se moque de Ragotin ; succès, le
soir, de la représentation.
- Chapitre 17 : Ragotin se rend fort importun en ramenant de force Angélique et sa mère à l'hôtel
; rencontre avec un valet chargé de farine.
- Chapitre 18 : Le Destin poursuit son histoire, et révéle l'identité de Mlle de
l'étoile.
- Chapitre 19 : ravages de l'amour : La Rappinière aime Mlle de l'étoile, le poète Roquebrune et
La Rancune aiment tous deux la femme de l'Opérateur. Ragotin à cheval.
- Chapitre 20 : Roquebrune se fait jeter bas du même cheval.
- Chapitre 21 : Discussion littéraire sur le théétre, les romans et les nouvelles. La
femme du médecin se déclare elle-méme auteur.
- Chapitre 22 : Nouvelle espagnole racontée par la femme du médecin, Inezilla
- Chapitre 23 : Léandre, le valet de Destin, enlève Angélique.
Deuxième partie : 20 chapitres
- Chapitre 1 : Destin part àla poursuite d'Angélique et de ses ravisseurs ; il est agressé par
un fou tout nu.
- Chapitre 2 : L'Olive et La Rancune dorment dans une auberge ; La Rancune vole les bottes neuves
d'un voyageur et les donne à Ragotin, qui survient. Celui-ci veut devenir comédien.
- Chapitre 3 : histoire de La Caverne, interrompue par
l'intrusion d'un lévrier dans la chambre.
- Chapitre 4 : Le Destin retrouve Léandre... qui s'est fait à son tour enlever Angélique, et qui
lui aussi cache sa véritable identité.
- Chapitre 5 : Histoire de Léandre.
- Chapitre 6 : un hôte fort avare meurt, tandis que se battent son frère et un vicaire.
- Chapitre 7 : arrivée de Ragotin, L'olive et la Rancune ; pour effrayer Ragotin, La Rancune et
l'Olive déplacent le corps de l'hôte - panique et bagarre générale. Puis
Ragotin se retrouve enfermé dans un coffre, et enfin le pied pris dans un
pot de chambre.
- Chapitre 8 : tandis qu'on tente en vain de secourir Ragotin, arrivée du carrosse de M. de la
Garouffière
- Chapitre 9 : L'Olive rétrécit les habits de Ragotin
- Chapitre 10 : Le carrosse de La Garouffière ayant perdu un essieu, Mme Bouvillon envoie
tout le monde au village voisin, pour s'offrir Le Destin en tête-à-tête mais elle est interrompue par l'intrusion
de Ragotin, qui manque l'assommer avec la porte, et annonce qu'Angélique est retrouvée.
- Chapitre 11 : Angélique raconte sa mésaventure : elle a été enlevée é la place de Mlle
de l'Étoile, et celle-ci est maintenant aux mains des ravisseurs. Le Destin apprend également que Verville est près
de là, et veut le voir.
- Chapitre 12 : Verville aide le Destin à récupérer Mlle de l'Étoile, que Saldagne, son ravisseur,
a emmenée chez lui.
- Chapitre 13 : Le Destin récupère Mlle de l'Étoile, et retrouve le valet qui l'avait trahi ;
celui-ci lui apprend que c'est La Rappinière qui les a trahis. M. de la Garouffière, en attendant que celui-ci arrive, lit une
nouvelle qu'il a écrite.
- Chapitre 14 : Nouvelle racontée par M. de La Garouffière.
- Chapitre 15 : La Rappinière confronté au Destin, devant M. de la Garouffière. Où l'on découvre que La Rappinière était le
maître (et le complice) du Doguin mort dans la 1ère partie (cf. chapitre 6). Tout le monde retourne au Mans.
