Préambule, étude stylistique
Intus, et in cute
Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi.
Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu.
Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra ; je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire ; j’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus, méprisable et vil quand je l’ai été, bon, généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur aux pieds de ton trône avec la même sincérité, et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme-là.
Etude stylistique
Rousseau se trouve réfugié dans la principauté de Neufchâtel, lorsqu’il commence à rédiger ses Confessions, en 1765 ; la version du Préambule que nous nous proposons ici d’expliquer est une version plus concentrée, mais aussi plus agressive de celui qu’il écrivit alors.
- La question du genre :
- un préambule, qui introduit le texte et incite à la lecture
- Glissement de l’œuvre au « je » : du préambule au plaidoyer
- Un autoportrait moral : du « je » exemple au « je » unique
- La question du destinataire :
La question du genre
un préambule, qui introduit le texte et incite à la lecture :
- Champ lexical de la monstration : « montrer », « dire », « présenter » ; importance du présentatif : « voilà », et la comparaison « tel… que » employée deux fois. Champ lexical de la transparence (« montrer [ ] dévoilé ») : l’auteur recherche une parfaite coïncidence entre l’être et le paraître : « j’ai dévoilé mon intérieur ».
- Insistance sur l’exigence de vérité : « vérité », « franchise », « rien tu, rien ajouté », « vrai » « faux », « sincérité » ; le texte s’achève sur un défi au lecteur : qu’il se montre aussi sincère que Rousseau l’a été ! Ce champ lexical est diffus dans tout le texte, lequel ne constitue qu’une vaste expolition : « ce livre est vrai, sincère » est répété de toutes les manières possibles tout au long du texte.
- Affirmation de l’unicité du projet, en une phrase inaugurale, assertive, et d’autant plus affirmative qu’elle constitue une phrase équilatérale quasi parfaite : 12 et 13 syllabes, englobant la totalité du passé (« jamais d’exemple ») et l’avenir (« point d’imitateur »), et dont l’équilibre est renforcé par le parallélisme entre les deux relatives : on pourrait parler ici d’hypozeuxe ; noter au passage que le terme d’ « imitateur » est porteur d’une connotation axiologique négative : les successeurs de Rousseau, s’il pouvait y en avoir, ne seraient de toutes façons que des épigones. Cela évoque l’affirmation orgueilleuse d’Horace présentant ses Odes : exegi monumentum aere perennius…
- Un premier glissement : si l’on observe les temps des verbes, « je forme » ou « je veux montrer » sont des présents de l’énonciation ; ils désignent le temps de l’écriture ; or le troisième §, dans une grande prosopopée qui est aussi une anticipation (l’auteur se projette dans un avenir où il comparaîtra devant Dieu, après sa mort), nous projette dans le temps de l’après-écriture, au moment où le livre, achevé, devient entre les mains de son auteur (« ce livre » : déictique) une pièce à conviction…
Glissement de l’œuvre au « je » : du préambule au plaidoyer
- On ne révèle pas moins de vingt-trois occurrences du « Je» repris par des adjectifs possessifs ou des pronoms personnels à la première personne ; or ce « je » ne représente pas toujours la personne vue sous le même angle.
- Le « je » auteur : « je forme », « je veux montrer » ; ce « je » est aussi expert ; contrairement à Montaigne, par exemple, il affirme se connaître parfaitement ; le moi est transparent à lui-même, au même titre qu’autrui : « je sens, je connais, je veux croire… »
- Mais comme dans tout projet autobiographique, « je » est aussi objet, délocuté : il est ce dont on parle. Là aussi se révèle l’ambiguïté du projet : « un homme dans toute la vérité de la nature » : l’indéfini suggère que l’expression désigne un homme parmi d’autres, un exemplaire de l’espèce humaine ; or cette impression est immédiatement démentie par l’affirmation audacieuse : « ce sera moi » dans laquelle le pronom tonique est mis en valeur par la cadence mineure de la phrase (phrase couperet), et par la phrase averbale, monorhème qui suit : « moi seul ». Isolement, et refus de toute comparaison.
- L’on passe également, dans le dernier §, du bilan d’une écriture au bilan d’une vie : « ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus » : en un groupe ternaire à cadence mineure, qui s’achève sur une totalisation : être = actes + pensées. Impression de martèlement renforcée par la paradiastole. Souci d’exhaustivité.
==> Que demande-t-on au lecteur de juger : l’œuvre, ou l’homme ?
- Un autoportrait moral :
- Un « moi » unique : le premier § s’achève sur une clausule oratoire (« cet homme, ce sera moi »), formée d’une pseudo-clivée, introduite par un présentatif emphatique et se terminant par un pronom tonique. La reprise du pronom tonique (« Moi seul ») est mise en évidence par opposition aux indéfinis dans deux comparatives
cf. ci-dessus la phrase averbale « moi seul ». Métaphore (lexicalisée, ou du moins courante : déjà employée par Montaigne) du « moule » ; aspect du « si » concessif : opposition « mieux » / « autre » – ce qui devrait interdire tout jugement de valeur fondé sur les critères habituels ! Or Rousseau exige, revendique pareil jugement…
Unicité renforcée par les deux comparatives : « comme aucun de ceux… » - Véritable isotopie du bien et du mal, du jugement moral : champ lexical (bien / mal adverbiaux, puis substantivés : le bien, le mal) ; le bien / le mal repris en chiasme par mauvais / bon ; double série d’adjectifs : méprisable et vil / bon, généreux, sublime. Et enfin, dans la dernière phrase, « meilleur ».
