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La bêtise dans les Nouvelles | La structure narrative | Le problème du genre |
Il s'agit de la première œuvre en prose de Nicolas Gogol ; ces huit nouvelles ont pour cadre la "Petite Russie" ou Ukraine, et plus particulièrement le gouvernement de Poltava.
les huit nouvelles se passent pour l'essentiel dans un hameau, Dikanka ; elles contiennent donc une image de la société paysanne ukrainienne : des paysans (le héros de "la foire de Sorotchinsky", ou encore le grand-père du narrateur Foma Grigoriévitch), un forgeron, un bouilleur de cru, un tisserand, un aubergiste, quelques propriétaires fonciers ("Ivan Fiodorovitch Chponka et sa tante")...
Tout ce petit monde se caractérise par le goût de la fête et du rire, la soumission (parfois ronchonne) à l'autorité, que ce soit celle de la femme, du maire, du commissaire..., la crainte et la haine de l'étranger, juif, Polonais, Allemand (souvent allègrement confondus) et surtout une croyance et une terreur sans limite du diable et de ses affidés, notamment les sorcières.
Elles sont assez peu présentes dans les Soirées du Hameau, et il s'agit essentiellement de personnages secondaires : un sacristain fait office de Narrateur (Foma Grigoriévitch), un autre, victime de sa concupiscence, se retrouve dans une situation ridicule dans "la Nuit de Noël"... On retrouve ici la satire des prêtres et des religieux commune à toutes les littératures populaires ; mais l'ironie ne va pas jusqu'aux puissants : le pope est épargné, l'archevêque fait l'objet d'une réception enthousiaste et respectueuse...
Ce qui frappe à première vue dans cette société ukrainienne, et russe, c'est l'extrême hiérarchisation.
Mais tout pouvoir excessif porte en lui sa propre dérision :
Cet esprit du Mal, souvent revêtu d'une casaque rouge (voir "la Foire de Sorotchinsky") est présent dans la plupart des nouvelles du Hameau.
Si, dans "La Foire...", on peut penser que toutes les manifestations surnaturelles attribuées au Diable sont en fait des manipulations de Tsiganes facétieux, et décidés à venir en aide à un couple d'amoureux, partout ailleurs, le Diable est présenté comme un personnage réel, aux actions bien concrètes : ainsi dans la "Nuit de Noêl", où il est vaincu et contraint d'agir par le pieux forgeron Vakoula, dans "une terrible vengeance", où il est le protagoniste, redoutable père de Catherine, ou encore dans "le terrain ensorcelé".
Tout puissant et terrifiant dans "une terrible vengeance", dans les autres nouvelles on le voit assez facilement dompté par des hommes pieux et déterminés ; en réalité, il ne doit son pouvoir qu'à la lâcheté et à la crédulité des gens.
Très nombreuses dans le folklore slave (que l'on songe à la célèbre Baba Yaga, dans sa cabane à pattes de poule, les sorcières ne pouvaient qu'être présentes dans les Soirées du hameau. Et comme Baba Yaga, elles sont ambivalentes, tantôt prêtes à aider les humains, tantôt (et le plus souvent) méchantes et nuisibles.
Ils sont peu nombreux dans les Soirées du Hameau ; citons cependant les Ondines, êtres aquatiques féminins, doux, joueurs et onoffensifs, qui sont les âmes des noyées...
Les personnages féminins suffisamment individualisés pour jouer un rôle, à défaut d'avoir toujours un nom, sont relativement nombreux : une vingtaine. On peut les classer en différents groupes :
Souvent très jeunes (16 à 18 ans), elles sont souvent l'enjeu de la nouvelle : ce sont elles qui font agir le héros, qui doit surmonter des obstacles – l'hostilité d'un père ou d'une marâtre, la pauvreté, ou la coquetterie de la belle elle-même – pour parvenir à les épouser : telle est le cas dans "la foire de Sorotchintsy", "la Nuit de la Saint-Jean", "La Nuit de mai" ou la "Nuit de Noël".
