Platon, « Ménon »

Platon et ses disciples. Mosaïque de Pompéi.

Introduction

Biographie de Socrate et de Platon

Datation

La date du dialogue

Cette œuvre fait charnière entre la jeunesse et la maturité de Platon (vers 385 av. J-C), au moment où il fondait l’Académie. La chronologie est à peu près sûre :

  1. Protagoras
  2. Gorgias
  3. Ménon
  4. Phèdre
  5. La République

La date de l’action

Peu de temps avant que Ménon ne parte en Perse, donc avant 401 : probablement vers 402 av. J-C) ; en 403 en effet, la ville de Pharsale, en Thessalie, d’où est originaire Ménon, est menacé par un tyran : Ménon est peut-être venu chez Anytos pour obtenir une aide pour ses concitoyens. L’action se situe 3 ou 4 ans avant le procès de Socrate, et l’un des personnages est Anytos, l’accusateur de celui-ci – un conservateur, mais qui a lutté contre les Trente, et en a été victime.

Bibliographie

  • Stone, Le Procès de Socrate
  • Platon : Phédon, Apologie de Socrate
  • Le Monde de Sophie, passage consacré à Platon.

La composition du dialogue, en cinq parties

  1. Recherche d’une définition de la vertu
  2. Comparaison de Socrate avec une torpille, et objection (éristique) de Ménon : peut-on chercher ce qu’on ignore ? Double réponse de Socrate : théorie de la réminiscence (on n’apprend rien, on se souvient… même si certains, comme Ménon, n’ont pas très bonne mémoire !) ; démonstration (philosophique et mathématique) sur le jeune esclave.
  3. Ménon ne veut pas chercher ce qu’est la vertu, mais revient à son point de départ (autrement dit, il n’a rien compris à la démonstration précédente, ne veut pas reconnaître son ignorance, ni chercher réellement). La vertu est-elle une connaissance ? En ce cas, qui peut l’enseigner ?
  4. Intervention d’Anytos : les Sophistes (qu’il ne connaît pas) ne sont que des charlatans ; c’est l’éducation traditionnelle, celle de la cité, qui éduque les jeunes gens à la vertu. Socrate fait remarquer que les « gens de bien » n’ont pas forcément réussi l’éducation de leurs fils. Anytos, en colère, se retire avec des menaces ;
  5. Bilan : ceux qui possèdent la vertu ne l’enseignent pas ; ceux qui prétendent l’enseigner ne la possèdent pas => elle n’est donc pas une science ; elle est donc une « opinion vraie » que l’on acquiert par faveur divine. Mais il est impossible de trancher tant que nous ne savons pas ce qu’est la nature, l’essence de la vertu.

Dialogue de transition : pas entièrement aporétique, puisqu’on y trouve une « théorie positive », celle de la réminiscence. Elle sera développée dans les deux dialogues suivants, Phèdre et la République. C’est sur la réminiscence que Platon fonde la possibilité de la connaissance ; c’est par elle qu’il expliquera les Idées premières, antérieures et supérieures à l’expérience sensible.

L’art de la définition (70a-77a)

Le mot de « vertu » en grec.

On ne comprend rien au texte si on conserve la traduction française « vertu » : depuis le christianisme, le mot a pris une connotation sexuelle inconnue des Grecs.
Le mot grec est Ἀρετή: il n’a rien à voir avec Ἄρης, le dieu de la guerre. En revanche, il semble de la même famille que ἀρείων et ἄριστος. Ce dernier est connu : c’est le superlatif d’ἀγαθός, qui veut dire « bon », « noble » ; ἀρείων en est le comparatif. Homère emploie le mot Ἀρετή au sens d’excellence, en particulier chez les guerriers et les hommes en général on est proche du virtus des Romains. Chez Homère comme en ionien-attique, l’Ἀρετή est l’idéal que doit incarner le héros. Mais le mot désigne aussi l’excellence d’une terre, d’un animal… C’est donc bien en ce sens-là que Ménon et Socrate emploient le mot. On devrait donc le traduire par « excellence ».
On voit le problème : pour définir l’excellence, Ménon part d’exemples de choses, ou de gens excellents. L’excellence est donc bien évidemment relative. L’excellence d’un enfant ne sera pas la même que celle d’un adulte, celle d’un être humain que celle d’un chien ou d’un cheval. Or Socrate cherche ce qu’est l’excellence en soi, indépendamment des choses excellentes. Ce qu’il cherche à définir, c’est le concept d’excellence.
==> aporie : tout le monde sait ce qu’est l’excellence de telle chose donnée, mais personne ne sait (ni ne se préoccupe de savoir) ce qu’est l’excellence en soi.

