Térence, « Les Adelphes » (160 av. J-C)

Les Adelphes, Acte III. Gravure de 1493, Bibliothèque de France

Introduction au théâtre romain Biographie de Térence Résumé de la pièce

Les personnages

Études de textes :

Une image de la famille Micion et Déméa Bibliographie sur les Adelphes Les Adelphes et l’École des Maris de Molière (1661)

Résumé de la pièce

Structure de la pièce

La pièce est précédée de deux textes :

  • Un argument dû au grammairien carthaginois Sulpicius Apollinaris (IIème siècle après J-C) qui résume brièvement l’intrigue ;
  • Un prologue de l’auteur

Acte I

  1. Long monologue de Micion, expliquant à la fois la situation (il a élevé, seul, le fils de son frère) et son propre système éducatif fondé sur « l’amitié » et la confiance ; il s’oppose à son frère, éternel grondeur.
  2. Entrée de Déméa, qui vient annoncer à Micion qu’Eschine, l’enfant qu’il a si mal éduqué, vient d’enfoncer une porte et d’enlever une femme. Micion minimise la faute ; Déméa révèle sa préoccupation, et son souci de l’enfant qu’il a confié à son frère.
  3. Resté seul, Micion avoue que la conduite d’Eschine l’inquiète.

Acte II

  1. Le jeune Eschine, très déterminé, arrache une jeune fille au marchand d’esclave Sannion ; il lui propose soit de le payer, soit de le forcer à aller en justice ;
  2. Sannion, resté seul, accepte la vente mais redoute d’être volé.
  3. Syrus, esclave de Ctésiphon, informé que Sannion s’apprête à partir en voyage, essaie d’obtenir de ne payer que la moitié de la somme convenue.
  4. On apprend qu’Eschine a en réalité enlevé la courtisane pour Ctésiphon.
  5. Continuation de la scène précédente : Ctésiphon est invité à profiter d’une belle soirée avec son amie, tandis que Sannion sera payé.

Acte III

  1. Scène entre femmes : Sostrate nous apprend que sa fille, la maîtresse d’Eschine, est en train d’accoucher.
  2. Géta, « seruus currens », arrive tout essoufflé : il a surpris la scène entre Eschine et Sannion, et est persuadé qu’Eschine aime une autre femme. Sostrate décide de révéler toute l’affaire.
  3. Scène très comique où Syrus, en feignant d’approuver l’indignation de Déméa, qui est maintenant au courant de l’affaire, se moque ouvertement de lui.
  4. Hégion, parent de Déméa et protecteur de Sostrate et de sa fille, vient révéler au vieillard l’abandon d’Eschine. En arrière-plan, on entend les cris de Pamphila, la jeune fille, qui accouche.
  5. Hégion, resté seul, annonce qu’il va maintenant parler à Micion.

Acte IV

  1. Ctésiphon, qui a appris que son père Déméa était parti à la campagne, redoute la colère de celui-ci quand il s’apercevra qu’il n’y est pas ; Syrus le rassure.
  2. Entrée de Déméa : Syrus lui raconte qu’indigné par l’enlèvement de la courtisane, Ctésiphon l’a battu ; puis il l’envoie à l’autre bout de la ville chercher Micion.
  3. Dialogue entre Micion et Hégion : Micion rassure Hégion, en lui révélant que la courtisane était en fait destinée à Ctésiphon, et qu’Eschine est fidèle ; il va lui-même aller rassurer Sostrate et sa fille.
  4. Eschine, qui entre-temps a rencontré la servante de Sostrate, croit avoir perdu Pamphila ; or il ne peut révéler la vérité sans trahir Ctésiphon…
  5. Décidé à s’expliquer, Eschine vient chez Sostrate, et y trouve son père ! Celui-ci, le voyant troublé, s’amuse un peu à ses dépens, en ne lui révélant pas tout de suite que tout est arrangé : il lui fait croire que la jeune fille va épouser son plus proche parent et partir à Milet. Eschine finit par tout avouer à son père, qui lui donne cependant une sévère leçon de morale, avant de lui permettre d’épouser la jeune fille.
  6. Réapparition de Déméa, à bout de souffle.
  7. Micion apprend à Déméa le mariage d’Eschine avec la jeune fille qu’il a mise enceinte ; de surcroît, il lui annonce qu’il gardera aussi la chanteuse – dont Déméa ignore toujours qu’elle est la maîtresse de Ctésiphon. Déméa croit que toute la famille est devenue folle.

Acte V

  1. Brève scène entre Syrus et Déméa : Syrus est ivre…
  2. Un esclave révèle malencontreusement à Déméa que Ctésiphon est ici.
  3. Scène entre Micion et Déméa : Micion réussit à calmer son frère, qui à présent est au courant de tout ; celui-ci décide même d’emmener la chanteuse avec lui à la campagne (quitte à l’accabler de travail !)
  4. Monologue de Déméa, amer : malgré tous ses mérites, son caractère bourru l’a fait haïr de tous. Il décide alors de changer radicalement d’attitude, pour être aimé à son tour.
  5. Premier essai de sa nouvelle attitude : Déméa se montre aimable pour Syrus.
  6. Second essai, avec Géta, l’esclave de Sostrate.
  7. Scène comique : Déméa propose à l’impatient Eschine, pour accélérer le mariage, d’abattre un mur entre la maison de Micion et celle de Sostrate !
  8. Déméa poursuit… en forçant Micion à épouser Sostrate, et à donner à Hégion un terrain assez considérable.
  9. Enfin, Déméa affranchit Syrus et sa femme, et suggère à Micion de prêter de l’argent à celui-ci : ainsi, il donne à Micion, et à Eschine, une leçon morale : la complaisance est mauvaise… Eschine reconnaît alors que Déméa a raison.

