CICÉRON, De Amicitia (44 av. J-C)

Biographie de Cicéron

Chronologie de l'année 44

Introduction au De Amicitia : Étude du texte : prologue (I, 1-5)
Entretien préliminaire (II, 5 - IV, 15) Exposé de Laelius : Exposé de Laelius :
Exposé de Laelius : Exposé de Laelius : Sagesse et philosophie dans le De Amicitia
Le De Amicitia, un texte politique. Bibliographie sur l'Amitié  

INTRODUCTION :

Cicéron passe, surtout dans ses ouvrages philosophiques, pour un maître d'humanisme et d'humanité. Les deux dialogues de l'année 44, le De Senectute et le De Amicitia, ont une portée philosophique, historique, artistique et littéraire ; et tous deux sont unis par la réflexion de Cicéron sur son propre personnage, la présence de sa vie et de son engagement.

Dans le De Officiis, Cicéron affirme que pour obéir aux exigences de la convenance (temperantia), un homme doit se soucier de son personnage dans le théâtre politique ; du reste, en latin, "persona" désigne à la fois la personne et le personnage.

Cato Maior De Senectute et Laelius De Amicitia sont des titres concrets ; les deux dialogues sont construits autour de personnages, Caton et Laelius, qui se combinent et se présentent comme des modèles ; les deux livres sont des "Essais" au sens où Montaigne l'entendait, où il s'agit de "faire l'homme", de mener une réflexion générale sur l'humanité ; cf. De Officiis : tout homme doit être universellement homme. Et en même temps, il s'agit d'une étude individuelle (la persona)

En 44, Cicéron a 62 ans : il écrit sur la vieillesse quand il l'éprouve, et sur l'amitié au moment où, au risque de sa vie, il refuse celle que lui propose Marc-Antoine.

Les circonstances historiques sont tragiques : César, qui exerce la dictature depuis sa victoire de Pharsale en 48, est assassiné aux Ides de Mars 44 : durant les trois mois suivants, Cicéron est partagé entre angoisse et satisfaction ; les meurtriers de César se montrent incapables d'exploiter le crime, et les héritiers de César, Marc-Antoine et le tout jeune Octave (il n'a que 17 ans), commencent les vengeances. Brutus quitte Rome pour préparer la guerre civile ; Cicéron, qui s'est replié loin de Rome, songe à obtenir une légation en Grèce et à assister aux Jeux Olympiques. En juin-juillet, il se livre à des tractations avec Octave, et parvient à faire passer celui-ci du côté du Sénat, contre Antoine. Il commence à écrire ses Philippiques... Mal lui en prend, car dès le début 43, Octave se réconcilie avec Antoine et forme avec lui le second triumvirat.

Même s'il est difficile de situer précisément les deux dialogues, ils sont de l'année 44, peu après la mort de César pour le De Senectute, et vers novembre pour le De Amicitia.

Le De Amicitia :

Ce dialogue se penche sur la double signification des amitiés : utilitaires ou politiques / sentimentales ou passionnelles. Atticus ici, le grand ami  de Cicéron, dédicataire du dialogue, est ici au second plan ; c'est un ami épicurien réfugié au Jardin, qui offre la tentation de choisir l'ami contre la Cité. Il y a beaucoup d'épicuriens autour de César : c'est le choix de l'amitié utilitaire ou politique.

Cicéron fait une réponse complexe : il veut que l'amitié soit politique, mais non partisane ni utilitaire. En effet, selon l'idéal platonicien, auquel souscrit Cicéron, la Citeé ne peut exister en dehors de la sagesse. Si on moralise les deux notions, ciuis = amicus. Le De Officiis, qui critique la violence en politique, relie lui aussi "amicus" et "honestus" ; l'amitié n'est pas une chose privée, elle est toujours liée aux exigences universelles de la vertu. L'amitié a donc un caractère universel et absolu : mais une telle amitié existe-t-elle ? Et le De Amicitia n'est-il pas un traité contre les amitiés vulgaires ? Le problème est posé dans l'introduction.

Selon la solution stoïcienne, le Sage est toujours l'ami du sage ; mais Cicéron n'est pas stoïcien, et ceux-ci ne savent pas eux-mêmes s'il a jamais existé un Sage. Pour Cicéron, il faut viser la perfection tout en gardant le réalisme, d'où une certaine ambiguïté. L'amitié suppose une exigence totale, mais elle peut s'exercer comme imitation dans la vie réelle. Elle est le fait des "boni", non des "optimi", et elle est l'une des principales expériences de la vie morale. Cela implique que l'on sache rompre des amitiés, que l'on applique aussi les exigences de celle-ci : renoncement à soi-même, "communisme" de l'amitié. "Aimer, c'est avoir quelqu'un pour qui mourir", dira Sénèque (Luc; IX). L'amitié suppose un désintéressement infini : cf. Oreste et Pylade.

