Jacques le Fataliste et le Roman comique : Le Roman de la route.

 

Paul Scarron

Diderot par Van Loo

Denis Diderot

Bibliographie

  • Thomas Ruth P. « Le Roman comique and Jacques le Fataliste : some parallels », in The French Review, vol. XLVII, n° 1, octobre 1973, pp. 13-24.

Une structure emboîtée

Par leur structure et leur composition, les deux romans présentent évidemment des points communs, qui permettent de soupçonner que Diderot s’est quelque peu souvenu de la technique romanesque de son devancier.
  1. Des personnages sur la route : dans le Roman comique comme dans Jacques le Fataliste, les protagonistes effectuent un trajet, qui sert de cadre à la fois géographique et chronologique à leurs aventures, et au récit. Dans les deux cas, il dure une huitaine de jours, est constitué d’étapes plus ou moins longues ponctuées de haltes dans des auberges ; de l’un à l’autre, on retrouve d’ailleurs une étrange continuité. Rien ne semble avoir vraiment changé entre 1650 et la fin des années 1770 ; on continue de chevaucher les mêmes ânes, mules ou chevaux plus ou moins dociles, d’utiliser les mêmes véhicules (carrosses pour les plus riches, brancards pour les autres), de se retrouver dans les mêmes auberges (celle de la Biche faisant écho à celle du Grand Cerf), de subir les mêmes rencontres plus ou moins fâcheuses (brigands, ivrognes…). En 130 ans environ, le paysage français n’a guère évolué !
  2. Des personnages qui racontent leur histoire, et sont souvent interrompus. Dans le Roman comique, Le Destin raconte son histoire sur plusieurs chapitres dans la 1ère partie ; puis c’est au tour de La Caverne, et de Léandre. Dans Jacques le Fataliste, l’on trouve les amours de Jacques, et celles de son maître. Dans les deux cas, la narration est souvent interrompue. Mais l’on peut noter une dissemblance importante : alors que les histoires racontées par Scarron appartiennent au matériel romanesque « sérieux » (des personnages modestes qui se révèlent de noble extraction, des enlèvements, des substitutions d’identité, des mésaventures souvent tragiques, des amours contrariées qui finiront bien…), celles que rapporte Diderot en sont manifestement la parodie.
  3. Des histoires adventices : quatre nouvelles espagnoles chez Scarron, présentées sous le patronage explicite de Cervantès (Nouvelles exemplaires) et racontées par différents narrateurs : Ragotin, M. de la Garouffière, et Inezilla, une dame espagnole ; ces histoires n’interrompent pas vraiment le récit, car elles sont présentées comme des passe-temps pour les personnages, en attendant l’arrivée de quelqu’un ou pour distraire la compagnie. L’on se retrouve donc dans la situation traditionnelle des nouvelles depuis Boccace, Bonaventure des Périers…En revanche, chez Diderot, certaines histoires sont prises en charge directement par le narrateur, sans passer par un personnage : histoire du poète de Pondichéry, de Gousse… La fable de la Gaine et du coutelet, racontée par Jacques, est un contrepoint comique à l’histoire du Marquis des Arcis ; celle-ci est liée au premier niveau du roman, par le fait que le Marquis se trouve avec Jacques et son maître à l’auberge. Il semble donc y avoir plus de diversité chez Diderot, dans le choix des narrateurs, la nature des récits adventices, et leur degré d’intégration à la trame principale. Enfin, les récits (de Jacques à son maître, du maître à Jacques, de l’hôtesse, etc.) occupent une place démesurée dans Jacques le Fataliste, réduisant la trame romanesque elle-même à la portion congrue… La parole prend nettement moins de place dans le Roman comique !On peut donc avoir l’impression que Scarron a bousculé le genre romanesque tel qu’il se pratiquait au 17ème siècle, lançant des pistes – interventions du narrateur, enchevêtrement des intrigues, mélange des genres – pistes qui existaient certes avant lui, mais qu’il a rassemblées en un roman baroque ; et que Diderot s’est engouffré dans cette voie, en la menant plus loin, jusqu’à produire une sorte « d’anti-roman ».