Les Personnages

Vieillards :

  • Déméa, le « vieillard bourru »
  • Micion, le « vieillard complaisant »
  • Hégion, parent de Pamphila

Jeunes hommes de condition libre :

  • Ctésiphon, fils de Déméa élevé par Déméa
  • Eschine, fils de Déméa élevé par Micion

Femmes de condition libre :

  • Pamphila, jeune fille violée par l’un des jeunes gens
  • Sostrate, mère de la jeune fille ci-dessus

Esclaves :

  • Dromon, esclave de Micion
  • Storax, esclave de Micion
  • Syrus, esclave d’Eschine
  • Parménon, esclave d’Eschine
  • Géta, esclave de Sostrata
  • Canthara, nourrice de la jeune fille libre

Rôles « professionnels » :

  • Sannion, marchand d’esclave
  • Callidia, jeune courtisane aimée de Ctésiphon

Deux types de conflits transparaissent dans la répartition des personnages :

Un conflit maîtres / esclaves, qui sera transposé chez Molière dans le conflit maître / valet : voir la scène où Syrus expédie adroitement Déméa à la campagne.

Un conflit de générations, entre les pères, qui disposent du pouvoir exorbitant du paterfamilias et prétendent diriger la vie, y compris sentimentale, de leurs fils, et les jeunes gens, qui manifestent la pietas due au père, mais veulent s’émanciper, et vivre avec la femme aimée.

Mais le conflit principal n’est peut-être pas là : c’est celui qui oppose deux vieillards, deux frères, deux conditions sociales (Micion est riche et citadin, Déméa pauvre et paysan) et deux systèmes d’éducation…

Le Prologue (v. 1-25)

Postquam poeta sensit scripturam suam
ab iniquis obseruari, et aduorsarios
rapere in peiorem partem, quam acturi sumus,
indicio de se ipse erit. Vos eritis iudices,
laudin an uitio duci id factum oporteat.
Synapothnescontes Diphili comoediast :
eam Commorientes Plautus fecit fabulam.
In Graeca adulescens est, qui lenoni ieripit
meretricem in prima fabula : eum Plautus locum
reliquit integrum. Eum hic locum sumpsit sibi
in Adelphos, uerbum de uerbo expressum extulit.
Eam nos acturi sumus nouam : pernoscite
furtumne factum existumetis an locum
reprehensum, qui praeteritus negligentia est.
Nam quod isti dicunt maliuoli, homines nobiles
eum adiutare adsidueque una scribere :
quod illi maledictum uehemens esse existumant,
eam laudem hic ducit maxumam, cum illis placet,
qui uobis uniuorsis et populo placent,
quorum opera in bello, in otio, in negotio
suo quisque tempore usust sine superbia.
Dehinc ne exspectetis argumentum fabulae :
senes qui primi uenient, hi partem aperient,
in agendo partem ostendent. Facite aequanimitas
poetae ad scribendum augeat industriam.

L’auteur s’étant aperçu que la malveillance s’attache à tous ses ouvrages, et que ses ennemis cherchent à décrier la pièce que nous allons représenter, vient se dénoncer lui-même. Vous jugerez si l’on doit le louer ou le blâmer de ce qu’il a fait.

Il existe de Diphile une comédie qui a pour titre Synapothnescontes (ceux qui meurent ensemble). Plaute en a fait ses Commorientes. Dans la pièce grecque, il y a au premier acte un jeune homme qui enlève une fille à un marchand d’esclaves. Plaute n’a point reproduit cet incident, que l’auteur a transporté mot pour mot dans ses Adelphes. C’est le nom de la pièce nouvelle que nous allons représenter. Examinez, et dites si c’est là un larcin, ou si l’auteur n’a fait que reprendre un passage dont Plaute n’a pas voulu faire usage.

Quant aux propos de ces envieux qui l’accusent de se faire aider par d’illustres personnages, de les avoir sans cesse pour collaborateurs, loin de prendre cela, comme ils se l’imaginent, pour un sanglant outrage, il se trouve fort honoré de plaire à des hommes qui ont su plaire au peuple romain et à vous tous, qui dans la guerre, dans l’administration, dans la vie privée, ont rendu service à chaque citoyen en toute occasion, sans faste et sans orgueil. Maintenant n’attendez pas de moi l’exposition du sujet. Les deux vieillards qui vont paraître les premiers le feront connaître en partie ; l’action développera le reste. Puisse votre bienveillance soutenir le zèle de l’auteur et l’encourager à de nouveaux essais !

Traduction M. Nisard, éditions Garnier-Flammarion n° 609, 1991, p. 49-50.

Commentaire

Le Prologue est dit par un acteur avant le début de la pièce ; il est ici le porte-parole de l’auteur, qui demande l’appui des spectateurs. Il leur demande d’abord de se faire une opinion : eritis iudices, pernoscite… Puis au v. 22, il leur annonce qu’il ne leur donnera pas l’argument : or le prologue a traditionnellement pour but de résumer le sujet ; son objectif est donc bien de se défendre. Enfin, la tirade se termine par un appel conventionnel à la bienveillance.

Térence commence par comparer trois pièces : une de l’auteur grec Diphile, une de Plaute, et la sienne. Il réfute une accusation de plagiat à l’égard de Plaute : il n’a repris à Diphile que la partie de sa pièce que Plaute avait négligée. Pour nous, certes, il paraît curieux que l’on puisse copier une pièce grecque ; mais pour les Romains, cette contaminatio était la démarche la plus normale du monde.