- Chapitre 16 : Ragotin veut inviter l'Olive et La Rancune chez lui, près de Sillé le Guillaume ; il trouve sa maison squattée
par des Bohémiens, dont une femme est en train d'accoucher : Ragotin finit par s'enivrer avec les Bohémiens ; complètement ivre,
il quitte sa maison, se fait dépouiller de ses habits par le fou du chapitre 1 ; il manque d'être enfermé à sa place par ses
parents, et finit attaqué par un essaim d'abeilles.
- Chapitre 17 : Ragotin assiste à une représentation théâtrale (le Japhet de Scarron) ; gêné par un trés grand
spectateur devant lui, il ne cesse de l'interpeller, jusqu'à provoquer une bagarre générale ; il se retrouve coincé sous un siège.
- Chapitre 18 : La Rancune persuade Ragotin que l'Opérateur est un magicien capable de rendre une femme amoureuse.
- Chapitre 19 : Nouvelle des "deux frères rivaux" racontée
par Inezille, femme de l'Opérateur.
- Chapitre 20 : Ragotin somnole pendant qu'Inezille raconte son histoire ; il est attaqué par un
bélier apprivoisé qui croit qu'il veut jouer.
Une troisième partie ?
Scarron obtient en 1660 un privilège pour sa 3ème partie ; par ailleurs, il en donne la première phrase dans une
lettre. Mais il ne semble pas avoir commencé autrement la rédaction... De nombreux auteurs, parfois anonymes, tenteront
d'écrire la suite, sans jamais donner autre chose qu'une imitation poussive. On peut néanmoins imaginer ce
qu'elle aurait pu être :
- Le Destin se serait révélé, non pas fils du méchant paysan Garigues, mais fils du comte de
Glaris ; l'on aurait appris l'identité du père ambassadeur de Mlle de
l'Étoile ; quant à sa mère, ce n'est probablement pas Mme de la Boissière, qui ne doit être qu'une suivante à qui
elle a été confiée ; et les jeunes gens se seraient enfin mariés ;
- Angélique aurait découvert qu'elle était fille du Baron de Sigognac, et aurait ainsi pu épouser son Léandre ;
- le passé de La Rappinière, ancien bandit devenu policier, aurait été exposé dans son ensemble ; ayant perdu la protection
de La Garouffière, il aurait peut-être fini par être pendu.
- Le poète gascon Roquebrune – poète et Gascon, deux raisons d'apparaître comme un personnage comique – aurait vu
son histoire, comique et peu glorieuse, racontée par La Rancune.
- On aurait retrouvé le frère de La Caverne, qui peut-être aurait été La Rancune...
- Enfin, Ragotin, devenu comédien, aurait continué d'être persécuté par le sort !
Une structure relativement régulière.
Dans les deux parties existantes, nous
trouvons :
- L'histoire d'un ou plusieurs personnages de la troupe, racontée par lui-même, et parfois
interrompue :
- Histoire du Destin (I, 13, 15, 18)
- Histoire de La Caverne (II, 3)
- Histoire de Léandre (II, 5)
- Deux nouvelles espagnoles dans chaque partie, dont une racontée par Inezilla, femme de
l'Opérateur, et l'autre par un personnage non comédien (Ragotin, M. de la
Garouffière).
- Une série de mésaventures de Ragotin.
Ce que léon peut résumer dans le tableau suivant (Jean Serroy, op. cit. p.
468) :
Il y a donc une alternance régulière entre la narration directe – le Narrateur raconte ce qui arrive aux personnages,
non sans intervenir à de nombreuses reprises ; c’est la part du burlesque – et la narration indirecte (un personnage
raconte une histoire, ou ce qui lui est arrivé), et c’est la part du romanesque. L’on retrouve donc dans la structure
du roman la dualité romanesque / burlesque, qui se traduit par la double incarnation de l’auteur : Le Destin / Ragotin.
L'ensemble de la 1ère et de la 2ème parties (jusqu'au chapitre 15 inclus) s'étend sur une huitaine de jours ; l'épilogue
provisoire (chapitres 16-20 de la 2ème partie) dure une quinzaine de jours. En ce qui concerne la narration directe, on ne
s’écarte jamais à plus de quelques lieues du Mans. (Voir la géographie du Roman comique).
