TÉRENCE (185 ? - 159)

L'Eunuque (161)

Térence(190 ou185- 159 av. J-C) est le second auteur comique de la littérature latine, après Plaute ; dans ce monologue, qui représente une pause dans l’action, un parasite vante cyniquement son métier. La scène se passe à Athènes.

Gnatho, Parmeno

Gnathon :

Di inmortales, homini homo quid praestat ! Stulto intellegens                             
quid interest ! Hoc adeo ex hac re uenit in mentem mihi :
conueni hodie adueniens quemdam mei loci hinc atque ordinis,
hominem haud inpurum, itidem patria qui abligurrierat bona :                                   235
uideo sentum squalidum aegrum, pannis annisque obsitum. « Oh !

quid istuc, inquam, ornatist?» – « quoniam miser quod habui perdidi, em
quo redactus sum !
Omnes noti me atque amici deserunt. »
Hic ego illum contempsi prae me: « quid homo, inquam, ignauissime !
itan parasti te ut spes nulla relicua in te siet tibi ?                                                      240
Simul consilium cum re amisti ? uiden me ex eodem ortum loco,
qui color, nitor, uestitus, quae habitudost corporis !
omnia habeo, neque quicquam habeo ; nihil cum est, nihil defit tamen. »
[ – « at ego infelix neque ridiculus esse neque plagas pati
possum. » – « quid? tu his rebus credis fieri? tota erras uia.                                      245
Olim isti fuit generi quondam quaestus apud saeclum prius :
hoc nouom est aucupium ; ego adeo hanc primus inueni uiam.
Est genus hominum qui esse primos se omnium rerum uolunt
nec sunt : hos consector ; hisce ego non paro me ut rideant,
sed eis ultro adrideo et eorum ingenia admiror simul ;                                               250
quidquid dicunt, laudo ; id rursum si negant, laudo id quoque ;
negat quis : nego ; ait: aio ; postremo imperaui egomet mihi
omnia adsentari ; is quaestus nunc est multo uberrimus." 

Parmenon :
scitum hercle hominem ! hic homines prorsum ex stultis insanos facit.]

 

Térence, L’Eunuque, II, 2, v. 232-254

Traduction :

Gnathon :

Dieux immortels ! Que l’homme l’emporte sur l’homme ! Que l’intelligent diffère du sot ! Cette réflexion justement m’est venue à l’esprit à la suite de l’événement que voici : en venant j’ai rencontré quelqu’un d’ici, de mon milieu et de ma condition, un homme qui n’a rien d’indigne, et qui de même avait croqué son patrimoine. Je le vois hirsute, sale, malade, couvert de haillons et d’années : « Oh ! dis-je, qu’est-ce que c’est que cet attirail ? » – « c’est que, malheureux que je suis, j’ai perdu ce que j’avais, voilà où j’en suis réduit ! Toutes mes connaissances et tous mes amis m’ont laissé tomber. » Alors, je lui ai fait honte devant moi. « Quoi, dis-je, homme le plus lâche des hommes ! Tu t’es si bien arrangé qu’il ne te reste plus d’espoir ? Tu as perdu l’esprit en même temps que l’argent ? Tu ne me vois pas, moi qui suis né de même origine, quel teint, quel éclat, quel vêtement, quel embonpoint j’ai ! J’ai tout, et je n’ai rien ; quand on n’a rien, rien ne manque. « – Mais moi, pauvre de moi, je ne puis être bouffon ni supporter les coups. » « – Quoi ? Tu crois que cela se fait comme ça ? tu te trompes du tout au tout. Jadis, il y eut dans le passé des gains réalisés par de telles techniques ; voici un nouveau moyen de pigeonner ; c’est justement moi qui ai le premier découvert cette voie. Il y a un genre d’hommes qui veulent être les premiers en toute chose ; mais ils ne le sont pas. Je m’attache à leurs pas, je ne m’offre pas à eux parce qu’ils rient de moi, mais en plus c’est moi qui leur souris, et en même temps j’admire leur intelligence. Quoi qu’ils disent, je le loue ; s’ils disent le contraire, je le loue aussi ; on dit non : je dis non ; on dit oui : je dis oui ; enfin, je me suis moi-même donné l’ordre de donner à tout mon assentiment ; ce commerce est maintenant de loin le plus productif.