Scipion

Enfin, il fait face à une accusation bien classique, à laquelle Molière, par exemple, sera également confronté : ses protecteurs, en l’occurrence Scipion et son cercle d’amis, seraient les véritables auteurs de ses pièces… Térence reste ici dans le vague ; il répond par un hommage à ses protecteurs. Or ceux-ci sont des intellectuels, amateurs d’hellénisme : on en trouvera trace dans la pièce, dans le débat entre les « deux éducations »…

Acte II

Scène 1

Une scène à quatre personnages, dont deux sont muets

  • Sannion, un « leno » ou marchand d’esclaves. C’est un personnage traditionnel de la comédie latine, et il fait partie des « méchants ». Libre mais souvent d’origine servile, le leno est généralement un être méprisable, cupide, insensible, malhonnête et couard. Il a tendance à abuser de son pouvoir sur les esclaves qu’il possède (le plus souvent la jeune fille convoitée par le jeune maître), mais il est destiné à être trompé, battu, humilié par un esclave malin et dévoué pour le plus grand plaisir du spectateur.
  • Eschine : c’est le « jeune premier », amoureux et souvent victime des adultes qui s’opposent à son amour. Ici, la situation est particulière : Eschine n’est pas en butte à un père autoritaire, et la jeune fille qu’il arrache au leno n’est pas celle qu’il aime.
  • Parménon, esclave d’Eschine est ici un pur figurant.
  • Callidie est une chanteuse, donc une esclave aux mains du leno. Elle est totalement muette et passive ; elle subit son sort sans pouvoir ni agir, ni même exprimer un avis quelconque. Elle manifeste seulement sa peur par un geste (« Pourquoi tourner ainsi la tête ? » lui dit Eschine, p. 195)

Une scène comique

  • Au premier abord, on pourrait croire que c’est Sannion qui domine la scène : il appelle à l’aide, crie sa bonne foi, menace… mais l’on apprend vite qu’il a déjà été rossé ; et en réalité, il est impuissant face à la détermination d’Eschine. Le contraste entre ses rodomontades et sa faiblesse réelle est un puissant ressort comique.
  • Eschine apparaît comme un homme d’action, très déterminé : il dirige la manœuvre (ordres à Parménon) sans même prêter attention aux menaces de Sannion (p. 196). Dans la seconde partie de la scène il s’adresse directement à Sannion, sur le ton de l’autorité et du mépris, sans hésiter à franchir à l’occasion les bornes de la loi : il s’empare d’une esclave propriété du leno (or ceux-ci étaient protégés par la loi) et irait même jusqu’à donner le fouet à un homme libre, ce qui était rigoureusement interdit. Enfin, il impose à Sannion un ultimatum : ou bien celui-ci consent à lui céder Callidie, ou Eschine l’affranchira, privant ainsi Sannion de tout recours.

Une scène moralement ambivalente

  • D’un côté, on voit Eschine se livrer sous nos yeux à toute une série de fautes, conformément aux pires craintes de Déméa : violence et voies de fait, enlèvement d’une jeune fille, apparemment pour se livrer à la débauche…
  • Mais d’autre part, il se montre énergique, déterminé, apte à mener une négociation… ce qui semble donner raison à Micion. On verra par la suite qu’en outre, il agit par altruisme, ce qui montre chez lui de fortes valeurs morales.

Scène 3

Dialogue entre deux personnages types de la comédie : Sannion (voir ci-dessus) et Syrus, l’esclave d’Eschine.

À l’inverse de Parménon, qui n’est qu’un homme de main, Syrus est un personnage à part entière ; c’est un confident très proche de son jeune maître, et il a même une autorité sur lui : « Il suffit ; je lui parlerai moi-même, je m’en charge. » (p. 199) ; mais c’est surtout face à Sannion qu’il se montre impérieux : « – c’est ta faute » ; « – imbécile que tu es » ; « – à d’autres »… Il est fort de son expérience, et n’a pas les limites morales qui s’imposent aux hommes libres. Et il n’hésite pas à manipuler son interlocuteur.

Syrus est l’ancêtre – avec tous les personnages similaires chez Térence et Plaute – des valets malins et proches de leurs jeunes maîtres chez Molière : Toinette (Le Malade imaginaire), Scapin, Dorine (Tartuffe)…

Scènes 4 et 5

Entrée en scène de Ctésiphon, le fils de Déméa, prétendument irréprochable. Et pourtant…

  • On apprend que c’est lui qui est l’amant de Callidie ;
  • C’est un être sensible, aimant et reconnaissant à l’égard d’Eschine ; mais il est très loin d’avoir son énergie et sa détermination.
  • Térence même suggère une fragilité inquiétante du jeune homme : p. 205, nous voyons que non seulement il a longtemps hésité à parler à son frère, dont il connaissait pourtant l’attachement et le dévouement, mais qu’en plus il était prêt à un geste désespéré :
    « Comment ! pour une pareille misère, être sur le point de quitter… » Voulait-il se suicider, comme chez Ménandre, ou simplement s’expatrier ? Dans les deux cas, c’est une conduite de fuite, d’éviction, qui révèle un bien faible courage…
  • Ctésiphon annonce l’échec de l’éducation selon Déméa :
    • elle ne l’empêche pas de commettre des bêtises (il a une maîtresse !)
    • mais elle le rend craintif et incapable d’assumer ses actes.

Acte III

Il s’agit de l’acte central de la pièce, le moment crucial où le suspens est à son comble et la situation devient dramatique. Nous voyons également apparaître de nouveaux personnages, qui modifient quelque peu le registre de la pièce.

Scènes 1 et 2

Ces deux scènes sont centrées sur des figures féminines : Sostrata, la mère de Pamphila, une femme pauvre mais digne, qui s’inquiète pour sa fille sur le point d’accoucher. Elle est le pendant de Micion : comme lui elle redoute le pire pour son enfant, et manifeste un amour maternel profond. Cette similitude rend plausible, par avance, le dénouement. Canthara, quant à elle, est la nourrice traditionnelle : calme et bon-sens.

La scène 2 voit apparaître Géta, un « seruus currens« . L’expression signifie « esclave courant » et désigne un personnage-type bien connu de la comédie : l’esclave qui court en tous sens, gesticule et s’agite sans la moindre efficacité. Il serait intéressant de comparer les différents types d’esclaves : Syrus, le complice, voire le maître du jeu, Géta, qui s’identifie à ses maîtres mais partage leur impuissance, Parménon, le simple exécutant… à comparer avec ce qu’est l’esclave dans la réalité.

