Diderot, « Jacques le Fataliste » (1771-1796)

La Reconnaissance

Les références sont données dans l’édition Livre de Poche classique de Pierre Chartier, n° 403, 2000.

Structure du roman Jacques le Fataliste et le réalisme Rapports sociaux dans Jacques le Fataliste
Un roman dialogué Une vérité incertaine dans un monde obscur Textes expliqués
Bibliographie Le roman au 18ème siècle Comparaison avec Scarron : « le roman de la route« 

Bibliographie

  • Dieckmann Herbert, Cinq leçons sur Diderot, 1959.
  • Kempf Roger, Diderot et le roman, Paris, 1972.
  • Kundera, Milan, Jacques et son maître, hommage à Denis Diderot en trois actes, Gallimard, 1981.
  • Maixent Jocelyn, Le XVIIIème siècle de Milan Kundera, ou Diderot investi par le roman contemporain, PUF, mars 1998, 314 p.
  • Ndagano Biringanine, Narration et intertextualité dans Jacques le Fataliste, thèse, Bordeaux, 1991, 385 p.
  • Pruner Francis, « Clés pour le Père Hudson : lumières et ombres sur une ‘digression’ de Jacques le Fataliste« , Lettres Modernes, 1966.
  • Pruner Francis, L’Unité secrète de Jacques le Fataliste, Minard, 1970, 329 p.
  • Étude sur le roman dans le site Magister

Structure du roman

Jacques le Fataliste se présente comme un récit continu, d’un seul tenant, sans chapitres. Et pourtant, il est le type même du récit discontinu, avec de nombreuses narrations adjacentes… Diderot n’a pas inventé ce procédé, déjà présent dans le roman picaresque, le roman réaliste, et le roman classique (L’Astrée, le Grand Cyre…) ; voir le cours sur le roman au XVIIème siècle.

Les références renvoient à l’édition Garnier-Flammarion.

  • p. 41-42 : introduction : nous voyons Jacques et son maître cheminer de concert, sans savoir ni d’où ils viennent, ni où ils vont. Jacques commence le récit de ses amours, aussitôt interrompu par une dispute
  • p. 43-46 : Jacques continue l’histoire de ses amours, qui commence par une blessure au genou.
  • p. 46-51 : ils arrivent dans une auberge particulièrement mal famée ; Jacques tient en respect les brigands qui s’y trouvent ; Jacques et son maître partent avant le jour.
  • p. 51-54 : Histoire des amours de Jacques ; il est interrompu par une chute du maître
  • p. 56-62 : reprise de l’histoire des amours de Jacques
  • p. 62-70 : Jacques a oublié sa bourse et le maître sa montre : Jacques revient sur ses pas pour les récupérer, connaît des mésaventures : pendant ce temps son maître se fait voler son cheval.
  • p. 70-73 : Les amours de Jacques
  • p. 73-75 : le poète de Pondichéry, narration qui n’appartient en aucune façon à l’histoire de Jacques et son maître.
  • p. 76 : Jacques et son maître rachètent un cheval
  • p. 76-82 : Les amours de Jacques ; il s’interrompt pour raconter l’histoire de son frère, Jean, et du père Ange ; récit à son tour interrompu par les caprices du cheval de Jacques, qui se précipite chaque fois qu’il voit un gibet.
  • p.83-86 : ils croisent le convoi funèbre du capitaine de Jacques ; le Maître récite une « consolation », puis Jacques reprend le récit de ses amours.
  • p. 87-91 :histoire du capitaine de Jacques ; histoire de Le Pelletier et Aubertot
  • p. 92-93 : nouvelle interruption : dispute, puis caprice du cheval de Jacques
  • p. 94-96 : histoire du capitaine
  • p. 97-101 : intervention du narrateur et histoire de Gousse ; réflexion sur l’histoire du capitaine et de son ami.
  • p. 102-109 : Jacques est emmené par son cheval chez un bourreau ; méditation de Jacques et son maître sur les pressentiments.
  • p. 109-116 : Les amours de Jacques
  • p.117-119 : Histoire de Gousse, en prison
  • P. 119-124 : Arrivée de Jacques et son maître à l’auberge du Grand Cerf ; « Nicole » vient d’être battue par deux hommes (le Marquis des Arcis et son secrétaire) ;
  • p. 124-127 : Histoire de Gousse, qui raconte l’histoire de l’intendant et de la pâtissière.
  • p. 127-129 : Les amours de Jacques
  • p. 129-134 :l’hôtesse s’apprête à raconter l’histoire du marquis des Arcis lorsqu’elle est interrompue par la scène entre l’hôte et son compère. Critique du Bourru bienfaisant.
  • p. 134-137 : dispute entre l’hôtesse et Jacques ; scène avec la chienne Nicole
  • p. 137-143 : l’hôtesse raconte l’histoire du Marquis des Arcis et de Mme de la Pommeraye ; elle est sans cesse interrompue.
  • p. 143-145 : Jacques raconte la fable de la gaine et du coutelet.
  • p. 145-147 : Jacques raconte ses souvenirs d’enfance (le bâillon que lui infligeait son grand-père)
  • p. 147-149 : histoire du capitaine de Jacques (et de M. de Guerchy)
  • p. 149-151 : l’hôtesse se réconcilie avec Jacques, en offrant du champagne ; l’on découvre qu’elle connaissait le capitaine de Jacques.
  • p. 151-185 : histoire du Marquis des Arcis et de Mme de la Pommeraye, non sans quelques interruptions.
  • p. 185-187 : commentaires du Narrateur
  • p. 188-189 : après une mauvaise nuit, Jacques tombe malade
  • p. 190-193: suite des Amours de Jacques ; il aime Denise, qui se trouve être une servante de Desglands de Miremont, que connaît le Maître.
  • p. 193 : Le Maître raconte la mésaventure de Desglands, qui aimait trop le jeu.
  • p. 194-199 : querelle et contrat entre le Maître et Jacques
  • p. 200-202 : départ des 4 voyageurs, Jacques et son maître, le Marquis des Arcis et son secrétaire ; le Marquis annonce l’histoire du jeune homme
  • P. 202-205 : longue digression du Narrateur
  • p. 205-216 : Histoire de Richard et du Père Hudson, racontée par le marquis
  • p.217-218 : Tableau dépeint par Jacques : le Père Hudson et deux femmes
  • p. 219-221 : Jacques raconte à son maître comment la maîtresse d’Hudson a tenté en vain de convaincre son mari mourant d’accepter les sacrements.
  • p. 221-231 : Jacques raconte comment il a perdu son pucelage (histoire de Bigre et de Justine)
  • p. 232-233 : commentaire du Narrateur sur le nom de Bigre
  • p. 233-238 : Jacques raconte l’histoire de ses amours avec Marguerite et Suzanne
  • p. 238-241 : Jacques raconte comment le mari de Suzanne promena un vicaire sur une fourche.
  • p. 242-247 : commentaires du Narrateur ; éloge de la « divine gourde » sur le modèle de la « Dive bouteille » de Rabelais
  • p. 247-258 : Le Maître raconte la première histoire du Chevalier de Saint-Ouin (une escroquerie dont il est victime)
  • p. 258-259 : commentaire du Narrateur sur les romans
  • p. 259-273 : Seconde histoire du Chevalier de Saint-Ouin : les amours du Maître et d’Agathe
  • p. 273-275 : interruption de Jacques, qui réclame l’histoire de l’emplâtre de Desglands
  • p. 275-278 : portrait de la jeune veuve par le maître, et de l’enfant naturel par Jacques
  • p. 278-280 : histoire de l’emplâtre de Desglands
  • p. 280-287 : Jacques et son Maître discute de la liberté ; le Maître retrouve son cheval (volé p. 70) et le rachète ; nouvelle discussion.
  • p. 287-291 : fin des amours du Maître : on apprend le but de son voyage, rendre visite à l’enfant qui passe pour son fils (et qui est en fait le fils du Chevalier de Saint-Ouin).
  • p. 291-293 : nouveau voyage du Maître et de Jacques
  • p. 293-297 : Les amours de Jacques et de Denise
  • p. 297-299 : Jacques fait marcher son maître, le manipulant comme une marionnette
  • p. 299 : le Maître tue le Chevalier de Saint-Ouin, et Jacques est arrêté à sa place.
  • p. 300-304 : trois dénouements au choix des amours de Jacques.

Jacques le Fataliste et le réalisme

Jacques le Fataliste est-il un roman réaliste ? Ou bien au contraire met-il en question le réalisme ? Nous nous fonderons sur l’étude de Jocelyn Maixent (voir bibliographie).

État des lieux : le réalisme dans Jacques le Fataliste.

Le roman se présente comme une alternance entre des passages réalistes – en particulier le « roman du Marquis des Arcis et de Mme de la Pommeraye » – et un fond marqué plutôt par l’irréalité. – même s’il est inscrit dans la réalité historique du règne de Louis XV, de 1723, date présumée de la naissance de Jacques, à 1765, peut-être la date du voyage de Jacques et son maître.

Les repères spatio-temporels sont réduits : on relève trois lieux « réels » seulement : Lisbonne, Fontenoy et Conches dans la trame du roman ; en revanche, dans le « roman intérieur » précité, les lieux sont clairement définis et se situent à Paris.