Cependant, comme il n’y a pas vraiment de héros central, plusieurs actions se déroulent en même temps dans des lieux différents,
et l’on peut avoir l’impression d’une narration proliférante…
Quant aux récits des personnages, plus romanesques que la vie qu’ils mènent, ils donnent de la profondeur historique et
géographique à l’ensemble, tout en ayant un rapport étroit avec ce qu’ils sont en train de vivre : ainsi, l’intervention du
Destin pour sauver Mlle de l’Étoile des mains de Saldagne explique la haine dont celui-ci les poursuit encore, et le double
enlèvement d’Angélique (suite à une méprise) et de Mlle de l’Étoile elle-même.
La géographie du Roman comique
Une géographie restreinte.
L’essentiel de la première partie se déroule au Mans, et plus particulièrement place des Halles, à l’Hôtellerie de la Biche
–deux lieux bien réels, la place des Halles, aujourd’hui place de la République, étant le cœur marchand et populaire du Mans,
au XVIIème siècle comme aujourd’hui. Quelques autres lieux sont mentionnés, tous faciles à repérer :
- Au chapitre 7, on apprend que la petite troupe, venue de Château-du-Loir (au sud de la Sarthe), se dirigeait vers Alençon en
passant par Bonnétable ; là, Mlle de l’Étoile, victime d’un accident, a dû s’arrêter. Les comédiens ont dû renoncer à aller jusqu’à
Alençon, contaminée par la peste ; ils sont donc allés au Mans, où Mlle de l’Étoile a été transportée.
- Au chapitre 14, le curé de Domfront (commune située entre Le Mans et Sillé le Guillaume), qui revenait des eaux de Bellême et
s’en retournait chez lui, est passé par Le Mans pour y consulter des médecins ; il se fait attaquer entre Le Mans et Domfront.
La seconde partie est beaucoup plus vague :
- on ignore dans quelle direction sont partis les ravisseurs d’Angélique, et où précisément se rend Le Destin (ch. 1) ; le
chapitre 2 n’est pas plus explicite (« une auberge du Bas-Maine), et l’on ignore le nom du village où le Destin retrouve Léandre.
- Au chapitre 15, tout le monde retourne au Mans.
- Enfin, au chapitre 16, Ragotin reçoit chez lui, « près de Sillé-le-Guillaume ».
La Province / Paris : deux univers qui s’opposent et se complètent.
- Scarron le Parisien observe la province d’un œil ironique, tandis que les Provinciaux admirent les Parisiens et tentent de
les imiter ;
- Paris, de fait, prend presque autant de place dans le récit que Le Mans.
Une ouverture sur le monde.
Elle n’existe que par l’intermédiaire des récits, qu’il s’agisse de l’autobiographie des personnages, ou des nouvelles espagnoles.
- Les personnages ont beaucoup voyagé, qu’il s’agisse du Destin ou de Léonore-l’Étoile (qui se rencontrent en Italie, puis
en France…), de La Caverne, de Léandre…
- Mais surtout, les Nouvelles nous introduisent dans un monde exotique (l’Espagne), en mouvement à travers toute la Méditerranée.
Le réalisme du Roman comique
Un réalisme qui s’oppose aux romans « idéalistes ».