Les deux premières scènes introduisent le registre pathétique :

  • Scène 1 : la solitude et l’inquiétude de Sostrata ; on imagine la situation de la jeune fille, en arrière plan. Sostrata multiplie les termes de douleur : « douleurs » au pluriel évoque bien sûr l’accouchement, mais fait aussi écho à la « frayeur », au malheur, à la solitude, au chagrin. La seule lueur d’espoir est Eschine, dont on se doute qu’il ne durera pas…
  • Scène 2 : Une scène qui commence comiquement : Géta est drôle à plusieurs niveaux.
    • il s’identifie totalement à ses maîtresses : il dit « nous », utilise le registre de la tragédie (en contraste avec son masque…) ;
    • violence de son propos contrastant aussi avec son impuissance réelle.

La seconde partie renoue avec le pathétique : Géta est persuadé d’avoir assisté à la trahison d’Eschine. Le spectateur, lui, sait déjà qu’il n’en est rien : une forme inversée de l’ « ironie tragique », dans laquelle les personnages croient en une catastrophe qui n’arrivera pas.

Scène 3 à 5

  • Scène 3 : une pure scène de comédie, où l’on voit Syrus se moquer ouvertement de Déméa :
    • d’abord il se laisse surprendre, n’ayant pas vu le vieillard ;
    • puis un jeu de contrepoint : Syrus feint de tenir un discours très moral, tout en criant des ordres bien triviaux à d’autres esclaves ;
    • enfin, il s’amuse à envoyer Déméa à la campagne.
  • Scène 4 : on retrouve une scène plus sérieuse : Hégion révèle la prétendue trahison d’Eschine et exhorte Déméa à réparer cette faute.
  • Scène 5 : simple scène de transition.

Acte IV

Le personnage de Ctésiphon

Ctésiphon est apparu tardivement dans la pièce, bien qu’il soit au centre de l’intrigue : c’est pour lui qu’Eschine prend tous les risques, que Déméa vient voir son frère… À l’acte II (p. 201), il est apparu comme un personnage tendre, reconnaissant envers son frère, timide.

Dans l’acte IV, il est présent dès la première scène. Il apparaît comme terrifié par son père, et incapable de se défendre, de trouver un moyen de se sortir d’un mauvais pas, comme le montre ce dialogue avec l’esclave Syrus :

« – Que lui dirai-je ?
– Vous ne trouvez rien ?
– Rien du tout.
– Vous êtes un pauvre homme… » (p. 217)

Et pourtant, malgré son caractère colérique et grondeur, son père l’aime ; et Syrus n’a aucun mal à l’adoucir : il suffit de lui parler de son fils !

Le contraste avec Eschine est cruel, un Eschine dont on a vu la détermination et le courage… La seule réaction de Ctésiphon est de prendre la fuite, sans même faire confiance à ses amis :

« Oh ! je n’ai garde aujourd’hui de me reposer sur toi ; je vais m’enfoncer avec elle dans quelque bonne cachette : c’est le plus sûr. » (p. 218)

Il est d’ailleurs comique de voir à quel point Déméa méconnaît son propre fils : quand Syrus le dépeint sous les traits d’un maître brutal et autoritaire (p. 219), Déméa n’émet aucun doute ! Un tel aveuglement frise l’invraisemblable, mais c’est un ressort habituel du comique.

Ctésiphon incarne donc, par son irrésolution qui confine à la lâcheté, l’échec de l’éducation selon Déméa.

Le personnage d’Eschine

Le monologue d’Eschine

Dans cet acte IV, le sort d’Eschine va être scellé, et encore un fois il apparaît comme un personnage essentiel de la pièce. C’est pourquoi il a droit à un long monologue, après Micion (acte I), le leno (acte II), et Déméa (acte V). Ces moments où le personnage, seul en scène, se parle à lui-même ou s’adresse au public, sont essentiels pour construire un caractère ou le nuancer.

Si nous avions vu un Eschine déterminé et autoritaire dans le premier acte, ici il redevient un tout jeune homme en proie au désarroi, qui s’exprime par les interrogatives : « Que faire ? Que devenir ?… Comment me tirer de cet embarras ? Que faire à présent ? » Dans un premier temps, il expose la situation qu’il analyse lucidement : Sostrate et Pamphila le soupçonnent de trahison, et toutes les apparences sont contre lui. Or il ne peut révéler la vérité qu’en trahissant Ctésiphon… C’est une situation cornélienne avant l’heure ! Et il reconnaît aussi sa faute : n’avoir rien dit à son père, pourtant si complaisant… Dans cette circonstance, Eschine a agi envers Micion comme Ctésiphon avec Déméa, sans avoir les mêmes excuses…

Pourtant, contrairement à Ctésiphon, Eschine n’en reste pas à cette erreur :

« C’est trop longtemps s’endormir. Allons, Eschine, réveille-toi. Et d’abord je m’en vais me justifier auprès d’elles… » (p. 223)

La scène entre Eschine et Micion (IV, 5 p. 223-227)

Cette scène est sans surprise : le spectateur sait depuis la scène III que Micion est décidé à réparer la faute d’Eschine en préparant le mariage. Il n’y a donc pas le moindre suspense, mais plutôt une situation où le public pourra tranquillement s’amuser des affres subies par le jeune homme…

  • Dans un premier temps, Eschine réagit comme n’importe quel jeune homme de comédie devant un père grondeur : il a peur, rougit, se trouble… De son côté Micion s’amuse à inventer la fable du parent de Milet venu épouser la jeune fille.

NB : il s’agit d’une loi athénienne sur les filles dites « épiclères » ; à Athènes, une fille ou une femme ne pouvait en aucun cas vivre seule et indépendante car elle n’était pas citoyenne, et n’avait aucun statut juridique. Donc, si elle se retrouvait sans mari ni père, ni frère, son plus proche parent était contraint de l’épouser. Et pour cela, il était quelquefois contraint lui-même de divorcer, ce qui n’a pas manqué de provoquer des drames !
Une telle loi n’existait pas à Rome.