Le déroulement du passage (70a-77a)

Début très rude, sans aucun préambule : on voit que le lieu n’est pas indiqué (probablement près de la maison d’Anytos, hôte de Ménon) : Ménon veut savoir si l’on peut enseigner la vertu (ἀρετή). Longue réponse ironique de Socrate : Gorgias est un sophiste, or justement les Sophistes étaient des spécialistes de la rhétorique… et leur enseignement était souvent magistral, à l’opposé de la maïeutique socratique.
Idée essentielle : avant de savoir si telle ou telle chose a une qualité – peut être enseignée, p. ex., il faut d’abord la définir.
1ère tentative de Ménon : il définit non pas l’excellence en soi, mais l’excellence de… en multipliant les exemples – à la manière des Sophistes. C’est la conception courante : chaque chose a son excellence particulière, l’excellence est relative. (72a).
Or ce que cherche Socrate, ce ne sont pas des excellences particulières, mais l’excellence en soi, c’est à dire à définir le concept d’excellence.
Ex. des abeilles : c’est la manière même de nommer qui est en jeu : pour reconnaître qu’un petit insecte volant est une abeille, il faut avoir un concept, un modèle commun à toutes les abeilles. Le platonisme a simplement commis l’erreur d’hypostasier ces concepts, ou ces modèles, et d’en conclure que dans le « ciel des Idées » il existe une abeille parfaite, exempte de toutes les imperfections qui affectent les abeilles réelles – alors qu’il s’agit tout bonnement d’une « image mentale ». Ex. d’Umberto Eco : Moctezuma n’avait aucun concept de cheval disponible quand les Conquistadores sont arrivés ; il s’est construit un tel concept à partir de ce qu’on dit ses messagers, et de sa propre expérience.
Donc, ce que cherche à obtenir Socrate de Ménon, c’est qu’il sorte de la conception commune de l’excellence, qu’il atteigne le concept.
Pas très doué : cf. 72d : « je ne saisis pas encore le sens de ta question ». Il s’obstine à trouver qu’il n’y a que des vertus singulières !
==> véritable maïeutique, par laquelle Socrate va accoucher (aux forceps !) de quelque chose qui ressemble à un concept : ce qu’il y a de commun à l’excellence d’un homme, d’une femme, d’un enfant, d’un vieillard etc., c’est « la sagesse et la justice » : il faut posséder les mêmes qualités pour être excellent, la vertu est donc bien la même pour tous.

2ème tentative de Ménon (73d)

La vertu = la capacité de commander aux hommes. Historiquement très caractéristique : le vrai Ménon était un très jeune homme, « bombardé » chef de guerre par un de ses amants (plus amoureux que fin psychologue) : chef de l’expédition contre Artaxerxès, il fut le seul survivant des chefs grecs après le massacre commis par Tissapherne, et mourut misérablement un an plus tard, en 401. Xénophon le décrit comme un incapable, et un assez mauvais coucheur, emporté et incapable de s’entendre avec les autres chefs.
Ironie de Platon (le dialogue est écrit des années plus tard).
Socrate a beau jeu de montrer que cette définition ne convient pas à tout le monde ! D’autre part, cette capacité n’est « excellence » que si elle est accompagnée de la justice – on revient à la démonstration précédente.
Problème : on ne peut non plus identifier vertu = justice, car il y a bien d’autres vertus. On est donc encore une fois dans le particulier, alors qu’on cherche une définition générale.
Ménon s’avoue vaincu (74b) : il confond toujours une vertu particulière avec la vertu en général ; pour Socrate, c’est le point de départ de la recherche.

