Livre I
Odes I, 11
Tu ne quaesieris (scire nefas) quem mihi, quem tibi
Finem di dederant, Leuconoe, nec Babylonios
Temptaris numeros. Ut melius quicquid erit pati!
Seu pluris hiemes seu tribuit Juppiter ultimam,
Quae nunc oppositis debilitat pumicibus mare
Tyrrhenum, sapias, uina liques et spatio brevi
spem longam reseces. Dum loquimur, fugerit invida
aetas : carpe diem, quam minimum credula postero.
Quelques éclaircissements
- Ne quaesieris = noli quaesire : ne demande pas
- temptare : sonder, tester, mettre à l’épreuve
- sapio, is, ere : savoir – apprécier
- liquo, as, are : filtrer, clarifier
- reseco, as, are, secui, sectum : couper, retrancher
- credulus, a, um : crédule (Horace s’adresse à une femme)
Traduction
Toi, ne demande pas (il est impie de le savoir) quelle fin les dieux t’ont donnée, m’ont donnée, Leuconoe, et n’essaie pas les nombres babyloniens. Combien il vaut mieux supporter ce qui adviendra ! Que Jupiter t’ait attribué de plus nombreux hivers ou que celui-ci soit le dernier, qui à présent frappe la mer Tyrrhénienne contre les roches qui leur font obstacle, apprécie-le, filtre tes vins, et de ce bref espace retranche le long espoir. Au moment où nous parlons, le temps jaloux a fui : cueille le jour, en te fiant le moins possible au lendemain.
Scansion
Grand Asclépiade ou Asclépiade majeur :
_ _ _ uu _ _ uu _ _ uu _ u u _
Ex : Tū nē / quǣsĭěrīs /(scīrě něfās) / quēm mĭ/hī, quēm /tĭbī
Livre II
Odes II, 3 : Sagesse épicurienne
Aequam memento rebus in arduis seruare mentem, non secus in bonis ab insolenti temperatam laetitia, moriture Delli,seu maestus omni tempore uixeris seu te in remoto gramine per dies festos reclinatum bearis interiore nota Falerni. Quo pinus ingens albaque populusumbram hospitalem consociare amant ramis? Quid obliquo laborat lympha fugax trepidare riuo ? Huc uina et unguenta et nimium breuis flores amoenae ferre iube rosae,dum res et aetas et Sororum fila trium patiuntur atra. Cedes coemptis saltibus et domo uillaque, flauus quam Tiberis lauit, cedes, et exstructis in altum diuitiis potietur heres. omnes eodem cogimur, omnium |
Souviens-toi de conserver une âme égale dans les situations ardues et non moins éloignée, dans la prospérité, d’une joie insolente, Dellius, toi qui dois mourir,
Que tu aies vécu, en tout temps, affligé, ou que, couché sur un gazon à l’écart, les jours de fête, tu te réjouisses d’une marque réservée de Falerne. Pourquoi le pin immense et le blanc peuplier aiment-ils associer leur ombre hospitalière ? Pourquoi l’onde fugitive fait-elle effort pour bondir dans le ruisseau sinueux ? Ordonne d’apporter ici les vins et les parfums, et les fleurs trop brèves de l’aimable rosier, tant que ta situation, ton âge et les fils noirs des trois Sœurs1 le permettent. Tu quitteras les pâturages réunis par tes achats, ta maison de ville et ta villa que baigne le Tibre blond, tu les quitteras, et tes richesses accumulées si haut, c’est un héritier qui en sera le maître. Riche, descendant de l’antique Inachos2, ou pauvre et de toute petite extraction, peu importe, on s’attarde sous le ciel, victime promise à Orcus3 sans pitié. Tous nous sommes poussés en même lieu, notre sort à tous est agité dans l’urne, destiné à en sortir tôt ou tard, et il nous fera monter dans la barque4 pour un éternel exil. |
- Les trois sœurs : les Parques, qui décidaient de la vie et de la mort des hommes.