Présence de l’auteur et du lecteur

La présentation de l’auteur et de l’œuvre dans le paratexte

    • Jacques le Fataliste : absence de paratexte ; le roman commence in medias res, sans aucune préface – différent en cela de nombreux romans contemporains tels la Nouvelle Héloise ou Manon Lescaut. Si l’on ajoute le caractère déceptif de l’incipit (qui ne répond en rien à une exposition traditionnelle), on obtient un objet assez mystérieux, de genre indéterminé (roman ?
      théâtre ?…), et un Auteur qui se refuse obstinément à donner quelque éclaircissement au lecteur désorienté.
    • Le Roman comique comprend en revanche un paratexte :
      • Une lettre au coadjuteur (dont le titre est suivi d’un désinvolte « C’est tout dire »: Scarron se montre à la fois respectueux et familier) : le futur cardinal de Retz est l’une des figures
        majeures de la Fronde ; et cette lettre est contemporaine d’une très violente « Mazarinade » attribuée à Scarron… Ce roman se situe donc dans une forme de résistance au pouvoir…
      • Une nouvelle adresse « au lecteur scandalisé des fautes d’impression qui sont dans mon livre » dessine une éthopée de l’auteur et du lecteur : le premier se montre lui-même en plein travail, pressé par l’urgence de l’écriture : il écrit vite, et corrige de même les épreuves… À l’égard de son lecteur, il se montre pour le moins désinvolte : il refuse de se justifier (rejoignant en cela Diderot et son refus de toute explication) sur la rapidité de son écriture ; il propose deux images contradictoires du lecteur entre lesquelles il ne choisit pas (« si tu es en peine de savoir »… « si tu ne te soucies pas de le savoir »… « ceux qui savent discerner… » « ceux qui n’entendent pas ce qu’ils lisent », Lecteur bénévole ou malévole) : il renvoie dos à dos le bon et le mauvais lecteur ! Même si, comme le dit la note, cette désinvolture à l’égard du lecteur est un « topos » de l’époque et du genre burlesque, elle ne se retrouvera pas moins dans le livre entier, dont elle est en quelque sorte un avant-goût.

Les principales interventions de l’auteur et du lecteur dans les œuvres :

Le Roman comique

Jacques le Fataliste
La présence du Narrateur est plus diffuse ; elle est présente un peu dans tous les chapitres, notamment de la première partie. Voir ici
  • Le poète de Pondichéryp. 110-116, histoire de Gousse ; réflexion sur l’histoire du capitaine de Jacques ;
    p. 154, critique du Bourru Bienfaisant
    p. 271-72, commentaires du Narrateur sur le nom de Bigre
    p. 284-286 sur l’obscénité des paroles et des faits,
    et p. 287-290, éloge de la gourde

Le dialogue entre le lecteur et l’auteur

  • C’est dans Jacques le Fataliste que la part d’un « lecteur in fabula » est la plus grande : auditeur des récits de Jacques et de son maître, il les commente, les réclame, les interrompt… Il se livre à toute une réflexion morale à propos de l’histoire de Mme de la Pommeraye et du Marquis des Arcis, condamne ou absout tel ou tel personnage ; il se permet même des réflexions littéraires ou linguistiques, s’insurgeant quand un valet, Jacques, emploie le mot trop savant d’ « engastrimute » ou d’ « aquaphobe » par exemple…
  • Mais l’on trouve dans le Roman comique des interventions de l’auteur, des réflexions sur la littérature, le théâtre… par exemple p. 280-281, l’épisode du « prêtre du Bas-Maine ».Tantôt ces interventions soulignent malicieusement le caractère parfaitement fictif des événements racontés, tantôt au contraire apparaissent-ils comme des attestations (parfois hyperboliques) de vérité.

La diversité des tons et l’éclatement des genres :

Le Roman comique multiplie déjà les genres et les tons.