On peut noter certains traits de réalisme social : par exemple dans l’épisode de la montre…

L’on trouve également des échos de la réalité du temps :

  • Querelles religieuses : le père Hudson, qui a écarté un janséniste, est mal vu du général de son ordre, mais protégé par les autorités de l’État ; par ailleurs, quand Mme de la Pommeraye invite les d’Aisnon à jouer les dévotes, elle leur suggère d’être « jansénistes ou molinistes », renvoyant dos à dos les deux partis.
  • Le conflit avec les parlements, caricaturé lors de la querelle de Jacques et de son maître ;
  • la permanence de la misère, en 1745 à l’époque de Fontenoy (plaintes du paysan) et vingt ans plus tard (la mauvaise auberge).
  • L’efficacité de la police et l’omni-présence des espions (p. 95 ou p. 126, édition GF)

Mais les deux grands moments réalistes sont le « roman des Arcis/Pommeraye » et l’histoire du père Hudson.

  • Le roman du Marquis des Arcis présente une grande continuité malgré les interruptions ; le narrateur intervient peu, et seulement pour valider la réalité du fait. La chronologie est rigoureuse, et l’histoire se situe dans un espace parisien structuré, où les « beaux quartiers  » s’opposent aux faubourgs. La désinvolture du narrateur est ici en sommeil : c’est un roman « sérieux ».
  • L’histoire du père Hudson, quant à elle, ne connaît aucune interruption et se déroute de la page 205 à la page 218. La construction est rigoureuse, avec un prologue présentant le personnage principal et le cadre (un couvent), puis l’histoire elle-même, avec l’entrée en scène de Richard ; récit sommaire, puis scène singulative, et enfin dialogue concourent à une dramatisation progressive. Une seconde scène singulative suivie d’un nouveau dialogue concluent l’histoire.

Jacques le Fataliste se présente donc comme une alternance entre des moments réalistes, sérieux, et des moments plus légers, comme les dépucelages de Jacques.

Notons toutefois que les deux moments réalistes sont tous deux des récits (le premier, de l’hôtesse, et le second, du Marquis des Arcis) ; ils font tous deux l’objet d’un débat sur le réalisme entre les personnages.

Un débat sur le réalisme

Jacques et son maître représentent les deux faces d’un débat contradictoire sur le réalisme : Jacques « hait les portraits », tandis que son maître, qui « aime les tableaux », défend un certain réalisme, et se montre friand d’illusion romanesque, au point de se laisser prendre (volontiers et avec plaisir) à l’illusion romanesque (voir p. ex. p. 114-115 : le maître s’inquiète du devenir de Jacques… en oubliant qu’il l’a devant lui !)

C’est qu’il y a un véritable plaisir dans l’illusion romanesque, un plaisir que tous les personnages goûtent, se faisant tour à tour conteur et auditeurs : Diderot reprend un peu la structure du « roman à devisants ».

Mais il s’amuse aussi à mettre à mal, de toutes les manières possibles, cette illusion mimétique.

Critique de la tradition mimétique du récit

A l’époque où Diderot entame la rédaction de Jacques le Fataliste, le roman « réaliste » s’incarne dans les « romans-mémoires », où un personnage, parvenu à la vieillesse, ou à un âge plus mûr, jette un regard rétrospectif et surplombant sur sa jeunesse : tel est le schéma de Manon Lescaut, du Paysan parvenu ou de la Vie de Marianne. Le texte, raconté par le narrateur-protagoniste à un auditeur, ou trouvé sous forme de manuscrit, est présenté comme une histoire vraie ; il utilise en outre massivement des « documents garants » tels que des lettres, par exemple.

Diderot s’amuse à reprendre ces affirmations de véracité : « Il est bien évident que je ne fais pas un roman, puisque je néglige ce qu’un romancier ne manquerait pas d’employer. Celui qui prendrait ce que j’écris pour la vérité serait peut-être moins dans l’erreur que celui qui le prendrait pour une fable« . (JF, p. 51-52)

D’abord admirateur de Richardson, Diderot a peu à peu rejeté toutes les formes de roman mimétiques. Cf. p. 42, où il refuse en bloc le roman sentimental, le roman d’aventure, le récit de voyage, et même le roman picaresque :

« Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître, et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu’il me plairait. Qu’est-ce qui m’empêcherait de marier le maître et de le faire cocu ? d’embarquer Jacques pour les îles ? d’y conduire son maître ? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau ? Qu’il est facile de faire des contes ! » (JF, p. 42)

Et page 44, le Narrateur imagine (à l’irréel du présent !) une comédie sentimentale, qu’il rejette aussitôt.

Enfin, p. 54, Diderot se livre à une critique féroce de l’accumulation de « détails vrais » destinés à créer l’illusion romanesque, mais qui, à ses yeux, n’aboutit qu’à un texte pesant et ennuyeux :

« Jacques n’en usa pas envers son maître avec la même réserve que je garde avec vous : il n’omit pas la moindre circonstance, au hasard de l’endormir une seconde fois.« 

Et un peu plus loin, p. 111, le maître supplie :

« Fais-moi grâce, je te prie, et de la description de la maison, et du caractère du docteur, et de l’humeur de la doctoresse, et des progrès de ta guérison ; saute, saute par-dessus tout cela. Au fait ! allons au fait !« 

Diderot préfère donc un réalisme minimaliste, qui se réduit à l’action pure, et ne donne que les détails absolument nécessaires.

Et l’on peut conclure avec Jocelyn Maixent que

« l’attente prolongée du récit des amours de Jacques peut se lire, selon nous, comme une vaste métaphore de cette critique du réalisme : le lecteur demeure éternellement dans l’attente d’arriver au fait, mais son chemin est semé d’embûches réalistes (détails, descriptions, portraits et autres pauses narratives destinées à établir l’exactitude d’un décor » (op. cit. p. 68).

Une attaque en règle contre le réalisme mimétique

Les entraves à la lecture et à la marche du récit

Il s’agit de perdre le lecteur par une logique opaque ; ainsi, p. 42, apparaît la métaphore de la gourmette : les évènements s’enchaînent sans que leur logique apparaisse. Quel rapport entre un coup de feu reçu et le fait d’être amoureux ?

Autre moyen d’égarer le lecteur :

  • une chronologie difficile à percevoir (il faut une analyse précise pour s’apercevoir que le roman tient en huit journées !),
  • une exposition qui n’en est pas une, la pratique du coq-à-l’âne (ainsi, p. 86-88, l’on passe sans transition d’une oraison funèbre aux amours de Jacques, puis à l’histoire du capitaine, et enfin à l’irruption d’une troupe d’hommes),
  • des incohérences (le capitaine est-il mort ou vivant ?),
  • le brouillage énonciatif (ainsi, p. 205, on met un certain temps à apprendre que le locuteur est le Marquis des Arcis), et surtout l’arbitraire des choix narratifs, complaisamment proclamé par le Narrateur : p. 42, 44, 73…

Refus de l’illusion mimétique

Les personnages principaux perdent toute réalité : le couple maître/valet est tout à fait improbable et contraire aux bienséances de l’époque ; le narrateur se désolidarise d’eux : « Vous concevez, lecteur, jusqu’où je pourrais pousser cette conversation sur un sujet dont on a tant parlé, tant écrit depuis deux mille ans, sans en être d’un pas plus avancé… » (JF, p. 46)

Le Narrateur s’acharne à détruire toute tension dramatique, ressort privilégié du roman réaliste. Il le fait de manière prospective : on sait dès le début qu’Agathe va tromper le maître avec Saint-Ouen, ou de manière rétrospective : il nous raconte p. 273 une bagarre qui n’a pas eu lieu.

Il souligne lui-même les invraisemblances, p. ex. lorsqu’il fait employer à Jacques le mot « hydrophobe » (p. 286) : il se moque ainsi de la recherche des « petits faits vrais » qui créent l’illusion romanesque.

Il multiplie les effets de symétrie, toujours pour montrer l’invraisemblance : quand le valet perd sa bourse, le maître perd sa montre ; l’histoire de M. de Guerchy reproduit exactement celle du capitaine…

Il recourt à l’étrange ou au merveilleux, p. ex. dans la description du convoi funèbre du capitaine.

Enfin, il insiste sur le caractère fictif du récit qui nous est rapporté, en en faisant la critique littéraire : ainsi du « roman du Marquis des Arcis ».

Vers un nouveau réalisme ?

Un certain flottement.

L’on sent parfois comme un flottement dans la conception que Diderot se fait du roman. Ainsi, p. 76, il réfute les coïncidences romanesques :

« Vous allez croire, lecteur, que ce cheval est celui qu’on a volé au maître de Jacques : et vous vous tromperez. C’est ainsi que cela arriverait dans un roman, un peu plus tôt ou un peu plus tard, de cette manière ou autrement ; mais ceci n’est point un roman, je vous l’ai déjà dit, je crois, et je vous le répète encore.« 

Ce qui ne l’empêche pas, p.284, de nous offrir précisément cette coïncidence ! S’amuse-t-il avec le lecteur ? Dans quelle mesure faut-il prendre au sérieux ce qu’il nous dit ? A moins qu’il ne s’agisse d’une invalidation prospective… tellement éloignée que le lecteur, entre-temps, l’a oubliée…

P. 51, le narrateur nous dit : « j’ignore ce qui se passa… » ce qui suggère une vie autonome des personnages, qui ne sont plus tout à fait des marionnettes – et cela entre en contradiction avec la toute-puissance, maintes fois proclamée, de l’auteur sur son récit.

« Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable ».

Le roman réaliste repose sur le respect scrupuleux du vraisemblable ; mais à ce concept, Diderot oppose celui de « vrai ». Gousse n’est pas un personnage vraisemblable, et pourtant, p. 117, et à nouveau p. 119, il est présenté comme « vrai ». Le vrai est un mélange d’anormal et de normalité ; le vraisemblable tend à « lisser » le réel, donc à le déformer.

P. 184 s’engage un débat entre l’hôtesse et le maître ; la première, partisane du « réel », incarne la conception mimétique du récit ; le maître, lui, cherche le « vrai » ; il critique le personnage de la fille d’Aisnon est trop effacé, et manque de profondeur et de complexité psychologiques ; ses potentialités tragiques sont mal exploitées ; bâtie sur le modèle des deux autres femmes, sa mère  et Mme de la Pommeraye, elle est vraisemblable, mais non pas vraie.

La vérité peut se trouver sous forme de parabole : l’histoire du capitaine est improbable ; elle n’en est pas moins une parabole vraie sur l’amitié et la haine. De même la petite fable de la « gaine et du coutelet » ; de même les figures opposées du maître et du valet, qui n’existe guère que par son leit-motiv (« tout est écrit là-haut », 150 occurrences !)

« Le roman ne mime plus le réel mais il en signifie les grands enjeux, les grandes questions, à travers des réseaux de sens métaphoriques et symboliques. Du coup, c’est tout le processus de création qui s’en trouve transformé : le narrateur sort de son rôle de copiste du réel pour inventer un univers qui lui est propre et dont les rapports de signification avec la réalité sont laissés à son initiative et à la puissance de son imaginaire. l’avènement d’un rapport « vrai » à la réalité signe aussi un retour de l’auteur, qui n’a plus à se faire oublier derrière le réel représenté mais qui doit au contraire se manifester à travers la justesse de ses représentations symboliques. » (Jocelyn Maixent, op. cit. p. 125-126.)

Les rapports sociaux dans Jacques le Fataliste

Une peinture de la France de Louis XV.

L’ensemble de la société française est représenté dans ce roman qui compte environ 80 personnages.

Les classes populaires

La France de Louis XV est essentiellement rurale, et le monde paysan y est bien représenté, avec ses difficultés et ses peines, notamment au travers du couple de paysans qui recueille Jacques blessé : on y entend les récriminations du mari, peu enthousiaste à l’idée d’une nouvelle bouche à nourrir, les réticences de l’épouse qui ne veut pas d’un nouvel enfant etc.

Le petit peuple des villes et des villages est aussi bien présent, avec ses artisans (un charron, un brocanteur), ses commerçants et aubergistes…

L’on y trouve aussi des personnages peu recommandables, bandits de grand chemin, escrocs des villes auxquels le naïf Marquis des Arcis aura affaire…

Les classes moyennes

Elles sont souvent du côté de l’ordre et de l’autorité, auxiliaires de justice et de police : exempts, lieutenant général, bourreau ; on y trouve aussi un intendant, quelques militaires (le capitaine et son ami)…

Les classes dirigeantes

Le clergé

On ne trouve guère dans Jacques le Fataliste le haut clergé : point de cardinaux ni d’évêques ; en revanche, toute la hiérarchie des couvents est représentée, du simple moine ou novice (Richard) au directeur de l’ordre. C’est aussi le clergé qui est le plus l’objet de moqueries, dans la tradition de la littérature comique : voir le portrait du père Hudson, proche de l’image traditionnelle du moine gourmand et paillard, mais avec quelques traits supplémentaires d’aventurier.

La noblesse

Elle est essentiellement incarnée par de petits nobles (Mme de la Pommeraye, le Marquis des Arcis, Desglands et peut-être le maître lui-même) ; mais l’on trouve également des ministres (Mirepoix, Saint-Florentin), quoique la cour soit singulièrement absente de ce roman.

Rapports sociaux

Maître et valet

Une paire d’amis ?

Jacques et son maître apparaissent d’abord comme « une paire d’amis », aussi indissociables que leurs chevaux ; au point parfois que les relations hiérarchiques semblent s’atténuer ou s’inverser, et que l’on voit le maître soigner Jacques quand celui-ci est malade : cf. p. 117-118 : « je te veille. Tu es mon serviteur quand je suis malade ou bien portant, mais je suis le tien quand tu te portes mal. » Mais Jacques réplique : « Je suis bien aise de savoir que vous êtes humain. Ce n’est pas trop la qualité des maîtres envers leurs valets. »

S’il y a donc une sociabilité naturelle entre les hommes qui peut transcender la hiérarchie sociale, Diderot ne se fait cependant guère d’illusion sur la profondeur ou la durée d’une telle amitié. Aux yeux du maître, Jacques ne sera jamais autre chose qu’un « Jacques », c’est à dire pas tout à fait un homme…

Qui domine qui ?

Jacques, ancien soldat courageux et énergique, capable de mettre à la raison une poignée de coquins dans une auberge, est aussi doué d’une certaine culture, et surtout d’un incontestable talent de conteur qui met le maître à sa merci ; c’est en effet lui qui décide de continuer, ou pas, le récit de ses amours, qui commente les événements, et impose sa philosophie à un maître qui la conteste, mais n’en a aucune à lui opposer. Intellectuellement, Jacques domine son maître.

Sur un plan social, les relations entre Jacques et son maître évoluent :

  • au début du roman, p. 45, le maître entre dans une colère terrible, et Jacques ne peut que subir les coups avec fatalisme ;
  • deux jours plus tard, le maître recommence, mais Jacques l’arrête net en menaçant de partir ;
  • La crise de l’auberge, résolue par l’hôtesse, ne donne finalement au maître qu’un pouvoir théorique ; dans la réalité, « Jacques mène son maître ».
  • A la fin du roman, Jacques déclenche une nouvelle colère du maître, en sabotant ses étriers ; mais c’est une colère vaine, que le valet observe en riant…
  • Il n’en est pas moins vrai qu’à la fin du roman, le maître laissera accuser le valet d’un crime qu’il a lui-même commis…
Une tradition littéraire :

En 1665, dans Dom Juan, Molière met en scène une dispute comique entre Sganarelle et son maître ; mais le maître l’emporte encore sur le valet, et constate en riant que le raisonnement de celui-ci « se casse le nez » (III, 1)

En 1725, Marivaux met en scène une utopie, L’Île des Esclaves, dans laquelle les rapports sont inversés : les esclaves deviennent maîtres, et les maîtres esclaves ; mais tout rentrera dans l’ordre quand les maîtres renonceront à leurs excès d’autorité. La relation maître / esclave n’est pas vraiment remise en cause.

Il faudra attendre 1784, et le Figaro de Beaumarchais, pour qu’une vraie révolte s’exprime, dans le Mariage de Figaro : celui-ci va bien au-delà des revendications de Jacques le Fataliste, qui pourtant l’annonce.

On retrouvera ensuite le thème chez Victor Hugo (Ruy Blas), Brecht (Maître Puntila et son valet Matti) ou Beckett (les figures de Lucky et Pozzo, dans En attendant Godot)…

Hommes et femmes

Le XVIIIème siècles est encore un siècle de préjugés à l’égard des femmes, considérées comme fragiles physiquement, incapables d’abstraction, et soumises à leurs passions et à leurs instincts. Voltaire, Rousseau surtout dans l’Émile se font l’écho de telles idées.

Diderot est plus nuancé : p. 66, Jacques et son maître se lancent « dans une querelle interminable sur les femmes », sans rien résoudre.

Comment définir la femme ? Diderot s’amuse à souligner la différence physique : fable de la Gaine et du Coutelet, scènes avec Suzanne et Marguerite…

Le mariage

Si Suzanne et Marguerite, qui « ôtent à Jacques le pucelage qu’il n’avait point », semblent disposer d’une certaine liberté sexuelle, et n’éprouvent guère de scrupules à tromper leurs maris, la plupart des femmes vivent mal les contraintes du mariage : la paysanne qui recueille Jacques doit subir non seulement les récriminations d’un mari qui impose son autorité, mais des relations sexuelles et des grossesses non désirées ; l’hôtesse, pourtant une femme libre et plutôt dominatrice, avoue qu’elle n’est guère heureuse en ménage (p. 179) ; quant à Mme de la Pommeraye, elle sort d’un mauvais mariage, et le Marquis des Arcis ne manquera pas de la trahir à son tour…

Un point de vue masculin sur les femmes.

Diderot ne va guère au-delà des préjugés de son époque ; ainsi, le viol de Justine par Jacques ne suscite aucune condamnation morale ; de même, lorsque Prémonval séduit son élève Mlle Pigeon, interrompant ainsi brutalement ses études, rien n’indique ce que la malheureuse est devenue (p. 113).

La description des femmes (l’hôtesse, Agathe) les dépeint toujours comme des objets sexuels, avec des chairs blanches et potelées ; ainsi, quel que soit son milieu, la femme reste dominée dans un univers masculin.

Un roman dialogué

Importance de la parole dans Jacques le Fataliste.

Pages 202-203, Diderot souligne lui-même l’importance de la parole : elle est vitale pour l’homme, et source de plaisir, car elle transfigure celui qui la profère. Dans le roman, Jacques, maître de la parole, domine son maître ; quand il a mal à la gorge, le récit s’arrête – et son maître prend le relais (p. 247).