Dès l’incipit, Scarron se moque ouvertement des romans « idéalistes », pastorales ou romans héroïques, de leurs métaphores alambiquées,
et de leurs héros trop parfaits. Par opposition à ce genre romanesque, il cherche à décrire le « vrai » :
- Par des personnages nullement idéalisés, qui appartiennent au petit peuple – une aubergiste, un curé, des paysans, des acteurs ambulants…
– et qui ne sont en rien héroïsés : ils aiment boire, se battre, mentent à l’occasion, se jouent entre eux des tours pendables
(ainsi La Rancune et son éternelle victime Ragotin) ; quant aux « autorités » elles sont représentées par La Rappinière, un policier bien
peu honnête…
- Par des lieux réels mais qui n’ont rien de prestigieux : la province du Maine, une auberge, la campagne… et qui d’autre part sont vus
avec le regard amusé et distancié du Parisien ; c’est moins le Maine qu’il décrit que « la » province en général ! C’est ainsi qu’il souligne
à plaisir le retard de la Province sur Paris, en matière de mode, de spectacles…
- Par une représentation documentaire d’un milieu plutôt méconnu et décrié, celui des comédiens.
- Par des actions souvent triviales, voire franchement grivoises : voir « l’attaque » de Mme Bouvillon sur la personne du Destin,
ch. II, 10, ou encore les démêlés de Ragotin avec un pot de chambre…
Un réalisme qui ne s’interdit pas la fantaisie.
- Si chaque action, prise séparément, peut paraître réaliste, leur accumulation finit par produire un effet d’exagération : ainsi, les
malheurs de Ragotin, la multiplicité des bagarres…
- En outre, Scarron ne s’interdit nullement les ressorts traditionnels du roman : enlèvements (Angélique, Mlle de l’Étoile), reconnaissances,
fausses identités (Ni le Destin, ni Mlle de l’Étoile ne sont comédiens ; Léandre est un faux valet…), quiproquos, coïncidences extraordinaires
(La Rappinière est justement celui qui a volé un objet précieux au Destin…)
- Par ailleurs, les personnages eux-mêmes échappent au réalisme : Ragotin est petit, malchanceux et colérique jusqu’à la caricature, Le Destin
est le type même du jeune Noble fier et batailleur, l’Étoile incarne la « jeune première » avec toutes ses qualités etc.
- Enfin, le romanesque « idéaliste » réapparaît dans les histoires adventices, racontées par Inezilla ou d’autres personnages ; celles-ci
appartiennent au genre du roman sentimental ou d’aventure ; le contraste n’en est que plus grand avec la trivialité et le comique du roman-cadre ;
mais l’illusion romanesque en est rompue, et c’est la fantaisie qui domine.
Le jeu sur l’illusion réaliste.
- Les multiples interventions du Narrateur achèvent de s’opposer à un réalisme purement mimétique : à chaque instant, le Narrateur souligne
l’arbitraire et l’omnipotence de ses choix, commente l’action, répond à des objections de son lecteur…
La vie d’une troupe de théâtre.
L’on a vu (voir le sens du titre) que Scarron, dans le Roman comique, voulait faire « le roman des comédiens » ;
si le roman picaresque abonde de comédiens ambulants, c’est ici qu’il faut chercher une description exacte de la vie théâtrale en cette
première moitié du 17ème siècle.
Une vie de travail
Peu nombreux, les comédiens doivent être aptes à jouer tous les rôles, même si chacun a son emploi attitré ; quand l’un d’eux vient
à manquer, les autres peuvent le remplacer au pied levé, et La Rancune, vieux comédien expérimenté, est capable de jouer à lui seul une
pièce entière (p. 52) ; même les valets peuvent être amenés à jouer, sans toujours comprendre ce qu’ils jouent (Léandre, qui « entendait
assez ce qu’il disait, et avait de l’esprit », p. 67, fait figure d’exception.) La troupe que décrit Scarron est sérieuse et bien organisée,
avec son décorateur, son poète, son portier…
Une situation précaire
Souvent confondus avec des Bohémiens (voir la mésaventure des parents de La Caverne, p. 200), ils suscitent la méfiance des autorités ;
les femmes sont souvent considérées comme des prostituées et traitées en conséquence : L’Étoile et Angélique, sitôt arrivées à l’auberge,
sont importunées par « les plus échauffés gaudelureaux de la ville » (p. 68) . Le métier continue d’être considéré comme infamant : le
père de La Caverne est invité par son beau-père à quitter la troupe, et Léandre se voit offrir une belle somme par son oncle pour la même
raison.