Socrate va alors procéder par analogie

La conceptualisation est peut-être plus facile en matière de géométrie (la figure) ou de couleur qu’en matière morale, où ses contemporains étaient peu habitués à raisonner en termes de concepts.
Une figure ne peut se définir en multipliant les figures (le cercle, la droite, le carré…), mais en essayant de trouver ce qu’il y a de commun à toutes les figures ; une couleur ne peut se définir en multipliant les couleurs (le rouge, le noir, le blanc…) mais en essayant de trouver ce qu’il y a de commun à toutes les couleurs.
==> définition de Socrate : la figure « est ce qui va toujours avec la couleur » ! Mais si on ne sait pas ce qu’est la couleur… La réciproque est vraie aussi, et c’est un cercle vicieux.
Socrate donne alors une définition « géométrique » de la figure : ce qui délimite un volume.
Sur la couleur, passage ironique où il parodie à la fois Gorgias et Empédocle, le maître de celui-ci : une définition que l’Antiquité ne trouvait d’ailleurs pas si absurde, et que Lucrèce reprendra dans sa physique.

Ayant ainsi défini ce qu’est un concept, il invite Ménon à poursuivre, c’est à dire à donner sa propre définition de la vertu. La première partie s’achève sur une première leçon, qui pourrait s’intituler : « qu’est-ce qu’un concept ? »
NB. Le terme utilisé par Platon est εἶδος : « forme », « idée ».

NOTION # CONCEPT :

  • Notion : 1) connaissance intuitive, globale et plutôt imprécise que l’on se fait d’une chose : ex : la notion de temps.
    2) Représentation de l’esprit touchant un objet abstrait de connaissance : la notion de justice, de liberté…
  • Concept : idée générale et abstraite. « Qu’est-ce donc que le concept ? c’est la chose même, la nature intelligible reçue des sens grâce à l’abstraction et portée par l’esprit au-dedans de lui au suprême degré d’immatérialité. » (Maritain).

l’art de la définition, 2ème tentative (77b-80d)

Le passage commence par une définition de Ménon : « j’appelle vertueux celui qui désire les belles choses, et peut s’en procurer la jouissance ».
La définition est double :

  1. désirer les belles choses, c’est-à-dire les bonnes choses
  2. avoir le pouvoir de se les procurer.

==> Socrate va examiner chacun des termes.

  • 1er terme : démonstration prouvant que « nul n’est méchant volontairement » : nul ne peut vouloir quelque chose qui lui soit nocif. Ou bien ils ne savent pas ce qu’est le mal (ni le bien), ou bien ils ignorent qu’il est nuisible. Socrate part d’une prémisse qu’il se garde bien d’énoncer : le mal est nuisible à celui qui le commet. Ce que l’on peut contester ! [idée soit d’une justice immanente, soit d’une âme bonne, blessée par le mal qu’elle fait]
    ==> si tout le monde désire les belles choses, ce ne peut être un critère discriminant d’excellence.
  • 2ème terme : la vertu n’est donc que le pouvoir de se procurer le bien – encore faut-il se le procurer justement. On retombe dans l’aporie précédente : on définit l’excellence par une excellence particulière. Donc le pouvoir n’a rien à voir avec l’excellence, c’est la justice, ou la tempérance etc. qui ont à voir avec elle… mais elles ne sont pas l’excellence ! Ménon retombe donc dans la même erreur qui consiste à définir un concept par des exemples particuliers. Mais comment reconnaître (= savoir nommer) une excellence, une vertu, si l’on n’a pas su reconnaître la vertu en général ?