- Inachos, fils de l’Océan et de Téthys et père d’Io, fut le premier roi d’Argos.
- Orcus : nom italique de Pluton, dieu des Enfers.
- La barque de Charon, qui emmène les âmes des morts aux Enfers, en leur faisant passer le fleuve Achéron.
Odes II, 10 : Une philosophie de la vie.
Rectius uiues, Licini, neque altum semper urgendo neque, dum procellas cautus horrescis, nimium premendo litus iniquom.Auream quisquis mediocritatem diligit, tutus caret obsoleti sordibus tecti, caret inuidenda sobrius aula.Saepius uentis agitatur ingens pinus et celsae grauiore casu decidunt turres feriuntque summos fulgura montis. Sperat infestis, metuit secundis summouet. Non, si male nunc, et olim Rebus angustis animosus atque |
Tu vivras de manière assez droite, Licinius, si tu ne pousses pas toujours vers le large, et si, alors que trop prudent tu as horreur des tempêtes, tu serres de trop près le rivage peu sûr.
Quiconque choisit la médiocrité précieuse, bien protégé, sera exempt des misères d’un toit délabré, et sobre, sera exempt d’un palais objet d’envie. Le pin immense est plus souvent agité par les vents, et les tours élevées tombent d’une chute plus lourde, et les éclairs frappent les sommets des monts. Un cœur bien préparé espère dans les malheurs, et craint dans la prospérité le retournement du sort. Jupiter ramène les monstrueux hivers, et c’est lui aussi qui les chasse. Si le présent est mauvais, il n’en sera pas ainsi plus tard : parfois sur sa cithare, Apollon réveille la Muse silencieuse, et ne tend pas toujours son arc. Dans les difficultés, montre-toi courageux et énergique ; et de même, sagement, tu réduiras tes voiles gonflées par un vent trop favorable. |
Livre III
Odes, III, 3
Strophe alcaïque Iustum et tenacem propositi uirum dux inquieti turbidus Hadriae, Hac arte Pollux et uagus Hercules hac te merentem, Bacche pater, tuae gratum elocuta consiliantibus in puluerem, ex quo destituit deos Iam nec Lacaenae splendet adulterae nostrisque ductum seditionibus Marti redonabo ; illum ego lucidas Dum longus inter saeuiat Ilion insultet armentum et catulos ferae Horrenda late nomen in ultimas aurum inrepertum et sic melius situm, quicumque mundo terminus obstitit, Sed bellicosis fata Quiritibus Troiae renascens alite lugubri Ter si resurgat murus aeneus Non hoc iocosae conueniet lyrae; |
L’homme juste et ferme en sa résolution, ni la fureur des citoyens ordonnant le mal, ni le visage d’un tyran menaçant ne l’ébranlent en son âme solide, ni l’Auster,chef turbulent de l’Adriatique sans repos, ni le bras puissant de Jupiter fulminant : si le monde fracassé s’écroule, ses ruines le frapperont, sans l’effrayer.