Le récit prime sur l’événement lui-même : le contenu compte moins que la manière de raconter. Et la parole circule, comme on le voit p. 123 : « je vous la raconterais tout comme leur domestique l’a dite à ma servante (…) qui l’a redite à mon mari, qui me l’a redite« .

Plus on avance dans le roman, plus la parole l’emporte sur le récit.

La parole est liée à la boisson ; on boit beaucoup dans Jacques le Fataliste, comme chez Rabelais ; la gourde, qui rappelle la « Dive bouteille » du Quart Livre, traverse  tout le roman. C’est que l’ivresse libère la parole, et est gage de véracité.

La parole apparaît donc de deux manières :

  1. par des récits, souvent emboîtés (L’hôtesse raconte l’histoire du Marquis des Arcis ; celui-ci raconte l’histoire de Richard…), qui seront ensuite l’objet de commentaires esthétiques et/ou moraux ;
  2. par des dialogues, omniprésents, qui souvent supplantent le récit, et créent une véritable esthétique théâtrale. Ainsi le dialogue entre le chirurgien et les hôtes de Jacques.

Une esthétique théâtrale

Celle-ci s’oppose à l’esthétique romanesque, fondée sur la mimésis. « La scène signifie le réel, elle ne le  copie pas » (J. Maixent, op. cit. p. 158) : si la passion de Phèdre semble vraie, le spectateur ne perd cependant pas de vue qu’il assiste au jeu d’une actrice, dans un décor factice. La vérité du théâtre est symbolique, et non mimétique.

Le roman, comme on l’a vu, se structure en saynètes et compte de nombreux personnages épisodiques ; le récit se réduit souvent à des didascalies : « Jacques, son cheval et le porteballe entrent, Jacques et le porteballe se tenant l’un l’autre à la boutonnière. La foule reste en dehors ». (JF, p. 66) ; parfois le récit disparaît presque totalement, Diderot ne précisant même pas qui parle.

L’on trouve des situations théâtrales codées :

  • le comique de répétition, avec le leit-motiv de Jacques ;
  • Le quiproquo (par ex., lorsque Jacques croit voler au secours d’une femme, qui se révèle… une petite chienne)
  • La scène de reconnaissance (p. 303)

L’on peut noter aussi un important intertexte moliéresque : Jacques n’est pas sans évoquer tantôt Scapin, tantôt le Sganarelle de Don Juan (cf. p. 43 : « il y a là je ne sais combien d’os, de tendons, et bien d’autres choses qu’ils appellent je ne sais comment…« ), la satire des chirurgiens évoque les médecins de Molière… Les caractères sont présentés de manière distanciée : le « Poète de Pondichéry » rappelle l’Oronte du Misanthrope, ou Thomas Diafoirus.

Diderot partage avec Molière une esthétique du naturel et de la conversation, qui repose sur la convenance : chaque personnage doit parler la langue qui lui est propre, et l’on se souvient de la dispute sur le mot « hydrophobe ».

Il y a une illusion théâtrale comme il y a une illusion romanesque : l’illusion de la parole spontanée, purement orale – alors qu’il s’agit d’un texte écrit et travaillé.

Les enjeux du dialogue entre le Narrateur et le Lecteur.

Comme dans Tristram Shandy, le dialogue entre le Narrateur et le lecteur interrompt constamment le récit ; mais il s’agit d’un « lector in fabula », d’un lecteur fictif, qui doit aller où le Narrateur le mène : il n’y a pas réellement d’interactivité !…

Alors que dans le roman-miroir, le Narrateur doit s’effacer, se faire oublier, ou n’intervenir que pour se porter garant de la véracité des faits racontés, ici il s’interpose entre le lecteur et la réalité dépeinte ; « intermédiaire incontournable et dérangeant », selon la formule de J. Maixent, il commente, critique, se permet des remarques ludiques qui créent une connivence avec le lecteur, tout en brisant l’illusion romanesque. Voir, p. ex., la réflexion de la page 46 : « Vous concevez, lecteur, jusqu’où je pourrais pousser cette conversation… » Il se crée ainsi une complicité entre le Narrateur et le lecteur, pour critiquer une diégèse ennuyeuse, se moquer des personnages ; mais le narrateur, qui s’introduit parfois dans l’histoire (cf. p. 127, « il nous laissa dormir, son maître et moi, tant qu’il nous plut »), demeure la source omnipotente de toute information.

Le lecteur lui-même, qui n’appartient pas à la diégèse mais est un personnage fictif, présente un caractère contradictoire : il veut la suite du récit, mais exige des détails qui la retardent (cf. p. 44) ; parfois, le récit est lacunaire, et le lecteur invité à compléter lui-même à sa guise (p. 61, 63…)

Enfin, on trouve un véritable pacte entre le Narrateur et le lecteur, p. 101 : « Il faut sans doute que j’aille quelquefois à votre fantaisie ; mais il faut que j’aille quelquefois à la mienne, sans compter que tout auditeur qui me permet de commencer un récit s’engage d’entendre la fin ». Une fin que le narrateur, lui, ne s’engage pas à lui donner !…

Une vérité incertaine dans un monde obscur

Une vérité qui échappe

Alors que le roman réaliste prétend « dire le vrai », expliquer le réel – ce qui suppose que ce vrai, ce réel, préexiste à l’écriture et soit connaissable, le roman de Diderot évolue dans un monde problématique, incertain, opaque. Les dialogues, omniprésents, ont souvent une fonction herméneutique ; ainsi, à propos de la mort (supposée) du capitaine, le dialogue de la p. 88 :

« – hé bien ! Jacques, qu’est-ce ?
Jacques. – ma foi, je n’en sais rien.
Le Maître. – Et pourquoi ?
Jacques. – Je n’en sais davantage.« 

S’ensuit une série d’hypothèses du maître concernant l’étrange convoi qu’ils viennent de croiser… Et la discussion reprend p. 97 : chacun tente d’interpréter les faits, sans parvenir à une conclusion franche : le maître conclut que le capitaine est vivant, et Jacques, qu’il est mort. Au lecteur de choisir…

Il n’y a donc pas UNE vérité que le narrateur nous dévoilerait. La subjectivité fausse tout jugement et rend presque impossible une parole vraie : cf. p. 89 :

« Le Maître. – Ne sois ni fade panégyriste, ni censeur amer ; dis la chose comme elle est.
Jacques. – Cela n’est pas aisé. N’a-t-on pas son caractère, son intérêt, son goût, ses passions, d’après quoi l’on exagère ou l’on atténue ? Dis la chose comme elle est !… Cela n’arrive peut-être pas deux fois en un jour dans toute une grande ville. Et celui qui vous écoute est-il mieux disposé que celui qui parle ? Non. D’où il doit arriver que deux fois à peine en un jour, dans toute une grande ville, on soit entendu comme on dit.« 

La parole ne dévoile pas la vérité ; elle permet seulement d’en approcher.

Dans Jacques le Fataliste, le « ou » est fréquent : l’histoire peut bifurquer, n’est pas vraiment fixée : cf. p. 44, « la fille tombée ou ramassée » ; le vrai-faux convoi funèbre du Capitaine permet deux interprétations possibles entre lesquelles il est impossible de trancher ; p. 61-62, quand Jacques et son maître se séparent, on peut suivre l’un ou l’autre…

L’univers qui nous est décrit est donc bien incertain, et source de tromperie et d’erreur.

Quête de la vérité, universalité de l’erreur.

Si Jacques, qui répète comiquement que « tout est écrit là-haut », ne se pose guère de questions, et estime que « les choses sont comme elles sont », le maître, lui, cherche la vérité. Et c’est dans l’art, qu’à l’instar de Diderot, il veut la trouver. Un récit, comme le « roman du Marquis des Arcis », une fable peuvent être « vrais » – d’une vérité qui n’est pas de nature mimétique, mais esthétique : vérité d’un caractère, d’une morale…

Mais le monde reste opaque, et toute autre forme de vérité nous demeure inaccessible : comme le dit Jacques p. 49,

« Faute de savoir ce qui est écrit là-haut, on ne sait ni ce qu’on veut ni ce qu’on fait, et on suit sa fantaisie qu’on appelle raison, ou sa raison qui n’est souvent qu’une dangereuse fantaisie qui tourne tantôt bien, tantôt mal.« 

Et, p. 92, « la vie se passe en quiproquos« . Et Jacques est particulièrement bien placé pour le savoir, lui qui incarne l’erreur ! Voyons en particulier la sixième journée : il la commence en ignorant la véritable identité de son bienfaiteur, un bourreau ; puis il prend la défense d’une fille ou d’une femme… qui se révèle une petite chienne !

Et le lecteur lui-même est abusé : lui aussi a pris « Nicole » pour une femme ! Il doit donc se méfier doublement, et de la mimesis, et des certitudes philosophiques : d’où une lecture désinvolte et ludique.

Tel est le sens du fatalisme : l’homme est une marionnette manipulée par des forces extérieures ; le monde est à l’image du roman, sans rime ni raison, et le Narrateur est une image de Dieu, qui décide de manière arbitraire. L’épisode de l’étrier, p. 297-298, montre un Jacques qui se fait le double du Narrateur, décidant lui-même de la chute du maître.

Le « grand rouleau » est le signe que la vérité est inatteignable, et Jacques en prend son parti.