En ce qui concerne les genres, on relève une certaine uniformité dans le Roman comique, qui est presque exclusivement constitué de récits : tantôt récit pris en charge par le Narrateur, qui raconte l’histoire des Comédiens ou les mésaventure de Ragotin, non sans les entrelarder de commentaires de son cru ; tantôt récit enchâssé de tel ou tel personnage racontant sa propre histoire, sous la forme d’un long récit ininterrompu – récit du Destin, chapitres 13, 15, 18 de la première partie ; récit de La Caverne, II, 3 ; récit de Léandre, II, 5 ; tantôt enfin, de longues « nouvelles » espagnoles racontées par tel ou tel personnage (Ragotin, Inezilla ou La Garouffière).

Les récits enchâssés sont quasi exclusivement de nature romanesque ; le ton est sérieux ou pathétique, les personnages nobles, sinon de condition, du moins de cœur, leurs aventures sont héroïques ou tragiques : amours contrariées, enlèvements, violence, morts tragiques…

Inversement, une grande diversité de registres règne dans le récit premier : les aventures burlesques de Ragotin, mais aussi du Destin (aux prises avec un fou, ou avec une femme obèse et concupiscente), de la Rancune multipliant les mauvais tours, de La Rappinière ou des hôtes alternent avec les aventures romanesques (enlèvements, batailles…) ; un même personnage, comme le Destin, peut donc tour à tour appartenir au burlesque (chapitre I) ou au romanesque… ou encore Angélique, lutinée par les jeunes Manceaux dans l’auberge, puis héroïne d’une histoire d’amour malheureuse avec Léandre.

Jacques le Fataliste offre plus de diversité formelle.

Jacques le Fataliste est à la fois un roman-dialogue (Jacques et son maître), un récit à la 3ème personne, où intervient fréquemment le narrateur… et enfin un roman inachevé, ouvert, puisqu’il offre trois dénouements possibles, c’est-à-dire en réalité aucun. On y trouve également des fables (« la gaine et le coutelet »), un « roman » sérieux (le Marquis des Arcis et Mme de la Pommeraye)… Jacques le Fataliste reprend volontiers l’outrance grivoise du 17ème siècle : ainsi, l’histoire des dépucelages de Jacques, ou les frasques de Frère Jean ou du père Hudson… De ce point de vue, il est proche du Roman Comique. On a l’impression que Diderot, dans son roman, s’est efforcé de rassembler en un seul « roman » tous les genres possibles, de la comédie à la nouvelle…

L’art de la parole dans les deux romans :

Peindre la réalité ?

  • Le Roman comique se veut un roman réaliste.
  • Jacques le Fataliste :
    • Peinture de la campagne, avec les plaintes de la femme au mari, l’absence de contraception et la charge du surcroît de naissances, les difficultés de la subsistance
    • Peinture très réelle de la vie d’une auberge, le Grand Cerf.
    • Peu de présence de la Noblesse
    • Peinture très ironique du clergé, dans la veine gauloise et anticléricale ; mais d’autres critiques se font jour : comme dans la Religieuse, Diderot attaque le fléau des vœux contraints (le personnage de Richard)
    • Portraits : ceux de Jacques et de son maître sont absents. En revanche, l’aubergiste est décrite avec précision (où l’on sent que Diderot a un regard d’amateur de peinture).
    • JF n’est pas vraiment un roman réaliste ; il s’oppose même à la conception mimétique du roman.
  • Le contexte littéraire n’est pas le même :
    • Le Roman comique introduisait une réalité triviale et jouissive dans un milieu littéraire fondé sur la courtoisie, l’irréalité : cf. les romans pastoraux, le Grand Cyre, l’Astrée… Pour Scarron, la peinture mimétique de la réalité avait un caractère violemment subversif. Voir le roman au XVIIème siècle
    • A l’inverse, 130 ans plus tard, Diderot avait affaire à la foule des « romans-mémoires », romans par lettres, romans-vrais. Rejeter cette forme de réalisme était donc subversif.