Une évolution positive
Cependant, Scarron s’attache à montrer une évolution : s’il existe encore des comédiens à la limite du mauvais garçon, ce sont des gens
qui, comme La Rancune, appartiennent à une époque révolue. Le répertoire a changé ; désormais, la comédie peut à la fois divertir et
instruire (p. 227), et Louis XIII a reconnu son utilité dans l’ordonnance du 16 avril 1641 : « Nous voulons que leur exercice qui peut
innocemment divertir nos peuples de diverses occupations mauvaises ne puisse leur être imputé à blâme, ni préjudice à leur réputation
dans le domaine public », disait-il des comédiens.
Par ailleurs, la farce tend à disparaître au profit de comédies plus profondes : la troupe du Destin joue…
Don Japhet d’Arménie, de Scarron, Marianne, de Tristan, Nicomède de Corneille…
La narration indirecte dans le Roman comique.
Les Récits des personnages
- Ils introduisent du romanesque dans une histoire burlesque : Le Destin, Léonore-Mlle de l’Étoile, Léandre, Angélique, La Caverne sont
tout autres que ce que leur vie présente annonce : tous sont de bonne naissance, sinon de naissance noble ; leur caractère n’a plus rien
de prosaïque, et ils peuvent se révéler héroïques, comme Le Destin sauvant Léonore des griffes d’un brutal ; tous étaient promis à un
destin plus brillant, et ont connu de multiples aventures…
- Ils donnent une ouverture temporelle (anamnèses) et géographique au roman : Léonore et le Destin se sont rencontrés en Italie, La Caverne
a voyagé jusqu’en Hollande…
- Ils approfondissent les caractères : Le Destin n’est pas seulement ce mauvais garçon mal habillé qui vit de rapine, présenté dans l’incipit ;
il peut se montrer sensible et héroïque ; de même, la Caverne, qui n’est plus qu’une femme assez âgée qui ne joue plus que des rôles secondaires
dans la troupe, a eu une vie mouvementée et passionnée…
- Enfin, ils réintroduisent le principe du « roman à devisants » : les autres personnages les écoutent avec le plus grand intérêt, tandis
qu’eux-mêmes ménagent le suspens… au point, comme La Caverne, de ne pouvoir aller jusqu’au bout de son récit !
Les Nouvelles espagnoles
Plus encore que les récits des personnages, les Nouvelles font contrepoint au récit comique : elles introduisent le romanesque et
l’exotisme – d’autant plus qu’elles interviennent dans un contexte trivial et comique. Mais elles jouent aussi un rôle d’écho,
lorsqu’elles reproduisent, sur un mode romanesque et exotique, les aventures des personnages :
- L’histoire de Verville, Saint-Far et des deux sœurs de Saldagne ressemble à celle des Deux frères rivaux ;
- Léandre cache son identité sous un rôle de domestique, comme Victoria cache la sienne dans À trompeur, trompeur et demy ;
- L’enlèvement consenti d’Angélique par Léandre, qui se transforme en un autre enlèvement, forcé, celui-là, est parallèle à
l’histoire de Sophie et Dom Carlos dans le Juge de sa propre cause…
Alors que Mlle de l’Étoile, dans le récit, semble un personnage purement romanesque, les héroïnes des « Nouvelles » sont des
femmes de chair et d’action, au tempérament bien trempé, qui prennent leur destin en main.
L’art de la parole dans le Roman comique.
Dialogues et répliques : l’art des personnages
La plupart des personnages sont des acteurs : on peut donc s’attendre à ce qu’ils manient avec la plus grande dextérité l’art de la
parole. Répliques percutantes, bons mots…
Des personnages conteurs, ou le « roman à devisants »
Plusieurs personnages se font conteurs, de « nouvelles espagnoles » : Ragotin, Inezilla, M. de la Garouffière. On trouve alors la
structure du « roman à devisants », célèbre depuis Boccace, Marguerite de Navarre, ou encore Cervantès. Ces nouvelles font contrepoint au récit-cadre.