Et l’on peut conclure comme Milan Kundera – grand lecteur de Diderot et de Jacques le Fataliste en particulier – dans L’Art du Roman (1986), p. 190-191 :

« Qu’est-ce que le roman ? Il y a un proverbe juif admirable : L’homme pense, Dieu rit. Inspiré par cette sentence, j’aime imaginer que François Rabelais a entendu un jour le rire de Dieu et que c’est ainsi que l’idée du premier grand roman européen est née. Il me plaît de penser que l’art du roman est venu au monde comme l’écho du rire de Dieu.
Mais pourquoi Dieu rit-il en regardant l’homme qui pense ? Parce que l’homme pense et la vérité lui échappe. Parce que plus les hommes pensent, plus la pensée de l’un s’éloigne de la pensée de l’autre. Et enfin, parce que l’homme n’est jamais ce qu’il pense être. C’est à l’aube des Temps modernes que cette situation fondamentale de l’homme, sorti du Moyen Âge, se révèle : Don Quichotte pense, Sancho pense, et non seulement la vérité du monde mais la vérité de leur propre moi se dérobent à eux. Les premiers romanciers européens ont vu et saisi cette nouvelle situation de l’homme et ont fondé sur elle l’art nouveau, l’art du roman. »


Textes expliqués

Jacques le Fataliste, incipit, p. 41-42 , du début à  « … et vous pour ce délai », pp. 41-42.

En 58 lignes, l’incipit offre l’essentiel du roman.

Lignes 1-7 : une exposition déceptive.

Le texte commence abruptement par une série de questions : sur le début de l’histoire, le nom des personnages, les lieux, et finalement les paroles ; et à chaque question du lecteur – un « lecteur in fabula » qui fait ici sa toute première apparition, le Narrateur répond par une dérobade à la fois désinvolte (à la limite de l’impolitesse !) et brutale : si bien que les deux silhouettes, à peine dénommées par « Jacques » et « son maître » nous demeurent parfaitement énigmatiques.

Ajoutons que le décor reste parfaitement vide, ce qui n’est pas sans annoncer le cadre d’En attendant Godot, de Beckett : deux quasi-anonymes parlent dans un décor vide.

Notons que le « maître » restera anonyme, n’existant que comme titre, c’est-à-dire statut social ; quant au prénom de Jacques, il est si commun qu’on peut à peine le considérer comme un nom.

Diderot prend ici le contrepied du roman-mémoire réaliste, qui s’ingénie à introduire les protagonistes dans un milieu, une époque, voire une généalogie.

Mais déjà s’amorcent les thèmes fondamentaux du roman :

  • Le fatalisme : ils se sont rencontrés « par hasard », ils ne savent pas où ils vont ; nous verrons que l’homme est une marionnette agie par des forces extérieures qu’il ignore. Et l’on trouve la toute première occurrence du leit-motiv de Jacques.
  • L’importance de la parole et de sa circulation : le mot « disait » est répété quatre fois ; leur seule action, ici, consiste à se parler.
  • Enfin, les rapports fondamentaux du maître et de son valet sont posés : maître de la parole, Jacques domine son maître plus silencieux. Une relation qui évoque celle des valets et servantes de théâtre, mais fort peu en adéquation avec la réalité sociale de l’époque !

Ligne 8-41 : un dialogue de théâtre.

La présentation même du texte, avec indication du locuteur et récit réduit à une simple didascalie (« après une courte pause, Jacques s’écria ») appartient au théâtre beaucoup plus qu’au roman. Nous sommes face à une conversation animée et familière, chacun reprenant la phrase de l’autre. Introduction d’un personnage aussi énigmatique qu’important : le Capitaine de Jacques, militaire promu au rang de maître en philosophie (une sorte de Pangloss ?) ; le langage de Jacques est familier, imagé (métaphore de la balle qui « a son billet ») ; première expression développée du fatalisme. Cette métaphore est directement issue du chapitre VIII, 19 de Tristram Shandy, et attribuée à Guillaume d’Orange.

Puis, l. 12-13, coq-à-l’âne : la pensée de Jacques a suivi son cours sans que nous y soyons conviés. Ironie du maître, qui s’amuse à prendre au pied de la lettre une expression toute faite « au diable » ; et le commentaire moqueur : « cela n’est pas chrétien » – ni Jacques, ni le maître, ni Diderot lui-même ne le sont guère !

La réplique suivante de Jacques est un modèle de sommaire, actualisé au présent de narration. Une succession implacable de conséquences, juxtaposées dans une suite parataxique ; un extraordinaire raccourci de toute une vie ! Sans le moindre pathétique, sans le plus petit détail : on dirait une dépêche d’agence. On notera le rôle du hasard (« un régiment passait »), la rapidité de décision et le caractère dérisoire de la cause. Extrême brièveté des phrases minimales (verbe + sujet). Parfois la logique dérape : « je hoche la tête, il prend un bâton » : magnifique exemple d’incommunicabilité !

C’est aussi l’un des rares moments où un lieu réel est évoqué (Fontenoy, en Belgique), ainsi qu’un événement précisément daté (la bataille de 1745, qui fut particulièrement meurtrière). C’est donc le point de départ du plus important contre-point : les amours de Jacques. Et nous avons par avance une illustration de la métaphore de la gourmette : chaque événement s’enchaîne au précédent, sans qu’il y ait vraiment de rapport entre le premier (le vin du cabaretier) et le dernier (la blessure au genou).

Le dialogue se poursuit par la circonstance précise de la blessure au genou et ladite métaphore de la gourmette, expression typique du fatalisme. Il n’y a aucun rapport logique immédiat entre la blessure et les amours de Jacques, pas plus qu’il n’y en avait entre le cabaretier et Fontenoy ; mais tout s’explique par un enchaînement impossible à prévoir au départ : l’homme ne sait donc où il va… Une idée que le Narrateur prend lui-même à son compte, l. 4 : « est-ce que l’on sait où l’on va ? »

Lignes 29-35 : dialogue extrêmement vif, qui marque la prédominance du valet (c’est lui qui répond aux questions, qui décide ou non de parler…), mais qui appartient à la conversation la plus courante, un peu creuse : effet d’attente.

La réponse du valet « cela ne pouvait être dit ni plus tôt, ni plus tard » ne peut manquer d’évoquer au lecteur le leit-motiv du narrateur de Tristram Shandy ; confusion de deux ordres, le valet faisant ici irruption dans l’élaboration du roman où il figure ! Et en même temps qu’il affirme péremptoirement que le moment est venu de raconter, il introduit en même temps le doute : « qui le sait ? ». Effet comique, qui donne un caractère ludique au texte : le lecteur est averti qu’il devra probablement attendre le récit de Jacques ! Et l’ensemble est d’autant plus ludique et distancié qu’il s’agit d’une  pure imitation du chapitre VIII, 19 de Tristram Shandy : le vieux domestique Trim raconte à son maître, l’oncle Tobie, qu’il a reçu une blessure au genou lors d’une célèbre bataille, et que cela fut à l’origine de ses amours !…

Ligne 42-48 : reprise du récit

Le Narrateur reprend alors la parole pour un récit en apparence très classique : « Jacques commença l’histoire de ses amours ». Et au moment où l’on s’attendrait à l’histoire en question, voilà soudain qu’il multiplie les détails adventices : l’heure, le temps, l’endormissement du maître, sa colère, et la réaction, comique parce que mécanique (et évoquant à nouveau Pangloss) du valet… Toutes circonstances qui non seulement interrompent le récit de Jacques, mais nous empêchent même d’en entendre le début ! Diderot se moque ici d’une convention du roman « réaliste » : la multiplication des détails, qui, loin de créer l’illusion réaliste, ne réussit qu’à retarder l’histoire et à exaspérer le lecteur.

Ligne 49-58 : intervention du Narrateur

Et cette première journée (incomplète) s’achève par une intervention du Narrateur, et une adresse au Lecteur : il souligne tout d’abord à plaisir son caractère omnipotent (« il ne tiendrait qu’à moi de vous faire attendre »), tout en affirmant la nature préexistante du récit de Jacques ; il va ensuite rejeter successivement tous les genres à la mode :

  • Le récit d’aventure (séparer le maître et le valet, leur faire courir des hasards)
  • Le roman picaresque, ou bourgeois (faire le maître cocu)
  • Le récit de voyage (embarquer Jacques pour les Îles, les faire revenir sur le même vaisseau)

Et il conclut ironiquement : « qu’il est facile de faire des contes ! » Il semble ainsi attester de la véracité de son propre récit, qui se distingue des procédés romanesques faciles ; mais faut-il le prendre au sérieux ?

Enfin, il se montre magnanime envers son Lecteur (confirmant ici la relation de pouvoir entre les deux) : « ils en seront quittes l’un et l’autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délai. »

Conclusion : cette exposition hors norme a donc mis en place une bonne partie de ce que le lecteur peut attendre :

  • Les protagonistes ont été présentés, quoique de manière particulièrement lacunaire : le maître, son valet, le Capitaine ;
  • Deux temps au moins apparaissent : T1 = le moment où Jacques et son maître cheminent, et T2, peu après la bataille de Fontenoy, sans qu’il soit possible de déterminer précisément la distance entre T1 et T2 ; un troisième temps apparaît, hors narration celui-là, T0, le temps du Narrateur (censé être celui de l’écriture) ; là encore, impossible de déterminer combien de temps s’est écoulé entre T1 et T0.
  • Un premier récit enchâssé : les amours de Jacques, interrompu avant même d’être commencé ; et qui apparaît dans sa trame comme un clin d’œil au lecteur (imitation de Tristram Shandy) ;
  • Une thématique, celle de l’écriture et/ou de la parole narrative, du roman, prise en charge à la fois par Jacques (il y a un moment pour dire telle ou telle chose) et par le Narrateur.

