Euripide, « le Cyclope »

Le Cyclope annonce à Ulysse, son captif, qu’il va le mettre à la broche !

ὈΔΥΣΣΕΥΣ
… Ἀλλ’ἐμοι πιθοῦ, Κύκλωψ·
Πάρες τὸ μάργον σῆς γνάθου, τὸ δ’ εὐσεβές
τῆς δυσσεβείας ἀνθελοῦ· πολλοῖσι γὰρ
κέρδη πονηρὰ ζημίαν ἠμείψατο.
ΣΙΛΗΝΟΣ1
Παραινέσαι σοι βούλομαι· τῶν γὰρ κρεῶν
μηδὲν λίπῃς τοῦδ’ ἤν τε τὴν γλῶσσαν δάκῃς
κομψὸς γενήσῃ καὶ λαλίστατος, Κύκλωψ.
ΚΥΚΛΩΨ
Ὁ πλοῦτος, ἀνθρωπίσκε, τοῖς σοφοῖς θεός,
τὰ δ’ἄλλα κόμποι καὶ λόγων εὐμορφίαι…
Ζηνὸς δ’ἐγὼ κεραυνὸν οὐ φρίσσω, ξένε,
οὐδ’ οἶδ’ ὅ τι Ζεύς ἐστ’ ἐμοῦ κρείσσων θεός.
Οὔ μοι μέλει τὸ λοιπόν· ὣς δ’ οὔ μοι μέλει,
ἄκουσον. Ὅταν ἄνωθεν ὄμβρον ἐκχέῃ
ἐν τῇδε πέτρᾳ στέγν’ ἔχω σκηνώματα,
ἢ μόσχον ὀπτὸν ἤ τι θήρειον δάκος
δαινύμενος, εὖ τέγγων τε γαστέρ’ ὑπτίαν
ἐπεκπιὼν γάλακτος ἀμφορέα, πέπλον
κρούω, Διὸς βρονταῖσιν εἰς ἔριν κτυπῶν.
Ὅταν δὲ βορέας χιόνα Θρῄκιος χέῃ,
δοραῖσι θηρῶν σῶμα περιβαλὼν ἐμὸν
καὶ πῦρ ἀναίθων – χίονος οὐδέν μοι μέλει.
Ἡ γῆ δ’ ἀνάγκῃ, κἂν θέλῃ κἂν μὴ θέλῃ,
τίκτουσα ποίαν τἀμὰ πιαίνει βοτά.
Ἁγὼ οὔτινι θύω πλὴν ἐμοί, θεοῖσι δ’οὔ,
καὶ τῇ μεγίστῃ, γαστρὶ τῇδε, δαιμόνων.
Ὡς τοὐμπιεῖν γε κἀμφαγεῖν τοὐφ’ ἡμέραν
Ζεὺς οὗτος ἀνθρώποισι τοῖσι σώφροσιν,
λυπεῖν δὲ μηδὲν αὑτόν. Οἳ δὲ τοὺς νόμους
ἔθεντο ποικίλλοντες ἀνθρώπων βίον,
κλαίειν ἄνωγα· τὴν δ’ἐμὴν ψυχὴν ἐγὼ
‘>οὐ παύσομαι δρῶν εὖ – κατεσθίων τε σέ.
Ξένιά τε λήψῃ τοίαδ’, ὡς ἄμεμπτος ὦ,
πῦρ καὶ πατρῷον2 τόδε, λέβητά θ’ ὃς ζέσας
σὴν σάρκα διαφόρητον ἀμφέξει καλῶς.
Ἀλλ’ ἕρπετ’ εἴσω, τῷ κατ’ αὔλιον θεῷ
ἵν’ ἀμφὶ βωμὸν στάντες εὐωχῆτέ με.
ULYSSE.
Non, Cyclope, crois-moi, résiste à la frénésie de ta mâchoire ; préfère la piété à l’impiété : pour bien des gens les biens mal acquis apportent une punition.
SILÈNE.
Cyclope, je veux te donner un conseil : ne laisse pas un morceau de sa chair; et si tu mords sa langue, tu deviendras éloquent et bavard comme lui.
LE CYCLOPE.
La richesse, petit homme, est un dieu pour les sages : tout le reste n’est que vantardises et
belles paroles. […] Moi la foudre de Zeus ne me fait pas frémir, étranger ; je ne sais pas que Zeus est un dieu plus puissant que moi. Du reste, je ne m’en soucie guère. Et pourquoi je ne m’en soucie pas, écoute : quand il verse la pluie du haut du ciel, j’ai sous cette falaise un abri solide ; j’y mange un veau rôti ou quelque animal sauvage, et j’humecte mon ventre étendu, en sifflant une amphore pleine de lait ; je secoue mon vêtement, et je frappe dessus, rivalisant, par ce bruit, avec le tonnerre de Zeus. Et lorsque le Thrace Borée verse la neige à gros flocons, enveloppant mon corps de peaux de bêtes, et faisant grand feu, peu m’importe la neige. La terre, de gré ou de force, faisant naître de l’herbe engraisse mes brebis. Je me garde bien de les immoler à quelque autre dieu qu’à moi-même et à mon ventre, qui est le plus grand des dieux. Boire et manger chaque jour, et ne s’inquiéter de rien, voilà le Zeus des sages.
Que ceux qui ont établi les lois, et embarrassé la vie humaine de mille soins inutiles, je les envoie promener. Je ne cesserai point, pour leur plaire, de faire du bien à mon âme – en te mangeant. Reçois donc ces dons d’hospitalité, afin que je sois irréprochable devant toi. Un bon feu, et cette marmite de la maison de mes pères, qui te fera bouillir a merveille et le vêtira chaudement. Allons, entrez là-dedans; allez à l’autel du dieu de cette caverne, et régalez-moi.
  1. Le vieux Silène, pochard sarcastique, assiste à la scène.
  2. Le Cyclope est fils de Poséidon, dieux des eaux.