NB : aux yeux de Socrate, on ne SAIT quelque chose qu’à partir du moment où l’on a pu en donner une définition. Eco démontrera dans Kant et l’ornithorynque, que l’on peut connaître une chose, c’est à dire savoir la reconnaître parmi d’autres et la nommer, sans en avoir une définition précise. Ménon sait évidemment ce qu’est une qualité morale ; il sait que la justice en est une, que la violence est un défaut etc. Cela suffit pour la vie courante, mais non pour la philosophie.

Ménon est embarrassé : comparaison irrévérencieuse avec un poisson-torpille ou un sorcier. Définition de l’ironie socratique« J’ai discouru mille fois longuement sur la vertu, devant beaucoup de personnes, et fort bien…Mais en ce moment, je ne puis seulement dire ce que c’est ».
L’ironie consiste à faire douter l’interlocuteur de ce qu’il croit savoir, afin de l’amener à s’interroger, et ensuite à reconstruire, grâce à la maïeutique, un savoir mieux fondé, sur des définitions plus satisfaisantes. Apprendre, chez Platon (et plus tard chez Rabelais, Descartes… et chez Bouvard et Pécuchet : voir chapitre « Education ») consiste à oublier ou abandonner de fausses certitudes, de faux savoir. Il faut faire « table rase ».
Socrate, lui, ne sait rien – c’est même sa seule certitude. L’accoucheur est lui-même stérile – d’où la « dialectique négative » qu’on lui a reprochée. Il fait douter, invite chacun à trouver sa vérité, mais ne conclut jamais lui-même. (80c)

A ce point du dialogue, ni Ménon ni Socrate ne savent ce qu’est la vertu ; aucun des deux ne possède une définition du concept.
Socrate invite alors Ménon à cette recherche.

==> Ménon soulève alors une nouvelle difficulté : comment chercher ce que l’on ne connaît pas ? Question qui devrait embarrasser tous les chercheurs, et paralyser toute recherche !

  • ou bien on sait ce qu’on cherche, et on n’a pas besoin de le chercher
  • ou bien on ne sait pas du tout ce qu’on cherche, et on ne sait pas où chercher, ni comment, et toute recherche est impossible !

C’est évidemment un cercle absurde, dont on sort par la position des problèmes : toute la difficulté de la recherche consiste à poser correctement la question (cf. une simple recherche dans une bibliothèque ou un centre de documentation…) !

==> double réfutation de ce sophisme de Ménon :

  1. par le mythe de la Réminiscence
  2. par l’expérience de l’esclave.

On abandonne donc provisoirement le problème du concept d’excellence, sur un échec.

Textes complémentaires :

  • la maïeutique (Théétète)
  • la Réminiscence. In : Les grands textes de la philosophie (Bordas)
  • le mythe de la Caverne, in République, VII, (ibidem)

La vertu peut-elle s’enseigner ?

Après l’échec de ses différentes tentatives de définition, Ménon n’a toujours pas pris conscience de son ignorance : il refuse de continuer et veut revenir à sa question de départ : la vertu est-elle ou non enseignable ?
P. 172-173, Socrate montre que le problème est posé à l’envers : on s’interroge sur le « ποῖόν ἐστι» avant de savoir ce qu’est le « τί ἐστι » (on cherche les qualités avant de connaître l’essence).
Socrate part donc à nouveau d’une démarche mathématique, d’une hypothèse :

  • on n’enseigne que des connaissances ==> la vertu est-elle une connaissance ?
  • on a vu que rien (courage, beauté, art de commander…) n’était utile, sinon
    accompagné de la raison. Or la vertu est toujours utile : ==> peut-on dire que vertu = raison, ou que vertu = une partie de la raison ? (= syllogisme)
  • L’homme n’a pas par nature la vertu (sinon on trierait dès la naissances les jeunes gens
    doués de vertu…) Ce qui s’oppose à la conception archaïque de Ménon : être bien né, c’est déjà être homme de bien, destiné à commander aux autres ; si l’homme n’est pas vertueux de naissance, c’est que la vertu s’acquiert : comment ?