Les Amours de Jacques, p. 48-51

Le récit des amours de Jacques, une première fois interrompu p. 45 par l’endormissement du maître, puis p. 46, par la rencontre avec un chirurgien et sa femme, reprend ici. Nous avons cependant appris que Jacques avait été blessé au genou à la bataille de Fontenoy, et qu’on l’évacue sur une charrette.

Le texte que nous nous proposons d’expliquer ici comporte manifestement trois grandes parties :

  • Lignes 1-36 : le récit romanesque d’un sauvetage
  • Lignes 37-70 : un dialogue philosophique portant sur le déterminisme
  • Lignes 71-75 : une intervention du narrateur.

Le récit romanesque d’un sauvetage, l. 1-36.

Cette partie commence par un dialogue narrativisé : « cette fois-ci ce fut Jacques… » : il souligne le rapport de force entre les deux personnages, le principal étant Jacques, son maître jouant le rôle de l’auditeur (critique !) et du comparse. La note souligne l’incohérence (volontaire ?) de la datation, mais peut-être faut-il voir dans le « depuis 20 ans » une dramatisation et une hyperbole… Rappelons qu’ici, Diderot imite délibérément Tristram Shandy, et les rapports entre le domestique L’Astiqué et l’oncle Tobie. Comme Jacques, l’Astiqué, ancien soldat, avait été blessé au genou… Jacques semblait parti pour une tirade indignée, fondée sur des oppositions (« vous qui… moi qui… »), et une généralisation comique, mi-résignée, mi-indignée : « voilà le train du monde ». Le fatalisme n’empêche pas les sentiments de révolte ! Mais il sera interrompu (aposiopèse) par son maître.

S’ensuit un court dialogue théâtral : indication des locuteurs par une didascalie, disparition des marques de narrativisation (« dit-il… ») et qui se poursuivra d’ailleurs dans la seconde partie.

La première réplique du maître l’établit dans ce qui sera désormais son rôle, chaque fois que Jacques reprendra son récit : il récapitule les épisodes précédents. Humour du présent de narration, qui marque à la fois son impatience, et la dramatisation du récit ; anaphore rhétorique de « loin », suivi d’un rythme ternaire qui représente le sommaire des aventures à venir, ou du moins prévisibles : l’hôpital, la guérison, la rencontre amoureuse.

Le récit de Jacques multiplie les éléments de pathétique : douleur / dureté de la voiture et du chemin / cris du blessé… mais Diderot fait en sorte que ce pathétique ne fonctionne pas : le maître interrompt à nouveau ironiquement Jacques en rappelant son leit-motiv, et aussi parce que le lecteur, qui a sous les yeux un Jacques sain et sauf, ne peut prendre au sérieux le tragique de la situation.

La seconde longue réplique de Jacques continue à l’imparfait, et bifurque vers le passé simple, avec deux événements qui viennent interrompre le fil de l’histoire : l’arrivée dans une chaumière, et la rencontre avec une jeune paysanne, qui se trouvait à sa porte et qui offre son secours au blessé. On remarquera le caractère à la fois cinétique du récit (le défilé des charrettes) et le romanesque : la jeune femme accomplit les gestes traditionnels de l’hospitalité ; on sait qu’à l’époque, le vin était considéré comme un fortifiant, que l’on donnait volontiers aux malades et aux blessés… Puis le récit devient dramatique : le « on » hostile, le terme « rejeter » (l. 25), le geste désespéré du blessé et enfin la défaillance. La scène est entièrement vue du point de vue de Jacques : ellipse durant son évanouissement, découverte progressive du lieu et des personnages lorsqu’il se réveille… La scène est tout à fait traditionnelle dans les romans d’aventure, et d’ordinaire, il est évident que la jeune femme secourable devient l’objet de la passion du héros qu’elle a sauvé… Jacques – et à travers lui Diderot – s’amuse ici à nous emmener sur une fausse piste, d’autant que le mari et les enfants sont tout juste mentionnés, alors que le récit focalise sur la femme, dont les gestes sont détaillés…

Un dialogue philosophique

Et le maître, bon public, tombe évidemment dans le panneau, d’où son interruption saugrenue, par une série d’injures, elles aussi au caractère très théâtral : « malheureux » et « infâme » appartiennent au registre du drame ou de la tragédie, « coquin » rappelle que nous avons affaire à un valet et à des paysans.

On remarquera que Jacques, tout en se moquant de l’erreur de son maître (« je crois que vous ne voyez rien »), se garde bien de dissiper l’illusion ; il profite au contraire de l’interruption pour se lancer dans une discussion philosophique sur le déterminisme.

Il commence par une série de questions rhétoriques, soulignant combien l’homme est privé de liberté face aux passions. « est-on maître de… » Cette soumission aux passions renvoie à une conception tragique de l’homme, faible et incapable de liberté, tel que l’avait décrit Pascal. Double question : on ne peut rien contre la passion, et d’autre part, on ne peut contrebalancer ses effets par des résolutions morales, puisque l’homme est privé de tout libre-arbitre… C’est Phèdre en proie à la haine de Vénus !

Mais ce discours philosophique est tempéré par la nature même du locuteur, qui, comme Sganarelle dialoguant avec Dom Juan, parle à sa manière, qui n’est pas celle des philosophes. Pour lui, le débat intérieur se traduit immédiatement par des gestes hyperboliques (se cogner la tête, s’arracher les cheveux), et le contraste entre le tragique de la cause (la condition humaine) et le trivial des conséquences (le cocuage) empêche que l’on prenne le discours tout à fait au sérieux. Il y a évidemment une part de parodie ici. Quant aux irréels du passé (je me serais dit…) ils devraient mettre, sinon le Maître, du moins le lecteur sur le chemin de la vérité : ce n’est pas de cette jeune paysanne que Jacques est tombé amoureux.

L’objection du maître est, elle, parfaitement sérieuse : un déterminisme aussi radical que celui de Jacques ne peut conduire qu’à un immoralisme total.

On notera encore une fois la différence entre le parler du Maître (une phrase complexe, bien rythmée en trois parties quasi égales, et celui du Valet, imagé (chiffonné la cervelle), familier, oralisé (questions rhétoriques, répétitions, impératifs…). On remarquera aussi, sur un plan philosophique, que Jacques ne répond pas vraiment à l’objection, et qu’il se contente de réitérer l’affirmation d’un déterminisme absolu : « j’en reviens toujours au mot de mon capitaine… » sans autre argument que celui d’autorité. (Et quelle autorité ! Celle d’un capitaine dont on ne sait s’il est sage ou fou, mort ou vivant…)

Les deux dernières répliques,dont on ne sait trop si elles sont sérieuses ou ironiques de la part du maître (mais fort sérieuses pour Jacques), montrent une conséquence supplémentaire de ce déterminisme absolu : si « tout est écrit », la notion de cause et d’effet, comme celle de temps, disparaissent – et le monde devient inconnaissable, incompréhensible.

Le temps et la causalité sont des notions purement humaines, et illusoires, puisque sur le « grand rouleau », tout est simultané.

Intervention du narrateur (l. 71-75)

Le récit des amours de Jacques a donc une nouvelle fois été interrompu ; et nos deux compères sont partis dans une discussion hautement philosophique, traitant du libre-arbitre, du déterminisme, de la morale… Il fallait rompre tant de sérieux, et c’est le Narrateur qui s’en charge, réduisant à néant la discussion précédente : « un sujet dont on a tant parlé, tant écrit depuis 2000 ans… » Diderot rejoint ici Voltaire et son refus de ces discussions métaphysiques, pour lesquelles il ne peut y avoir, par définition, de réponse claire et définitive. Le Narrateur interpelle le lecteur, à la fois au nom de la Raison (discourir sans fin n’a pas de sens) et du bon goût : une telle discussion, si elle s’éternise, pourrait bien encourir le reproche majeur pour l’art de la conversation: celui d’être ennuyeuse…

Conclusion

Quels sont finalement les enjeux de ce texte ?

– Faire avancer les amours de Jacques ? Nous en sommes restés à sa rencontre avec un couple de paysans, dont la femme ne sera pas celle qu’il aime : autant dire que nous ne sommes guère plus avancés qu’au début.

– dresser le portrait croisé de Jacques et de son maître ? Nous n’apprenons rien ici que nous ne sachions déjà : Jacques est philosophe, fataliste, et parfois, comme Sganarelle, son raisonnement se casse le nez ; le Maître, trop pressé, se précipite sur toutes les fausses pistes, mais ne dédaigne pas de raisonner avec son valet. Et tous deux sont renvoyés dos à dos par un Narrateur ironique.

– Faire avancer l’histoire ? mais nos deux voyageurs sont toujours sur la même route anonyme, à une date indéterminée, en partance vers on ne sait où…

Il reste finalement le plaisir du texte, né de la multiplicité des registres d’écriture, dialogue théâtral, récit, et des tons, sérieux, pathétique, comique… Soumis à la même attente que le Maître, le lecteur s’amuse au passage de voir un valet s’essayer à la philosophie.