Exprimer des idées :

  • Même s’il y a une part de jeu dans Jacques le Fataliste, la dispute entre Jacques et son maître illustre de manière bouffonne le conflit entre le Roi et le Parlement.
  • Réflexion sur le hasard, la raison, la fatalité.
  • Des personnages d’originaux

le thème du théâtre

  • Dans Jacques le Fataliste, le théâtre n’est pas présent en tant que thème : aucune troupe théâtrale ne s’y rencontre, aucun personnage n’assiste à un spectacle. En revanche, on peut parler d’esthétique
    théâtrale :

    • l’intertexte moliéresque est très présent ;
    • le récit est souvent réduit à une pure didascalie, tandis que les dialogues tendent à prendre une place considérable : le texte lui-même semble appartenir au genre théâtral plus que romanesque.
    • L’illusion recherchée par Diderot est davantage une illusion théâtrale, fondée sur un échange de paroles spontanées, convenantes aux personnages, et en cela « vraies », plus qu’une illusion réaliste fondée sur des descriptions, des portraits, une accumulation de petits faits vrais, et un effacement du narrateur.
  • Dans le Roman comique, le théâtre est omniprésent, puisqu’il constitue le sujet même du roman. Le Destin, l’Étoile, la Caverne, la Rancune, Angélique et Léandre forment une troupe de comédiens ambulants, qui n’est pas sans évoquer les débuts de l’Illustre Théâtre de Molière ; nous assistons à leurs déplacements, à leurs répétitions, et enfin à leurs représentations, souvent interrompues par des incidents et des bagarres ; nous partageons leurs difficultés pour se procurer de l’argent et des
    costumes ; nous les voyons en butte aux tracasseries, mais aussi accueillis par de riches particuliers qui souhaitent des spectacles privés…

    • Les comédiens échangent parfois des réflexions sur le théâtre, la littérature, la poésie…
    • Une esthétique théâtrale ? La part de dialogue par rapport au récit et à la description
    • Illusion romanesque ou illusion théâtrale ?
  • Paradoxalement, c’est le roman dans lequel il n’est pas question de théâtre qui relève le plus de l’esthétique théâtrale ; le roman sur le théâtre, lui, ressort davantage du pur romanesque.

La construction des personnages : exemples de La
Rappinière et du père Hudson.

Des personnages assez semblables :

  • Tous deux se caractérisent par une malhonnêteté assumée, voire cynique : dans le chapitre II, 15 du Roman comique, La Rappinière avoue tranquillement à son protecteur La Garouffière, et au Destin, qu’il a projeté d’enlever Mlle de l’Étoile pour en faire sa maîtresse, et qu’il était prêt à acheter ses faveurs ! Quant au père Hudson, c’est un scélérat qui n’hésite pas à utiliser tous les moyens pour perdre ceux qui le gênent, et qui s’affiche volontiers avec des dames…
  • Tous deux représentent un certain pouvoir : La Rappinière est lieutenant de prévôt, ce qui est l’équivalent d’un policier ; il dispose de la protection de La Garouffière, ce qui le rend doublement dangereux. Le Père Hudson est supérieur d’un monastère, mais il semble avoir des amis dans tous les milieux : le commissaire ne peut rien lui refuser, une mère maquerelle lui prête sa maison, l’évêque-ministre souscrit à tous ses désirs…
  • Tous deux enfin s’attaquent aux faibles : le père Hudson séduit des jeunes filles sans défense, puis perd deux jeunes gens naïfs et inexpérimentés ; La Rappinière s’attaque à des Comédiens, qui n’ont aucun appui dans la société.