Par ailleurs, certains personnages racontent leur propre histoire : La Caverne, Le Destin, Léandre.
L’art du Narrateur.
Nombreuses marques d’oralité,qui font de ce roman un conte :
- Une composition sans unité, qui se donne libre cours dans les enchaînements et la fantaisie ; ainsi, les chapitres ont souvent
des titres fantaisistes, paradoxaux : « qui ne contient pas grand-chose », « qui n’a pas besoin de titre »… Parfois, le titre est
en forme de question, à laquelle seule répond la première phrase, le reste partant dans une toute autre direction : l’ensemble
contribue à donner une impression d’improvisation, qui évoque Don Quichotte, et annonce
Tristram Shandy.
- Un dialogue entre le Narrateur et un ou des lecteur(s) fictif(s) : à chaque instant, surtout dans la première partie, le
Narrateur intervient pour commenter le roman en train de s’écrire ; il superpose ainsi une fiction à une autre fiction, ce qui a
pour effet de détruire l’illusion romanesque – autre point commun avec Tristram Shandy… et Jacques le Fataliste . Le narrateur
se met en scène, avoue son ignorance, dialogue avec le lecteur, parle parfois à la place de ses héros (« Ce n’est pas Ragotin qui
raconte, c’est moi »)… Tantôt auteur omniscient et omnipotent, tantôt simple témoin ne bénéficiant que d’une vue parcellaire sur
les événements, le Narrateur brouille à plaisir les temps et les pistes ; sa désinvolture gagne le lecteur, qui lit d’une manière
distanciée l’histoire, ou les histoires qu’on lui propose.
- Le Narrateur a donc la position d’un conteur, physiquement présent et qui ne se laisse jamais oublier, soulignant sa dextérité.
Des expressions comme « retournons à notre caravane », « reprenons nos comédiens » appartiennent à l’art du conteur, qui rappelle
l’attention de son public après s’être autorisé une digression. De la même façon, phrases brèves, répétitions (dès la 1ère page,
le mot « charrette » apparaît quatre fois en cinq lignes) appartiennent au langage oral.
Inversement, c’est dans les « nouvelles espagnoles » que le style est manifestement écrit : phrases longues et complexes, verbes
descriptifs neutres…)
- Scarron s’amuse donc « non seulement dans son roman, mais aussi de son roman », comme le dit Jean Serroy p. 516.
Et il n’hésite pas à se moquer de lui-même comme de son lecteur, par exemple dans ses titres de chapitre : « qui ne contient pas
grand-chose », « qui n’a pas besoin de titre »…
Le comique et le burlesque dans le Roman comique
L’utilisation du bestiaire
On compte un bestiaire très développé dans le Roman comique : plus de 120 mentions d’animaux différents :
Tous ces animaux appartiennent au monde familier des paysans : animaux domestiques (le cheval, le chien en premier lieu) et sauvage ;
peu d’animaux exotiques, tels que le singe (devenu un animal de compagnie : voir par exemple le Page disgracié). Deux exceptions :
le lion (cité 6 fois) et la tigresse (2 fois), toujours dans des comparaisons un peu ridicules (p. ex. p. 93 : voulant rendre Ragotin
amoureux de l’Étoile, La Rancune lui dit que «Mademoiselle de l’Étoile est une tigresse et son frère Destin un lion »).
Tantôt ils font partie de l’histoire, intervenant pour mettre en difficulté ou effrayer les personnages, comme le cheval rétif
qui ridiculise Ragotin, ou le bélier qui l’attaque dans la dernière scène ; tantôt ils servent à animaliser les hommes, comme La Rancune,
devenu dans l’incipit une « grosse tortue » parce qu’il porte sa viole sur son dos… Dans une bagarre, l’hôtesse mord Le Destin comme un
chien (p. 578) ; les comparaisons font de Ragotin un « taureau » ou un « chien qu’on fouette » : les hommes y perdent figurent humaine !