C’est par cette qualité que Pollux et l’errant Hercule ont atteint les hauteurs enflammées, et parmi eux, Auguste étendu boira de sa bouche empourprée le nectar ; C’est par elle, vénérable Bacchus, que tu as mérité que tes tigres te transportent, tirant leur joug par leur col indocile ; c’est par elle que Quirinus a fui l’Achéron sur les chevaux de Mars, quand Junon eut prononcé ce discours agréable aux dieux en conseil : «Ilion, Ilion, l’arbitre fatal et impur et la femme étrangère t’ont changée en poussière, depuis que Laomédon a privé les dieux d’un salaire convenu, livrée à moi et à la chaste Minerve, avec son peuple et son chef déloyaux. Désormais l’hôte fameux de la Laconienne adultère n’éblouit plus, et la maison parjure de Priam ne repousse plus les pugnaces Achéens par le secours d’Hector, et la guerre conduite par nos séditions s’est calmée. Dès lors, mes lourdes colères et le petit-fils odieux qu’a enfanté la prêtresse troyenne j’en ferai don à Mars ; je souffrirai que l’enfant entre dans les demeures lumineuses, apprenne les saveurs du nectar et soit inscrit dans les rangs paisibles des dieux. Pourvu qu’une longue mer fasse rage entre Ilion et Rome, que les exilés soient heureux par un règne, où que ce soit ; pouvu que sur le bûcher de Priam et de Paris bondisse le bétail et que les bêtes sauvages impunies y cachent leurs chatons, que le Capitole se dresse resplendissant et que la farouche Rome puisse donner triompher des Mèdes et leur donner des lois. Portant largement la terreur, qu’elle étende son nom aux derniers confins, là où l’eau sépare l’Europe de l’Afrique, là où le Nil gonflé arrose les champs ; plus courageuse à mépriser l’or non trouvé et ainsi laissé à sa meilleure place, quand la terre le cache, qu’à contraindre pour l’usage humain tout ce qui est sacré, d’une main rapace, quelque terme qui a fait obstacle au monde, elle le touchera de ses armes, brûlant de voir dans quelle partie se déchaînent les feux, dans laquelle les nuages et les bruines. Ainsi je dis par cette loi les sorts pour les Quirites belliqueux, pourvu que trop pieux et confiants en leur fortune ils ne veuillent réparer les toits de leur aïeule Troie. La fortune renaissante de Troie sous des présages funestes recommencera en un triste désastre, tandis que je conduirais les bataillons victorieux, moi l’épouse et la soeur de Jupiter. Si trois fois un mur de bronze resurgissait par l’œuvre de Phœbus, trois fois il périrait brisé par mes Argiens, trois fois l’épouse prisonnière pleurerait son mari et ses enfants.» Mais cela ne conviendra pas à une lyre plaisante ; où vas-tu, Muse ? Cesse obstinée, de rapporter les discours des dieux et de réduire de grands sujets à de petits rythmes. |
Quelques éclaircissements
Strophe I : ardor est masculin ; praua ne peut donc s’y rapporter ; c’est un neutre pluriel, COD de iubentium.
Strophe II : ferient = future de ferio, is, ire, frapper (et non de fero, fers, ferre)
Strophes III et IV : hac arte / hac /hac forment un rythme ternaire, marqué par l’anaphore : « c’est par cette qualité… c’est par elle… par elle… » ; quos inter : postposition de inter ; quos renvoie à Pollux et Bacchus.
Strophe V : gratum elocuta consiliantibus /Iunone diuis : Junon ayant prononcé devant les dieux en conseil ce discours agréable (ablatif absolu) ; fatalis incestusque iudex : allusion au jugement de Pâris, qui avait élu Aphrodite reine de beauté parmi les déesses, plongeant Junon et Athéna dans la consternation et la colère ; mulier peregrina est évidemment Hélène ! Vertit peut être au présent ou au parfait, mais la présence de destituit fait pencher pour un parfait.
Strophe VI : Laomedon destituit deos mercede pacta : Laomédon priva les dieux d’un salaire convenu. Le père de Priam avait fait construire les murailles de Troie en se faisant aider par Apollon et Poseidon ; puis il refusa de les payer. Poseidon lui envoya alors un monstre pour le châtier ; il appela à l’aide Héraklès, en lui promettant des chevaux divins ; mais une fois sauvé, il se parjura à nouveau. Héraklès leva une troupe, détruisit Troie, et tua Laomédon et tous ses fils, à l’exception de Priam.
damnatum renvoie à Ilion (neutre) ; mihi castaeque Mineruae : les deux déesses unies dans la colère !
Strophe VII : Lacaenae adulterae (encore une fois Hélène) est au génitif, complément de hospes (= Pâris, ou son père Priam)
Strophe VIII : il fallait lire grauis iras : protinus redonabo : désormais je ferai grâce / grauis iras et inuisum nepotem : de mes lourds ressentiments et de ma haine pour mon petit-fils (mot à mot : de mon petit-fils haï)/Marti : à Mars. Le petit-fils est Romulus, fils de la Vestale Ilia et de Mars, fils de Junon.