Tous deux symbolisent donc les abus de pouvoir, l’iniquité et l’inégalité qui marquent la société d’Ancien Régime ; et entre le 17ème et le 18ème siècle, les choses semblent même avoir empiré… Hudson est un personnage plus agissant, plus intelligent, mais aussi plus influent et mieux protégé que La Rappinière !
D’ailleurs, lui, il reste impuni…

Une construction différente des personnages :

La Rappinière :

Il apparaît au chapitre I, 2 ; il est alors dans son rôle de lieutenant de prévôt, contrôlant l’identité des Comédiens qui arrivent au Mans ; il est aussi présenté comme un « Rieur » et un mauvais plaisant : c’est lui qui imagine le vol des vêtements qui déclenche la première bagarre au tripot de la Biche, et il se montre assez peu courageux en cette occasion… (p. 56) ; rien n’indique à ce moment-là qu’il ait eu quelque lien antérieur avec le Destin, ni qu’il soit autre chose que ce qu’il paraît.

Le chapitre suivant (I, 3) nous peint un La Rappinière vaniteux (il veut faire croire qu’il peut recevoir richement alors que sa maison est vide de provisions ; puis il raconte « cent contes pleins de vanité »), jaloux, quelque peu ivrogne, et finalement sujet à des mésaventures qui pourraient faire de lui une première esquisse de Ragotin : ainsi il se bat avec une chèvre qu’il prend, en pleine nuit, pour sa femme !

C’est au chapitre 5 de la même partie seulement que la suite de l’intrigue semble se mettre en place : nous découvrons le valet de La Rappinière, Doguin ; nous voyons le lieutenant interrogeant adroitement La Rancune sur l’identité et le passé du Destin, et c’est la première mention du vol d’une boîte de diamants, qui sera résolue seulement en II, 15, qui apparaît ici. Scarron nous fait comprendre, par les réactions de La Rappinière et de Doguin, qu’ils sont probablement impliqués dans ce vol. On remarquera que Scarron ne s’embarrasse pas de vraisemblance : alors que l’affaire a dû marquer tous les protagonistes, aucun ne reconnaît qui que ce soit lorsqu’ils se retrouvent en présence !  Scarron insiste plutôt sur le portrait moral de La Rappinière, homme arrogant et sans scrupule, qui donne à l’un (le Destin) ce qu’il vole à l’autre (le Bourreau), et invite aux frais d’un Bourgeois qui a
affaire à lui (p. 61)…

Au chapitre 6, le valet Doguin meurt, non sans avoir parlé au Destin ; mais ni La Rappinière, ni le lecteur ne sauront à ce moment ce qu’ils se sont dit. Tout au plus sommes-nous informés que La Rappinière est concerné.

La Rappinière ne réapparaît ensuite qu’au chapitre 12, dans son rôle de policier : il intervient et met fin à une violente bagarre nocturne. Il se comporte alors en protecteur des comédiens contre les tenanciers de l’auberge. Au chapitre 14, il apparaît à nouveau dans ce rôle : il arrête un des ravisseurs du curé de Domfront, et mène une brève enquête sur l’affaire, qui se poursuit chapitre 15.

Il faut attendre la page 156 pour qu’un nouveau caractère soit donné à La Rappinière : il tombe amoureux de Mlle de l’Étoile, ce qui en fait un rival du Destin… et de Ragotin !

Au terme de la première partie, La Rappinière oscille donc entre un personnage classique de policier (il intervient pour maintenir l’ordre, arrête des malfaiteurs, enquête…), un personnage purement comique, tantôt mauvais plaisant et mauvais garçon, autour de plaisanteries qui font rire, tantôt lui-même victime, et un personnage plus sombre, au passé trouble, qui a déjà eu affaire au Destin à Paris. Mais rien ne semble encore fixé : Scarron lance des pistes, sans avoir encore décidé lesquelles il suivra.

La Rappinière ne réapparaît dans la deuxième partie qu’au chapitre 13 : on découvre qu’il était le ravisseur de l’Étoile, qu’il avait suborné le nouveau valet du Destin : le nouveau visage ne surprend pas vraiment (il a été préparé dans la 1ère partie) mais le rôle qu’il joue est nouveau : le policier a presque entièrement disparu derrière le malfaiteur ! Et le tableau se parachève au chapitre 15 : il avoue non seulement l’enlèvement présent, mais aussi le vol passé de la boîte de diamants, et l’on découvre son ancienne identité de tire-laine.