  • Mais l’Eschine énergique et franc réapparaît bien vite : il laisse éclater son indignation, n’hésitant pas à prendre son père à partie : « Vous le demandez ? Mais dans quel état pensez-vous que sera ce malheureux… C’est indigne… Voilà, mon père, ce que vous deviez dire et faire valoir. »
  • La scène se termine sur l’aveu d’Eschine, et une bonne leçon de morale de la part de Micion : ici, celui-ci n’apparaît plus comme un homme purement complaisant, en partie par égoïsme et envie d’être aimé. Il s’adresse sévèrement à son fils, lui rappelant ses devoirs moraux dans une série de questions rhétoriques qui sont en fait des reproches. Et ce qu’il lui reproche le plus, c’est son « irrésolution », ses atermoiement… Là aussi c’est un aveu d’échec : la confiance qu’il lui a donnée, le dialogue qu’il a instauré n’ont pas suffi à donner à Eschine l’énergie morale de réparer sa faute.
  • Un échec tout relatif cependant : s’il a commis une faute, il est désormais tout prêt à bien se comporter, et nous avons pu voir qu’il en avait les capacités : « Son indulgence me fait une loi de me surveiller avec soin, pour ne pas faire involontairement ce qui pourrait lui déplaire : volontairement, cela n’arrivera jamais ». C’est la définition même de la morale et de la liberté, et l’objectif initial de Micion : une adhésion volontaire, et non fondée sur la crainte, aux lois et à la morale.

Eschine va donc épouser Pamphila, et devenir officiellement père de l’enfant à naître… Pour en savoir plus sur ce bébé, et sur la petite enfance à Rome, voir ici.

Acte V

L’acte V est vraiment « l’acte de Déméa » : c’est lui qui est au cœur de l’action, qui domine par ses décisions toutes les scènes, lui encore qui intrigue par sa soudaine métamorphose. L’acte peut s’analyser en deux parties :

  1. De la scène 1 à la scène 3, Déméa est semblable à lui-même : grincheux, désagréable… et manipulable.
  2. Mais de la fin de la scène 3 à l’ultime scène, c’est lui qui, à la surprise générale, reprend la main.

Scènes 1 à 3

  • Les deux premières scènes appartiennent à la farce la plus classique : un esclave ivre, insolent, et brutalement ramené à la réalité par un vieillard furieux ;
  • Un autre esclave qui, par inadvertance, révèle à Déméa la présence de Ctésiphon ;
  • Les efforts désespérés et vains de Syrus pour empêcher Déméa d’entrer chez Micion – et il va jusqu’à le cramponner par sa tunique (« Me lâcheras-tu, gibier de potence ? Veux-tu que je te casse la tête ? » p. 232) : un échange de coups qui devait faire beaucoup rire le public romain.
  • Enfin les lamentations de Déméa, sur un ton tragique : « Ah ! malheureux ! que faire ? que devenir ? […] ô ciel ! ô terre ! ô mers où règne Neptune ! » – qui forment un contraste amusant avec le calme olympien dont fait preuve Micion.
  • Cette partie de l’acte s’achève avec une longue plaidoirie de Micion :
    • Première partie : l’inconduite des enfants ne coûtera rien à Déméa. C’est le premier argument de Micion, et il a du poids, quand on connaît l’avarice du vieillard grincheux, hostile à toute dépense…
    • Second argument, plus général et philosophique : on ne saurait imposer les mêmes règles morales à des caractères différents. Micio plaide ici pro domo ! Il ajoute, ce qui est plus important, que malgré leurs erreurs, les deux jeunes gens ont fait preuve de réelles qualités morales.
    • Enfin, il revient par un chemin différent, à la préoccupation centrale de Déméa : si les jeunes gens sont dépensiers, c’est un effet de la jeunesse ; le souci de l’argent est un défaut de la vieillesse – ce qui est un reproche à Déméa !

Scènes 3 à 9

On pourrait croire que Micion a gagné la partie : Déméa se soumet (p. 234). Mais l’on va aller ensuite de surprise en surprise, dès la fin de la scène 3 : pour commencer, il décide d’emmener la chanteuse… On ne sait trop s’il est sérieux ou non lorsqu’il lui promet un sort funeste (« je la ferai tellement rôtir, qu’elle deviendra noire comme un charbon. ») – à noter que pour les Romains, comme pour les Européens jusqu’au début du XXème siècle, la blancheur du teint était un critère de beauté. En tous cas, cela n’émeut nullement Micion, preuve encore que le sort de la jeune femme n’intéressait guère l’auteur ; elle n’était même pas une figurante…

Le monologue de Déméa (p. 235-236)

  • Une douloureuse remise en question : toutes les certitudes de Déméa ont été ébranlées, et il se rend compte de son échec et de son isolement. Il dresse un bilan très sombre de son existence : la « galère » du mariage et de la paternité, les efforts démesurés pour se constituer une fortune, dont personne ne lui sait gré. Déméa n’est plus tout à fait un vieillard comique ici : sous la carapace du bourru se révèle un homme qui souffre d’un manque affectif : « je ne recueille pour fruit de mes fatigues que la haine de mes enfants » ; « on m’abandonne » ; « on désire ma mort peut-être »… Comme d’ordinaire, il est dans l’excès : ses enfants ne le haïssent pas, mais ils le craignent, et il n’a su instaurer aucun dialogue avec eux… pour autant, ils ne souhaitent pas sa mort !
  • Un sentiment d’injustice : Si Micion est aimé de tous, c’est moins pour ses qualités que pour ses défauts, et le portrait que Déméa fait de lui est très négatif : c’est un épicurien qui ne se refuse rien, mais sa complaisance, son indulgence sont moins le fruit d’une réflexion philosophique que d’un immense égoïsme : Micion est prêt à tout accepter, pourvu qu’on ne dérange pas sa quiétude ! « Évitant de choquer qui que ce fût, il a vécu pour lui… » Pour un public romain, Micion est l’incarnation même des défauts grecs ! À ce moment, il redevient presque sympathique…
  • Une prise de décision : en réalité, on peut penser que sa décision est prise depuis la scène précédente, mais ici il l’explicite : « moi aussi je veux que mes enfants m’aiment et tiennent à moi ». On remarquera au passage que Déméa dit « mes enfants » et non « mon enfant » : en confiant Eschine à son frère, il n’a pas renoncé à lui ; il continue de se faire du souci pour lui – et cela prépare la fin. Et, fidèle à lui-même, il agit radicalement : il va jusqu’à sacrifier ce qui, jusque là, a constitué sa raison de vivre : amasser de l’argent !