La montre et la bourse, p. 72-76

Jacques avait à peine recommencé l’histoire de ses amours qu’il s’est à nouveau interrompu : tandis que lui-même a oublié sa bourse sous son oreiller, son maître, lui, a laissé sa montre accrochée à la cheminée, dans leur gîte précédent, que Diderot s’est amusé à nous laisser ignorer durant deux pages et demi (p. 67-69). Jacques retourne donc sur ses pas, et en chemin, il rencontre un marchand ambulant… qui lui propose précisément la montre !

Le récit, à la fois très vif, très animé, et raconté avec humour et distance, comporte deux grandes parties :

  1. La montre du maître : Jacques parvient à la récupérer d’une manière très courageuse ; le Narrateur insiste alors sur son autorité, son sang-froid, son courage physique.
  2. La bourse : là, Jacques perd beaucoup de son aura, puisque si la bourse lui est rendue, il doit payer pour une nuit dont il ne garde aucun souvenir ! Il passe alors pour une dupe…

L’ensemble est vu de l’extérieur, par un Narrateur ironique, qui s’autorise en outre une brusque échappée vers le maître, resté à attendre Jacques au bord du chemin.

Premier récit : l’épisode de la montre (l. 1-91)

Il s’agit d’un récit linéaire, qui suit exactement le déroulement chronologique des faits.

La rencontre du porte-balle (1-37)

Récit pour l’essentiel au présent de narration, et qui oppose deux personnages : Jacques, qui, vu de l’extérieur, se comporte en effet comme un voleur – mais le lecteur sait, lui, que la montre a été volée – et le porte-balle, victime en l’occurrence. Le contraste est fort, et comique, entre la tranquillité de Jacques, heureux du devoir accompli, et l’affolement du marchand : il « se hâte, remet, suit », trois verbes d’action ; en outre les cris (excessifs ! et qui évoquent l’Harpagon de Molière…) sont transcrits au discours direct.

A cette scène réduite à deux personnages succède une scène de foule : « couverts de travailleurs », « tous », « s’attroupent »… Le contraste sera désormais entre un homme seul, tranquille, et une foule vite déchaînée. On notera la vivacité du dialogue (l. 15-22), sans indication de locuteur. Le porte-balle finit par décider la foule, par une brève argumentation (dans laquelle l’argent compte beaucoup : trente louis, un liard…) et surtout l’espoir d’une récompense : trait satirique, où l’on voit que la foule, peu convaincue de la culpabilité de Jacques, se laisse aisément manipuler par l’attrait du gain !

On remarquera que le Narrateur, relativement discret, conserve un point de vue externe au récit : il va du porte-balle à Jacques, décrivant leur comportement, mais non leurs pensées : ainsi « Jacques n’en allait pas plus vite » l. 30 : on devine aisément ce qu’il pense, mais le Narrateur n’en dit rien.

Arrivée dans la ville et chez le Lieutenant général (38-66)

On remarquera le temps : « ils sont entrés » : passé composé, indiquant une action achevée ; le narrateur se place donc au moment où l’action est faite (refus de dramatisation) et il enchaîne aussitôt sur un commentaire, rappelant surtout l’arbitraire de ses choix narratifs, et sa propre désinvolture. Au reste, nous savions déjà que Jacques se dirigeait vers une ville (l. 17) !

La scène pourrait être intensément dramatique : une foule hostile, encore grossie des habitants (avec un aspect satirique : ceux-ci se joignent aux paysans sans rien connaître de l’affaire…) ; un personnage en mauvaise posture, mais qui garde assez de sang-froid pour s’adresser à la foule, dans un discours construit et argumenté, marqué par une grande autorité : Jacques est un meneur d’hommes ! Il ordonne (« qu’on me mène… ») ; affirmations (« je ne suis point un coquin »), explication du fait (« cette montre est celle de mon maître ») ; enfin l’argument décisif : il est bien connu du lieutenant général… [officier de justice et, dans les petites villes, président du tribunal].

Le récit se termine sur ce qui ressemble à une didascalie au présent : « Jacques, son cheval et le porte-balle entrent… la foule reste en-dehors. »

Brève interruption : le maître s’endort.

On est donc au moment le plus dramatique, où le sort de Jacques va être scellé. Et au lieu de nous dire la suite, le Narrateur s’autorise une escapade en direction du Maître, qui attend tranquillement son valet, en dormant ! Pointe de satire (le maître se soucie assez peu du valet, qui risque sa vie pour lui ; en outre, il se montre bien imprudent et bien peu vigilant, en ces temps troublés…). La scène, très paisible, contraste violemment avec celle que l’on vient de voir… et prépare le vol du cheval. Elle a aussi pour effet de rompre le suspense qui commençait à s’installer.

Le jugement du Lieutenant général.

C’est le dénouement, et le lecteur sait immédiatement qu’il sera positif, puisque le magistrat s’adresse à Jacques avec sympathie. L’on retrouve dans la réplique de Jacques la symétrie comique entre la montre et la bourse :

  • La montre de mon maître / il l’avait laissée pendue / et je l’ai retrouvée
  • Notre bourse / que j’ai oubliée / et qui se retrouvera (on appréciera le « notre » ; pluriel de majesté, ou Jacques était-il chargé de l’argent du maître ?)

On notera que Jacques est si connu du magistrat que celui-ci reprend son leit-motiv, ironiquement (l’ironie marquée par l’aposiopèse) : « et que cela soit écrit là-haut… »

Le dénouement ensuite s’accélère : répétition de « à l’instant » ; présence du coupable désigné automatiquement par « sa mauvaise mine » (on est dans la caricature, le cliché !), les parallélismes qui montrent que le Lieutenant rend une justice équilibrée : « toi, toi… », « À son valet, au porte-balle » mais néanmoins menaçante : les galères ou la pendaison pour de simples vols !… Et il renvoie dos à dos les deux personnages, qui disparaissent sans laisser de trace.

Second récit : la bourse de Jacques.

Jacques a jusqu’ici été le héros de l’histoire ; le second récit, pourtant parallèle au premier, va complètement renverser cette hiérarchie. D’abord, il est beaucoup plus court : 26 lignes seulement au lieu de 90. En outre, dès le départ, elle sonne différemment :

La « coupable » se présente d’elle-même ; c’est une très belle fille (« faite au tour »), qui ne manque pas d’aplomb, puisque c’est elle qui prend la parole et affirme sa vérité. Les rôles sont inversés : ici Jacques ne peut plus faire preuve d’éloquence ; il tente de se défendre mais est aussitôt interrompu. On notera la connivence du magistrat avec Javotte, son indulgence (qui contraste avec sa sévérité précédente), ses sous-entendus grivois (« vous valez mieux, mais pour un autre que Jacques »), qui sous-entend que peut-être, lui-même a recours a ses « services »… En même temps, il remet Jacques à sa place : il n’est plus le héros du récit précédent, mais un simple valet !

Là encore il renvoie dos à dos la « victime » et la « coupable », mais avec une simple leçon de morale ( ?) (« hors de chez moi ») et un congé, chaleureux mais ferme.

Conclusion : les enjeux du récit.

  • Nouvel épisode du « récit premier », le voyage de Jacques et de son maître, avec une mésaventure bien traditionnelle de ce genre de récit : les voyageurs se font dépouiller, et manquent être eux-mêmes arrêtés en voulant récupérer leur bien. Ici, la chose est traitée sur le mode parodique, Diderot s’ingéniant à nous empêcher de prendre le récit trop au sérieux : parallélisme cocasse des deux objets (la montre / la bourse), rupture de la chaîne narrative avec un paragraphe sur le maître, mécanisation des personnages, en particulier de la foule, des cris, des mouvements… Jacques, « gonflé » à la dimension d’un héros dans le premier récit est « dégonflé » par le ridicule de sa situation dans le second. En outre, si le récit est relativement vraisemblable et attesté (il se déroule dans une ville réelle, « Conches », mais on ne sait de laquelle il s’agit !), il est suffisamment caricatural pour que le lecteur reste à distance.
  • Cet épisode a surtout pour rôle d’interrompre à nouveau le « récit second », celui des amours de Jacques.
  • Sur le plan du réalisme, le monde qui nous est décrit est assez inquiétant : partout des voleurs (on vole la bourse, la montre, le cheval…), une justice souvent expéditive, une foule prompte au lynchage… Le danger se trouve jusque dans les maisons, puisque c’était un valet du Lieutenant qui avait volé la montre !

Une rencontre improbable, p. 98-101

Après plusieurs interruptions, entre autres la rencontre avec le convoi funèbre du capitaine de Jacques, celui-ci peut enfin reprendre l’histoire de ses amours ; mais il va être à nouveau interrompu, d’abord par l’inattention de son maître, puis, au moment où il commence une nouvelle histoire, par la rencontre plus mystérieuse encore du convoi funèbre qui revient en sens inverse, escorté par la Ferme, ou par la maréchaussée. Et le passage s’achève sur une discussion littéraire et philosophique sur le réalisme.

Lignes 1-26 : les amours de Jacques.