Le personnage de La Rappinière n’est donc pas homogène ; il semble se constituer tout au long du roman, s’affiner et se préciser au gré des circonstances. Tantôt adjuvant (il reçoit les Comédiens chez lui, leur procure des costumes, fait cesser des bagarres), tantôt opposant (il enlève une Comédienne), son rôle semble aussi assez mal fixé, comme d’ailleurs son caractère…

Le Père Hudson

Tout au contraire, le Père Hudson présente une unité remarquable dans le roman de Diderot.

  • unité de présentation : contrairement à la Rappinière, il n’appartient pas au récit premier ; il est présenté par le Marquis des Arcis, lui-même personnage secondaire dans le récit premier ; son portrait et son histoire tiennent entre la page 240 et la page 255.
  • Un personnage contradictoire : bel homme, intelligent, doté des plus belles qualités morales, capable de remettre en ordre de marche un couvent complètement dissolu – mais en même temps un libertin avéré ; un homme entouré d’ennemis ayant juré sa perte – mais aussi capable de se concilier tous les appuis nécessaires.
  • Un personnage également ambigu aux yeux de Diderot – et du lecteur : il est en effet pris dans la grande querelle entre Jansénistes et Jésuites, et il appartient au second camp, représenté par la cour et le ministre Mirepoix. Or, si Diderot n’a guère de sympathie pour les Jésuites, il en a encore moins à l’égard des jansénistes : avant son arrivée, la communauté était « infectée d’un jansénisme ignorant » (p. 241) ; et le général janséniste qui ordonne à Richard et à son compagnon de perdre Hudson n’est pas des plus sympathiques : cf. p. 243-244 : la perte d’un ennemi de son parti importe plus que le rétablissement de la justice !
  • Un libertin… et un Tartuffe ! Hudson impose l’austérité aux autres, mais se garde bien de la pratiquer (ce qui lui vaut quelques mésaventures comiques : cf. le « tableau » peint par Jacques… Cf. aussi la conclusion de l’histoire p. 252.
  • Un homme bien plus dangereux que La Rappinière : on a ici changé d’échelle : La Rappinière était un petit brigand, devenu un petit policier de province, protégé par un « demi-noble », notable provincial, La Garouffière ; il n’était dangereux que pour de pauvres gens (les Comédiens, la veuve, ses administrés…) ; Hudson, lui, fréquente la Cour, les autorités, il étend peu à peu sa puissance ; il est protégé par Mirepoix (lui-même protégé par le Roi), et il finit « pourvu d’une riche abbaye »… Le seul moyen pour Richard d’échapper à sa vindicte, c’est de renoncer à sa vocation religieuse ! Diderot reprend là le thème de la dénonciation des couvents, lieux de toutes les haines et de toutes les tortures (cf. La Religieuse).

le roman de la route

Tel est l’intitulé du programme de Lyon regroupant ces deux œuvres, sans qu’il s’agisse nécessairement d’un fil directeur obligatoire pour les comparaisons de textes. Il faut néanmoins en tenir compte, car il s’agit d’un thème essentiel, commun aux deux œuvres.

1. Le roman du voyage (ou du déplacement)

Chez Scarron, les personnages sont pour l’essentiel des comédiens itinérants. Cf. la géographie du Roman comique. Ils sont donc en perpétuel déplacement, même si le « récit premier » se déroule dans un périmètre restreint. Même les personnages sédentaires, comme La Rappinière (lieutenant de prévôt,
donc attaché à la ville du Mans) se déplace ; lorsque nous le rencontrons, La Garouffière, supérieur hiérarchique du lieutenant, est en voyage pour cause de mariage, tandis que le curé de Domfront est parti se faire soigner aux eaux de Bellême… Quant à l’avocat Ragotin, il n’hésite pas à quitter sa charge pour
suivre la troupe. Une grande partie du roman se déroule donc sur la route, ou durant des haltes.