La fantaisie verbale
Le burlesque
Les continuations du Roman comique.
Devant le succès de son livre, Scarron avait obtenu, le 24 mai 1660, le privilège pour sa 3ème partie ; mais il mourut le
7 octobre de la même année. Des continuateurs se mirent aussitôt l’œuvre, pour offrir au public la suite manquante.
1664 : la suite d’Offray
Elle est probablement l’œuvre d’un écrivain habitant Alençon, car l’histoire se déplace dans ces environs. Il s’agit
essentiellement d’une histoire comique, centrée autour du personnage de Ragotin. Les autres personnages voient leur sort
réglé au plus vite : le père de Léandre meurt, ce qui permet au jeune homme d’épouser Angélique ; Le Destin épouse Léonore ;
l’Opérateur, sa femme, La Rancune et La Rappinière s’en vont, et Saldagne meurt dans une dernière embuscade : le sort de
tous les autres personnages est donc scellé, aussi conventionnellement et platement que possible.
Il s’agit donc d’une histoire purement divertissante, à la manière de
Du Souhait plus que de Scarron ! Ragotin enchaîne mécaniquement les mésaventures, jusqu’à périr noyé. Il arrive même que
l’auteur anonyme répète tout simplement une scène déjà écrite dans le Roman comique.
La seule originalité de cette suite consiste dans l’histoire du prieur de Saint-Louis, personnage nouveau qui marie Angélique
et Léandre, ainsi que Le Destin et l’Étoile ; mais il raconte également sa propre histoire, qui est celle d’un aventurier de
type nouveau : un personnage complexe, intégré dans son époque (il participe aux guerres du temps), qui annonce déjà le roman
du XVIIIème siècle.
1679 : la suite de Préchac
Romancier fécond contemporain de Mme de La Fayette, Préchac, en s’attaquant à son tour au Roman comique, est contraint
d’offrir à son public quelque chose de plus nouveau : il veut associer le comique et le galant, un mélange dont il est familier.
C’est pourquoi il met sur le devant de la scène deux personnages secondaires du Roman comique, l’Opérateur et sa femme Inezilla.
Celle-ci raconte sa propre histoire, particulièrement aventureuse : fille d’un noble, promise au couvent, persécutée par l’Inquisition,
deux fois mariée, elle est une héroïne énergique et tenace ; quant à l’Opérateur, il est moins un charlatan de foire qu’un alchimiste
versé dans l’art du poison, exact contemporain de la Voisin… Tantôt complice facétieux de La Rancune, tantôt personnage romanesque,
l’Opérateur présente un double visage, comme la suite elle-même, entre le romanesque et le comique.
Les autres personnages, La Caverne, Léandre et Angélique, et même Le Destin et l’Étoile, sont pratiquement abandonnés ou n’ont plus
que de brèves apparitions.
Plus qu’une continuation, la Suite de Préchac se présente donc comme une variation sur le Roman comique.
1684 : Ragotin ou le Roman comique, de Champmeslé et La Fontaine.
Cette fois il ne s’agit plus d’un roman, mais d’une comédie, écrite en collaboration par Champmeslé et La Fontaine – la part
de ce dernier étant probablement des plus restreintes. Les rôles sont redistribués : Le Destin se révèle frère de l’Étoile, et tombe
amoureux d’une fille de La Baguenaudière ! Mais l’intrigue sert surtout à reprendre les scènes comiques du roman, en particulier
les mésaventures de Ragotin. Et la troupe joue même une pièce burlesque, qui occupe tout l’acte IV !
1776 : la suite de MDL
19ème siècle : la suite de Louis Barré