Les sources philosophiques :

On trouve dans le textes quelques allusions à Ariston de Chios ou à Théophraste ; mais en réalité, Cicéron s'inspire de plusieurs auteurs grec, à l'intérieur de sa propre problématique.

La tradition :

Cicéron fait donc la synthèse de toutes ces sources, surtout Platon, Aristote et les Stoïciens - Platon étant le seul philosophe qu'il ne critique jamais.

Style et composition :

  1. La nature du dialogue :
    1. Aspect socratique : interrogation ironique.
    2. Dialogue aristotélicien : les dialogues d'Héraclide du Pont sont perdus pour nous, mais étaient connus de Cicéron. A Socrate se substituaient soit lui-même, soit des personnages historiques, des hommes d'État (car la philosophie est logos politicos). Cicéron se rattache plutôt à ce second genre : son dialogue se veut le discours de LA Ville (Rome).
    3. Dialogue académique, "in utramque partem" : quand une question est douteuse, on traite les deux thèses opposées... et on maintient le doute. Il s'agit d'un discours suivi, tenu par un philosophe ou un anonyme. Cf. les Conférences de Carnéade ("la loi est-elle naturelle ou de convention ?").
    4. La diatribe : discours familier, conversation, genre pratiqué surtout par les Cyniques, philosophes populaires. Cf. Épictète et les Stoïciens, inspirés par le Cynisme. Ce genre convient davantage à la personnalité de Caton, et donc au De Senectute.

    Cicéron choisit une voie originale, en gardant des aspects de chaque genre : portraits historiques, anecdotes diverses, technique de l'exemplum appartiennent au genre de la diatribe ; la démonstration in utramque partem appartient au dialogue platonicien.

  2. Composition du De Amicitia :

Le plan semble annoncé au § 16 : "quid sentias, qualem existumes, quae praecepta des."

  1. Quid : § 18-24 : réflexion sur la définition.
  2. Qualem : § 25-44. L'amitié doit-elle être recherchée "per se" ou "utilitatis causa"?
  3. Quae praecepta : § 45-61, nombre  et degrés des amis ; § 62-85, problème du commencement et de la fin des amitiés.
  4. Conclusion :
    1. § 86-87 : tous les philosophes s'accordent sur la grandeur de l'amitié ;
    2. § 88-100 : problème de l'adulation, de la vérité dans l'amitié.

    Il est important que cela se termine ainsi : refus de l'impassibilité. L'amitié est l'un des biens qui éloigne de la tranquillité, de l'ataraxie.

  1. Le style du De Amicitia :
    1. Rhétorique philosophique de la persuation : diatribe ;
    2. Sans violence : esthétique de l'atticisme, classique chez Laelius (plus archaïsant chez Caton) : langage de la philosophie-sermon imité de Platon.

BIBLIOGRAPHIE :


ÉTUDE DU TEXTE

Prologue : I, 1-5

§ 1

§ 2

§ 3

§ 4

§ 5

Entretien préliminaire (II, 6 - IV, 15)


Scipion l'Africain

§ 6

§ 7

§ 8

§ 9

§ 10

§ 11

§ 12

§ 13

§ 14

§ 15

Exposé de Laelius (IV, 16 - XXVII, 104)

Introduction, § 16-17

§ 16

§ 17

Définition de l'amitié, § 18-24

§ 18

§ 19

§ 20

§ 21

§ 22

§ 23

§ 24

La nature de l'amitié, § 25-44 :

§ 25

Paragraphe de transition, destiné à rendre plus vivant l'exposé. Fannius et Scaevola font assaut d'amabilité.

§ 26 - Origine de l'amitié : une inclination sentimentale.

§ 27 - Confirmation

§ 28

§ 29 - Réfutation

§ 30 - 31

§ 32

§ 33-34-35 - Conservation de l'amitié.

§ 36-37-38 - les limites de l'amitié.

§ 39

§ 40 - digression : la responsabilité politique.

§ 41

§ 42

§ 43-44 - Conclusion : la loi de l'amitié.

§ 43

"Quae praecepta" I :  nombre  et degrés des amis ; XIII, 45 - XVII, 61

§ 45

§ 46

§ 47

§ 48

§ 49

§ 50

§ 51-52-53-54

§ 55

§ 56

§ 57-59-60-61

"Quae praecepta" II : problème du commencement et de la fin des amitiés. XVII, 62 - XXII, 85

§ 62-63

§ 64

§ 65

§ 66

§ 67-68 : les anciennes amitiés sont plus chères que les nouvelles

§ 69-70-71-72 : comment se comporter envers un inférieur

§ 73-74

§ 75-76 : μήδεν ἄγαν ("rien de trop") ; la rupture des amitiés

§ 77-78 : 

§ 79-80-81 :

§ 82-83-84-85 :

CONCLUSION (§ 85-104)

§ 85 :

§ 86-87 : Tous les philosophes s'accordent sur la grandeur de l'amitié ;

§ 88 :

§ 88 (fin)-89 : problème de l'adulation, de la vérité dans l'amitié.