Scènes 5 et 6

C’est la première étape de la métamorphose de Déméa : il se montre aimable à l’égard des esclaves, Syrus, d’abord, que la surprise rend quasi muet (on se souvient du début de l’acte !) ; puis Géta. Quand un homme libre parle de « faire quelque chose pour toi » à un esclave, cela ne peut avoir qu’un sens : l’affranchissement. En l’occurrence, ce qui coûte à Déméa, c’est d’être aimable ; car affranchir Syrus et Géta ne lui coûtera rien puisque ce sont respectivement l’esclave de Micion et celui de Sostrata.

Scènes 7 à 9

Mariage romain

Déméa va ensuite procéder par étapes, de plus en plus rapides et étonnantes.

  • Eschine s’impatiente de la lenteur de la cérémonie du mariage : Déméa lui suggère tout bonnement d’abattre un mur entre la maison de Micion et celle de Pamphila et Sostrata ! Encore une fois, la « métamorphose » de Déméa ne lui coûte rien : c’est la maison de Micion qui est attaquée, et d’ailleurs, il ne manque pas de protester dans la scène suivante ; mais, fidèle à lui-même, il accepte tout (p. 240 : « je ne demande pas mieux ».) Micion est pris à son propre piège !
  • Puis dans la scène 8, Déméa va vouloir marier son frère à la brave Sostrata, mère de Pamphila !  Cette fois, Micion montre plus de résistance : il a fondé toute sa vie sur le refus du mariage, sur un confortable célibat ; et Déméa pousse la provocation jusqu’à demander le renfort d’Eschine – dont on se demande, d’ailleurs, ce qui le pousse à infliger cela à un père dont il a célébré par ailleurs l’amitié et le sens du dialogue… Mais le souci de la vraisemblance psychologique a ses limites : il fallait surtout ici une scène éminemment comique. Et encore une fois, Micion cède, ce qui pousse Déméa à aller encore plus loin…
  • Étape suivante : Hégion va recevoir une terre considérable… encore une fois appartenant à Micion. Et Déméa ne manque pas de le renvoyer à ses propres préceptes…
  • Enfin, ultime étape dans la scène 9 : l’affranchissement de Syrus et de sa femme Phrygia « pour bons et loyaux services », et même l’octroi d’un prêt… par Micion !

Mais Déméa a-t-il réellement changé ?

  • Déméa apparaissait jusqu’à lors comme un personnage grondeur, mais surtout très naïf et crédule, facilement manipulable ; or ici, il fait preuve d’intelligence, de lucidité, et se montre capable de manipuler tout son monde, en particulier Eschine ! Il devient donc, ipso facto, moins ridicule et plus crédible dans ses discours.
  • Mais il reste fort attaché à ses propres biens : il dépense sans compter… l’argent de Micion ! Sa seule concession personnelle consiste à emmener à la campagne la chanteuse de Ctésiphon… mais il en fera une servante fort utile à la ferme !
  • Enfin, c’est à lui que Térence confie la moralité de la pièce, dans sa dernière réplique (p. 244) : il s’y montre encore une fois moralisateur, reprochant à Micion ses faiblesses ; et il s’adresse à Eschine, qu’en somme il récupère… Mais en même temps, il adopte à son égard une position beaucoup plus nuancée que son caractère pouvait le faire attendre : il a appris l’art du compromis… « Si vous aimez mieux qu’on vous dirige, et qu’on vous reprenne toutes les fois que, grâce à l’inexpérience de votre âge, vous n’y verrez pas trop clair, que la passion vous emportera et que la prudence vous fera défaut ; si vous voulez qu’on vous cède à l’occasion, me voici tout prêt à vous rendre ces services. »
    Mais est-ce encore Déméa qui parle, ou bien l’auteur ? 
  • À noter une erreur dans l’édition GF : c’est bien sûr Déméa qui dit « je lui passe sa chanteuse » !

 Une image de la famille

Micion et Déméa : les deux vieillards

Micion et Déméa sont deux frères que tout oppose : l’un est relativement riche, citadin, célibataire sans enfant ; il a élevé son neveu comme un fils et l’aime tendrement ; l’autre, plutôt pauvre, paysan, est marié et père de famille et représente la rudesse de l’antique éducation romaine.

Cette opposition apparaît dès la première tirade de Micion (acte I, sc. 1), dans laquelle celui-ci expose la situation.

« rusticitas » et « urbanitas »

Les noms des personnages sont parlants : Micion vient peut-être du mot latin mitis, is, e qui signifie « doux » – son nom, dans certains manuscrits, est orthographié Mitio.

C’est un être sensible et aimant :

Ego, quia non rediit filius, quae cogito et
Quibus nunc sollicitor rebus ! Ne aut ille alserit,
Aut uspiam ceciderit, aut praefregerit
Aliquid. Vah ! Quemquamne hominem in animo instituere aut
parare quod sit carius quam ipse est sibi !
Moi, parce que mon fils n’est pas revenu, que ne vais-je pas me mettre en tête ! Que d’inquiétudes et de tourments ! N’a-t-il pas eu froid ? Aurait-il fait une chute ? Se serait-il brisé quelque membre ? Ah ! Quelle folie ! Livrer son cœur à une affection, se créer des liens auxquels on attache plus de prix qu’à sa propre existence !

Plein d’affection pour son fils, il lui passe tout, et se montre d’une indulgence excessive ; il est le chantre d’une éducation que l’on dirait aujourd’hui permissive, voire laxiste. Il se qualifie lui-même de « parens propitius » (v. 31).