Ménon croit alors être parvenu à une conclusion : oui, la vertu s’apprend.

Socrate répond alors par une objection pragmatique : on n’a jamais rencontré personne qui soit
professeur de vertu.
Intervention d’Anytos, qui n’a pas entendu ce qui précède. A cette question : qui enseigne la vertu,
il répond que l’éducation traditionnelle de la cité y pourvoit.
Réponse de Socrate : les hommes de bien (Thémistocle, Périclès…) n’ont pas su éduquer leurs propres enfants à la vertu. Anytos, qui se sent visé (il pense être un de ces hommes de bien ; or son propre fils n’est pas un modèle de vertu…) s’imagine alors que Socrate est hostile à l’éducation traditionnelle.
Socrate s’amuse à se faire l’avocat du diable : il défend Protagoras et Gorgias ! Anytos, qui ignore
tout des sophistes (Socrate les a nommés par une périphrase très claire, « ceux qui font payer leurs leçons) mais qui ne disait rien à Anytos), et qui n’a pas entendu Socrate dire qu’il ne connaissait pas de professeurs de vertu, croit que Socrate est ami des sophistes, et sophiste lui- même !
==> Platon sous-entend que c’est par ignorance et par préjugés qu’Anytos a fait condamner Socrate.

Le passage s’achève sur un constat : ni les sophistes, ni les gens de bien, ni personne d’autre n’est
capable d’enseigner la vertu ; partant, pas de professeurs ==> pas d’élèves non plus. Et quand il n’y a ni profs, ni élèves, c’est qu’il ne s’agit pas de quelque chose qui s’enseigne. La vertu n’est donc pas enseignable.
Socrate sort alors de cette difficulté par l’opinion vraie : cf. dernier cours.

La critique des faux savoirs : Ménon et Anytos

Introduction

Platon, dans ses dialogues, met en scène des personnages, mais aussi et surtout des types d’hommes, des attitudes face au savoir. Si aucune définition de la vertu n’émerge du Ménon, c’est parce que Ménon (l’individu, et le type qu’il incarne) est incapable de la définir. Le but du dialogue est de nous faire réfléchir à ce qui fait obstacle à la philosophie.

1- Ménon

A) Un type d’homme

  • Rappel du Ménon historique ;
  • Un individu tyrannique qui ne connaît que son plaisir ; cf. p. 136, 139, 154 (Réminiscence), p. 172. C’est un capricieux, qui ne reconnaît que le principe de plaisir.
  • Sa définition de l’ἀρετή : l’exercice tyrannique et arbitraire du pouvoir. Dans chacune de ses définitions, il associe pouvoir, richesse… et impunité ; c’est la définition archaïque de l’ἀρετή : on est noble « par naissance ». Aucune visée morale de la part de Ménon, qui ignore ce qu’est le Bien : il ne connaît que les biens. Socrate va tenter d’infléchir cette définition de l’ἀρετή amorale vers une visée éthique : p. 131, 132, 146 : mais au départ, le « avec justice » n’était pas venu à l’esprit de Ménon. En parlant de l’ἀρετή, Socrate et Ménon ne parlent pas de la même chose. L’aspect moral n’intéresse pas Ménon, qui se situe uniquement sur le terrain politique. L’homme bien né doit commander.
  • ==> pour Ménon, la question de savoir « si la vertu s’enseigne » n’a pas d’enjeu philosophique : c’est une question à la mode ; de toutes façons, il croit posséder l’ἀρετή de naissance si elle ne s’enseigne pas ; et si elle s’enseigne, il est riche et pourra se payer les leçons des Sophistes !
  • ==> Socrate va travailler à ébranler son assurance.