§ 90 :

§ 91-92-93-94 : 

§ 95-96

§ 97-98-99

§ 100-104 : conclusion.


SAGESSE ET PHILOSOPHIE DANS LE DE AMICITIA

La sagesse est-elle distincte de la philosophie ? Cf. De Amicitia § 6 : Laelius est appelé Sage, parce qu'il est un homme du bon sens ; les philosophes de métier s'expriment de manière plus abstraite. Cicéron tend à revenir à la sagesse du "bon sens".

  1. Présentation très générale, caractéristique du "bon sens" : cf. maximes des moralistes : "La nature faiblit quand il lui faut négliger la puissance" (De Amicitia, § 63) ; l'amitié est le lieu du bon sens, lieu de l'excellence des rapports humains. Elle est liée à la vie politique (§ 40).
    Cela appartient à la tradition grecque de vulgarisation, et à la tradition romaine : § 65, la constantia (cohérence personnelle) repose sur la fides, notion romaine de loyauté politique.
    Il y a un fondement philosophique, une correspondance essentielle entre les valeurs romaines et la pensée philosophique : c'est une pensée qui suit la nature ; § 86, "consensus omnium" est une notion philosophique. Selon la Nouvelle Académie (platonicienne), l'amitié est objet de consensus ; elle appartient à ce qu'il y a de plus essentiel dans l'homme, elle lui est naturelle.
    La théorie du "bon sens" dépasse les systèmes particuliers mais s'accorde avec la théorie platonicienne du dialogue des opinions.
  2. Le De Amicitia prône la sagesse dans son exigence suprême : les Stoïciens lient amitié et sagesse ; seul le sage est ami et ne peut être ami que du sage. Cicéron corrige cette doctrine (§ 18) en substituant aux sages les "boni", hommes de bien. Il ne peut y avoir amitié en dehors de la recherche de la vertu (§ 44 et suivants), notamment la vertu en politique. D'où une réflexion sur les biens et le bonheur, qui prolonge le De Senectute.
  3. Attitude envers la philosophie comme technique : Parmi les philosophies affirmant le primat de l'esprit, figurent le stoïcisme et le platonisme ; Cicéron choisit la seconde, car c'est la philosophie des gens de bien.

Parmi les philosophies, Cicéron rejette l'épicurisme (sur l'épicurisme : voir ici, et cours sur Lucrèce) pour une raison fondamentale : il ne s'appuie pas sur le concept du souverain bien, mais sur une analogie, discutable selon Cicéron, entre souverain bien et uoluptas. Pour Cicéron, le Bien est l'honestum, la moralité qui réside dans l'âme, c'est à dire une conception stoïcienne et platonicienne : cf. De Officiis. Il formule précisément ces objections dans le De Senectute. En conséquence, il faut rejeter un otium qui serait simple recherche du plaisir (De Senectute, § 43-45). L'otium doit être voué à la recherche d'un bien spirituel, et non au repos dans un jardin... Mais Cicéron critique surtout l'égoïsme fondamental de l'Épicurisme, incapable de mettre au point une théorie de l'amitié comme renoncement à soi, sacrifice à l'ami... Cependant, pour les Épicuriens comme pour Cicéron, l'amitié est l'un des plaisirs les plus purs, comme celle unissant Oreste et Pylade. Cf. Sénèque, Lucilius 9 : "aimer, c'est avoir quelqu'un pour qui mourir".

On retrouve cette volonté de spiritualité aussi dans la conception cicéronienne de la mort : il affirme vraisemblable l'immortalité de gloire pour les grands, en s'appuyant sur la mort de Socrate telle qu'elle a été transmise par Xénophon ou Platon (Phédon, Apologie de Socrate) ; il s'oppose donc à l'Épicurisme pour qui le corps n'est qu'une réunion d'atomes ; cf. De Amicitia, 14 ; même dans la mort, il y a un avenir de gloire que les Épicuriens récusent.

Cicéron propose donc une critique radicale de l'Épicurisme, sur un plan philosophique, mais reliée sur le plan de la sagesse : toutes les grandes vies se sont fondées sur un renoncement au plaisir.