Nous avons laissé Jacques chez un paysan et sa femme, tous deux très pauvres, et aux prises avec des chirurgiens. Ici, nous le voyons négociant son hébergement chez l’un des chirurgiens ; on continue la satire comique des médecins, ici pris en flagrant délit de cupidité ; et qui n’hésite pas à mettre femme et enfants à contribution : il emploie sa femme comme garde-malade, et sa fille comme aide-soignante et… barbier ! Noter le cocasse « fait le poil à tout venant »… Très réticent au départ, le médecin multiplie les objections : domicile éloigné, il n’est logé qu’ « assez commodément »… Des réticences qui disparaissent dès qu’il est question d’argent !

Le discours, cela dit, s’éternise ; Diderot parodie un certain réalisme qui multiplie les « petits détails vrais » et inutiles : répétitions, détails oiseux… Avec un effet immédiat : l’attention du maître s’échappe. Et c’est la 1ère interruption.

Lignes 27-58 : amorce de l’histoire du capitaine.

Dialogue entièrement théâtralisé (retour des didascalies), et assez vif et familier, entre les deux hommes, qui se moquent l’un de l’autre. Ironie du maître : « il était écrit là-haut… », ou « à tout hasard, je te le jure » (il ne croit guère aux serments !) ; à l’opposé, caractère sentencieux de Jacques (quand on n’écoute pas… avec généralisation) ; écho de l’incipit : « que diable cela vous fait-il ? ». Et une question réelle : comment peut-on être « privé du plaisir de se battre » ? Si la chose a paru toute naturelle à Jacques, qui connaissait l’histoire, elle peut paraître étrange vue de l’extérieur ; et Diderot s’amuse à retarder au maximum, là encore, le fin mot de l’énigme. La réponse de Jacques est d’abord retardée par toute une série de répliques dilatoires (l. 40-51), et au moment où Jacques commence à parler, par un double portrait strictement (et comiquement) parallèle du capitaine et de son ami, il est brutalement interrompu.

Lignes 59-95 : la rencontre avec le convoi funèbre.

Le récit commence classiquement : passage de l’imparfait au passé simple, point de vue interne (Jacques et son maître entendent avant de voir), amorce de description à l’imparfait. Puis le récit dérape : pseudo-dialogue entre le narrateur et le lecteur, qui permet déjà d’émettre deux hypothèses : intervention de la Ferme (hypothèse des contrebandiers, pourtant d’avance récusée par le narrateur l. 63)) ou celle des gendarmes (hypothèse de l’enlèvement). Puis se met en place une véritable mécanique du récit, fondée sur des répétitions : retour des personnages, dans le même ordre, toujours noirs, mais « les mains liées derrière le dos » ; dialogisme « qui fut bien surpris ? ce fut Jacques » – lequel tire immédiatement une conclusion consolante pour lui, mais guère étayée : son capitaine n’est pas mort !

Enfin, scène classique du roman d’aventure : le héros s’avance, on le menace, il recule. Diderot s’amuse à mettre dans la tête de Jacques un débat avec le destin qui distend la durée, mais n’a certainement pas eu lieu ainsi !

L’ensemble de la scène est perçue par Jacques et son maître, qui n’ont qu’une vision partielle des événements ; seul un narrateur omniscient aurait pu lever l’énigme, mais Diderot s’en garde bien ! S’ensuit un dialogue où les deux témoins expriment leur perplexité, qui est aussi celle du lecteur. Et l’on voit à nouveau la différence entre Jacques et son maître : le premier reste sur ses interrogations, répétant plusieurs fois la même question (mais pourquoi ce carrosse… ?) un peu comme le mari de la paysanne (mais que faisait-elle à sa porte ?) : comique de répétition. Le maître, lui, laisse aller son imagination, inventant successivement deux mini-romans, aussi peu fondés l’un que l’autre – mais le maître est amateur de romans ! Quoi qu’il en soit, le passage semble illustrer à merveille la réflexion de Jacques un peu plus haut : « faute de savoir ce qui est écrit là-haut on ne sait ni ce qu’on veut, ni ce qu’on fait, et on suit sa fantaisie qu’on appelle raison, ou sa raison qui n’est souvent qu’une dangereuse fantaisie qui tourne tantôt bien, tantôt mal. » (p. 54)

L’histoire du capitaine et la discussion sur le réalisme.

Après un premier refus de Jacques de reprendre l’histoire de son capitaine, avec au passage une sentence de moraliste (avec parallélisme, antithèse, et morale amère…), brève discussion sur le réalisme, ou plutôt sur l’adéquation du langage au réel.

Conseil du maître : ne sois ni fade panégyriste, ni censeur amer. On admirera le chiasme, et l’antithèse ; mais surtout, définition même du vrai, objectif, ni embelli, ni enlaidi, comme un idéal. Un idéal inatteignable, parce que celui qui parle ne peut faire abstraction de sa subjectivité, pas plus que celui qui écoute. La communication, comme la connaissance du réel, sont donc des leurres aux yeux de Jacques. Jacques se fait donc ici le théoricien, moins du fatalisme, que du scepticisme.

Conclusion

Tout ce texte est donc sous le signe de l’énigme, de l’incompréhensible, de l’inconnaissable. Le mystère qui gênait le maître n’est pas éclairci, pas plus que celui du mystérieux convoi. On ne sait ni ce qu’il contenait, ni qui étaient ces hommes noirs, ni même qui les avaient arrêtés ; l’épisode est, et restera inexpliqué, tandis que la mort du capitaine demeure absolument incertaine.

Le monde de Jacques le Fataliste  est donc un monde obscur, trompeur, inconnaissable. Dans ces conditions, comment parler de réalisme ? L’illusion romanesque, les effets de réel ne peuvent être que des leurres. Le roman ne peut prétendre peindre un réel qui échappe ; tout au plus à dire une certaine « vérité » – philosophique, notamment.

Portrait d’un original, Gousse, p.110-112.

Nous sommes lors d’une énième interruption du dialogue entre Jacques et son maître : le cheval de Jacques, obsédé par les fourches patibulaires, s’est une fois de plus emballé, et le Narrateur profite de cet intervalle pour s’adresser directement au lecteur. Le texte que nous nous proposons, et qui n’est que la première de toute une série d’anecdotes sur le personnage, se compose de plusieurs parties nettement distinctes :

  1. Ligne 1-25 : dialogue Narrateur / lecteur
  2. Lignes 26-59 : dialogue théâtral entre Gousse et l’épouse du Narrateur
  3. Lignes 60-64 : conclusion du Narrateur.

Dialogue entre le Narrateur et son lecteur.

Diderot joue ici sur le réalisme : il veut attester l’histoire hautement improbable du Capitaine de Jacques et de son ami,  à la manière des romanciers « de mémoires ». Il commence par souligner une objection possible du lecteur : « vous allez prendre… » (l. 1) et il y répond en produisant des témoins : mais dans le même temps, il multiplie les incertitudes : « je ne sais en quelle année », « un M. de Saint-Etienne », « l’historien », « plusieurs autres officiers »… Du coup, l’affirmation de vérité soulève plus de doutes qu’elle n’en ôte ! L’hypotaxe (« qui… qui… ») renforce l’effet de surenchère.

Le second argument du Lecteur (on notera que se dessine ici une éthopée de ce personnage, tout aussi fictif…) porte non plus sur la vérité du fait, mais sur sa vraisemblance : « voilà deux hommes bien extraordinaires ! » La réponse du Narrateur commence par un « premièrement » (l. 15) ; mais le « secondement » n’interviendra que page 114, après deux autres anecdotes sur Gousse !

S’ensuit d’abord une vérité générale : la nature offre des spectacles au moins aussi invraisemblables que les imaginations d’un poète ; le vrai peut donc n’être pas vraisemblable. Ce qui renvoie à ce que nous avons dit sur le réalisme.

Enfin, le Narrateur va introduire le personnage même de Gousse, en faisant référence à une comédie de Molière, Le Médecin malgré lui (I, 1)

Gousse et la femme du Narrateur

La note de la p. 111 nous indique que le nom, assez cocasse, du personnage, ferait référence à un individu bien réel : il faudra donc apprécier ici l’art de la caricature.

La scène se compose d’une série de questions-réponses, où à chaque fois le personnage répond à côté de ce qu’on attend de lui, alignant tantôt les lapalissades (« je ne suis pas un autre »), les réponses absurdes et cocasses : on a presque l’impression d’un humour fondé sur le « nonsense » à l’anglaise !

Vivant dans son monde, Gousse ignore absolument tout des usages de la société ; aux questions-types (comment va votre femme) il répond brutalement, de même pour les enfants…

Mais sous l’absurdité pointe quelque chose comme une philosophie désespérée : l’enfant mort est celui qui se porte le mieux (quel amour de la vie !) ; il n’existe pas le moindre sentiment entre le mari et sa femme ; les rapports humains sont purement illusoires.

Ce déni de tout se retrouve dans sa conception de l’éducation (si l’on peut dire) : Gousse rappelle, cette fois, non le Sganarelle du médecin malgré lui, mais celui du Dom Juan, affirmant qu’il sait tout sans avoir jamais rien lu.

Conclusion du Narrateur

Retour au dialogue Narrateur / lecteur, avec une série d’impératifs. Il s’en dessine un autre portrait de Gousse, toujours prêt à rendre service, et négligeant (par générosité ? par indifférence ?) de se faire payer…

Gousse appartient donc à la galerie des « originaux », ces êtres hors normes qui font rire et fascinent. Il y  en a quelques uns dans Jacques le Fataliste (le Capitaine, Gousse), et dans le reste de l’œuvre de Diderot (le Neveu de Rameau)