De même, lorsque les personnages racontent leur histoire, l’on est frappé de l’ampleur de leurs déplacements : le Destin, né à Paris, se retrouve d’abord en Italie, où il rencontre l’Étoile, puis il retourne à Paris, revient vers Nevers, et accompagne finalement Léonore et sa mère jusqu’en Hollande, non sans
rencontrer en route de nombreuses mésaventures. Léandre, écolier à la Flèche, quitte le collège pour se joindre à la troupe ; La Caverne, née d’un père comédien et d’une mère fille d’un marchand marseillais, se retrouve avec ses parents chez le Baron de Sigognac en Périgord ; on ne sait comment elle a rejoint la troupe…

Chez Diderot, les personnages sont également sur la route. Jacques et son maître, tout d’abord, dont on apprend à la fin du roman qu’ils se rendent chez la nourrice qui garde l’enfant du maître… Lorsqu’il raconte
l’histoire de ses amours, Jacques semble continuellement en voyage, sur la route qui part du front, notamment… Mais ils ne sont pas les seuls : le Marquis des Arcis voyage avec son secrétaire Richard ; Gousse est en perpétuel déplacement, et suit n’importe où quiconque lui confie une mission ; le père
Hudson lui-même semble constamment descendre d’un carrosse…

Les moyens de locomotion sont, du coup, extrêmement divers : on voyage à pied, à cheval (et les chevaux seront souvent l’occasion de scènes comiques, des tentatives d’équitation avortées de Ragotin à la chute de cheval du maître, provoquée par Jacques, en passant par les lubies du cheval de Jacques, obnubilé par les potences…), dans toutes sortes de véhicules (les carrosses sont fréquents dans Jacques le Fataliste, et l’on se souvient de la réunion de brancards dans le Roman comique) et même en bateau : cf. le Roman comique, I, 18.

2. La route comme milieu.

La route, et en particulier les auberges, haltes indispensables en ces temps où les trajets duraient longtemps, et où il fallait régulièrement reposer hommes et chevaux, devient donc nécessairement un lieu de rencontre, où les personnages se croisent, se retrouvent, se battent, et se parlent. Les scènes d’auberge sont fréquentes dans les deux romans. On peut citer, dans le Roman comique, l’auberge de la Biche, où descendent les comédiens à leur arrivée au Mans, l’hôtellerie où logent Mlle de l’Étoile et son accompagnatrice à Nevers, celle où elles manquent se faire rattraper par Saldagne… et chez Diderot, outre l’auberge du Grand Cerf, celle où Jacques envoie dormir toute une troupe de brigands… Souvent mal famées, parfois dangereuses, parfois aussi accueillantes, les auberges constituent un lieu cardinal du « roman de la route », car s’y croisent toutes sortes de gens de tous les milieux : marchands, hommes de loi, aristocrates, hommes du peuple, et parfois brigands…

Mais les auberges n’existent pas partout : en leur absence, force est de faire appel à l’hospitalité des particuliers. Parfois spontanée (comme celle de la femme qui recueille Jacques blessé), parfois contrainte, souvent entachée de préoccupations mercantiles (on se souvient du chirurgien accueillant Jacques moyennant finances), elle est un maillon indispensable de la sociabilité sous l’ancien régime. Ainsi, dans le Roman comique, p. 151, Le Destin et l’Étoile logent « chez l’habitant », en une chambre garnie recommandée par La Rancune. Et il est d’usage que les aristocrates se reçoivent entre eux dans leurs châteaux respectifs (voir Jacques le Fataliste).

Le « personnel » de la route : l’on va donc retrouver, dans les deux romans, des personnages récurrents : « l’hôte » et « l’hôtesse », qui tiennent l’auberge, parfois seuls, parfois avec un valet ou une servante, ou avec leurs enfants. Nous connaissons évidemment l’hôtesse généreuse du Roman comique, et la tenancière du Grand Cerf, trop diserte pour sa condition… Ces personnages sont au cœur de la route ; ce sont eux qui reçoivent les voyageurs, les nourrissent, les logent, et font de leur escale un moment plaisant ou un cauchemar. Souvent victimes de la mauvaise humeur ou des mauvais tours des voyageurs (voir les plaisanteries douteuses de La Rancune), ils peuvent à leur tour s’avérer être des hôtes déplaisants et dangereux (voir l’auberge sinistre où descendent Jacques et son maître). Ils sont des informateurs, et des Narrateurs quasi obligés : ils voient passer tout le monde, écoutent toutes les confidences, et assistent à bien des scènes. Ce sera le cas de l’hôtesse du Grand Cerf.