 

A l'égard du Stoïcisme, Cicéron a une position complexe et nuancée. (Définition du Stoïcisme : voir ici) : il rejette une amitié qui n'existerait que chez les Sages, mais il recherche un idéal ; il s'appuie sur des exempla, démarche conforme à la tradition stoïcienne. Cf. De Officiis, III : de simples particuliers ont été capables, dans l'Histoire, d'accomplir des actions morales : ils sont le reflet de l'idéal. Par rapport à un devoir parfait, le devoir commun, medium officium, qui appartient à la pratique quotidienne, peut, comme un tireur à l'arc moyen, mettre quelquefois dans la cible. Il faut donc célébrer les hommes du passé. Le Mos maiorum s'inscrit très bien dans la tradition stoïcienne : De Officiis, III, 14 sq. : il s'agit d'un bien ponctuel. Cicéron s'accorde avec le stoïcisme, et le dépasse en même temps : le stoïcisme n'est pas pour lui une philosophie de la satisfaction mais de la recherche.

 

Sur les Péripatéticiens, voir les traités antérieurs de Cicéron, notamment le De Finibus, V. Il nous apprend qu'ils ont essayé une synthèse entre les conceptions possibles du plaisir ; pour eux le Bien suprême est la combinaison de l'exigence du corps et de l'exigence spirituelle, un équilibre entre uoluptas et honestum. Certains plaisirs peuvent paraître souhaitables parce que l'homme est l'union de l'âme et du corps. Comme eux, Cicéron insiste sur la légitimité de certains plaisirs matériels et modérés (De Sen. 39, 44) ; les plaisirs principaux sont les plaisirs spirituels, mais on peut se permettre certains plaisirs naturels. Dans le De Amicitia, Cicéron se sert de la pensée péripatéticienne pour combattre les excès, notamment politiques, de la pensée stoïcienne ; cf. De Am. 36 sq. Il s'oppose au stoïcien Blossius de Cumes mettant la cohérence de son amitié au dessus de toute chose (cf. conception stoïcienne : le sage a toujours raison, la seule valeur absolue est l'ὁμολογία du sage), combattu au nom des valeurs communes et les exigences naturelles : il faut savoir parler le langage commun et respecter la tradition (De Finibus, IV)

Cicéron critique donc les É picuriens, est d'accord sur un point avec les Stoïciens ; quant aux Péripatéticiens, il leur concède la recherche du plaisir, mais le seul véritable plaisir est spirituel ; il n'est jamais véritablement en désaccord avec Platon sur le thème de l'amitié comme idéal vers lequel on progresse et comme bien spirituel ; à cela s'ajoute une idée plus profonde et métaphysique : l'amitié est le lien qui régit l'univers (allusion à la théorie d'Empédocle) ; autre thème pré-socratique, venu des Pythagoriciens : entre amis tout est commun, et la différence se réduit à l'unité, du multiple à l'Un. Il y a un "communisme" de l'amitié, idée que Cicéron reprend tout en insistant sur le fait que l'amitié ne peut exister que dans la vertu.

Il s'agit donc bien d'une théorie philosophique, liée à l'amour de la sagesse (et non possession totale), de sorte qu'il n'y a jamais adhésion totale à une philosophie : si une philosophie était parfaite, elle serait σοφία. Cicéron a une exigence de rigueur, mais aussi de tolérance ; cf. De Amicitia, 86. En dernière analyse, il y a un point sur lequel tous les hommes sont d'accord, c'est la valeur de l'amitié : c'est la plus grande probabilité possible (il n'y a pas de certitude possible) qu'il y a des vérités naturelles.

2ème idée, platonicienne et stoïcienne : l'amitié est une rigueur (rejet du "parce que c'était lui, parce que c'était moi" de Montaigne) ; si un ami a des défauts, on peut les accepter à condition qu'il s'en corrige, sinon il faut s'en séparer. L'amitié est soumise à l'exigence de rigueur qui est celle de la vertu.

3ème idée : la philosophie intervient seulement dans le De Amicitia dont l'armature philosophique est plus marquée. Idée essentielle : la tendresse de cœur, cf. § 48 sq. L'amitié c'est la possibilité de l'émotion à l'intérieur de la sagesse, contrairement au Stoïcisme. Le Sage cicéronien n'est pas impassible. Il peut y avoir de bonnes émotions : l'amour et l'amitié, occasions de rencontrer la souffrance, preuve que l'homme accepte de sortir de lui-même pour souffrir pour autrui. Dans l'amitié, autrui l'emporte sur le moi, et la tendresse existe.  Amitié et vieillesse se justifient par l'amour - au sens platonicien, amour de la perfection : le vieillard dépasse sa faiblesse, l'amitié ne sombre pas dans la complaisance ; amour de l'homme et amour de la beauté sont liés. Chez Cicéron, humanisme de l'amour et humanisme de la vérité se joignent dans le platonisme.