Commentaire

  • Παρίημι : confier, laisser quelque chose à quelqu’un, abandonner
  • Τὸ μάργον, ου : la voracité, la frénésie
  • ἡ γνάθος, ου : la mâchoire (pensez à Gnathon, personnage vorace de La Bruyère !)
  • ἀνθαιρέομαι-οῦμαί τί τινος : préférer quelque chose à quelque chose d’autre ;
  • ἀμείβομαι : donner en échange, récompenser
  • παραινέω-ῶ : exhorter, donner un conseil, un avis
  • δάκνω : mordre
  • κομψός, ή, όν : spirituel, fin, adroit
  • φρίσσω : se hérisser, frémir
  • τὸ στέγνον, ου : abri, toit
  • τὸ σκήνωμα, ματος : habitation
  • ὁ μόσχος, ου : rejeton, petit, veau
  • ὀπτός, ή, όν : cuit
  • θήρειον δάκος : animal sauvage
  • δαίνυμαι : manger
  • τέγγω : mouiller, humecter, amollir
  • ὕπτιος, α, ον : renversé, à la renverse
  • κυπτέω-ῶ : frapper avec bruit ; Διὸς βρονταῖσιν εἰς ἔριν κτυπῶ : faire grand bruit pour rivaliser avec le tonnerre de Zeus
  • πέπλον κρούω : je secoue mon manteau (ton d’Aristophane)
  • δοραῖσι θηρῶν σῶμα περιβαλὼν ἐμὸν : enveloppant mon corps de peaux de bêtes
  • πιαίνω : engraisser
  • ἄνωγα κλαίειν : j’envoie promener
  • ἄμεμπτος : irréprochable
  • ὁ λέβης, βητος : le chaudron
  • ζέω : bouillir
  • ἀμπέχω : envelopper, contenir
  • διαφόρητος : déchiré
  • ἕρπομαι : se glisser, avancer – penser au « serpent »
  • εὐωχῆτέ με : régalez-moi.

Dans le drame satyrique, le Cyclope exprime une vanité imbécile, mais aussi il choque l’opinion commune, conteste cyniquement les valeurs reçues. C’est la revanche de l’esprit libertaire, après la tension des tragédies.

Métrique : tripodie iambique. Trois fois deux iambes (brève-longue) et une finale indifférente.