B) Une attitude face au savoir

Disciple de Gorgias, Ménon ne sait que répéter ce qu’on lui a appris : p. 127, 132, 150. Il est incapable de répondre en son nom propre. Il a absorbé l’enseignement de Gorgias sans aucun esprit critique. Par ailleurs, p. 192, Gorgias n’enseigne pas un savoir positif, mais une technique : celle du discours. Or pour convaincre, pas besoin de dire le vrai (cela peut même être dangereux, cf. Galilée), mais le vraisemblable, ce que l’auditeur a coutume d’entendre. Ménon a appris a bien parler, à répondre avec assurance, comme s’il savait : p. 125.
Ménon préfère les mots aux choses : éristique = art de la dispute ; antilogie : art de défendre indifféremment une thèse et son contraire (cf. l’abbé dans Ridicule, ou le fameux « il y a du pour et du contre et ça dépend des gens » qui clôt les dissertations…). Cf. page 137, définition de la figure : il ne prend pas la peine d’argumenter.
Enfin et surtout, il est incapable d’écouter :

  • quand Socrate le plonge dans l’embarras, il l’accuse d’être « un sorcier », c’est à dire un Sophiste capable d’endormir les gens ; il ne reconnaît pas la fausseté de ses propres définitions. (Réponse de Socrate à propos de l’esclave).
  • Démonstration de l’esclave : Socrate lui montre que la reconnaissance de l’ignorance est une étape décisive sur le chemin de la connaissance : il opine, mais ne le prend pas pour lui, et refuse l’invitation à se mettre en recherche.

2- Anytos

  • Un personnage qui juge a priori, sans connaître du tout ce dont il parle ; il est aveuglé par les préjugés.
  • Lui aussi est incapable d’écouter (aveuglé par sa susceptibilité ?) : il prend pour une insulte ce qui n’est qu’un constat : qu’il ne suffit pas d’être homme de bien pour éduquer ses enfants.

Conclusion

Dans ce dialogue, l’opposition n’est pas entre savoir et ignorer (Socrate n’en sait pas plus que Ménon), mais entre la conscience d’ignorer et l’illusion de savoir.
L’illusion de savoir est présentée ici non seulement comme un obstacle insurmontable à la connaissance, mais comme un danger pour la philosophie : Ménon et Anytos ont en commun leur violence, et les menaces qu’ils profèrent contre le philosophe, qui veut leur faire prendre conscience de leur ignorance : cf. p. 150-151 pour Ménon, p. 190 pour Anytos. La maïeutique n’est pas sans danger…
pour le maïeuticien !

Connaissance et opinion vraie : les ambiguïtés du dialogue

L’argument de la réminiscence est un encouragement à la recherche de la connaissance : nous ne sommes pas ignorants, mais gorgés d’oubli.
Mais le petit esclave n’est pas parvenu à une connaissance, mais seulement à une « opinion vraie » (cf. p. 168-169).
En renvoyant dos à dos les hommes politiques athéniens (incapables d’enseigner l’excellence à leurs propres enfants) et les Sophistes, Socrate a apparemment invalidé la thèse selon laquelle l’excellence s’enseigne ; mais la réminiscence suppose une autre forme d’apprentissage, différente à la fois de l’éducation traditionnelle et de la Sophistique.
Cependant Ménon, incapable de faire cet effort, est décontenancé : cf. p. 195 : « j’en viens à me demander avec étonnement, Socrate, s’il a même jamais existé des êtres bons, ou, à supposer qu’il y en ait, de quelle façon ils le deviennent. »

Socrate propose alors une échappatoire : l’opinion vraie, p. 197. « Une opinion vraie n’est pas un moins bon guide, pour la rectitude de l’action, que la raison ».
Mais il y a une différence entre une véritable connaissance et une « opinion vraie » :

  • les opinions vraies sont fluentes, instables ~ les connaissances sont stables, immuables
  • les opinions vraies doivent être confortées soit par un raisonnement (p. 198-199), soit par l’expérience.