Mais l’on trouve mentionnés aussi d’autres personnages : les coches, les porteurs (voir la scène burlesque racontée par le Destin, I, 19 p. 150)…

Enfin, la route est le lieu, aussi, des mauvaises rencontres. L’on y retrouve ses ennemis (Saldagne, dans le Roman comique), des brigands, de mauvais plaisants (malheur à qui croise La
Rancune !), des voyageurs insupportables avec lesquels on est contraint de partager la chambre (comme Ragotin, une catastrophe à lui seul), d’autres avec qui il faut se battre ; on peut y croiser des Bohémiens, et aussi des villageois victimes de ces derniers et qui cherchent à se venger… Les femmes ne sauraient voyager sans escorte, et même accompagnées, ne sont pas à l’abri d’importuns ou de brutaux. A tout instant, on peut se voir dérober son argent (le Roman comique), son cheval (Jacques le Fataliste), ou se faire arrêter par un magistrat trop zêlé qui vous prend pour un autre. Tous les voyageurs sont armés (épées, pistolets), et circulent en général à plusieurs, au minimum à deux. Mais chaque fois que c’est possible, on partage les carrosses, on on fait route ensemble : ainsi le Marquis des Arcis avec Jacques et son maître…

3. La Route comme choix de vie.

Et pourtant, si dangereuse soit-elle, la route constitue un choix de vie, plus ou moins contraint, pour toute une série de populations :

  • les comédiens, itinérants par nécessité ;
  • les soldats démobilisés (Jacques, après la bataille de Fontenoy)
  • Les Bohémiens (voir le Roman comique) et les brigands de grand chemin
  • Les marginaux comme Gousse.

Cette vie sur la route se caractérise essentiellement par sa précarité : voir l’accoutrement des Comédiens au début du Roman comique, le danger encouru par les parents de la Caverne, la misère dans laquelle vit Gousse.
De la même façon, Diderot souligne plaisamment que Jacques a eu bien de la chance de ne pas faire de mauvaises rencontres en quittant le front. Le monde de la route est un monde marginal par rapport à la société sédentaire des villes et de la campagne. Et l’on comprend pourquoi les voyageurs sont souvent suspects : de la route viennent tous les dangers…

4. Une tradition littéraire

La route, lieu de tous les dangers et de toutes les rencontres, a toujours fasciné ; le lecteur se trouve bien souvent dans la situation de la mère de la Caverne : alors que son mari, né Comédien, subit l’errance
plus qu’il ne la choisit, et accepterait volontiers de quitter sa profession pour un statut plus stable et mieux considéré, la jeune femme, fille d’un riche marchand marseillais, elle si fascinée par le monde du théâtre qu’elle ne veut pas en entendre parler ! (Roman comique, p. 200). C’est pourquoi la route, au confluent de plusieurs thèmes (la pauvreté, le brigandage, le voyage, le spectacle…) est si souvent au centre du récit…

  • Le Roman courtois et sa parodie : on songe évidemment au Don Quichotte de Cervantès, et au thème du « chevalier errant ».
  • Le roman picaresque : cette fois, le héros, mauvais garçon qui tente sans succès de parvenir, subit l’errance ; contraint au départ, ou à la fuite, il vit une succession de rencontres.
  • le « roman de théâtre » : Scarron, bien sûr, mais après lui le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier (où réapparaît le Baron de Sigognac) ; on peut aussi penser à certains personnages de Sans Famille, d’Hector Malot…
  • et, naturellement, le « roman de la route » par excellence : On the Road, de Kerouac… un roman qui a marqué toute la « beat generation » !