Strophe X-XI : dum + subjonctif = pourvu que (cf. l’exemple-type : oderint dum metuant) ; dum Priami Paridisque busto / insultet armentum et catulos ferae celent inultae : pourvu que sur le bûcher de Priam et de Pâris (en poésie, pas de préposition dans le compl. de lieu) les troupeaux bondissent et que les bêtes sauvages y cachent impunément (mot à mot : impunies) leurs petits (mot à mot : leurs chatons).
Strophe XIII : plus courageuse à mépriser (fortior spernere) l’or non trouvé (aurum inrepertum) et ainsi à sa meilleure place (et sic melius situm) : condamnation du luxe et de la richesse, un leit-motiv de la morale vieux-Romain
Strophe XIV : tanget est un futur ; Junon est ici prophétesse ; qua parte… qua : nouveau parallélisme, et interrogative indirecte au subj. présent : brûlant de voir (gestiens uisere) dans quelle partie se déchainent les feux, et dans laquelle les nuages et les bruines.
Strophe XV : mais je dis ces destins pour les belliqueux Quirites, à cette condition que (hac lege ne)
Strophe XVI : Troiae renascens alite lugubri fortuna « la fortune de Troie renaissant sous des auspices funestes » (mot à mot : sous un oiseau funeste ; on se souvient qu’à Rome, le vol des oiseaux était l’un des moyens privilégiés de prendre les auspices ; voir la légende de Romulus. Coniuge me Iouis et sorore ducente : sous ma conduite, moi qui suis épouse et sœur de Jupiter. Junon-Héra, comme Jupiter-Zeus, était fille de Chronos (Saturne).
Strophe XVII : Ter si resurgat ter pereat : Si elle ressurgissait trois fois, trois fois elle périrait (subj. présent, système conditionnel potentiel)
Strophe XVIII : modis paruis désigne davantage la métrique que les procédés. Le rythme propre de l’épopée, c’est l’hexamètre dactylique. Or ici, Horace utilise la strophe alcaïque, c’est-à-dire un mètre propre aux « petites pièces » de la poésie lyrique..
Commentaire
Cette Ode de 73 vers, 18 quatrains, est très longue, et surtout multiple.
- Strophes I-IV : morale traditionnelle des vieux Romains : iustus, tenax, solida mente, impauidus… et références antiques et mythologiques : Pollux, Hercule, Bacchus, Quirinus… et parmi eux Auguste, le futur dieu. Éloquence : rythme ternaire hac arte… hac… hac… → par cet intermédiaire, passage à l’Histoire.
- Strophes V-XVII : long discours de Junon, en forme de prosopopée. Junon est hostile à Troie, et à Énée : il s’agit d’expliquer comment elle s’est ralliée à Rome. C’est en même temps, dans un discours composé, une méditation sur le destin de Rome :
- Troie est définitivement écrasée (V-VII) : la vengeance contre Laomédon est accomplie, la victoire de Junon est complète.
- Le pardon est donc possible (VIII-IX)
- Rome peut donc acquérir toute sa puissance (XI-XIV)… pourvu qu’elle ne fasse pas revivre Troie (X)
- Malédiction si Troie devait revivre (XV-XVII)
Foi dans la grandeur de Rome, affirmation des valeurs anciennes (courage, frugalité cf. strophe XIII), affirmation surtout d’un destin occidental : Troie ne revivra pas, et le centre de l’Empire, c’est l’Italie.
- Une strophe de conclusion, où le poète s’adresse à sa Muse, en toute (fausse) modestie…
- La strophe alcaïque :
U _| U _ | _ ||_UU_UU : alcaïque
U _| U _ | _ ||_UU_UU
U _| U _ | _ || _ U _ U : 9 syllabes
_UU _UU _U _ U U : 10 syllabes