La connaissance = la « capacité à faire le lien » : il n’y a pas de connaissance isolée puisque le monde forme un tout. Par exemple, le petit esclave a trouvé une loi mathématique, mais de manière isolée, sans connaître les αἴτια (explications, ou principes). Il n’a donc qu’une opinion vraie, qui deviendra une connaissance « s’il arrive qu’on l’interroge à plusieurs reprises sur le même sujet, et de plusieurs façons » (p. 169). Alors seulement, il connaîtra la géométrie. Cf. l’éducation des philosophes, classe dirigeante de la cité idéale dans la République :

  • les mathématiques, éducation à l’abstraction ; l’esprit travaille sur des objets non soumis aux sens ;
  • la dialectique, art du dialogue : contemplation des Formes, qui ont pour Platon plus de réalité que les objets sensibles
    (cf. mythe de la Caverne).

Les mathématiques permettent un va-et-vient entre la Forme en soi et la représentation visible des objets mathématiques : le mathématicien se sert du carré tracé sur la feuille, toujours imparfait, mais les lois qu’il donne concernent le « carré en soi ».
Seulement, le mathématicien ne considère pas ces figures (le « carré en soi, le cercle en soi ») comme réellement existants : ce sont des constructions de l’esprit. Les mathématiques ne donnent donc qu’une approximation, une image tronquée des « choses en soi », des Formes, « comme on en a en rêve ». Or cf. page 168 : « à la manière d’un rêve ».

Dans le Ménon, le petit esclave aura une véritable connaissance :

  1. quand il aura fait le lien avec l’ensemble des lois mathématiques ;
  2. quand il aura compris ce qui est au principe de ces objets : l’existence des Formes intelligibles, et parmi ces formes, la première : celle du Bien.

Pour Platon, il n’y a de connaissance que des Formes.

Socrate n’est pas un sorcier ; il n’a pas, par magie, transformé un petit esclave ignorant en génie des mathématiques. Il n’a pas réveillé sous nos yeux une connaissance prénatale. Il a montré l’épaisseur de l’oubli qui recouvre toutes nos connaissances ; nous croyons savoir, alors que nous sommes ignorants ; quand l’illusion se dissipe, nous ne savons toujours pas : nous émettons des opinions vraies que seule une interrogation répétée (la dialectique) transformera en connaissance.
L’exposé sur la réminiscence et sa démonstration, au cœur du Ménon, définissent moins la connaissance que l’obligation dans laquelle nous sommes de chercher. Il y a dans la connaissance une dimension éthique.

Conclusion sur le Ménon

  1. Socrate est sincère quand il dit ne rien savoir, par exemple dans Hippias majeur : ce qu’est le Beau ; Ménon : ce qu’est la vertu…
  2. Mais il cherche inlassablement. Cf. l’oracle de Delphes (Apologie) : il est plus savant que les autres, parce qu’il sait qu’il ne sait rien.

==> La mission du philosophe depuis Socrate : chercher le vrai, par une mise à l’épreuve des savoirs reconnus : une pensée critique.
==> La maëutique (cf. Théétète : l’accoucheur est stérile). L’ironie socratique se contente de partir des croyances de l’interlocuteur, et de noter leurs contradictions internes. Cf. les définitions de Ménon. C’est une limite : Socrate serait désarmé face à un philosophe disposant d’un système sans faille ni contradiction interne.
==> Idée qu’il n’est pas nécessaire de savoir soi-même pour interroger correctement. Mais la démonstration qu’il fait est peu convaincante : Socrate, comme Ménon, connaissent la réponse, c’est-à-dire le théorème de Pythagore. D’autre part, curieux exposé sur la réminiscence, sous le patronage des poètes (Pindare, peu apprécié par ailleurs, car flatteur des tyrans) et des prêtres … Ironie ? Ou se réfère à des autorités reconnues par Ménon ? Enfin, la géométrie n’est pas un bon exemple : on peut l’apprendre par un enseignement « classique »…