Arthur RIMBAUD, Les Illuminations

Textes étudiés

"Ouvriers"

Un récit allusif :

Spleen et idéal :

Le spleen :

Le spleen est une notion baudelairienne - et l'on sait que Rimbaud admirait profondément son aîné dont la 2ème édition des Fleurs du mal avait été réalisée à titre posthume en 1868. 
Ce mot d'origine anglaise (il signifie "rate") désigne un état qui peut aller de la mélancolie à la crise de dépression accompagnée de visions terrifiantes.
Ici l'on peut parler de spleen, au vu de la multiplication des connotations axiologiques négatives : "inopportun, absurdes, misère, bien plus triste qu'un deuil, temps couvert, vilaines odeurs, jardins ravagés, prés desséchés, fatiguer, misérables incidents, désespoirs d'été (noter à nouveau l'inversion des valeurs : le Sud, l'été sont synonymes ici de chaleur accablante), avare pays, orphelins... Le goût pour le négatif, et l'insistance sur les détails sordides (vilaines odeurs) peut
faire songer à la fois à une certaine ironie de la part de Rimbaud, et aussi à une parodie du naturalisme. Dans tous les cas, le sens du texte est à chercher notamment dans une intertextualité, plus que dans des référents biographiques.

L'idéal :

On le trouve dans des exclamations qui marquent l'aspiration à autre chose : "Ô l'autre monde", ou dans les allusions à un manque, une privation : force et science. Un autre monde se désigne donc en filigrane, par opposition à celui qui nous est
décrit : l'ombre s'oppose à la sécheresse, la richesse à l'aridité, la force à la fatigue...
Les derniers mots du texte sont au futur, comme souvent dans les Illuminations :voir "Après le Déluge", "A une Raison", "Villes II", "Nocturne vulgaire", "Solde" ou encore "Soir historique". Ici, l'ouverture vers le futur se fait par une réaction des
personnages, et en particulier du Narrateur, qui semble prendre une décision : "non, nous ne passerons pas l'été..."
Un sursaut et un espoir que contredisent bien des poèmes qui n'envisagent l'avenir que sous un jour de catastrophe : cf. "Soir historique", évoquant une Apocalypse.
Cette intrusion du futur évoque aussi un jeu sur les temps : le récit à l'imparfait évoque un récit rétrospectif : le narrateur se situe après l'action qu'il décrit. Mais le futur semble indiquer, au contraire, qu'il se trouve encore dans cette situation... Cela contribue à l'ambiguïté du texte.


LES PONTS

Il s'agit d'un texte court, d'un seul tenant, qui exprime la fulgurance d'une apparition et d'une disparition sans la moindre explication. La parataxe domine : regard, vision. Enfin, le texte est coupé de toute référence extérieure : articles indéfinis.

Il a pour titre "Les Ponts" : le pluriel indique la prolifération d'une réalité familière, puis étrange.

Une première partie du texte dessine un tableau, avec le vocabulaire de la peinture : "des ciels", couleurs (gris, rouge, grise et bleue, blanc : couleurs froides sur lesquelles tranche le rouge), formes géométriques : droits, bombés, angles, figures... On a l'impression d'un tableau géométrique, qui préfigure le cubisme. Fascination pour les architectures métalliques, nouvelles à l'époque. Phrases nominales, tantôt lapidaires (la première : le "cristal", lumineux, illumine le "gris"), ou complexes (la seconde) : cette alternance crée un rythme. Complexité du dessin, lumière ("circuits éclairés du canal"), jeux de reflets. Le regard semble chavirer : ce sont les rives qui "s'amoindrissent" ! Rives et ponts sont "chargés", de dômes ou de masures (maisons misérables) : l'architecture est proliférante.

La description semble objective : absence totale du sujet regardant.

Deuxième partie : apparition d'un autre thème : soudain les lignes dessinées par les ponts forment une portée musicale, et la scène s'anime. Apparition du sujet ("on distingue"), de personnages ("veste rouge", métonymie). et d'un vocabulaire musical : "accords mineurs, cordes, (jeu sur la polysémie : il peut s'agir aussi des câbles qui tiennent les ponts suspendus) etc. On a l'impression d'entendre des bribes de musiques inindentifiables, et hétéroclites : concerts seigneuriaux, hymnes, airs populaires... Bribes de musiques, costumes : on est dans une fête rêvée, la réalité de l'être ne nous est pas donnée. Deux tableaux se superposent donc, comme dans un univers onirique. (cf. Aube)

Enfin, une troisième partie déceptive : retour brutal au réel, dont on ne sait s'il concerne uniquement la seconde partie (cet étrange concert) oul'ensemble du texte.