Parfois douée d'un certain caractère (Hanna, dans la "Nuit de mai" semble entourée d'une cour nombreuse qu'elle domine ; et Levko ne peut rien lui refuser : ainsi il lui raconte l'histoire de la Noyée, pour satisfaire sa curiosité. Ce sont elles qui entraînent le héros dans l'action : Oksana, par son caprice, oblige Vakoula à affronter le diable et à se rendre chez la Tsarine.
Mais ce sont aussi des êtres dominés, qui ne dirigent pas leur vie : souvent victimes de marâtres qui s'opposent à leur
mariage ("la foire de Sorotchintsy") ou les chassent de la maison ("La Nuit de mai"), elles doivent obéissance à leur père
("La Nuit de mai", "La Nuit de la Saint-Jean") ; elles sont ensuite sous la coupe de leur mari, qui peut leur interdire
toute forme d'action, ou même les mettre à mort :
"Femme ! cria messire Danilo, d'une voix menaçante. Tu sais que je n'aime pas cela. Mêle-toi de tes affaires
de femme." (p. 191), ou encore :
"Si tu t'étais avisée de le faire, tu ne serais plus ma femme. Je t'aurais cousue dans un sac et noyée au beau
milieu du Dniepr" (p. 207)
La Noyée elle-même, pourtant devenue Ondine, doit faire appel à un homme, Levko, pour venir à bout de sa marâtre.
Si la femme mariée, dans la société cosaque, a un statut soumis, dès que l'épouse prend de l'âge, elle devient comiquement dominatrice sur son mari et tous les hommes qui l'entourent, au point que tous tremblent devant elle, redoutent de la contrarier, et parfois subissent ses coups : ainsi en est-il de Khivria dans la "Foire de Sorotchintsy" – il faudra les sortilèges de toute une troupe de Tziganes pour que son mari Tchérévik parvienne à marier sa fille sans son consentement ! – ; le Maire tyrannique de la "Nuit de mai" tremble devant sa belle-sœur, comme le Centenier de "La Noyée" devant sa femme ; dans la "Nuit de Noël, le "Compère" est martyrisé par sa femme... sans parler de la Tante de Chponka, vieille fille et véritable virago qui domine entièrement son neveu.
En outre, ces femmes autoritaires ont des appétits sexuels débordants, et n'hésitent pas à tromper leur mari, comme la femme de Tchérévik qui, dans "la Foire de Sorotchintsy", a pour amant le fils du Pope... La mère de Vakoula multiplie également les conquêtes masculines, mais du moins est-elle seule et libre.
De la mégère à la sorcière il n'y a qu'un pas, allègrement franchi par le conteur : la marâtre de la "Nuit de mai" se transforme en chat noir pour assassiner sa belle-fille, puis en Ondine pour la tourmenter ; Solokha, mère de Vakoula, voyage la Nuit de Noël sur son balai et vole les étoiles pour le Diable, dont elle est la maîtresse...
D'autres sorcières apparaissent dans les contes : celle qui, dans la "Nuit de la Saint-Jean exige le sang d'un enfant en échange d'un trésor, celles qui jouent au carte (en trichant !) avec le héros de la "Dépêche disparue"...
Jeune fille, elle peut être fille du Maudit, et à ce titre, sans le vouloir, causer la perte de son mari et de son fils ; dans "Une terrible vengeance", Catherine est à la fois l'instrument du Mal et sa victime.
Instrument du Diable également, Pidorka, l'amante de Pétro – c'est pour elle qu'il va signer un pacte avec le diable ; dans les deux cas, les femmes, causes involontaires du mal, finissent par en être les victimes : l'une meurt assassinée par son propre père, l'autre finit "nonne desséchée dans un couvent".
Capricieuse, autoritaire (Oksana) ou au contraire faible (Catherine), comique ou tragique, la femme apparaît comme un danger.
Catherine II, Tsarine de 1762 à 1796, a durablement marqué les esprits ; elle est présente ici dans deux nouvelles, la "Nuit de Noël" et la "Dépêche disparue". Elle apparaît à chaque fois comme un être noble, généreux, qui transfigure le destin du héros ; son statut s'apparente à celui d'un deus ex machina.