En même temps, s’il comprend si bien le désir de son fils adoptif de profiter de tous les plaisirs, c’est que lui-même est probablement un épicurien : « Ego hanc clementem uitam urbanam atque otium secutus sum » (v. 35-36) : « Moi j’ai préféré la vie douce et paisible qu’on mène à la ville… »

Il a donc fui les responsabilités du mariage et de la famille ; cas unique dans la comédie latine, il représente le célibataire citadin, un mode de vie à l’opposé de la morale vieux-romain si chère au cœur des Romains !

Déméa est tout le contraire.

  • Son nom vient de δῆμος, « le peuple » : il n’est pas riche, et toute dépense inutile le met hors de lui ;
  • Il vit à la campagne ;
  • Il est marié et père de famille, et à ce titre il a le sens des responsabilités ; il est le modèle-type du « paterfamilias » autoritaire, cassant, grondeur, et qui attend de toute sa maisonnée une obéissance sans limite.

Voilà comment Micion le décrit (Acte I, v. 64-78) :

Nimium ipse est durus praeter aequumque et bonum,
Et errat longe mea quidem sententia,
Qui imperium credat grauius esse, aut stabilius,
Vi quod fit, quam illud quod amicitia adiungitur.
Mea sic est ratio et sic animum induco meum :
Malo coactus qui suom officium facit,
Dum id rescitum iri credit, tantisper cauet :
Si sperat fore clam, rursum ad ingenium redit.
Ille quem beneficio adiungas ex animo facit,
Studet par referre, praesens absensque idem erit.
Hoc patrium est, potius consuefacere filium
Sua sponte recte facere, quam alieno metu.
Hoc pater ac dominus interest. Hoc qui nequit,
Fateatur nescire imperare liberis.
Sed estne hic ipsus, de quo agebam? et certe is est…
Lui-même est trop dur, au-delà de ce qui est juste et bon, et il se trompe grandement, du moins à mon avis, celui qui pourrait croire qu’un pouvoir qui provient de la force est plus solide et plus stable, que celui qui est fondé sur l’amitié. Telle est ma doctrine, et c’est ainsi que je mène mon esprit : celui qui fait son devoir contraint par la peur du châtiment, tant qu’il croit qu’il sera découvert, il fait attention ; s’il espère que cela restera secret, il revient à sa nature. Celui que tu attaches par un bienfait agit de lui-même, il s’efforce de rendre la pareille, que tu sois présent ou absent, il sera le même. Voici ce qui est d’un vrai père, habituer son fils à bien faire spontanément, plutôt que par une crainte étrangère. C’est par là qu’un père diffère d’un maître. Celui qui en est incapable, qu’il reconnaisse qu’il ne sait pas gouverner des enfants. Mais n’est-ce pas précisément celui dont il était question ? Oui c’est bien lui…

À ce titre, il s’expose naturellement à être bafoué et ridiculisé par tous ceux à qui il voudra imposer son autorité : sa femme, son fils, ses esclaves. Il est l’ancêtre des pères grondeurs et abusifs de Molière, Argan, Géronte, Orgon…

Voici par exemple un beau moment d’ironie : Déméa, dès la seconde scène de l’acte I, révèle à Micion qu’Éschine a enlevé une courtisane :

Fores effregit atque in aedis inruit
alienas. Ipsum dominum atque omnem familiam
mulcauit usque ad mortem ; eripuit mulierem
quam amabat. Clamant omnes indignissime
factum esse…
Si conferendum exemplum est,non fratrem uidet
rei dare operam, ruri esse parcum ac sobrium ?
(v. 88-95)
 Il a enfoncé une porte et pénétré de vive force dans une maison ; il a battu, laissé pour mort le maître du logis et tous ses gens ; et cela pour enlever une femme dont il était amoureux. Tout le monde crie que c’est une indignité… S’il lui faut un exemple, n’a-t-il pas celui de son frère, qui est tout entier à ses affaires, qui vit à la campagne avec économie et sobriété ?

Déméa est ici parfaitement aveugle : si Eschine s’est emparé d’une femme (et d’une courtisane, retenue par un leno !) ce n’est pas pour lui-même, mais bien pour le « vertueux » Ctésiphon…

Ce type de personnage est beaucoup plus courant dans la comédie latine (et grecque) : il incarne le « bourru », l’éternel grondeur.

Ordre romain et douceur grecque

Les deux pères s’opposent aussi sur une véritable théorie de l’éducation.

Pour Micion, il s’agit de faire appel à la bonté naturelle de l’homme : si l’on fait appel à ses sentiments et non à la crainte, si l’on privilégie le dialogue, tout naturellement il dira la vérité, et finira par respecter les lois de lui-même, et non sous la contrainte.

Inversement, une éducation trop rude est inefficace : elle pousse au mensonge, à la dissimulation, et de toutes manières, au moindre relâchement, l’adolescent s’empressera de faire ce qu’on lui aura interdit…

À nos yeux, une telle démarche semble étonnamment moderne ; mais comment le public romain la percevait-il ? En effet, Micion lui-même reconnaît les limites de sa douceur : Eschine a vraiment fait les 400 coups ! (cf. scène III).

Pour Déméa, la perdition réside dans deux verbes : « boire » et « être amoureux » : deux activités bien coûteuses pour un père… à quoi il ajoute : « vous le gâtez pour sa toilette » ; on s’éloigne de la morale, pour sombrer dans une simple plainte d’avare.

Déméa semble réagir à l’instinct, alors que Micion a, lui, mûrement réfléchi à sa méthode : c’est lui qui présente le discours le plus structuré.

Mos maiorum contre modernité grecque ; Térence, on l’a vu, appartient au cercle des Scipions, un milieu riche et intellectuel nourri d’hellénisme ; ses membres souhaitent trouver un équilibre entre les droits et les devoirs, entre l’individu et la cité ; ils souhaitent fonder l’éducation sur la raison, et la confiance en la nature humaine.