Un balancement entre bien et mal, qui prétend décrire une personnalité dans son entier, mais qui est en réalité orienté. Observons le groupe « méprisable et vil quand je l’ai été, bon, généreux, sublime quand je l’ai été ». Apparemment, strict parallélisme renforcé par la répétition. En réalité :- Un groupe binaire à cadence mineure, formant une énumération fermée ;
- Un groupe ternaire, à cadence majeure, formant une énumération ouverte ;
- Un « moi » unique : le premier § s’achève sur une clausule oratoire (« cet homme, ce sera moi »), formée d’une pseudo-clivée, introduite par un présentatif emphatique et se terminant par un pronom tonique. La reprise du pronom tonique (« Moi seul ») est mise en évidence par opposition aux indéfinis dans deux comparatives
Le parallélisme n’est pas respecté, et l’ensemble s’achève sur cet adjectif « sublime »,qui constitue un superlatif absolu. On est passé du portrait à l’apologie.
A l’unicité du projet d’écriture s’ajoute donc l’unicité de l’objet, un « je » irréductible à toute comparaison. Le « Je » ouvre les deux premiers paragraphes et clôt chacun des trois paragraphes (« moi », « m’avoir lu », « cet homme-là »).
La question du destinataire :
Du lecteur au « Souverain juge »
- Si le texte lui-même, au moins dans les deux premiers §, ne mentionne pas de destinataire précis, en revanche, le livre, lui, s’adresse très clairement à l’ensemble du lectorat : « je veux montrer à mes semblables »… « on ne peut juger qu’après m’avoir lu ». Dans le 3ème § c’est encore « l’innombrable foule de [ses] semblables » qui est conviée à « écouter ses confessions… », et invitée à relever le défi de la sincérité.
- Le troisième § introduit la figure rhétorique de la prosopopée : elle est introduite par l’image de la « trompette du jugement dernier » ; puis Rousseau nous livre, au discours direct, le discours qu’il tiendra devant le « souverain juge » ; enfin, un dernier discours est enchâssé dans celui-ci : il donne la parole à l’un de ses « semblables », le défiant de dire « je fus meilleur que cet homme-là ».
- Le destinataire de la prosopopée, comme du discours prêté à l’autre, est clairement désigné : le Souverain juge. L’expression est lexicalisée ; l’inversion du nom et de l’adjectif et la cadence mineure qui en résulte lui donnent un caractère solennel, et surtout fait porter l’accent sur le monosyllabe « juge ».
- Mais si c’est Dieu en personne qui constitue le premier destinataire, on s’aperçoit vite qu’il n’est peut-être pas l’essentiel. A la cadence mineure de « souverain juge » semble répondre la même cadence, dans « innombrable foule » : en réalité ce sont eux, les semblables, qui sont conviés à écouter, à juger… et à l’imiter, s’ils le peuvent !
Du discours au défi
La prosopopée s’inscrit dans une scène concrète, chronologiquement décrite, et qui se remplit peu à peu : la trompette, la comparution « ce livre à la main » (ce = autoréférentiel), puis la foule des autres hommes. Hypotypose : la trompette, le livre = éléments concrets.
Un texte oratoire :
- Enchâssement de plusieurs discours ; apostrophe rhétorique (« Être Éternel »)
- Deux modalités seulement : assertive (affirmations catégoriques, renforcées par les termes totalisants : « jamais, point, toute la vérité, seul, aucun, rien, jamais » ou l’adverbe « hautement », et injonctive, marquée par les subjonctifs optatifs ;
- nombreuses figures de répétition, qui rappelle l’expolition déjà mentionnée : le texte répète inlassablement l’exigence de vérité et l’affirmation de l’excellence ; paradiastole déjà mentionnée, hypozeuxe, qui structure tout le texte : « je ne suis fait… j’ose croire n’être fait.. » ; « ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus », « rien tu de mauvais, rien ajouté de bon » ; ce que je savais avoir pu l’être, ce que je savais être faux » ; « qu’ils écoutent, qu’ils gémissent, qu’ils rougissent » (renforcée dans ce dernier cas par l’homéoptote). Répétitions, parallélismes enferment le texte dans une unité rigoureuse, une série d’affirmations catégoriques qui ne laisse aucune place au doute ou aux objections. On peut, également, relever deux chiasmes, figures totalisantes, portant l’une sur l’opposition bien / mal (J’ai dit le bien et le mal… je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon), l’autre sur l’exigence de vérité (vrai – savoir / savoir – faux).
Il s’agit d’emporter la conviction en martelant inlassablement les mêmes affirmations. - De nombreuses figures d’amplification : des gradations (« ce que j’ai vus, ceux qui existent », « bon, généreux, sublime » ; « fait, pensé, fus » ; « écoutent, gémissent, rougissent » – dont le dernier terme transforme les témoins en accusés, les « semblables » en responsables de ses misères !
- Prédominance des énumérations ouvertes (« bon, généreux, sublime » ou « qu’ils écoutent, qu’ils gémissent, qu’ils rougissent ») sur les systèmes fermés. Effet accumulatif renforcé par la prédominance de la parataxe : style coupé.
- Nombreuses phrases équilatérales (impression d’équilibre), et cadence majeure d’ensemble : ampleur.
Dans la scène finale se profile l’image d’un Rousseau provocateur et martyr, qui, avec une certaine grandiloquence, espère que le plaidoyer provoquera une salutaire contagion de sincérité chez autrui. Mais sous couvert d’arbitrage divin, la confession devient défi et la différence s’érige en orgueilleuse supériorité. L’accusé s’est fait accusateur.