La femme n'a donc pas un grand rôle dans la société très masculine du Hameau de Dikanka. Si elle domine, c'est grâce à la lâcheté et à la veulerie des hommes, de Tchérévik au centenier, du Maire à Tchoub. Et c'est souvent dans le registre de la comédie, même si son intervention a parfois des conséquences tragiques.
Dès que le mari joue pleinement son rôle, comme Danilo, la femme aussitôt redevient un être soumis, sans aucun rôle.
Être faible et souvent mauvais, dominé par ses instincts et sa sexualité, la femme est un personnage inquiétant, proche du Diable dont elle est la maîtresse – ou la servante.
Dans les Soirées du Hameau nous sommes dans une littérature d'inspiration populaire, fondamentalement misogyne.
Toutes les nouvelles se déroulent pour l'essentiel dans le district ("oblast") de Poltava, à l'exception d' "une terrible vengeance" qui se passe à Kiev, et de la Nuit de Noël, qui nous emmène jusqu'à Saint-Petersbourg, au palais de Catherine II. C'est donc la campagne ukrainienne, ses villages, ses foires, qui sert de décor aux récits.
Les Soirées du Hameau reprennent la structure bien traditionnelle du "récit à devisants", que l'on trouve dès la Renaissance (voir Marguerite de Navarre ou Bonaventure des Périers)
Le Narrateur premier est un apiculteur du hameau de Dikanka, près de Poltava : Panko le Rouge. Ce personnage (qui porte le nom de Panass, c'est-à-dire Athanase, grand-père de Gogol), prend en charge, sans médiation, les récits les plus tragiques et les plus élaborés, comme la "Nuit de Mai" ou "une terrible vengeance.
Mais il est redoublé par un second narrateur : Foma Grigoriévitch, un truculent sacristain, qui raconte des histoires amusantes où les hommes l'emportent souvent sur le Diable et les sorcières : Foma tient lui-même ses récits de son grand-père. Pour ces histoires-là, on est donc en présence d'une cascade de narrateurs : le grand-père a raconté à Foma, qui raconte à Panko, qui nous le raconte.
« Le conte renvoie à une vérité établie, à l'ordre stable d'un monde clos », écrit Jean-Pierre Aubrit dans son ouvrage intitulé Le Conte et la nouvelle (Armand Colin, Paris, 2002, p. 111). Les Récits du Hameau, rapportés par l'apiculteur Roudi Panko, dessinent une communauté paysanne, en partie idéalisée, unie, et qui expulse le méchant ou le traître ; le surnaturel fait partie intégrante de ce monde ; les sorcières et le diable cohabitent avec les hommes. Nous sommes donc bien dans l'univers du conte.
Le merveilleux se définit par une adhésion totale du lecteur comme des personnages au Surnaturel.
Or, dans les Soirées du Hameau, nous avons vu (cf. plus haut) la présence tout à fait banalisée de personnages surnaturels : nul ne s'étonne de voir paraître le Diable, d'assister à la métamorphose d'une femme en sorcière ou en ondine...
Seul le récit intitulé "La foire de Sorotchintsy" peut faire exception : on y assiste à toutes sortes de sortilèges, dont on ne sait s'il faut y voir l'intervention du Diable, ou tout simplement des mauvais tours de Tsiganes bien décidés à aider un de leurs amis... Mais si ces farces fonctionnent si bien, n'est-ce pas aussi parce que de telles manifestations surnaturelles apparaissent comme "normales" aux protagonistes ? Ici, seul le lecteur peut vraiment douter...
Dans le petit monde de Dikanka, la bêtise n'est presque jamais le fait des gens modestes, forgerons habiles, paysans madrés ou jeunes gens astucieux ; elle est constamment représentée par les tenants d'un certain pouvoir : père, épouse, maire, ecclésiastiques...
Il n'y a pas, ou peu de dimension satirique dans les Soirées du Hameau. La bêtise est davantage traitée comme un élément de l'intrigue, dont les héros savent tirer profit, que comme un vice collectif qu'il convient de fustiger. Il en ira tout autrement dans les Nouvelles de Saint-Pétersbourg.