À l’inverse, les partisans du mos maiorum, autour de Caton l’ancien, veulent sauvegarder les principes d’une éducation rigoriste : soumission de l’individu à la famille et à la cité, austérité, discipline, uirtus (mélange de courage et d’abnégation). L’otium, ce mode de vie consacré à l’étude, à la philosophie, est violemment rejeté au nom de l’idéal du soldat-paysan ; de même, les plaisirs et même l’amour sont condamnés : la seule valeur est celle du travail. Déméa est le digne représentant de cette tendance.

Un portrait plus nuancé qu’il y paraît

Le « bourru » Déméa se montre capable de sentiment, et même d’évolution.

Il se montre capable d’émotion : Aegre est, alienus non sum (v. 137) : « cela me fâche ; je ne suis pas un étranger pour lui ». Il finit par abandonner la partie.

Il est capable d’évoluer : dans l’acte V, au comble de la colère, il est capable de se maîtriser et de raisonner avec son frère (au moment où celui-ci est en difficulté) ; et surtout, il accepte finalement de ramener Ctésiphon chez lui… avec sa maîtresse (même s’il promet à celle-ci, peut-être en plaisantant, un triste sort !).

Il revient amèrement sur sa vie, et constate son échec : il va alors faire preuve d’un étonnant revirement, d’une spectaculaire générosité… aux dépens de Micion !

De son côté, Micion ne triomphe pas. Trop bien convaincu par la générosité, Déméa affranchit les esclaves Syrus et Géta, fait ouvrir la maison de Micion ; mieux encore, il engage son frère, célibataire et heureux de l’être, à épouser Sostrata et à donner une terre à Hégion ! Et par-dessus le marché, Éschine, désormais conquis, considère à nouveau Déméa comme son père…

Un dénouement ambigu

Aucun des deux systèmes éducatifs ne triomphe donc : Micion est ridiculisé, et Déméa contraint de changer. Sans doute la raison est-elle dans un compromis entre une sévérité excessive (et en grande partie dictée par l’avarice), et une indulgence tout aussi excessive, qui n’est plus que complaisance et faiblesse.

Et c’est Déméa qui exprime le mieux ce compromis :

Sed si id uultis potius, quae uos propter adulescentiam
Minus uidetis, magis impense cupitis, consulitis parum,
haec reprehendere et corrigere me et obsecundare in loco ;
Ecce me qui id faciam uobis. (v. 992-995)
« Si vous aimez mieux qu’on vous dirige, et qu’on vous reprenne toutes les fois que, grâce à l’inexpérience de votre âge, vous n’y verrez pas trop clair, que la passion vous emportera et que la prudence vous fera défaut ; si vous voulez qu’on vous cède à l’occasion, me voici tout prêt à vous rendre ces services. »

Les jeunes gens

Il y a deux jeunes gens parmi les personnages principaux : Eschine, fils aîné de Déméa et élevé par Micion, et Ctésiphon, son frère cadet.

  • Eschine, amoureux de Pamphila qu’il a mise enceinte, va aider Ctésiphon, lui-même amoureux d’une musicienne, au risque de mettre sa propre relation en danger. C’est un garçon énergique et dévoué ; son père adoptif ne l’a jamais brimé. Pas même dans le IVème acte (scène 5)
  • Ctésiphon, élevé dans la sévérité, est timide, craintif, fuyant ; il s’en remet volontiers aux autres, son frère ou les esclaves de celui-ci, notamment Syrus.

Relations des pères et des fils

Une vraie affection entre Micion et Eschine : le premier n’hésite pas à « manipuler » le second (IV, 5), mais finalement il lui pardonne tout. Micion est un confident, un frère, un ami… mais pas un père classique.

À l’égard de Déméa, la relation d’abord froide, s’humanise à la fin ; Eschine finit par exprimer un respect filial à l’égard de son véritable père, qui prend ainsi sa revanche.

En revanche, il n’y a dans la pièce aucune confrontation directe entre Ctésiphon et Déméa : le fils veut à tout prix éviter son père, et il envoie Syrus à sa place. Syrus alors invente une histoire, et un personnage qui n’a rien à voir avec le vrai Ctésiphon, pour le plus grand plaisir de l’aveugle Déméa : effet comique garanti…

Le rapport aux femmes

Callidia et Pamphila sont les jeunes femmes aimées des jeunes gens ; mais en réalité elles n’ont aucune épaisseur humaine. La cithariste Callidia n’est qu’un personnage muet ; esclave, elle est traitée comme une marchandise dont on négocie le prix ; et l’on n’entend Pamphila que dans les douleurs de l’accouchement. Bien qu’aimée de tous, elle n’est qu’une silhouette…

Le rapport des jeunes gens et des jeunes filles ne ressemble donc guère à la relation véritablement sentimentale qui unit les jeunes gens de la comédie classique française ; le viol n’est même considéré que comme une action quasiment normale, une faute vénielle que commettent tous les hommes dans leur jeunesse…

Rôle et place des femmes

La caricature de l’épouse acariâtre

Cette satire – classique depuis la comédie grecque – apparaît dès la première tirade de Micion : quand l’homme s’absente de la maison, la seule réaction féminine est la colère et la plainte : « une femme, pour peu que vous tardiez, s’imagine que vous êtes à boire ou à faire l’amour, que vous vous donnez du bon temps, et que tout le plaisir est pour vous, tandis qu’elle a toute la peine » (v. 32-34) : en somme, la femme est à la fois égoïste, méchante et jalouse.

L’on a vu que les jeunes filles n’ont quasiment d’autre rôle que celui de victime passive ; jamais on ne leur demande leur avis ; elles sont de purs objets, et n’ont même pas droit à la parole.

Seule la mère de famille acquiert une certaine épaisseur ; Sostrate, veuve et pauvre, met tout en œuvre pour sauver l’honneur et la situation de sa fille ; mais elle n’a que bien peu de marge de manœuvre, et doit finalement s’en remettre aux hommes… À la fin, Déméa impose à Micion de l’épouser ; mais elle, qu’en pense-t-elle ?

Bibliographie