Charles Baudelaire, « Petits poèmes en prose » (1869)

Baudelaire, photographié par Nadar

 

Textes

Chacun sa chimère (Petits Poèmes en prose, VI)

Baudelaire, poète du XIXème siècle, a notamment écrit les Fleurs du Mal en 1857. Le texte que nous nous proposons d’étudier, « Chacun sa Chimère », est extrait de son recueil Petits poèmes en prose, publié en 1869.

Nous verrons tout d’abord qu’il s’agit d’un récit fantastique et d’un texte poétique ; nous étudierons ensuite son caractère symbolique, qui fait de lui un apologue.

Un récit fantastique

  • un décor vide et triste : ciel gris, spleenétique, monde vide (« sans » (l. 1-2), où manquent même les éléments négatifs, ortie et chardons.
  • Attitude accablée des hommes, courbés. Ils semblent porter un lourd fardeau, situation banale mais tragique de l’époque.
  • accablement : « visages fatigués et sérieux », « poussière d’un sol aussi désolé que ce ciel »…
  • Dans cette banalité, intrusion du fantastique avec l’apparition des Chimères : « énorme », « monstrueuse », dotée de griffes et d’une tête fabuleuse, active. Et pourtant, aucun de ces hommes ne semble s’en inquiéter – ce qui introduit le doute chez le lecteur (double lecture du fantastique) : s’agit-il d’une Chimère, ou d’une vision du narrateur ?

Un poème en prose

  • Une prose musicale
    • répétition de « grand » et « sans », avec effet d’écho ([an]) ; allitérations en [r], rimes internes (« bête… Inerte »)
    • Des effets de rythme : cadence mineure (§ 3), rythmes binaires (§ 3) ;
    • Anaphore de « et » dans les deux derniers §
  • un récit onirique, sans aucune précision de temps ni de lieu : « un ciel gris », « plusieurs hommes »…
  • Le jeu de l’allégorie : à la Chimère s’oppose l’Indifférence, qui accable le poète à son tour et lui fait rejoindre le sort commun

Un apologue

  • Opposition entre le Narrateur et le cortège :
    • singulier / pluriel ;
    • lucidité de l’observateur / indifférence des victimes ;
    • immobilité / mouvement sans but ;
    • résignation / accablement ; Chimère /Indifférence.

Deux destins humains semblent symboliquement s’opposer.

  • Sens évidemment symbolique de la Chimère, non sans paradoxe : le mot désigne un monstre composite, mais aussi les espoirs vains, les « châteaux en Espagne », qui ici, au lieu d’alléger le sort des hommes, l’alourdit encore. Les hommes sont « condamnés à espérer toujours » : renversement des valeurs usuelles.
  • Une vision désespérée du destin : ou les vains espoirs qui poussent à une marche sans fin, et qui écrasent, ou l’indifférence, qui accable tout autant. Le Poète, plus lucide, n’échappe au sort commun que pour mieux subir sa propre charge.

Mêlant description et récit, ce texte appartient donc bien au genre fantastique ; cependant, une lecture plus attentive nous montre la leçon philosophique qu’il contient : une méditation spleenétique et désespérée sur l’absurdité du destin humain.

Baudelaire, sans illusion sur le sens de l’existence humaine, anticipe ici sur les philosophies de l’absurde, qui fleuriront surtout un siècle après lui, avec Camus et Beckett.

Un hémisphère dans une chevelure (poème 17)

Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l’odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l’eau d’une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air.

Si tu pouvais savoir tout ce que je vois! tout ce que je sens! tout ce que j’entends dans tes cheveux! Mon âme voyage sur le parfum comme l’âme des autres hommes sur la musique.

Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures, ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l’espace est plus bleu et plus profond, où l’atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.

Dans l’océan de ta chevelure, j’entrevois un port fourmillant de chants  mélancoliques, d’hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l’éternelle chaleur.

Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d’un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.

Dans l’ardent foyer de ta chevelure, je respire l’odeur du tabac mêlé à l’opium et au sucre; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l’infini de l’azur tropical ; sur les rivages duvetés de ta chevelure, je m’enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l’huile de coco.

Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.

« Le Confiteor de l’Artiste » : expérience tragique du poète. La Chevelure = un des rares poèmes où le poète atteigne la paix.

Le titre : a surpris le 19ème siècle. Termes empruntés l’un au registre scientifique, l’autre au registre poétique. Mélange de 2 registres ; choc entre les mots, surprise. Cf.. les Surréalistes : la poésie surgit de l’insolite.

Baudelaire est le 1er à avoir compris le pouvoir, l’efficacité des titres. « Hémisphère » : richesse de l’Autre hémisphère, mais aussi, il en manque un : même dans la joie, il y a toujours un manque. Le poème est lié à son titre, qui en conditionne la lecture. cf. Max Jacob ; (impensable chez Lamartine : cf. Le Lac ; on aurait deviné !)

Développement par amplification. Rien de nouveau dans chaque §. Epuisement. Pas à proprement parler un poème amoureux : plutôt un blason.

Les rythmes ternaires : pour les Français, notion de paix et d’ordre. Baudelaire en joue : l’étudier dans le poème.

Le dernier § renoue avec le 1er. Souligné par ceci : au début, les comparaisons sont introduites par « comme » : introduction de l’univers magique. Puis le « comme » disparaît, et réapparaît dans le dernier §.

Expérience spirituelle, liée avec le thème de la soif et de l’eau.

Correspondances : convergence de sensations. Une impression seule reste attachée au monde sensible. Mais l’unité de sensations hétérogènes postule une unité supérieure.

3ème § : « tes cheveux » deviennent sujet (l.10). Plus besoin d’introduire les comparaisons.

  • Instauration du rythme ternaire (binaire — ternaire– ternaire : « fruits, feuilles, peau humaine » l. 14-15)
  • Thème du paradis perdu, très lié chez Baudelaire, au thème de l’exotisme (d’habitude, apporte le pittoresque. Ici rien de précis, aucune localisation à cause des pluriels, pas de pittoresque. Simple pouvoir de suggestion. Quand mot concret, suivi d’un mot abstrait : « charmant climat »)
  • Ce thème du paradis perdu a nourri tout le 19ème siècle : Nerval (Sylvie, Aurélia), Baudelaire. ~ Cendrars au 20ème siècle : poésie fondée sur le refus du mythe du paradis perdu. Aller de l’avant.
  • Passage de cheveux (l. 10) à chevelure (l.16). Le support magique disparaît ; à nouveau rythme ternaire.

Impression d’une évocation par vagues successives.

  • « Mélancoliques » : surprenant, mais typiquement baudelairien. Au cœur du bonheur il y a encore un soupçon de tristesse, d’angoisse.
  • « l’éternelle chaleur » : point culminant de la rêverie. Chiasme sur les deux infinis du temps et de l’espace : ciel immense / éternelle chaleur.
  • Le voyage (cf. Le Port, poème 41) ; ( ~ Cendrars, pour qui c’est une aventure toujours recommencée) c’est, pour Baudelaire,  moins le mouvement que le repos ! Ici, § de l’ataraxie.

(= 4ème §).

5ème § : apparition de la sensualité. Nouveau système : phrase sinueuse : du même coup aucun rythme n’est instauré. Langueur.

Rétrécissement, spatial et temporel, de la vision.

6ème § : Images presque surréalistes : rapprochement de réalités très différentes :

chevelure / foyer : chaleur, vie.

  • Azur qui surgit de la nuit : conciliation des contraires. [Breton, Second manifeste : atteindre le point suprême qui est la résolution des contraires.]
  • Retour au thème initial parallèle au retour des odeurs. Retour à la femme.
  • « Tresses » et non plus chevelure : toute la vision disparaît, s’éloigne : retour au concret, à la chair, à la terre. Souvenirs.

Travail sur le langage et sur le rythme.

[les « Paradis artificiels » : échapper à son être. Henri Michaux se servira de la drogue, mais de manière très différente ; non pour échapper aux conditions de la vie humaine, mais pour multiplier les prises de conscience que nous pouvons avoir de notre être.]