"VILLE"

Un aspect autobiographique ? 

Dès les premiers mots du texte, nous sommes situés dans un discours à la première personne, qui ressemble à un début d'autoportrait ou d'autobiographie.  Il sera ensuite question de "ma fenêtre", "mon cottage qui est ma patrie et tout mon cœur"... On peut donc légitimement penser à un texte appartenant à "l'écriture de soi", autobiographie ou autofiction. par ailleurs, l'image atroce qui nous est donnée de l'Angleterre peut nous laisser penser que le texte fait allusion au séjour à Londres, et a peut-être été écrit en 1872. "métropole crue moderne" (noter la modalisation qui introduit le doute ; crue par qui ?),allusion au "continent" auquel s'oppose l'univers décrit, "l'épaisse et éternelle fumée de charbon" (Londres, ville industrielle, souffrait déjà du "smog", et enfin le mot "cottage" qui est un anglicisme. Le rapprochement de l'Amour et du Crime est peut-être une allusion à ses relations avec Verlaine (relations considérées à l'époque comme criminelles, et poursuivies comme telles).
Pourtant, le plus souvent, le réfèrent autobiographique que l'on croit déceler dans les Illuminations est un leurre : les éléments personnels constituent tout au plus des matériaux pour des constructions qui s'édifient dans un autre espace (et parfois un autre temps : cf. "Villes I" : syncrétisme de plusieurs villes et de plusieurs époques).

Une utopie ou une contre-utopie ? 

La deuxième partie du texte conduit même à l'horreur :

Les hommes transformés en "spectres" dans une nature détruite ("fumées de charbon" qui sont "notre ombre des bois, notre nuit d'été" : noter le parallélisme, l'ironie du "notre", la nostalgie d'une nature plus bucolique...)

des Erinnyes nouvelles : déesses de la vengeance, qui poursuivaient les criminels : ici non plus, les fugitifs (homosexuels comme Verlaine ou Rimbaud, anciens communards...) ne trouvent pas la paix.

Noter la succession d'allégories : la Mort sans pleurs, un Amour désespéré, et pour finir le Crime, sordide (piaulant : verbe grinçant, évoquant une plainte presque animale) et la boue. Ce sont les "spectres" évoqués plus haut. La morale "réduite à sa plus simple expression" n'était donc qu'une illusion.

Cette "métropole" n'est pas un refuge.


"AUBE"

Une présentation sous forme de poème :

Contrairement aux autres poèmes étudiés ci-dessus, "Aube" se présente sous forme de courts paragraphes : on pourrait même parler de strophes. La première et la dernière, également brèves, enferment le récit : la première phrase, lapidaire, annonce le sujet du récit, la seconde le clôt. Dans l'intervalle, nous allons avoir les différentes étapes du récit.

Un récit à la première personne :

Dès le premier mot, nous sommes en présence d'un récit à la première personne, ce à quoi les autres textes nous ont déjà habitués. Ici, le "je" sera aussi le protagoniste du récit, et non un simple témoin, comme dans "Ville".

Les temps des verbes sont ceux du récit :

Un autoportrait épique :

Haleines, chevelure, voiles que l'on enlève, et cette phrase : "et j'ai senti un peu son immense corps" : rêverie érotique, dans laquelle l'adolescent rêve qu'il conquiert une femme, identifiée à l'aube et à la nature entière. Il s'agit d'un parcours initiatique : la femme, objet de désir, apparaît comme inaccessible - d'autant que l'étreinte est ici ambiguë : la femme, immense déesse, fait davantage penser à une figure maternelle, ce que confirme le terme "enfant".

Mais rêverie qui, au moment d'un triomphe suggéré par les "lauriers", s'achève dans la chute, ("tombèrent"), et dans la rupture temporelle brutale : "au réveil, il était midi". En se désignant comme "l'enfant", Rimbaud souligne ironiquement la disproportion entre le protagoniste et ses rêves, et la chute qui s'ensuit nécessairement.

Conclusion :

Cette Illumination fait donc référence, elle aussi, à un genre littéraire : le conte de fée. Mais à nouveau, cette identification est trompeuse : il ne s'agit que d'un rêve, et la fin nous ramène au réel - ce réel trivial décrit dans "ouvriers" et "ville". Comme dans "les Ponts", Rimbaud, après avoir construit un tableau magique, "anéantit cette fantaisie".