Parmenon :

Mon dieu, quel homme habile ! Il rend tout simplement fous les imbéciles.

 

Commentaire :

L’Eunuque, donnée pour la 2ème fois en –161, et payée comme nouvelle, connut un grand succès ; elle a été souvent citée, surtout par les satiriques. Elle provient de la « contamination » de deux pièces de Ménandre : L’Eunuque, et le Flatteur.

Le parasite est un personnage type de la comédie : cf. Artotrogus chez Plaute… Comme lui, il se sert de la stupidité de son personnage. 

Comment se présente son personnage ? Dès le départ, tendance à universaliser, avec une emphase un peu ridicule : cf. l’exorde du discours, v. 232-233.

Il nous raconte une rencontre è dialogisme, le même personnage mimant les deux interlocuteurs, d’où le comique du jeu de scène. On a même une véritable parade, v. 242.

Le discours :

Autoportrait plein d’un naïf orgueil :

L’emphase de la 1ère phrase montre une autorité quasi métaphysique ; « mei loci et ordinis », « haud impurum » : « distingué, propre » ; litote qui qualifie l’ami, mais aussi lui-même. Il montre presque la ruine comme un exploit : il y a quelque chose du « mauvais garçon » que sera le Panurge de Rabelais, couvert de dettes et fier de l’être…

« prae me » : ton condescendant envers l’ami.

« ego primus… imperaui mihi : évoque une maîtrise de soi, des autres, une domination sur son destin. Dans la suite, une véritable cour de marchands. Mais ce qui rend plus sensible la vigueur sympathique du personnage, c’est la scène vivante qu’il mime : il joue les deux personnages, d’où un comique de jeu de scène : deux voix, l’une geignarde (« miser, infelix… qui complète le portrait : maigre, sale, triste), l’autre pleine d’entrain et qu’on imagine tonitruante : exclamations, effets oratoires…  Cette verve du personnage le rend sympathique en même temps que très comique, tant sa satisfaction, son allant sont communicatifs. Comme Panurge, il nous force à nous moquer de ses victimes, dont il montre le ridicule : « genus hominum », la brièveté péremptoire du « nec sunt » (249), le « eis adrideo » qui se fait complice. 

En même temps, critique d’un certain milieu : jeunes gens riches dilapidant leur fortune, déclassés qui se souviennent de leur passé, et se reconnaissent entre eux, grandes familles entourées d’une clientèle, et qui accepte cette cour à la fois hypocrite et veule – dont ils sont responsables par leur orgueil et leur bêtise, et où victimes et hypocrites ne valent pas mieux les uns que les autres. 

Il y a dans ce texte une verve, une joyeuse méchanceté qu’on attendrait plus d’un Plaute que de Térence, et qui ne ressemble guère à l’image édulcorée qu’on se fait de cet auteur. Le personnage qu’il montre a quelque chose de rabelaisien avant l’heure : goût de la parole un peu vantarde mais facile, éloquente, avec même une propension à l’invention : cf. l’alliance pannis / annis ; et en même temps, pantomime, mouvement ; il est porté par une joie de vivre, une gaieté moqueuse et communicative : Panurge racontant ses exploits.

L’on devine aussi à qui s’adressait ce texte : sans doute au cercle très lettré des Scipions, grand connaisseur d’éloquence, capable d’apprécier l’emploi qu’en fait le parasite – ce contraste donnant son comique à la scène. C’est une ressemblance de plus avec Rabelais.